mercredi 27 septembre 2023

Yann Le Cun

Quand la machine apprend : la révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond, avec la collaboration de Caroline Brizard

Paris, Odile Jacob, coll. « Poches Odile Jacob », 2023, 394 p., 19,95 $.

Neurones artificiels et apprentissage profond

L’intelligence artificielle (IA) est un sujet d’actualité qui ne doit pas nous échapper, car elle a déjà une influence directe, difficilement quantifiable, sur nos vies sans qu’on le sache, par exemple lors de nos recherches sur internet, quel que soit le fureteur utilisé.

« Qu’est-ce que l’IA? L’intelligence artificielle est une technologie qui imite l’intelligence humaine pour effectuer des tâches. On parle d’IA générative lorsqu’une technologie, telle que ChatGPT, est capable de créer de nouveaux contenus et de nouvelles idées, notamment des conversations, des histoires, des images, des vidéos et de la musique. »

En juin dernier, Patrice Roy a mené une longue entrevue avec Yann Le Cun, « chercheur Français en intelligence artificielle et robotique » considéré comme un des pères de l’apprentissage profond, « sous-domaine de l’intelligence artificielle qui utilise des réseaux neuronaux pour résoudre des tâches complexes grâce à des architectures articulées de différentes transformations non linéaires ».

Je vous propose ainsi Quand la machine apprend: la révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond (Odile Jacob, coll. « Poches », 2023), l’essai de Le Cun publié en France.

Le scientifique y raconte l’histoire de l’IA – au moment où il a écrit ce livre – tout en rappelant les jalons de sa propre carrière qui est, en quelque sorte, à l’origine de son intérêt et de ses recherches dans un champ d’expertise relevant du domaine de l’informatique, des neurosciences, de la physique, de la biologie et de la philosophie. Les questions d’éthiques ont un rôle de catalyseur de cette association de sciences.

Les informations que l’on glane dans l’essai sont clairement énoncées, sans être totalement vulgarisées, car les divers aspects du sujet sont complexes, même pour les chercheurs. Ainsi, on ne se laisse pas impressionner par les tableaux qui illustrent le texte, car l’auteur passe du général, intelligible pour la majorité d’entre nous, à des explications plus près des sciences expérimentales.

Pour faire progresser les recherches scientifiques sur l’IA, les recherches fondamentales qui la concernent doivent évoluer en parallèle. Les entreprises finançant ces recherches exigent que chaque découverte, même parcellaire, se transforme en un produit commercialisable.

Retenons que Yann Le Cun a travaillé pour Meta, ce qu’il raconte, et qu’il a été « soumis » aux attentes de résultats de l’entreprise, tout en respectant de la rigueur scientifique à laquelle sa réputation l’oblige. Le fait qu’il raconte des bévues de financiers privés qui ont mis en service, parfois trop hâtivement, des applications s’appuyant sur des hypothèses qui se sont ensuite avérées douteuses ou fausses, le dédouane de ce qu’on pourrait considérer comme un parti pris pour ceux qui financent ses recherches.

Cet essai traite d’un sujet d’actualités scientifiques d’une importance primordiale. La recherche fondamentale en ce domaine est un travail d’équipe à grande échelle et l’utilisation de « codes source libres » est essentielle, mais à risque. À qui doivent profiter les découvertes relatives à l’IA, sinon à l’ensemble de la planète en étant appliquées à de nombreuses activités, tout champ d’expertise confondu: environnement, santé, alimentation, démocratie, droits des femmes et des hommes, etc.

L’IA ne s’invente pas encore sans aides extérieures, pour un temps indéfini du moins, sinon jamais. Elle est toujours au service de l’intelligence des êtres humains comme si les neurones de chacun d’entre nous étaient connectés en un même tout. L’IA ne doit surtout pas engendrer la crainte d’une dystopie planétaire.

