mercredi 29 décembre 2021

Marc Séguin

L’atelier, photos de Caroline Perron et Maude Chauvin

Montréal, Fides, 304 p., 69,95 $.

Allumer les réverbères de l’imaginaire I

Aux aveilles du temps des Fêtes 2021-2022, j’ai choisi quelques beaux livres tant par leurs qualités matérielles et graphiques que par les voyages qu’ils nous font effectuer dans des univers si loin de notre quotidien, quel qu’il soit. Ils nous donnent l’impression d’être dans un ailleurs dépourvu du poids de l’espace-temps. Cette semaine, je vous invite dans l’univers de Marc Séguin et Mathieu Dubé.

Marc Séguin est un artiste multidisciplinaire au talent aussi immense que l’attention et l’écoute qu’il porte à la société actuelle. Au fil de leur parution, j’ai recensé ses fictions et ses poèmes, chacun illustrant sa façon d’observer, d’appréhender et de commenter l’univers à travers le prisme du créateur qu’il est. Je pense ici à La foi du braconnier (2009), à Nord Alice (2015), Jenny Sauro (2020) et à son recueil Au milieu du monde (2017).

Cette fois, Séguin nous amène dans ses espaces de création à travers les pages de L’atelier. Ce livre est remarquable par ce qu’il relate dans le journal de bord du quotidien de l’artiste, entre autres des aléas avant, pendant et après chaque séquence où il exerce son art devenu son métier de peintre. Remarquable aussi par le vestimentaire que l’éditeur n’a pas lésiné à lui donner. Même imprimer en Chine, il ne faut pas que cela gâche l’immense plaisir de faire ce voyage initiatique auquel Marc Séguin nous convie en mots et grâce aux centaines de photos de Caroline Perron et Maude Chauvin qui nous font littéralement entrer dans son univers, réel et imaginaire. J’ai même parfois cru respirer les effluves de la térébenthine qui flottent dans l’air de ses espaces de travail.

Autant ces images valent-elles mille mots, autant le journal vaut les mille et une observations et les quelques leçons de vie qui soulignent les différents endroits qu’il n’a d’autre choix que d’habiter, généralement de façon plaisante, parfois platement triviale. J’ai passé de nombreuses heures dans son chez-soi new-yorkais, montréalais ou de L’Isle-aux-Grues / Île-aux-Oies, à regarder des toiles en création ou en achèvement, à observer l’artiste relatant diverses étapes de son processus de création, du terre-à-terre de l’achat des toiles et de l’installation sur des cadres de bois jusqu’à l’élément déclencheur de son imaginaire, en passant par le choix des couleurs et l’équilibre, harmonieux ou discordant, qu’elles occuperont sur la toile.

Jamais je n’ai eu l’impression d’être aussi près de l’intimité de la création picturale. La franchise de Marc Séguin sur sa profession et sur une aura dont se drapent certains marchands, acheteurs ou journalistes patentés peut surprendre pour qui n’est pas familier avec cet univers. Les situations racontées ressemblent, à maints égards, à celui d’un certain élitisme de l’institution littéraire dont il ne faut pas trop se soucier, sans le déconsidérer.

Les inégalités, les injustices, la pauvreté, la violence faite aux enfants et aux femmes, la nature et l’environnement sont au cœur des préoccupations de Séguin et il les représente sur ses toiles comme dans ses romans. Il y a une force tranquille et persistance dans les thèmes que M.S. aborde, lesquels ne peuvent laisser indifférents même les plus blasés.

J’ai beaucoup lu, relu et annoté – sur des feuilles volantes, car incapable de briser l’harmonie du livre – les pages du journal, plus vastes et plus intelligibles qu’une suite de leçons théoriques. Ces enseignements sont tout le contraire, car ils donnent presque à voir ce qui se passe dans la tête de Marc Séguin en état de gestation et de création, ce qui n’est pas toujours aussi idyllique qu’on peut le croire. Créer est d’abord une suite d’actions basiques menant à l’œuvre, certaines plus concrètes et essentielles, suivie de l’œuvre elle-même et de sa mise en marché.

Le peintre résume ainsi son travail : « J’aime tout de la peinture. Surtout sa rage sans degré. Celle qu’on ne jauge pas. Parce que quand on commence à compter on dilue. Le geste, encore, le geste. Le risque. Le prendre chaque fois comme une fin de course. Tout jouer sans savoir. Avec l’espoir naïf que la magie existe encore. Jusqu’à perde cinquante heures de travail. »

Je pourrais continuer ainsi la visite des univers de Marc Séguin, ses toiles et ses mots, car je considère L’atelier comme un des quatre ou cinq livres exceptionnels parus en 2021.


Mathieu Dubé

Morceaux de mémoire, écritures et poèmes-collages

Montréal, Sémaphore, coll. « Mobile 02 », 2021, 224 p., 49,45 $.

Bâtir avec les mots

Le second ouvrage dont je vous parle brièvement est celui de Mathieu Dubé. Ce livre est un défi tant pour l’auteur que son éditeur en ce qu’il va au-delà des sentiers battus de la création littéraire et de la création éditoriale et graphique. De très grand format (27 x 24 cm), Morceaux de mémoire est « un album-recueil de morceaux choisis parmi les poèmes-collages que Mathieu Dubé a publiés, au fil des années, sur son compte Instagram. Des mots choisis, tombés des lames, minutieusement assemblés: le travail de l’éleveur de vers libres relève de l’orfèvrerie. Il appelle au renouveau de la parole, à l’adéquation entre l’être et le paraître. Autant œuvre d’art que littérature exquise, la poésie de Mathieu Dubé sait enchanter œil et esprit; livrer ses collages en couleur et en grand format (comme les albums de beaux-arts) tombait sous le sens. »

Certes, mais il fallait encore le réaliser et je vois votre œil dubitatif devant l’objet livre qu’il représente. Pour faire disparaître votre hésitation, tournez délicatement les pages et laissez vos yeux parcourir la poésie qu’elles portent comme une offrande aux dieux de l’intelligence pour qui il n’y a jamais rien de trop beau pour élever une œuvre artistique au-delà de l’ordinaire et de l’éphémère. Et cela se regarde, cela se lit, cela nous fait voyager bien loin de l’intranquillité dans laquelle la pandémie nous a abandonnés.

mercredi 22 décembre 2021

Rachel Leclerc

La chambre des saisons

Montréal, Noroît, 2021, 178 p., 23 $ (papier), 15,99 $, (numérique).

Temps d’hier, vie d’aujourd’hui

Rachel Leclerc, dois-je le rappeler, est une écrivaine qui joue de plusieurs instruments, de la prose narrative à la critique littéraire, mais aussi et surtout d’une poésie qui coule d’un recueil à l’autre comme une inépuisable source d’images évocatrices d’une vie intérieure fort riche.

Avec La chambre des saisons, elle nous amène du côté de sa Gaspésie natale où elle est revenue vivre en 2016 après une longue résidence à Montréal. Ce serait faire court de dire qu’elle n’a pu résister à l’appel du large, mais ce peut aussi être une métaphore vers laquelle les vers de son nouvel ouvrage nous orientent :

le brouillard sur la mer de novembre

évoquera les paysages d’Islande

plus tard, célébrant

la forêt quadrillée d’or

scintillera par tous ses sentiers (13)

« Souvent l’infini me terrasse », premier et très long poème du recueil, a les airs d’une narration intérieure inspirée par l’horizon jusqu’au plus lointain du large qu’elle perçoit par tous les pores de sa chair et l’entièreté de ses capteurs d’émotions.

Je n’ai pas voyagé plus loin

que le bout de ces phrases

je reste immobile, ne réclamant

que le juste et le nécessaire

 un seul regard me suffit pour l’avenir

car je veux la résonnance de l’intime (24)

Cet écho du soi à soi, le ciel dégagé des turbulences, voulues ou non, n’interdit pas le rêve que font naître les eaux océanes :

Un esquif léger suffirait

libéré du verbe et de sa nécessité

pour accueillir la courbe du jour (49)

La seconde suite du livre s’intitule « Famine ». L’écrivaine Leclerc y fait le récit poétique des conséquences d’un événement tragique survenu en « 1815, la grande éruption du volcan Tambora, en Indonésie, [qui] a provoqué ce qu’on a appelé l’Année sans été. Un nuage de cendres s’est répandu pendant quelques mois dans l’hémisphère Nord... » Cela a eu, entre autres incidences, que « Dépendants de la mer et de la terre, les Gaspésiens ont souffert comme les autres de la famine. » (55) Faire du beau avec la misère des gens n’a rien de paradoxal, c’est bien plus la quête de l’humanisme profond des êtres émergeant lors de grandes, de très grandes adversités, comme s’il s’agissait de l’ultime résilience dont ils sont capables.

