mercredi 29 janvier 2020

Jean Royer
L’autre parole, L'arbre du veilleur IV, poèmes didactiques
Montréal, Noroît, coll. « Chemins de traverse », Montréal, 2019, 192 p., 30 $ (imprimé), 15,99 $ (numérique).

Le veilleur s’en est allé

Le 4 juillet dernier décédait l’écrivain Jean Royer, mon ami qui m’a appris que la poésie était d’abord un mode de vie. Ses livres me permettent de conserver sa présence au sein de celles et ceux que je nomme affectueusement mes amis littéraires. Un petit cercle, un tout petit cercle vieillissant.



Quelques mois avant son départ, Jean avait remis à Paul Bélanger, son ami éditeur, le tapuscrit du quatrième tome de « L’arbre du veilleur », L’autre parole : poèmes didactiques. Cette suite est son legs, sous forme d’un vaste panorama de la poésie francophone, un hommage à leurs autrices et auteurs dont il nous encourage à visiter les œuvres.
Je me souviens très bien du jour où Jean m’a tendu le plan de travail de ce qui allait devenir les trois essais de « L’arbre du veilleur » – le livre éponyme, puis La voix antérieure, paysages et poétiques, et La fêlure, la quête : notes sur la poésie. Le décès de Micheline La France, sa compagne de longue date, a ravivé son insatiable besoin d’écouter les voix féminines de la poésie. Cela donna lieu à la publication de Femmes et littérature: entretiens sur la création (Bq, 2017), des entretiens qui « veulent décrire l’évolution de l’approche des femmes dans leur acte de création littéraire. »
Cet élan s’est poursuivi et devenu L’autre parole. « Cet essai peut être lu comme une ode à la vie et à l’histoire littéraire, à "l’autre parole", celle de la poésie québécoise actuelle, particulièrement celle des femmes poètes et de leurs thématiques. Le poème didactique est ici une dilecture (dilection et lecture, hommage sensible aux voix poétiques qui ont compté), selon la définition du poète belge Guy Goffette : la mise en abyme d’une œuvre qu’on admire, par citations, descriptions, aspects particuliers ou essais de synthèse de l’œuvre. Jean Royer y aborde aussi le poétique en général et la mélancolie, thème fondateur des cultures, concluant avec "l’élan d’écrire" et un regard sur l’héritage de la modernité. Cet essai personnel, didactique et ludique à la fois, dédié à différents aspects et visages de la poésie, compose le 4e volume du cycle de "L’arbre du veilleur" ».
Cette synthèse de l’essai ne doit pas faire craindre d’y entrer, Jean Royer ayant toujours été un rassembleur. C’est d’ailleurs pourquoi il a choisi la forme du poème didactique qui « a pour mission d’éclairer notre regard vers les choses et de questionner notre destin. » Cela se traduit par un ouvrage dont les poèmes des cinq premiers segments, identifiés ou non comme étant tirés d’un recueil, relient entre eux des vers, parfois en prose, les voix d’écrivaines se faisant écho, devenant ainsi poème dans le poème comme l’histoire dans l’histoire d’une prose narrative, une mise en abyme.
Le lecteur s’adapte rapidement à cette poésie où les voix de femmes abordent des sujets ou des thèmes qui leur sont propres. Cela rappelle Anne Hébert qui, lors d’un entretien avec Jean Royer en 1982, annonçait comme un présage : « … je crois que l’on vit une époque où la femme certainement devient plus consciente de ce qu’elle veut ou désire, plus consciente même de sa forme dans l’univers. »
La première partie de l’essai emprunte le titre de l’ouvrage, « l’autre parole », et leur donne préséance sur tout autre discours. Il y a « le retour », « l’autre parole », « du poétique », « de la mélancolie » et « de l’élan d’écrire ». Si on a souvent écrit que la présence des femmes en littérature, en poésie particulièrement, a trop longtemps été soulignée par des hommes, l’essayiste est d’abord ici le veilleur et le passeur, expression très chère à Jean Royer, de leur parole « la plus haute flamme ». Dans cet écheveau de poésies au féminin, il y a tant et tant à retenir, mais, la voix de l’aimée en-allée se fait entendre, empruntant, entre autres, les images de Suzanne Biron : « Et mon amour, au plus fort de la mort, sera une présence douce, une amie, une aide pour la suite de ta vie. »
Avant de tourner la page de la première partie du livre, ce texte de Nicole Brossard retient toute mon attention : « Écrire c’est exister… c’est cette circulation entre soi et le monde, qui constitue la vie intérieure, elle-même source de création tel un streaming de la conscience la rapprochant d’un goût de la création. [qui] se situe exactement où le sens s’inquiète. »
La seconde partie du livre propose vingt tableaux d’écrivaines et d’écrivains, ainsi que trois poèmes originaux de Jean Royer, sous le thème « L’héritage ». En ouverture, « Prélude ou fugue » donne, en trois temps, la perspective de la visite à laquelle nous sommes conviés.
Ton poème un legs
de l’utopie du langage
dans un esprit de recherche
invente ses arcanes
– prélude ou fugue
le poème pour le poème –
Qui sont celles et ceux qui reçoivent une ultime salutation ou une nouvelle reconnaissance au ton aussi poétique que les invités de l’auteur? De vieux écrivains français incontournables pour celui qui, comme celles et ceux de sa génération, est entré en littérature, puis en poésie par la seule avenue, celle des Champs Élysées d’une autre époque : Rimbaud, Apollinaire, Christine de Pisan, Marceline Desbordes.
Puis, ces femmes et ces hommes de chez nous qui ont marqué leur époque et dont Jean Royer a partagé les œuvres à l’occasion d’entretiens ou dans son incontournable « Introduction à la poésie québécoise » : Anne Hébert, Michèle Lalonde, Josée Yvon, Marie Uguay, Louise Marois, Roxane Desjardins, France Théoret, Roland Giguère, Paul Beaulieu, Gaston Miron et Gilles Vigneault.
L’essayiste ouvre la porte grande à l’univers innu des poétesses Joséphine Bacon et Natascha Canapé Fontaine et du poète Pierrot Ross-Tremblay, innu lui aussi. Mains tendues, réconciliation attendue pour de bon par les mots et les images qu’elles érigent d’un recueil à l’autre comme pour baliser le temps qui leur a été volé et qu’elles, comme lui, mettent en perspective de la renaissance arrivée et reconnue.
Entre ces pages où Jean Royer fait l’ultime portrait des poétesses et poètes dont les œuvres l’habitent, surgit la Femme de « Silence et douleur » dont il rappelle le non-statut qui, même s’il existe maintenant, pose toujours le « Qui étiez-vous? » à laquelle il répond : « Vous étiez pourtant le rêve de toujours aux ciels de l’autre Histoire du monde ». Pour marquer d’une encre indélébile la place des poétesses qu’il affectionne, il rappelle chacune d’elles dans « L’exclusion et l’oubli », accolant à chacune le message que leurs vers évoquaient hier et évoqueront toujours.
Enfin, Jean remet son tablier de poète pour rendre un dernier hommage aux écrivaines chez qui il « découvre une autre humanité » et à sa mère, Alice Wright, dédicataire de l’essai :
– la voix de ma Mère dans ma voix
m’aura transmis le Chant de la terre
souffle de vie, la Poésie –
la terre dans la bouche des mères.
En refermant L’autre parole : poèmes didactiques, j’ai revu mon ami assis sous un arbre plus que centenaire du Square Saint-Louis qu’il aimait tant et d’où il veillait sur la Poésie, ses artisanes et artisans. À deux pas de Nelligan et de Miron, il plongeait dans un sommeil réparateur où les routes de l’éternité se dessinaient, voies ultimes vers les retrouvailles de celles et ceux qu’il a aimés, Micheline en tout premier lieu. Si vous passez par-là, recueillez-vous devant un arbre, n’importe lequel, car son esprit les habite tous.