Nous devons réfléchir immédiatement aux usages déjà possibles – la rédaction et la traduction de texte par exemple – et adapter ou changer des méthodes de travail ancestrales, tels les travaux et les évaluations scolaires.

mercredi 20 septembre 2023

Elsa Pépin

Le fil du vivant

Québec, Alto, coll. « Coda », 2023, 148 p., 17,95 $ (papier), 10,99 $ (numérique).

Vraie fiction ou réalité fictive

M’éloigner des livres durant la pause estivale : une pratique salutaire que j’ai toujours peine à adopter, sinon en lisant autrement. J’y suis parvenu l’été dernier en une pure dilettante qui m’a fait choisir des récits plus près des inquiétudes climatiques envahissantes et des incertitudes belliqueuses couvant dans l’air de la planète.

Je me suis ainsi approprié Le fil du vivant, réédition en format de poche du remarquable roman d’Elsa Pépin qui raconte la vie d’Iona, d’une adolescence délinquante aux engagements d’une mère, en oubliant la femme qu’elle est devenue et qu’elle n’aura pas le choix de rattraper.

La trame du récit se déroule en deux temps deux mouvements : « Les meurt-de-soif » et « Les réincarnés ». Chacun compte de sept à neuf séquences, identifiées de telle façon qu’elles sont en lien direct avec la façon de mesurer le temps, différente pour chacune. Ainsi, « Les meurt-de-soif » marque le temps d’une insouciance assumée en suggérant des nuits folles et leurs lendemains, alors que le temps de « Les réincarnés » est une question de mois, à l’exception de la sixième séquence intitulée « Dernière dernière nuit » comme un rappel du temps passé.

D’entrée de jeu, on lit le point d’ancrage de ces deux fragments d’une même vie, celle d’Iona rappelons-le, alors qu’elle nourrit l’assoiffé bébé Arthur, un « meurt-de-soif » fort différent de son aînée Joséphine dont Nils, le père, mesurait le temps entre deux boires et la durée de chacun sur un tableau Excel. Iona assume désormais cette maternité et toutes les inquiétudes qui viennent avec, entre autres les reproches qu’on lui adresse d’enfanter alors que la planète se meurt. Heureusement, elle a les encouragements de Manu, son amie de toujours; toutes deux ont connu une enfance où on faisait apprendre le piano, le ballet ou les autres activités culturelles réservées aux filles de bonne famille. C’est aussi avec Manu qu’elle a découvert les plaisirs interdits et les abus de toutes sortes les libérant de la rigueur de la discipline familiale ou artistique.

C’est ce qu’on découvre au fil des pages de « les meurt-de-soif » alors qu’Iona prend tous les détours qui lui sont offerts pour se forger une personnalité qui lui soit propre et non celle qu’on a voulu lui greffer et que son corps refusait jour après jour. Quand Nils apparut, il était d’abord un partenaire de passage, ni meilleur ni pire que les autres, juste un peu plus modéré dans sa démesure. Comme elle, il avait laissé sa famille en rejetant son mode de vie aristocratique, sans pour autant s’en dissocier.

Le cliché « sex, drug and rock and roll » fait image de cette quête d’un inconnu fantasmé qu’Iona poursuit jusqu’à ce qu’un certain Benoît abuse : « C’est ici que je découvre notre méprise. Nous pensions élargir nos limites à coups de stupéfiants, mais le souffle artificiel de la dope contracte le cœur à mesure qu’il l’ouvre… Une frontière s’est tracée entre nos destructions fictives et la destruction réelle, entre nos absences momentanées et l’accident de ce gars qui ne doit pas avoir vingt ans, qui risque de perdre la vie, avalé par le bonheur artificiel. » (118-119)

Partager les us et coutumes des « meurt-de-soif » a quelque chose d’étourdissant tellement la romancière est parvenue à nous faire vivre leurs préoccupations et leurs abus. Jamais leurs choix sont-ils jugés, mais ils nous font entrer dans l’univers de personnages fort bien décrits. Tout est une question de perceptions, le récit étant d’abord une question d’impressions, celles d’Iona, qui est aussi la narratrice.