« La dernière saison », troisième et dernière suite, se déroule au rythme de trois mouvements : "L’automne ou l’attachement", "L’hiver ou l’affliction", "Le printemps et l’été, l’enfance". Dédiée sa sœur Cécyle, la poétesse y fait la cartographie des saisons semblables à l’image d’une vie de famille qui tanguent, de gauche et de droite, de bas en haut, figurant un bateau ivre dans le tumulte des eaux incertaines :

mais faut-il en vouloir aux saisons

après l’orage elles dressent des colonnes

de clarté solaire au milieu des forêts

elles inaugurent aussi le bal des castes

et les serments échangés entre terriens (102)

Il est ainsi vrai que « Rachel Leclerc prête sa voix aux fantômes de sa famille, en particulier à celui de la mère disparue trop tôt. »

De cette vaste fresque du temps qu’il fait sur le pays de l’intime, de celles et ceux qui l’habitent, de celles et ceux dont chaque segment du recueil et chaque vers donnent l’impression qu’ils volent au-dessus de leur existence. À se demander s’ils la vivent vraiment.

Une longue strophe qui n’a cessé de retenir mon attention, comme si ses vers étaient une vasque dans laquelle baignaient les quêtes de l’écrivaine :

"et si demain j’ouvrais les yeux

qu’apprendrais-je qui ne me fut d’avance

accordé par la liberté des rivages

ou qu’il me suffisait d’aller voir

au-delà des grands fleuves et déserts…" (113)

Ainsi va La chambre des saisons de Rachel Leclerc qui nous invite à faire, défaire ou refaire ce tour d’horizon, d’hier à demain, au temps d’aujourd’hui pour tenter d’y recomposer le passé imparfait jusqu’à devenir cet impossible plus que parfait.

mercredi 15 décembre 2021

Nathalie Watteyne

Le sourire des fantômes, avec des dessins de Jacques Brault

Montréal, Noroît, 2021, 56 p., 21 $ (papier), 14,99 $ (PDF).

À la recherche des temps égarés

Nathalie Watteyne est reconnue pour ses essais critiques de haut niveau. On lui doit, entre autres, d’avoir dirigé l’édition critique des Œuvres intégrales d’Anne Hébert, cinq tomes remarquables parus dans la collection « Bibliothèque du Nouveau Monde » (PUM). L’essayiste est aussi cette poète qui nous donne à lire Le sourire des fantômes, vingt-trois poèmes accompagnés de neuf dessins du poète Jacques Brault.


Nous sommes ici dans le présent, si imparfait soit-il, un présent que l’écrivaine observe, soupèse et s’approprie en le réinventant de mille façons :

à défaut d’être comprises

celles qui veulent être aimées

la nuit exhibent de beaux atours

même s’il pleut même si d’autres

s’en mettent plein la vue. (p. 9)

Était-ce là la principale quête au cœur de tous les poèmes du livre? Qui sait ce qu’est cet amour, ici plus pluriel que singulier?

Je lis « Silhouettes au jardin » :

en confiant les clés

à l’homme de la maison je dis

quand tu n’es pas là je me cherche

 

et pourtant

je l’aurais voulue comme il faut

la famille

avec des chats des chiens

qu’elle se colle un peu ma fille

bien au chaud ça nous tiendrait. (p. 13)

J’entends là non pas un regret, mais le détournement d’un espoir désamorcé avant de parvenir à exploser du trop-plein d’une vie commune.

« tu es partie tu es venue en moi comme je fus en toi / c’est ainsi » : ces vers de Jacques Brault sont en exergue d’un poème intitulé « nevermore », un "plus jamais" d’une certaine passion :

bras et jambes désaccordés

sans faire de bruit sont partis

comment parler de toi

avec des fourmis dans les jambes

et des heures de non-dits

avec une gerbe de roses dans les bras

pourquoi faire du dis

je suis morte. (p. 19)

Je reviens à Jacques Brault, écrivain et grand observateur de notre littérature, dont neuf dessins accompagnent Le sourire des fantômes. J’insiste : neuf dessins qui se lovent entre les mots de Nathalie Watteyne, sans les illustrer à proprement parler. Je lis ces images comme si elles étaient l’expression d’un décodage personnel de l’aura qui nimbe le recueil et se love d’un poème à l’autre. Des dessins comme un second souffle aux vers ainsi donnés à vivre plus qu’à lire. Il y a une complicité entre le dessinateur et l’autrice comme s’ils longeaient des voies parallèles menant à des destinations distinctes autant que similaires. Un jeu de pistes auquel nous sommes conviés.

Je lis « la nature a horreur du vide », des vers d’où se dégage l’intelligence du recueil, tel un leitmotiv récurrent :

l’aujourd’hui en août

n’offre que les attributs

de la soif de la faim

soleil aiguilles coques

 

pour que ne s’étiolent les forces

dans la glaise avons glissé

comme si légères importaient davantage

que vertes ces feuilles et rouges ces baies

qui font de l’ombre à la terre

où dorment les chiens et miaulent les chats (p. 23).

Nommer aussi bien le banal et l’exceptionnel, l’espérer et la désespérance, le présent imparfait ou l’autre plus que parfait : c’est ainsi que Nathalie Watteyne réinvente l’univers qu’elle imagine ériger sur les vestiges de tous les passés, les siens comme d’autres. J’en prends pour exemple un poème de prose intitulé « tout le meilleur possible »:

De jour comme de nuit, cet ami bien doux émet des ondes pour répondre à mon désir et une telle musique à mes oreilles aide en retour à comprendre le sien. Il est si délicat que j’ai cru qu’il allait demander ma main. J’ai fait mine de ne pas saisir, car ma décision n’est pas arrêtée, et pour ne pas me laisser intimider par les picosseux avec leur cortège de mots creux. Réflexion faite, je dirai oui à des noces discrètes, sur les rives d’un cours d’eau, non loin d’un pont. (p. 49)

En refermant les pages du Sourire des fantômes, j’ai eu la certitude tranquille qu’une source d’eaux vives jaillissait des vers de la poète, tantôt épuisant tantôt revigorant Le sourire des fantômes. Il y a une légèreté d’être allant au-delà des atermoiements par l’évocation du toujours vierge et possible, car réinventant sans cesse le présent.

mercredi 8 décembre 2021

Victor-Lévy Beaulieu

Écrire sur Facebook. La vieille dame de Saint-Pétersbourg

Notre-Dame-des-Neiges, Trois-Pistoles, 2021, 208 p., 39,95 $.

La vie est un éclair, la mort sans fin

Victor-Lévy Beaulieu publia Ma Chine à moi le printemps dernier. Pour contourner le spleen d’après chef-d’œuvrage, il s’est remis au jogging intellectuel en affichant une prose nouvelle quotidiennement, ou presque, sur face de bouc. Il a ainsi renoué avec cette jouissive novlangue sienne, une appropriation du discours sans cesse réinventé. Après quelques mois sur le réseau, il s’est dit : « Pourquoi ne pas transformer cette centaine de contes et de racontars en un livre auquel on joindrait les illustrations que les facebookiens apprécient tant? » Et voilà qu’arrive Écrire sur Facebook. La vieille dame de Saint-Pétersbourg, contes et racontars.


De la centaine de messages parus de février à juin 2021, l’auteur en a conservé plus d’une cinquantaine, fusionnant les histoires racontées sur quelques jours. Ainsi, « Hell de Hell! » réunit les textes parus du 18 au 23 mars; il y relate la visite du réalisateur de Race de monde aux Trois-Pistoles qu’il avait invité, car il voulait lui faire comprendre pourquoi le comédien Robert Rivard devait impérativement interpréter le personnage de l’oncle Phil.

Il en va de même pour la truculente histoire de « la vieille dame de Saint-Pétersbourg » du titre, une remarquable fantasmagorie dont vous vous souviendrez longtemps tellement cette vieillissante dame indigne est à la hauteur des grands personnages dont foisonne l’œuvre de VLB.

Comment a-t-il assemblé une telle courtepointe de mots et d’images? Outre les récits dont je viens de parler, tous sont, à peu de chose près, identiques à l’original. Il y a cependant un ajout important : les exergues en tête de chacun, comme autant de poèmes dont les images illustrent le thème qu’ils jouxtent. Voyez ces exemples :

Ce qui est sans partage

Dans sa vie

Ne laisse pas de quoi

Se ressouvenir.

Ou :

L’enfance ne se vit pas

Dans l’action

Mais dans quelque chose

De plus subtil,

Qu’on appelle l’innocence

À défaut de pouvoir

La mieux nommer.

Et enfin :

La littérature des autres

A au moins ceci de bon :

Elle est consolante

Parce qu’elle sait mieux exprimer

Ce qui ne peut pourtant pas l’être.

Il y a dans ce patchwork des couleurs et des motifs entrelacés. Il en va ainsi de "l’art de se remembrer" : « J’aime cette expression et je trouve dommage qu’on l’ait mise de côté comme tant de belles choses venues de la langue française. Se remembrer, c’est se souvenir tout à coup et presque toujours par hasard d’un moment particulier du passé qui, nous revenant à l’esprit, change quelque chose de fondamental en son soi-même. »

Une question revient telle une marée d’un livre de VLB à l’autre : quelle est l’origine de son prénom. "Drôle de parentelle" nous l’apprend avec toute la richesse de la langue que l’écrivain sait si bien renouvelée. Victor lui vient de son parrain et Lévy, d’une histoire géopolitique « d’une tribu juive en exil en royaume de France, tribu surbroquée les Lévy-LeRoy. » « Si ce jour d’hui, je souffre peut-être d’une schizofinie mal identifiée mais fiable, c’est à cause que dans ma famille où c’est que ma mère aguissait le nom de Victor, j’étais surnommé Lévy… sauf, manquablement, quand on rendait vesite à mononcle Victor. Je sortais de là avec deux gros cinquante cents en argent sivousplaît, mais les oreilles pas mal écorchées, de quoi pus savoir rien de mon identifiable! »

Écrire dans les médias sociaux peut sembler un talent dont tous les abonnés sont doués. Nenni, car combien de fois les cheveux nous dressent sur la tête en constatant le bas niveau de littéracie qu’on y pratique, une constatation que font aussi les profs de cégep et d’université. À contrario, un écrivain de carrière peut faire de l’espace disponible sur les plateformes numériques un vaste terrain de jeu où pratiquer son art de diverses façons. C’est ce qu’a fait VLB, profitant du même coup des réactions immédiates de ses abonnés, de plus en plus nombreux, cela sans que Cerbère, le gardien des enfers facebookiens, ne montre ses crocs, charmé par la musique de la lyre montant de la Mer Océane.

Ces brèves histoires permettent de butiner comme les abeilles dans les jardins du Manoir French où habite l’écrivain Beaulieu et de polliniser notre imaginaire. D’ailleurs, le livre fait place en son centre à un cahier de 24 pages de superbes illustrations couleur rameutant, entre autres, dans les jardins luxuriants du maître des lieux, quelques-uns de ses animaux dont des chats, ses chiens partis dans l’au-delà, sa « vieille Fury III de1966 », sa sportive Morgan, Mélanie – une de ses « filles-sauvages » –, son lui-même, etc.

Ce superbe recueil de fables jamais moralisatrices – ou d’isopets écrits en vernaculaire beaulieusien – parce que tant et tant évocatrices que je les ai déjà lus plus d’une fois. Je vous suggère fortement de vous l’offrir et aux vôtres en famille serrée et chaleureuse en ces aveilles de Noël 2021. Pour pourrez ensuite vous y esbaudir et jouer de la langue inventive de Victor-Lévy Beaulieu qu’aucune foi ni loi ne saura encarcaner dans une bulle, si tant pétillante fut-elle qu’elle vous monte à la tête et éclaire votre esprit de son verbe haut et fort.

VLB, Dessine-moi un dimanche, Franco Nuovo, 12 décembre 2021: https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/dessine-moi-un-dimanche/episodes/590497/rattrapage-du-dimanche-12-decembre-2021

mercredi 1 décembre 2021

Collectif

L’Histoire de la loi

Montréal, Marcel Didier, coll. « Les grands concepts expliqués », 2021, 338 p., 34,95 $.

Hors-la-loi la justice? 

L’instant présent étant l’actuel étalon du temps, me semble-t-il, il n’est pas surprenant que la justice ait maille à partir avec la loi. Mais de quoi parlons-nous : de loi ou de justice? Ces deux mots ne sont pas synonymes, du moins dans les sociétés occidentales dites démocratiques comme la nôtre. Comme VLB l’écrit : « La justice n’a rien à voir / Avec la Loi parce que la Loi / Est au-dessus de tout / Et qu’il y a juste les incapables / Qui essaient de la changer ».

Pour tenter d’éclairer la lanterne du savoir, je me suis plongé dans un essai collectif, un livre de référence intitulé L’histoire de la loi. Faisant partie de la collection « Les grands concepts expliqués », l’ouvrage trace une vaste fresque des lois, des origines connues à celles d’aujourd’hui, évoquant ainsi divers thèmes : nous cultivons la justice, mes enfants ne seront pas jugés en fonction de la couleur de leur peau, Dieu est-il juste?, la guerre et la loi, la vengeance n’est pas la justice, les hommes naissent et demeurent libre et égaux en droits, la vraie loi est la bonne raison, etc.

Le concept de loi étant si vaste, le collectif d’auteurs a encadré le résultat de ses recherches en six époques : les premières lois (2100 avant J.-C. à 500 après J.-C.); le doit au Moyen Âge (500 à 1470); de la Renaissance aux Lumières (1470 à 1800); l’avènement de l’État de droit (1800 à 1945); un nouvel ordre international (1945 à 1980); le droit d’aujourd’hui (1980 à nos jours).

Il appert que deux lignes directrices convergent vers la nécessité des lois : celles édictées par un dieu et celles obligées pour une vie en société harmonieuse. Peu importent la ligne ou le point de vue considéré, l’application des lois est confiée soit à la clémence ou des châtiments du dieu, soit à la bonté ou la férocité du législateur. Il arrive même que la loi et son application se confondent au gré de la volonté du pouvoir religieux ou politique, souvent le même.

Il faut la Renaissance et des Lumières, 15e – 18e siècles, pour mettre un peu d’ordre entre les lois et leurs applications. Certes, que ce soit les politiques ou le clergé, quelle que soit la religion, aucun ne veut laisser trop de pouvoir au jugement d’une quelconque autorité, fût-elle morale. Il suffit alors de jongler avec les tenants et les aboutissants du système de justice qu’eux-mêmes mettent en place pour se garder les coudées franches.

L’exploration de nouveaux territoires et l’avènement des colonies, l’industrialisation et le commerce hors frontières, l’instauration de démocraties éclairées et l’évolution du droit sont autant de facteurs qui favorisent l’implantation du droit et de lois. La séparation du pouvoir de l’application des lois suivra, encore là avec une certaine résistance des politiques, laïques ou religieuses, grisées par le pouvoir. Ce seront et ce sont toujours les mêmes modus operandi : tenir la population en situation d’extrême pauvreté, loin des écoles et sous la férule d’hommes de main capables de toutes les vilénies.

On pense rapidement à certaines religions dont les lois sont les mêmes que celles des États qui, de toute façon, sont entre les mains d’icelles. On doit aussi se souvenir, hélas, du rôle d’éducateur des jeunes amérindiens confié jadis à l’Église au Canada. Il y a aussi la faiblesse des systèmes politiques où la nomination des juges, principaux responsables de l’application des lois, est confiée aux dirigeants en place; cette façon de faire a parfois pour résultat de leur rendre des effets délétères.

L’histoire de la loi ne se lit certes pas comme un récit d’une folle aventure, bien qu’à maints égards elle le soit, compte tenu des diverses orientations qu’elle a prises au cours des siècles et continue d’emprunter. On constate cependant sa constance de lenteur à changer certaines conceptions, même en tenant compte du renouvellement des sociétés. La cohérence sociale est devenue, depuis les années 1950, l’apanage de diverses révolutions culturelles, chez nous la Révolution tranquille.

Un demi-siècle, c’est déjà loin et plusieurs lois et leur application ont trouvé des porte-voix qui réclament haut et fort d’être actualisés. Cela n’est pas nouveau, mais la hâte en décevra plus d’une et plus d’un, car les lois ont toujours été des escargots sociaux.

mercredi 24 novembre 2021

Lise Gauvin

Et toi, comment vas-tu?

Montréal, Leméac, 2021, 144 p., 19,95 $.

Pour saluer une grande dame : Lise Gauvin

Un jour, à la revue Lettres québécoises, j’ai eu le privilège de travailler avec Lise Gauvin, une universitaire et une écrivaine engagée plus que quiconque par-devers l’ensemble de la Francophonie littéraire tant par les essais qu’elle consacre aux autrices et auteurs qui participent à ce grand amalgame d’une seule et même langue, mais aussi en ajoutant à cette diaspora sa propre voix, entendue entre autres dans ses récits.

« Hier, maman est morte » : ainsi débute Et comment vas-tu?, le plus récent ouvrage de Lise Gauvin, ce qui m’a rappelé Meursault au début de L’Étranger de Camus : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »

Et toi, comment vas-tu? est un récit polyphonique dans lequel quatre de femmes croisent leur destin comme si elles tissaient un réseau générationnel. Il y a Anne, une orpheline française abandonnée à l’Hôpital général de Paris, la Salpêtrière, en août 1656. Puis voilà Réjeanne, « la dernière de huit enfants : quatre filles et quatre garçons dont les âges varient de cinq à vingt-deux ans »; nous sommes en mars 1897. Cette même Réjeanne aura quatre enfants, deux filles et deux garçons, l’aînée se prénommant Marianne; c’est ce personnage qui sera au cœur de la trame narrative et que nous rencontrerons en 1922. Enfin, il y a Viviane, notre contemporaine née en 1940; c’est elle qui sera à la fois un personnage important, car elle est la référence spatiotemporelle du récit, mais aussi parce que c’est sa voix hors champ qui raconte l’histoire de ces quatre générations d’Anne l’orpheline pour qui apprendre à lire et écrire est signe de son affranchissement à la misère humaine qu’elle connaît à Viviane, la plus instruite pour qui lire et écrire sont au centre de son existence.