Il en va autrement du côté des « réincarnés ». Ils nous plongent dans un marasme environnemental qui fait fuir les citadins vers la montagne au fur et à mesure que l’eau envahit les terres sans s’arrêter. Iona, Nils et leurs enfants n’ont d’autre choix que d’aller du côté du domaine familial où habitent Sophia, la sœur de Nils, et John, son époux. Habitués à l’individualisme citadin, ils sont obligés de passer à un communautarisme exigu dont le leadership, indiscutable, est assumé par Sophia. Heureusement pour Iona, Manu et son fils Milan les rejoint; ce dernier est, dans une certaine façon, le miroir des abus de jeunesse de sa mère, à la différence qu’il est devenu accro aux drogues ce que la vie communale exacerbe.

« Un autre barrage a cédé, des pannes d’électricité s’étendent sur tout le territoire, des gens dévalisent les magasins, mais je ne vois que ça, je n’ai que ça en tête : ma maison inhabitable. Où vont grandir mes enfants? Comment se construit-on, chassé de chez soi? » (149) Même si Sophia a presque tout prévu – nourriture, générateur et essence, etc. – la personnalité de chacun, autant parents qu’enfants, joue de leurs instincts et de leur grégarisme. Nils semble celui qui s’en sort le moins bien comme l’explique Iona : « La peur redoutable de ce qu’il ne domine pas, projetée sur cette tache dérobée aux mathématiques, cette part cachée du savoir que je chéris comme un fragment de mystère, ce qui me permet de croire que tout n’est pas encore fixé. » (153)

Plus le temps passe, plus les difficultés s’accroissent, plus l’individualisme prend le dessus, plus la cellule artificielle de leur vie tribale s’effrite. « Nos chicanes s’enfonçaient dans la glaise de purs duels rhétoriques. » (153) Tant et si bien qu’en fin de compte il ne reste qu’Iona, ses enfants et Manu, les autres ayant fui, chacun de façon différente. Jusqu’à quand vont-ils survivre et dans quel état? Si Iona et Manu n’ont pas de réponse quant à la durée et à la manière de résister, elles s’épaulent l’une l’autre tout en protégeant Arthur et Joséphine, les enfants.

Aurais-je lu Le fil du vivant en un autre temps, le récit n’aurait pas eu la même fulgurance qu’en cet été 2023, alors que feux de forêt et canicules extrêmes sévissent un peu partout. Surtout que la plume d’Elsa Pépin décompose l’état d’esprit et la réaction de ses personnages qui animent la trame qui, elle, les repousse dans leurs derniers retranchements et leurs instincts primitifs.

mercredi 13 septembre 2023

Karine Pontbriand et Claude-Yves Charron

Préparer la cyberpaix : piratage et diplomatie à l’ère numérique

Montréal, MultiMondes, 2023, 192 p., 24,95 $ (papier), 18,99 $ (numérique).

Le 9e continent : sans foi ni loi

J’aborderai bientôt la question de l’intelligence artificielle en recensant Quand la machine apprend : la révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond, incontournable essai de Yann Le Cun. Parmi les champs d’application de cette technologie qui se développe plus rapidement que nous pouvons l’imaginer, il y a tout ce qui concerne le cyberespace ce à quoi Préparer la cyberpaix : piratage et diplomatie à l’ère numérique, un essai incontournable dirigé par Karine Pontbriand et Claude-Yves Charron, nous prépare.

J’écris incontournable, car, peu importe notre rapport aux TIC, les technologies de l’information et des communications, il est impérieux d’y être attentifs, car elles sont devenues le 9e continent de la planète. Un territoire sans frontières, un espace qui appartient à quiconque s’y investit – États, sociétés privées, internautes bienveillants ou malveillants, etc. –, un territoire intangible sans foi ni loi.