Le propos de cette narratrice, jamais nommément identifiée mais qu’on reconnaît par les caractères typographiques sans empattement utilisés pour distinguer son temps présent du passé des autres personnages de la galerie de femmes. Cette façon de souligner la distance narrative permet de distinguer l’autrice de la narratrice et d’un personnage au cœur du récit; autrement, l’ouvrage serait, à proprement parler, une autofiction. Il n’en demeure pas moins difficile d’affirmer qu’Et toi, comment vas-tu? n’emprunte pas à ce genre littéraire, la narratrice, comme le personnage de Viviane, ayant plusieurs traits du caractère public de Mme Gauvin.

La fiction donne parfois le privilège de raconter la perception de l’autrice ou de l’auteur d’événements bien réels, qu’ils ont vécus ou non, mais qu’ils s’approprient de plein droit.

Au cœur de ces voix générationnelles, un fil conducteur qui permet à l’autrice de raconter, presque en temps réel et sans s’impliquer autrement que par le personnage de Viviane, les cinq derniers jours de vie de Marianne, la mère de cette dernière. Quiconque a accompagné un parent ou un ami proche en fin de vie sait très bien que ce sont des moments intemporels qui permettent une mise à nu de faits concrets du passé et de l’univers intime jusqu’au dernier souffle, en partageant sentiments et émotions réciproques. C’est là un privilège dont Lise Gauvin communique l’essence avec fidélité, délicatesse et finesse. La seule absente de ces moments intemporels, c’est peut-être cette indicible odeur annonçant la mort imminente comme celle qui précède la pluie ou l’orage.

Ces quatre femmes d’époques et de conditions de vie différentes sont de la même lignée, chacune cherchant à sa façon et selon l’époque et les moyens disponibles à améliorer sa condition en faisant valoir ses droits dans le contexte d’alors. On peut dire sans se tromper qu’Anne, Réjeanne, Marianne et Viviane donnent ensemble une image forte du féminisme à travers les âges, du début de la colonie à aujourd’hui. Un féminisme transmis de mère en fille, l’expérience de l’aînée servant d’appui à celle qui prend le relais et continue la route vers la reconnaissance pleine et entière des droits des femmes.

Plus près de nous, le récit qui est fait du personnage de Viviane, de ses propres expériences, de 1940 à nos jours, met en relief la proximité de la trame avec des événements de notre histoire sociopolitique contemporaine et, ce faisant, nous fait comprendre que la réalité peut être cousine de la fiction.

Et toi, comment vas-tu? est un hommage que Lise Gauvin rend à sa grand-mère, à sa mère et à son double. Ce faisant elle évoque d’autres femmes de sa génération et de leur l’ancêtre Anne dont l’histoire met en perspective qui furent les Filles du roi dont l’image a souvent été ternie par une interprétation insolite de l’histoire confondant extrême indigence et espoir d’un mieux vivre. Ce roman par la remarquable fluidité de son récit et la grande maîtrise de l’art d’écrire de l’écrivaine s’inscrit dans la tradition de cette dernière pour qui mieux faire est toujours loin devant bien faire.

mercredi 17 novembre 2021

Jacques Boulerice

Les mots de mon père, dessins de Mathias Lessard

Montréal, Fides, 2021, 208 p., 24,95 $.

Toute une vie à « se dépenser sans se maganer »

Être fils unique n’est généralement pas une mince affaire. Avoir deux paires d’yeux guettant constamment nos faits et gestes, lisant presque la carte de notre destinée ou tentant de l’infléchir en espérant qu’elle soit meilleure que celui des parents veilleurs. Cela peut parfois être souhaitable surtout à un âge où l’inconnu devant soi peut nous inquiéter. Cette constante vigile peut aussi être lourde à porter au moment où on croit apprises les leçons de vie essentielles, même de façons fragmentaires.

Ainsi va la vie d’un fils unique, ce que l’écrivain Jacques Boulerice raconte dans un nouvel opus intitulé Les mots de mon père. Les lectrices et lecteurs ayant suivi l’itinéraire littéraire du poète n’ont pu oublier Alice, sa maman qui lui a inspiré l’émouvant récit La mémoire des mots : Alice au pays d’Alzheimer. Cette fois, c’est son père Urgel, Jos pour les intimes, qui est au cœur d’un voyage au temps jadis de la candeur enfantine en passant par l’adolescence de tous les apprentissages jusqu’aux incontournables choix que tant la survivance que le destin nous imposent l’âge adulte étant advenu.

En toile de fond des cinquante et un brefs récits qui composent l’ouvrage comme autant d’arrêts obligés sur le trajet en direction de la vie vécue et souvenue d’une relation père-fils qu’on a souvent dit absente pour les enfants de la génération des baby-boomers ce qui n’est pas la situation de l’auteur. Le décor planté sous nos yeux est celui de Hatley, un village estrien où le narrateur est en résidence d’écriture… non subventionnée. À deux pas du chez lui d’occasion, une grange loge un thoroughbred, un cheval qui coule les beaux jours d’une retraite méritée. Mikey le pur-sang devient son interlocuteur, plus discret que bavard, bien que son attitude non verbale en dise long sur l’attention qu’il porte ou non à ce que le visiteur Boulerice lui raconte en lui tendant une pomme.

Je répète depuis longtemps que la poésie est une façon d’appréhender la vie et ses aléas. Les images de famille que l’écrivain déroule sous nos yeux tout au long du livre sont, sans exception, des plus joyeuses aux plus tristes, des exemples du regard posé sur le banal comme l’inusité que l’existence nous réserve. Comment peut-il en être autrement quand on admire sans coup férir le superhéros de nos souvenirs filiaux?

Tout ce qui émerge de la mémoire du fils construit un monde qui n’a de petit que la modestie acceptée des moyens pour réaliser les rêves, essentiels ou secondaires. Pour mettre en perspective la philosophie de vie d’Urgel, son fils revoit ses grands-parents paternels. Sur la ferme familiale, Dosithé et Rosa ont une foi inébranlable en l’entraide et le partage, convaincus que s’il y en a pour cinq, il y en aura aussi pour six ou sept.

La vie à la campagne, c’était autrefois. Papa Urgel a plutôt travaillé dans un monde à mille lieues de l’air libre, le quart de travail dans une fonderie n’ayant rien de bucolique pour le journalier qu’il était. Ces heures dans la chaleur poussiéreuse des fourneaux n’ont qu’un seul engagement : faire vivre le mieux qui soit son épouse Alice et son fils Jacques. La mère prie tous les jours pour la constance d’une quiétude qu’enfant elle n’a pas connue. Elle invoque aussi les mânes pour que son garçon, poursuivant son cours classique, s’ensoutane et se consacre au service d’une religion à laquelle Jos accorde peu ou prou d’intérêt.

On comprend que Les mots de mon père, ce sont aussi des mots ou des expressions qui avaient cours à la maison des Boulerice. Parmi tous ceux évoqués, je retiens « dépareillé » : « Papa employait ce qualificatif quand il parlant d’un être exceptionnel. » Que dire de « faire des échiquettes » : « Je ne connais pas d’autre mot pour ça, dit Jos. Aux extrémités [de la corde de bois], on n’empile pas les bûches comme au milieu. On les corde en rangées croisées. Ça fait comme des tours. Ça empêche les rondins de débouler. »

À Jos et Alice, la parenté de l’un et de l’autre, s’ajoutent les fils du poète Alexandre et Nicolas, leur mère Lorraine, la compagne Madeleine et des amis du Finistère. Tout ce beau monde et quelques autres animent la vie d’Urgel et de son fils Jacques comme si les images d’autrefois alignées dans les albums de souvenirs devenaient par la magie de l’écriture et de l’imaginaire des « vues animées » comme on disait jadis du cinéma. Il est ainsi difficile, voire impossible que la lecture de ces histoires n’éveille pas chez la lectrice ou du lecteur leur propre enfance, telle une suite de films en super-8, ceux-là n’ayant pas la liberté aérienne de la poésie de l’auteur de Les mots de mon père.

En terminant, je ne peux oublier les illustrations de Mathias Lessard. Elles ont la finesse de la pointe d’un crayon à la mine de plomb et accompagnent les récits en donnant à chacun une perception personnelle de l’artiste comme si elles faisaient avec sensibilité le pont entre l’écrivain et nous.

mercredi 10 novembre 2021

Sylvain Larose

Débandé

Montréal, Sémaphore, 2021, 192 p.,25,95 $.

L’école reflet de notre société?

Josée Blanchette, chroniqueuse au Devoir, donnait à lire « La société des libres penseurs disparus », le 21 mai dernier. Elle y racontait sa rencontre avec Sylvain Larose, professeur des cours d’univers social au secondaire et chargé de cours en didactique de l’univers social à l’UdeM. C’était aussi l’occasion de mettre à l’épreuve les principes pédagogiques décrits par ce prof dans Être, agir, enseigner en tant qu’anarchiste à l’école secondaire (M éditeur, 2018). Les élèves rencontrés ont semblé généralement très satisfaits de la liberté qui régnait en classe et l’apprentissage de l’autorégulation individuelle et sociale qu’elle permettait.

Sylvain Larose, ne pouvant pas accueillir une cohorte d’observateurs dans une classe comme la journaliste, a choisi d’écrire Débandé, un roman dans lequel Éric, un prof d’expérience comme lui-même, utilise une pédagogie à mille lieues de ce qu’il prône dans son essai.

Ce personnage, aux pratiques pédagogiques contraires à celles de l’auteur, confronte le libertarisme de ce dernier à son conformisme, voire un modèle d’enseignement moyenâgeux. L’ironie et le sarcasme sont des armes très efficaces et le romancier n’hésite pas à les utiliser plus que moins. Cela lui permet, par personnages interposés, de mettre en opposition des professeurs d’une école secondaire avec la direction de l’établissement, sans oublier l’interventionnisme du comité d’école composé des parents d’élèves.

Éric est un despote en classe. C’est la croix et la bannière pour la majorité des élèves qui savent que celles ou ceux qui ne s’y résolvent pas seront les victimes de l’opprobre de l’enseignant, souvent à répétition.

On est loin du Club Vineland, l’excellent film de Benoit Pilon, ou de La société des poètes disparus de John Keating. Dire qu’Éric a la mèche courte et qu’il devient irascible quand il est question d’une pédagogie plus équilibrée entre les devoirs du prof et ceux des élèves, voire d’un esprit plus démocratique en classe, est un euphémisme.

Les élèves d’Éric ne sont pas ses amis, une relation qu’il reproche à nombre de ses consœurs et confrères plus jeunes. Il se rit bien de les voir s’embourber dans le vacarme que suscite parfois leur nonchalance que l’esprit de groupe des élèves exploite à qui mieux mieux. Pour lui, tout est une question de discipline et de travail qui ne doivent jamais avoir de cesse si on veut réussir en classe comme ailleurs dans la vie adulte.

Plus on suit cet enseignant-robot, ce qu’il semble être devenu au fil des ans en faisant de son enseignement un éternel copier-coller, plus on comprend les confrontations qu’il provoque chez certains élèves et ses jeunes collègues. Même le stagiaire qu’il reçoit ne comprend pas tout à fait sa philosophie professionnelle, mais n’en dit mot puisque son maître a son sort entre les mains.

Éric fait souvent référence à sa « vieille gang » d’amis, des collègues qui pratiquaient la même pédagogie directive qui fait d’eux les seuls maîtres en classe. Ce temps jadis s’oppose, à ses yeux du moins, aux pratiques de ses plus jeunes camarades. Il y a aussi quelques survivants de son époque qui semblent avoir libéralisé leur façon de faire et qui, parfois, viennent au secours de l’homme de Cro-Magnon qu’il est devenu.

Petit à petit, d’événements en classe, la sienne ou celle d’un autre prof, à une altercation avec la mère d’une élève qui est aussi au Comité de parents, d’un débordement telle une solide gauche servie par un adversaire – qui ne l’est pas à ses yeux! – à son knockout technique, lire ici épuisement professionnel, Éric se voit obliger, même au-delà de sa volonté, à rendre les armes pour un temps du moins. Cela suffira-t-il à remettre en question ses pratiques pédagogiques et ses relations de travail? Revenir en classe en temps de pandémie, en présentiel ou non, n’arrange rien, sinon un lâcher-prise, une démission morale qu’il croit éthique.

Pour avoir enseigné à presque tous les niveaux du secondaire dans les années 1970-1980, bien avant la génération des enfants rois et le clientélisme que pratiquent certains, je comprends la position que défend Éric pour l’avoir observé. La discipline et le travail étaient les mamelles auxquelles s’alimentait le système scolaire d’alors, à tort ou à raison. Qu’en est-il au temps du cellulaire et des réseaux sociaux? Je l’ignore, mais j’imagine que le climat scolaire doit trouver un équilibre entre l’interdit et le permis. Entre-temps, l’histoire habilement racontée dans les pages de Débandé vaut qu’on s’y intéresse – comme élève, comme parent et comme professeur – surtout comme société qui n’a pas toujours su voir venir l’horizon en matière d’éducation.

mercredi 3 novembre 2021

Rodney Saint-Éloi et Yara El-Ghadban

Les racistes n’ont jamais vu la mer

Montréal, Mémoire d’encrier, 2021, 304 p. 24,95 $.

Faire résonner les voix métissées

Le colonialisme, pratiqué dès le 16e siècle, a été importé dans les territoires spoliés où on ostracisait les populations autochtones en les privant de tous les droits afin d’enlever le « sauvage » en eux, en les « convertissant » et en « civilisant ».

L’ostracisme, en Grèce antique, consistait à bannir de la Cité des personnes dont on craignait le pouvoir, une sorte de « prévenir pour guérir ». Si vous voyez dans le mot ostracisme et d’autres de son champ lexical une parenté avec le mot anglais « oyster », huitre en français, c’est que la coquille de ce mollusque était utilisée lors du vote ayant pour but de retenir temporairement les droits d’un citoyen.

Ce long préambule met en perspective la notion de racisme et de ses corollaires, des sujets fréquemment discutés dans l’espace public, notamment dans le contexte du mouvement « black lives matter » aux États-Unis ou de « vérité et réconciliation » à l’endroit des enfants autochtones disparus et aux survivants des pensionnats, leurs familles et leurs communautés au Canada.


Voilà autant de sujets qu’abordent Yara El-Ghadban et Rodney Saint-Éloi dans leurs correspondances qu’on peut lire dans Les racistes n’ont jamais vu la mer.

Je me dois de l’écrire : il y a eu un avant et un après la lecture de leurs courriers, car leurs propos ont nourri ma réflexion sur le racisme, moi observateur blanc accompagnant une femme et un homme racisés, tous deux citoyens canadiens et québécois.

Dans l’entrée en matière, intitulée « Le racisme ne prendra pas toute la place », les coauteurs ancrent leur propos dans leurs expériences personnelles. Ainsi, Yara El-Ghadban écrit : « Quand tu m’as proposé d’écrire ce qu’on se dit tous les jours du racisme, toi, un homme noir, et moi, une femme arabe, j’ai pensé tout de suite à un glossaire ou à un anti-glossaire. Pour chaque mot qui blesse – Nègre, sale Arabe – répondre par ces mots qui nous sauvent, ces mots guérisseurs que toute personne persécutée porte dans son sac de médecines pour que le racisme n’envahisse pas tout son corps. » (11)

L’expérience quotidienne du racisme que vivent et décrivent les auteurs est aussi le lot de celles et ceux qui ne font pas partie du modèle socioculturel imposé par les communautés à majorité blanche occidentale, modèle qui provient de l’ère colonialiste décrite précédemment et qui, d’une génération à l’autre, est devenu un dogme fondateur appelé racisme systémique. La phrase de Nietzsche, citée dans l’ouvrage, contextualise parfaitement l’origine de cette situation : « Dès que nous sommes les aboutissants de générations antérieures, nous sommes aussi les résultats des erreurs de ces générations, de leurs passions, de leurs égarements et même de leurs crimes. » (170)

Ne voulant pas ici que l’on jette le bébé (le racisme) avec l’eau du bain (le racisme systémique), je rappelle comment la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse définit le racisme systémique : « la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés par l’interdiction de la discrimination ». (https://www.cdpdj.qc.ca/fr/recherche?q=racisme+syst%C3%A9mique)

Jamais, au grand jamais les auteurs exploitent le ton d’une victime, chacun ayant des expériences de vie et des réussites qu’on peut leur envier, mais qui ont nettement été plus exigeantes à acquérir à cause des préjugés entretenus à leur endroit. « Parlons de racisme, de son épaisseur historique, de l’opacité du mot, de ses nombreuses variantes conscientes et inconscientes, mais misons sur demain… Dans une relation qui dépasse la binarité, où les racistes nous ont enfermés pendant longtemps, en divisant le monde en Noir et Blanc; Arabe / Blanc; Indien / Blanc; Rouge / Blanc. » (134) Cela, sans oublier la discrimination première entre les Femmes et les Hommes.

Saint-Éloi et El-Ghadban appuient leurs observations et leurs analyses sur les perceptions issues de leurs expériences acquises un peu partout sur la planète et sur le choix conscient qu’ils ont fait de s’installer au Québec, situation différente du réfugié qui lui n’a pas toujours eu ce choix. Leurs correspondances disent l’état de lieux tel qu’il est pour eux et, surtout, proposent une vision beaucoup moins ethnocentrée du vivre ensemble.

L’organisation de la riche matière de leurs échanges n’est pas exclusivement centrée sur un enjeu lexical, mais elle vise à illustrer de maintes façons le vécu et le ressenti. L’ouvrage compte onze sections comme autant de zones de référence aux sujets discutés, chacune d’entre elles étant faite d’illustrations spécifiques au thème abordé.