En six chapitres, chacun relatant un événement factuel et documenté où les TIC ont joué dans la cour des continents géographiques traditionnels, entre autres l’Asie et l’Afrique, les autrices et auteurs étudient la fragilité de la cybersociété dans laquelle nous vivons. Ils rappellent que l’usage « de l’informatique n’est pas sans risque. Des courriels frauduleux circulent allègrement et des informaticiens malintentionnés recourent à des logiciels pour tenter d’accéder au contenu des ordinateurs de tout un chacun. La cyberpiraterie s’active à toute échelle, autant à travers les réseaux sociaux qu’en ciblant les serveurs des institutions.

Cet essai collectif expose les conséquences des cyberattaques en s’appuyant sur des événements qui ont marqué l’actualité. Avec l’offensive contre l’entreprise Sony en 2014 – la compagnie a subi un piratage massif qui s’est soldé de plus de 47 000 employés – ou, plus près de nous, le vol de données chez Desjardins – en juin 2019, le mouvement financier a annoncé avoir été la cible d’un vol de données majeur estimé à 2,7 millions de particuliers et 173 000 entreprises, et, cinq mois plus tard, avoir constaté que tous les membres particuliers avaient été victimes de ce braquage informatique –, on comprend comment l’intrusion de virus informatiques peut aller jusqu’à saboter le fonctionnement d’infrastructures essentielles, comme celles de l’énergie, de la santé et des finances. »

« Bien qu’il existe un large éventail de définitions possibles du terme "cyberattaque", il est tout de même possible d’en arriver à une définition simple pour englober une agression menée dans le cyberespace autant qu’une action malveillante… une cyberattaque peut prendre diverses formes, comme l’intrusion dans un site contenant de l’information privilégiée, la perturbation, voire l’arrêt de fonctionnement des systèmes technologiques, la destruction de données ou encore des dommages apportés aux infrastructures liées à un réseau. »

L’introduction de cet essai trace un tableau éloquent de ce qu’est l’environnement du cyberespace, de ses forces et, surtout, de ses faiblesses. On apprend, entre autres, que « le nombre et la variété des cybermenaces n’ont cessé de croître en 2021 et 2022 » dont la cyberattaque de Bombardier Produits Récréatifs (BRP) et celle de l’UPA. « Quatre raisons principales expliquent pourquoi les cyberattaques et leur gravité potentielle continueront d’augmenter dans l’avenir. La dépendance des individus, des services essentiels et des sociétés en général aux technologies de l’information et de la communication augmente la vulnérabilité aux cybermenaces… Le développement de nouvelles technologies et de leurs différentes applications, telles l’intelligence artificielle (IA), la cinquième génération de réseau mobile (5G) et la multiplication des appareils connectés constituant ce qu’on l’on appelle l’Internet des objets, augmente aussi la quantité des vecteurs d’attaque, et de ce fait les risques associés au cyberespace. »

Ces seuls propos peuvent donner l’impression de chasse aux sorcières, pire de « fake news ». Ce n’est hélas pas le cas, car cette mise en situation initiale et les exemples réels et précis relatés dans l’ouvrage sont une véritable mise en perspective d’une situation globale dont les conséquences exigent la mise en place d’un meilleur système de cybersécurité planétaire, pourvu qu’il existe une telle mesure.

Certes, il y a divers systèmes de cybersécurité, un concept variable d’un État à l’autre ou d’une société privée à l’autre. Le chapitre 5, "Une nouvelle Route de la soie numérique qui rejoint l’Afrique", en étonnera plusieurs en décrivant la relation entre la Chine et le continent africain.

Qu’en est-il du Canada et du Québec en matière de cybersécurité et de cyberdiplomatie? Le Canada est présent sur différents groupes de discussion étatiques, menés par l’ONU ou d’autres regroupements. L’attitude du pays est plus collaborative qu’initiatrice de nouveaux projets de cybersécurité, ce qui s’explique en grande partie par la proximité des É.-U. Le chapitre « Les efforts de cyberdiplomatie du Canada à l’ONU » détaille ces activités.