Yara El-Ghadban et Rodney Saint-Éloi ont fait plus qu’œuvre utile en réunissant leurs correspondances dans Les racistes n’ont jamais vu la mer. Ils en ont fait une large fresque de la situation actuelle vécue par les personnes dites racisées, tout en les projetant dans une société égalitaire pour toutes et tous. Je retiens le proverbe africain rappelé par les auteurs, adage qui résume bien le point de vue général qui se dégage de leur ouvrage : « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne peuvent que chanter la gloire du chasseur. » (162)

J’emprunte à l’écrivaine et illustratrice Élise Gravel cette maxime qui résume bien l’esprit des auteurs : « Pour la millième fois : racisme systémique ne veut pas dire que "tous les Québécois sont racistes". Ça veut dire : "Le système ne tient pas compte des réalités des minorités et perpétue la discrimination à l’intérieur des institutions". » Le racisme est une pollution citoyenne et il faut tout faire pour l’enrayer.

mercredi 27 octobre 2021

Charles Quimper

Une odeur d’avalanche

Québec, Alto, 2021, 162 p., 21,95 $ (papier), 13,99 $ (numérique).

Rêver l’impossible rêve

« Dans les petits pots les bons onguents », selon le proverbe populaire. C’est la première réflexion qui m’est venue en refermant Une odeur d’avalanche, le deuxième roman de Charles Quimper. Quelle intensité narrative y trouvons-nous, grâce à la rupture du schéma traditionnel du roman marquée par la simultanéité des actions dans des temps propres à chacune des situations qui se croisent et se décroisent. Même le temps bouscule les époques.

Le dénominateur commun des diverses péripéties, c’est le quartier Saint-Sauveur de la ville de Québec. C’est aussi le fil conducteur de chacun des cycles intitulé « La Pie de Saint-Sauveur », une chronique signée Adjutor Leroux dans laquelle ce dernier relate des événements qui ont affligé l’ensemble de la population du quartier, tout en soulignant, au bon moment, les faits relatifs à l’un ou l’autre des personnages.

Les interventions de chacun d’eux sont marquées par une typographie particulière, allant du caractère typographique choisi pour raconter Cowboy et la Dame en vert, à ceux d’une machine à écrire d’autrefois prêter à Jacob pour écrire son journal personnel et son amour de Pénélope, à celui en gras pour les articles de Leroux. Cette façon de faire m’a rappelé les habitudes typographiques de certains poètes pour marquer de façons manifestes la distance suggérée d’un vers ou pour souligner un thème majeur. Ici, Quimper crée de cette façon des bulles – non, je ne pense pas à celles que la COVID-19 nous a imposées – dans lesquelles il installe les personnages pour y faire leur propre quête identitaire.

Qu’en est-il du quartier Saint-Sauveur, un personnage en soi : « Saint-Sô, comme le surnomment affectueusement ses résidents, est un quartier ouvrier qui, dans les dernières années, accueille de plus en plus de jeunes familles et de professionnels en quête d’une vraie vie de quartier authentique. Bienvenue en Basse-Ville! »

Il est le lieu-dit de « toutes les catastrophes : séismes, inondations, pluies de grenouilles… Béni par l’apparition de la Vierge, c’est aussi le lieu d’amours dévorantes et d’indéfectibles amitiés nouées dans une enclave ouvrière baignant dans une solidarité râpeuse. Puis viennent les disparitions. Des gens et des choses sont happés par le hasard. Cette vague d’évaporations passe, comme les autres calamités, mais Saint-Sauveur n’échappe ni à la marche du temps ni à l’amnésie collective. » Pour la petite histoire, il est aussi le quartier de la famille Plouffe, roman de Roger Lemelin devenu téléroman culte des années 1950, et celui d’Alys Robi dont le succès dérangea à ce point les bien-pensants qu’on lui infligea une lobotomie.

Outre le chroniqueur Adjutor Leroux – dont le prénom m’a rappelé Adjutor Rivard (1868-1945), avocat et ardent défenseur de la langue française au temps jadis – il y a Jacob Durand, né en septembre 1960; fille-mère, sa maman était l’enfant de l’hôtelier Elzéar Durand et la compagne du Terre-Neuvien Bruce Hinton. Le couple deviendra le curateur de l’Hôtel du Cap qui, selon Jacob, « était devenu un lieu où régnait l’ennui le plus total, un ennui auquel [il n’échappait] pas. » (46)

Le fils Durand se lie d’amitié avec Pénélope Martel, née en octobre 1960. Le récit de leur relation se joue sur fond d’une imagination débridée comme les adolescents peuvent en avoir avant que le quotidien ne les rattrape. En est-il ainsi parce qu’ils captent plus aisément les signes de la nature, comme tous ces oiseaux qui volent au-dessus du quartier tout en égayant de leurs chants la morosité du quotidien? Toujours est-il que, petit à petit, sans trop bousculer leur entourage, « Jacob et Pénélope [sont] deux adolescents qui tentent de s’accrocher à leur monde en dissolution à la fin des années soixante-dix. »

« De l’autre côté de l’histoire, cinquante ans plus tard, une Dame en vert et un Cowboy solitaire recollent les fragments de leurs longues existences pour en faire quelque chose de beau, de durable. » Leur histoire révèle des fragments de la vie antérieure de chacun. Puis, il y a le miracle de leur relation amoureuse entretenue avec une fébrilité palpable et toute en retenue, comme s’ils ne croyaient pas que cela puisse leur arriver à ce moment-là de leur existence; petits pas par petits pas de danse, ils réchauffent le sentiment amoureux auquel ils ne croyaient plus. Il y a quelque chose de très attendrissant dans la relation de cette femme de tempérament joyeux et de cet homme au Stetson qui croit avoir tout vu et tout expérimenté.

Une odeur d’avalanche de Charles Quimper est une histoire de mal-aimés qui croient toujours en leur bonne étoile et que tout est possible même dans l’adversité. « Chronique de quartier, romance de voisinage, [ce roman] détricote les petits et les grands miracles, les cataclysmes et les joies qui font et défont les communautés. » L’impossible rêve peut se réaliser à condition d’accepter que le pire d’hier devienne le meilleur d’aujourd’hui.

mercredi 20 octobre 2021

Donald Alarie

Sa valise ne contient qu’un seul souvenir

Montréal, Pleine lune, coll. « Plume », 2021, 80 p., 19,95 $.

Conjuguer jadis au temps d’aujourd’hui

Vous vous souvenez de « Tout se joue avant six ans », un ouvrage du psychologue étatsunien Fitzhugh Dodson, paru en 1970, qui développe une philosophie de l’éducation s’appuyant sur l’importance des premières années de la vie d’un enfant sur son avenir. Une sorte de déterminisme sur lequel on a peu ou pas de prise, sinon que d’en assumer les conséquences.


La novella écrite par Donald Alarie, Sa valise ne contient qu’un seul souvenir, publiée par les éditions Pleine lune en cette rentrée littéraire 2021, me semble un excellent exemple de ce lien de cause à effet où un événement, un seul, survenu un jadis indéfini, mais qui peut être d’aussi loin que la petite enfance du narrateur, n’a jamais cessé de tisser une toile sur laquelle se projette toute une vie en brouillant sans cesse la même image.

Ce livre, une plaquette diront celles et ceux pour qui le nombre de pages compte plus que les qualités littéraires intrinsèques, a autant à dire qu’un long traité de psychologie pratique. Une des distinctions majeures de ce récit, c’est qu’il est écrit sur le ton d’une poésie intime, voire intimiste. Alarie trace avec finesse et dans une langue d’une grande sensibilité dont chaque mot, chaque image importe en traçant les contours d’actions actuelles sur lesquels pèse sans arrêt un événement d’un temps lointain qui, pourtant, a laissé une empreinte indélébile et troublante.

Voyez-en la trame fort bien définie en quatrième de couverture : « Un homme ne peut oublier une scène vécue dans sa petite enfance, une fin d’après-midi automnale, alors que la pluie faisait des siennes. Le jeu y occupait une grande place, mais il y régnait aussi une forte tension familiale. Ce souvenir d’un étranger aperçu devant la porte sous la pluie et la réaction troublante de sa mère viendra le hanter toute sa vie à des moments où il s’y attendra le moins. » Il en conservera, gravée dans son âme et conscience, une cicatrice qui ne guérira jamais.

La prégnance d’un événement, de prime abord anodin – l’apparition d’un étranger dans la fenêtre de la porte d’entrée de la demeure familiale –, soulève une interrogation à laquelle même toute une vie ne parviendra pas à répondre, sinon par des hypothèses variant d’un âge à l’autre, d’une compréhension ou d’une interprétation dont le temps qui passe donne diverses tonalités.

L’étranger, dont le spectre a bousculé la vie de l’enfant, aura autant de visages que les événements qu’il influencera malgré lui. La mère et la grand-mère du garçon étaient présentes ce jour de pluie, mais ne comprennent pas l’importance qu’a pris l’incident, sans pourtant le nier. L’aînée mène et mènera la discussion, même quand le père de famille, absent au moment des faits, entrera du travail, car l’ombre peut troubler la quiétude de la maisonnée. Y aurait-il là un secret de famille qui ne doit pas parvenir aux oreilles du gamin?

Chaque page de la novella est faite d’un paragraphe telle une strophe en poésie qui donne à lire une image, frappante ou étonnante, parfois d’une douceur incommensurable. Des soixante-cinq versets qui composent le récit, celui qui suit m’a particulièrement bouleversé, car il semble contenir l’essence même du propos de Donald Alarie : « C’était l’époque où l’enfant parlait peu. Sa parole n’existait pas, il vivait dans la confusion des sentiments (Stefan Zweig). Il était là pour obéir, sa vie appartenait à ses parents. Il se déplaçait dans l’ignorance, trouvant parfois son seul recours dans le jeu avec des amis réels ou imaginaires. Plus tard dans la prière, mais il douterait rapidement de son efficacité. Il se sentait bien seul, souvent intrigué, voire désemparé par le comportement des adultes, prêts à se réfugier à l’occasion dans une autre langue pour brouiller les pistes. » (58)

Sa valise ne contient qu’un seul souvenir mérite de séduire le plus grand nombre de lectrices et de lecteurs possibles et que ceux-ci y reviendront pour sa beauté littéraire, mais aussi pour évaluer l’importance insoupçonnée qu’un événement, aussi banal fût-il, imprime dans la mémoire un signe indélébile. Donald Alarie, par la simplicité volontaire de sa prose poétique et l’audace de son éditrice de la publier, joue d’un mode littéraire hors du temps présent sur lequel règne le passager, l’éphémère souvent incapable de distinguer l’utile de l’inutile.

mercredi 13 octobre 2021

Serge Bouchard

L’Œuvre du Grand Lièvre Filou

Montréal, Bq, 2021, 232 p., 11,95 $.

Étouffer l’âme des peuples colonisés

J’ai fait un tour d’Amérique en août dernier tout en restant chez moi. Ce voyage m’a permis de rencontrer un communicateur, un conteur et un écrivain hors pair : le regretté Serge Bouchard. Ce voyage en sa compagnie s’est fait à travers les pages de L’Œuvre du Grand Lièvre Filou.


Cet ouvrage « rassemble les chroniques qu’il a tenues dans le magazine Québec Science entre 2009 et 2018. Observateur hors pair, il a y partagé son admiration pour les belles inventions de même que son indignation devant la bêtise humaine, la chimie pétrolière qui intoxique la planète ou l’architecture qui enlaidit les villes et les campagnes. Par ses réflexions et sa démarche scientifique toute personnelle, l’anthropologue de renom redonne du sens et de la beauté à un monde qui s’étourdit de jour en jour. »

Serge Bouchard – comme le biologiste et océanographe Boucar Diouf – est un des observateurs de la société qu’il examine attentivement, analyse et réfléchit tout en en traçant une suite de portraits à l’intention de celles et ceux qui voient tout en technicolor ou, a contrario, tout en noir et blanc. N’oublions pas que M. Bouchard était avant tout un anthropologue qui savait traduire de façon imagée ses observations faites sur le terrain, qu’il s’agisse de lieux – forêts, villages, villes, cours d’eau –; de sociétés – Amérindiennes, blancs francophones, anglophones ou autres –; d’époques – d’aussi loin que nos connaissances permettent d’estimer les changements ou l’évolution d’hier à aujourd’hui; de cultures – selon les leaders et leurs pouvoirs, de jadis à aujourd’hui.

Ne l’ayant jamais lu, j’ai profité de la parution de ce recueil pour enfin voir de quel bois se chauffait sa plume. Pour bien faire, je me suis d’abord rappelé le champ d’expertise de l’anthropologie : « science des caractéristiques physiques, sociales, politiques, religieuses et culturelles de l’être humain, en le comparant aux animaux, ou en comparant divers peuples ou sociétés humaines. » Cette définition en tête, j’ai compris dès les premières pages comment Serge Bouchard met sa science, sa longue expérience, son humanisme solidement ancré dans sa personnalité, au service de ses recherches.

Le titre de l’ouvrage peut surprendre, mais on comprend vite qu’il balise le cadre de la démarche générale de l’auteur. « La légende veut que le Grand Lièvre Filou – le Nanabozo des Anichinabés – ait créé la Terre en courant à toute vitesse sur une île au milieu de l’océan. De bond en bond, l’île serait devenue un continent, puis le monde tel qu’on le connaît. Suivant les traces du Grand Lièvre, Serge Bouchard, anthropologue vagabond, s’est donné comme mission, à partir de ses voyages et de ses découvertes, de raconter la beauté et la mémoire de ce qui nous entoure. »

Les soixante-quatre instantanés qui composent l’essai sont présentés en quatre albums comme autant d’étapes d’un long périple sur le territoire continental, surtout celui du Québec et de communautés trop souvent oubliées. Notez les titres : la machine à pinottes, écrire le livre blanc de la poésie du monde, mon pays est un ours blanc qui rencontre un ours noir et rendez-vous à Butte des morts.

Si je devais choisir un de ces portraits, ce serait « Il était une fois à Mégoumagué… » qui nous amène « de Saint-Quentin, au Nouveau-Brunswick, à Restigouche, au Québec… » (209-211), où l’anthropologue nous fait comprendre la rupture entre l’histoire et la réalité sur le terrain. Ainsi, nous « imaginons toujours les Indiens dans de petits canots d’écorce aux rivières sinueuses. Le peuple migmag était pourtant un peuple de mer. » (210) Cela dit, il raconte qui sont « ces Autochtones qui veulent leur part de homards », un conflit qui fait hélas régulièrement résurgence sans qu’on parvienne à le solutionner.

Il y a beaucoup à retenir. Bouchard ne donne pas de leçons, mais ses observations et commentaires nous obligent à considérer ces chemins que l’histoire du Canada et celle du Québec ont empruntés sous l’égide du potentat tout puissant de l’Église et de politiciens dont la seule loi était celle de leurs intérêts et celle de leurs amis. L’écrivain n’a pas attendu que l’enfer qu’on a fait subir aux Amérindiens depuis l’arrivée des Français soit d’actualité, non pas pour décrire chacune des communautés dont il nous fait visiter les territoires actuels, mais pour les mettre en lien avec ces régions qui étaient les leurs bien avant l’arrivée des « civilisateurs » européens. Il suffit de penser aux noms qu’on a donnés à des régions ou des plans d’eau conquis dont la topographie amérindienne était en lien direct avec la géographie des lieux et qu’on a rayés de la carte au profit du lexique des saintes et des saints de la bonne mère l’Église ou d’illustres inconnus.

Serge Bouchard est avant tout un observateur de la vie qui bat et un penseur qui n’est pas entre les murs d’un laboratoire fermé hermétiquement, mais celui qui a les deux pieds ancrés sur terre et les mains dans l’humus des humains, nos frères et nous. L’Œuvre du Grand Lièvre Filou est une émouvante suite de récits illustrant les territoires anciens et de leurs habitants, si souvent et si longtemps balayés sous le tapis de l’Histoire.

mercredi 6 octobre 2021

Claude Lévesque

British blues : fractures, grandeurs et misères d’un royaume désuni

Montréal, Somme toute, 2021, 24,95 $.

Sortir ou non de la CEE

L’Angleterre m’a toujours fasciné par sa langue et sa culture, même à l’époque de mon militantisme pour un Québec indépendant. Je n’ai d’ailleurs jamais pensé que l’un et l’autre s’opposaient, c’est pourquoi j’ai choisi de faire mes études universitaires à l’Université de Montréal et à McGill. Ces raisons ont suffi pour attirer mon attention sur l’essai de Claude Lévesque, British blues : fractures, grandeurs et misères d’un royaume désuni.


Longtemps journaliste au Devoir, chargé des actualités internationales, l’auteur a profité de sa retraite pour suivre de près un événement politico-économique parmi les plus marquants des dernières années : le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne suite au bien nommé référendum Brexit.

Qu’est-ce que le Royaume-Uni, direz-vous? Jadis appelé Albion, il s’agit de l’union de quatre pays : l’Angleterre (capitale : Londres), l’Écosse (capitale : Édimbourg), le Pays de Galles (capitale : Cardiff) et l’Irlande du Nord (capitale : Belfast). Il ne faut surtout pas confondre Royaume-Uni et Grande-Bretagne, car l’Irlande du Nord ne fait pas partie de la G.-B.

Venons-en à British blues. Rappelons-nous d’abord que le Royaume-Uni a joint la Communauté économique européenne en 1973, une organisation créée en 1957 pour « mener une intégration économique (dont le marché commun) entre l’Allemagne de l’Ouest, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. » D’autres traités ont suivi celui de la CEE pour en modifier divers aspects, notamment en élargissant la géopolitique de l’Europe « moderne », dont celui de Maastricht qui a établi l’Union européenne en 1993.