« Mais comment sécuriser davantage le cyberespace? La question est plus vaste qu’il n’y paraît. Or, la cybersécurité constitue aujourd’hui un enjeu géopolitique majeur pour la diplomatie et l’avenir de la coopération technologique entre les pays. » Avant d’en arriver à une régulation du « trafic » du cyberespace, si tant est, chacune et chacun d’entre nous devons sécuriser notre propre espace de façon sérieuse e rigoureuse, notamment en cessant de croire qu’un quidam ne risque rien. Pensons à la publicité idoine qui nous arrive soudainement alors que nous cherchons tel objet ou tel service sur la toile.

Préparer la cyberpaix : piratage et diplomatie à l’ère numérique est un ouvrage à lire, car non seulement nous informe-t-il sur une incontournable réalité, mais il peut nous aider à devenir des citoyennes et citoyens cyberresponsables.

mercredi 6 septembre 2023

Claude Gravel

Il était une fois le Québec

Montréal, Médiaspaul, 2023, 336 p., 29,95 $.

Voyage au Québec d’antan avec détour sur mon enfance

Claude Gravel, journaliste émérite et gestionnaire de grands médias, aujourd’hui à la retraite, s’intéresse, entre autres, à l’histoire de l’Église. Il était une fois le Québec, son plus récent ouvrage, est la biographie de Bruno Hébert, Clerc de Saint-Viateur et artiste de grand talent comme le furent quelques-uns de ses illustres ancêtres.

« C’est un intéressant voyage dans le temps auquel nous convie Bruno Hébert dans cette biographie. Né en 1937 dans une paroisse des Bois-Francs, il a connu l’apogée du catholicisme et le chapelet en famille, les années Duplessis et les cadeaux à ceux qui votaient du bon bord, les écoles de rang, qu’il a fréquentées enfant, puis celles de quartier où, jeune frère, il a éprouvé tant de joies à enseigner, des joies qu’il nous fait partager sans gêne ni honte. Car la vie sous cet Ancien Régime – ainsi désigne-t-il cette période –, il ne l’associe pas à une Grande Noirceur : il l’assume, tout en sachant très bien qu’elle ne pouvait durer toujours.

Brusquement, au début des années 1960, l’éclatement de ce monde, pour reprendre le mot du sociologue Paul-André Turcotte, lui-même Clerc de Saint-Viateur, a changé la vie de milliers de Québécois, à commencer par les membres des communautés religieuses. Leur monde s’est effondré… Bruno a dû s’y adapter. Il s’y est adapté…

Bruno Hébert fut l’un des rares frères à obtenir, avec son ami Jean-Paul Desbiens (le Frère Untel…), mais pour des raisons différentes, un doctorat en philosophie. Car, dans l’Église de ce temps, les simples frères, ainsi qu’on les désignait avec condescendance, restaient convers, c’est-à-dire, astreints aux travaux manuels, ou au mieux éducateurs (le mot "enseignant", associé aux premiers syndicats, n’avait pas encore cours), c’est-à-dire instituteurs au primaire ou au secondaire. Avant 1960, les cégeps n’avaient pas encore été créés et le cours classique, seul accès à l’université, englobait le niveau collégial et demeurait le fief des pères membre d’une communauté ou des prêtres séculiers. Les étudiants venaient le plus souvent des classes sociales privilégiées. Car il fallait payer, et de fortes sommes, pour accéder aux collèges classiques…