Pourquoi le Royaume-Uni a-t-il attendu 16 ans avant de joindre la CEE? « Les Britanniques sont réputés pour leur décontraction, mais aussi pour leur sens de la discipline. On reconnait leur progressisme, mais on s’étonne des privilèges dont jouit encore leur aristocratie. On les trouve polis, puis on se confronte à la grossièreté des supporters de certaines équipes sportives. Les contradictions et les fractures semblent ainsi s’inscrire aux fondements de cette nation qui, il n’y a pas très longtemps, régentait la moitié du monde. »

Or, ces traditions n’ont rien perdu de leurs empreintes historiques en se joignant à la CEE, notamment en refusant l’euro comme monnaie commune et en conservant la livre sterling. Par contre, le Royaume-Uni s’est rapproché physiquement de la France grâce au Tunnel sous la Manche, long de 50,5 kilomètres, dont la construction a été entreprise en 1987 et complétée en 1993-1994. C’est par ce tunnel que transitent les marchandises, le train Eurostar de type TGV et, en ces temps de migration, celles et ceux qui risquent leur vie pour se rendre en Angleterre, pays qui, espèrent-ils, les accueillera. Pour avoir séjourné à Douvres, à proximité de la sortie anglaise du tunnel, je vous assure que la circulation routière est lourde et constante jour et nuit.

De retour à British blues, on apprend que, « depuis des années, Claude Lévesque souhaitait en apprendre plus sur cette "perfide Albion" que l’on connaît mal et que bien des gens préfèrent ignorer; sur ces "Anglais" dont on ridiculise la cuisine alors qu’on s’en inspire abondamment. Le Brexit a hâté sa décision : entre 2018 et 2019, il a séjourné plusieurs mois à travers le pays. Dans ce livre, il brosse le portrait d’une nation à la fois déchirée et résiliente, festive et impassible, accueillante et nationaliste. » Il suffit de passer en revue la table des matières de l’essai pour constater que le titre de chacun des quinze chapitres qui le composent trace clairement la route sur laquelle Claude Gravel nous sert de guide avisé, le Brexit servant de boussole qui oriente son périple qui devient ainsi le nôtre. Sa plume de journaliste aguerri, associée à son talent de conteur vulgarisateur, fait de son livre un récit de voyage dans l’univers passé, présent et à venir de la Grande-Bretagne.

L’essayiste conclut avec justesse ce voyage initiatique : « Au cours de l’Histoire, les Britanniques ont souvent vu le "Continent" la source de menaces de divers ordres : absolutisme, chaos révolutionnaire, conquêtes napoléoniennes, bolchévisme, nazisme, etc. Le Brexit s’explique davantage par la vieille méfiance face aux Européens que par un racisme ou une xénophobie "made in the UK". »

mercredi 29 septembre 2021

Rodney Saint-Éloi

Nous ne trahirons pas le poème et autres recueils

Paris, Points, coll. « Points poésie », 2021, 368 p., 12,95 $.

Une image heureuse, une tribu en fête

Paru aux éditions Points, à Paris, en mai dernier, Nous ne trahirons pas le poème et autres recueils est une anthologie regroupant quatre ouvrages écrits par Rodney Saint-Éloi et publiés aux éditions Mémoire d’encrier : Nous ne trahirons pas le poème (2019), J’ai un arbre dans ma pirogue (2006), Je suis la fille baobab brûlé (2015) et J’avais une ville d’eau de terre et d’arcs-en-ciel heureux et autres poèmes (1999). Ce livre nous permet d’observer d’un point de vue périphérique une œuvre en train d’ériger le patrimoine de l’écrivain et éditeur, une œuvre déjà en pleine maturité tant dans sa thématique que dans sa littérarité.


L’ordre des volumes ici assemblés ne suit pas la chronologie de leur parution originale ce qui permet de voir des constances dont le thème des femmes de sa vie : Tida son arrière-grand-mère, Contita sa grand-mère et Bertha sa mère. Elles sont essentielles à sa création littéraire, notamment sa poésie, comme une forme de la fragilité au cœur de son discours.

Nous ne trahirons pas le poème, bateau amiral de l’anthologie, porte les traces de la démarche de l’écrivain en les marquant de signes indélébiles. Huit vers mettent en perspective les univers où le poète nous entraîne :

« pour me défendre / je dirai que je suis poète / les mots m’ont précédé / je n’ai pas tété ma mère / je n’ai pas connu mon père / j’habite loin de mon île / mon ventre n’est pas mon ventre / je n’étais pas convié à ma naissance ».

Je ne me lasse pas de relire Nous ne trahirons pas le poème, car il brosse une fresque de toutes les quêtes poétiques et narratives de Rodney Saint-Éloi et souligne la recherche constante de l’éditeur qu’il est de donner la parole aux voix autochtones et à celles issues de la migration.

J’ai un arbre dans ma pirogue (2006) débute par un prologue semblable à une carte indiquant le chemin à suivre pour arriver au bout de la quête qu’elle définit, comme celui de Nous ne trahirons pas le poème et celui de Je suis la fille baobab brûlé. On comprend bien qu’écrire

« la vie et la ville qui percent sous les brumes du soir; se rappeler que tout serait un chant si on le voulait, si les mots et les phrases avaient la conviction d’un quelconque bonheur. // Et pourquoi cet arbre qui habite mon corps, m’écrit et me convoque là-bas quand je suis ici, dans la tourmente des formes et des couleurs? // Pourquoi ce poème? Sinon pour dire l’absence qui engage la présence, le vide et l’angoisse d’une terre qui désapprend à être terre. // Départ et non absence. Le pays est encore le seul paysage discernable et renaissant. Vivre-entre-baillé-ici-ailleurs. Vivre l’enfance, le soleil nu! L’île, ses rêves, ses dérives, ses fantasmes et ses dérives. L’île, le trop bleu de ses mers au miroir de ses ciels. // Au bout, il y a une pirogue… là-dedans des mots, comme un arbre qui voyage seul dans la forêt, un conte contrarié par un fusil. // Et si tout n’était qu’un grand arbre quelque part, debout dans la constance de la terre? » (p. 121-122)

Bref, Rodney Saint-Éloi est en quelque sorte l’homme-poème, celui qui transforme son être au fur et à mesure que les mots, puis les vers prennent forme.

Je suis la fille baobab brûlé (2015) est dédié à Bertha, la mère du poète dont la vie se retrouve au cœur du roman Quand il fait triste Bertha chante (Québec Amérique, 2020), un récit qui mérite une lecture attentive pour comprendre d’une perspective intérieure le poids de la négritude assumée. L’écrivain dira, en entrevue (Lettres québécoises, no 163, automne 2016) : « Je me suis rendu compte, en écrivant La fille du baobab brûlé, que c’était un exercice difficile de se mettre dans la peau d’une femme. J’ai dû laisser libre cours à ma propre féminité, me laisser investir par la voix de ces femmes qui m’ont élevé. Ce mécanisme d’altérité, c’est le respect de l’autre. L’important pour moi est de ne pas trahir ces voix qui m’ont grandi. J’ai voulu apprendre à être un homme, à devenir une meilleure personne, par le seul fait de pouvoir dire que Tida, c’est moi. Je suis entré dans une communication mystérieuse avec elle jusqu’à ce qu’elle soit mon identité. Aucune frontière ne nous sépare désormais. »

J’avais une ville d’eau de terre et d’arcs-en-ciel heureux et autres poèmes (1999) est un livre en quatre mouvements : j’avais une ville d’eau de terre et d’arc-en-ciel heureux, les courriers de l’amandier, toporythme géopoétique cauchemardesque, post-image postface de l’en-ville. J’ignore à quels moments de sa carrière – cet instant précis où on passe d’auteur à écrivain – les vers de ce quatuor poétique ont été écrits, mais il y a fort à parier que c’était avant que Rodney Saint-Éloi quitte son Haïti natal pour le Québec, car le décor qu’il y a planté est celui de sa terre natale, celle dont on s’éloigne sans oublier les racines de l’enfantement, ce jadis rappelant qu’il est toujours présent dans l’en-soi.

Je ne suis pas surpris de découvrir que

« le poème une image heureuse / une tribu en fête // à l’envers naît cette terre / bougies et peurs entrées / ville nyctalope aux mille tambours / ville caraïbe paradiso // élue ville entre toutes / pour mieux t’aimer au purgatoire. » (306) Ou encore cette prose : « j’ai appris dans cette ville à me taire par éthique, à revende au marché aux puces mes identités volés, à cantonner la fanfaronnade de l’île, le petit large libertin et le nomadisme payant ». (p. 350)

Plus je lisais et relisais, en ordre ou en désordre, les vers de chacun des recueils rassemblés pour cette anthologie, plus me revenait la constatation qu’un écrivain, un vrai, peut écrire tous les livres qu’il voudra, l’essence même de son œuvre est bel et bien présent dès ses premiers ouvrages et cette essence ne demande qu’à explorer comme un feu d’artifice aux milles couleurs et arabesques. Il arrive même parfois que ces mots devenus étoiles incandescentes passent du côté de l’éternité littéraire : Rodney Saint-Éloi lui le mérite.