Mais sa vie vaut aussi la peine qu’on s’y arrête pour une autre raison : il est membre de l’une des plus importantes familles d’artistes au Canada. Son arrière-grand-père, Louis-Philippe Hébert, "sculpteur national" ainsi qu’on le désignait en son temps, a signé des œuvres majeures qui ornent nos bâtiments ou nos lieux publics, de La halte dans la forêt devant l’édifice de l’Assemblée nationale de Québec au Maisonneuve, situé à la Place d’Armes de Montréal. Ses grands-oncles Henri et Adrien, respectivement sculpteur et peinte, ont largement enrichi l’histoire des beaux-arts au pays. Son père, Jacques, lui-même sculpteur, nous a légué de magnifiques chevaux de bois que n’aurait pas boudé un Edgar Degas. Cet héritage, Bruno n’y est pour rien. Mais il lui a fait honneur en devenant lui-même peintre paysagiste, parcourant le Québec depuis près d’un demi-siècle pour en saisir et en partager les beautés sur la toile. Et fier de sa lignée, il a contribué à différentes expositions de ses grands-oncles ou de son bisaïeul, auquel il a d’ailleurs consacré une biographie. »

Détour

Les passages de cette biographie se déroulant à Joliette, ou y faisant référence, m’ont profondément ému. Non seulement Joliette est-elle ma ville natale, mais la maison de la famille de Bruno Hébert était située sur la rue Querbes, en face du Scolasticat Saint-Charles, dans la paroisse Saint-Jean-Baptiste. [Louis Querbes a fondé la communauté des Clercs de Saint-Viateur en 1830]. Or, c’est dans ce quartier que j’ai vécu ma petite enfance et mon adolescence. Le récit de cette époque m’a fait revivre ces années où je passais matin, midi et soir devant ces propriétés en allant au Jardin de l’enfance, tenu par les sœurs de la Providence. J’ai aussi connu plusieurs des pères de Saint-Viateur auxquels Bruno Hébert fait référence, soit parce qu’ils étaient vicaires dominicaux de la paroisse, soit parce que j’ai joué au hockey avec mes amis et eux sur la patinoire du Scolasticat – une photo de B.H. figure d’ailleurs dans le livre (p. 65) –, soit parce que certains de ces religieux furent associés au Séminaire de Joliette que dirigeait la communauté. Je pense entre autres au père Wilfrid Corbeille, réputé architecte, peintre, muséologue et, surtout, créateur dans l’âme, dont une aquarelle représentant une maison ancienne de la région fait partie de mon patrimoine familial. Je pense aussi au père Maximilien Boucher, lui aussi artiste de très grand talent, dont plusieurs sculptures font partie du patrimoine religieux de la région de Lanaudière.

Plus près de moi encore, ces pages où il est question de la fonderie S. Vessot où a travaillé Jacques Hébert, le père de Bruno. Mon père y a aussi longtemps travaillé à titre de commis de bureau, de « clerk » aurait dit Miron. C’est d’ailleurs madame Alice Vessot qui lui vendit le lopin de terre où on construisit la maison où nous nous sommes installés en 1952, située au 119 de la rue Dugas.

« Bruno Hébert, clerc de Saint-Viateur, est l’un des derniers frères d’une communauté qui a contribué à bâtir le Québec. Peintre, il est aussi la dernière figure d’artiste de l’illustre dynastie Hébert, dont les racines remontent à la Nouvelle-France. À travers son histoire et celle de sa famille s’entrelacent les époques, les événements et les personnages qui ont façonné le peuple québécois : l’épopée des exilés acadiens, les héros d’autrefois immortalisés par les sculptures qui ornent toujours nos places publiques, le déploiement de l’Église triomphante dans toute sa majesté, les années Duplessis, la Révolution tranquille, les approches de l’éducation et de l’art d’hier à aujourd’hui.

Au fil de la grande histoire, c’est aussi un homme remarquable qui se révèle dans cette biographie. On découvre pourquoi Bruno Hébert est resté fidèle à ses engagements religieux et humanistes malgré l’effondrement de son univers, soixante-dix ans après avoir prononcé ses premiers vœux.

"Le monde dans lequel je suis entré à 15 ans n’existe plus depuis longtemps", reconnaît-il. En effet, ce monde appartient au passé, au point où les jeunes générations peinent à se le représenter. Ce livre, en plus de nous faire connaître un être d’exception, cherche à combler cette lacune. »