mercredi 22 janvier 2020


Marie-Andrée Lamontagne
Anne Hébert, vivre pour écrire
Montréal, Boréal, 2019, 560 p., 39,95 $.

La timide et mystérieuse Anne Hébert

Mémoires, autobiographie et biographie ont tous le même but: raconter la vie et l’œuvre d’une personne ayant laissé sa marque dans l’espace public. Chez nous, des biographies d’auteurs sont parues récemment, dont Gabrielle Roy, une vie (Boréal, 1996) de François Ricard et Gaston Miron, la vie d’un homme (Boréal, 2011) de Pierre Neveu.
Une écrivaine dont l’œuvre protéiforme méritait qu’on s’attarde longuement à sa vie et sa carrière pour comprendre, entre autres, qu’elle a choisi de « vivre pour écrire ». Vous aurez compris qu’il s’agit d’Anne Hébert, la plus grande écrivaine de sa génération.



Outre deux monographies – celle de Pierre Pagé parue chez Fides en 1965 et celle de René Lacôte parue chez Seghers en1969 – et les nombreuses études consacrées à sa poésie ou ses romans, nul ouvrage pour raconter la vie privée, secrète diront certains, de cette femme qui a longtemps vécu à Paris où elle a écrit la plupart de ses œuvres.
Voilà enfin que, sous la plume de l’écrivaine, éditrice et journaliste Marie-Andrée Lamontagne, paraît Anne Hébert, vivre pour écrire. En entrevue, l’autrice met son travail en perspective : « Une quinzaine d’années [dix ans de recherche et cinq de rédaction]. Tel est le temps que j’aurai mis à donner forme à cette idée qui s’était imposée un jour avec la force de l’évidence: écrire la vie d’Anne Hébert. » Aussi bien l’écrire tout de suite : cette biographie se lit comme un roman et l’autrice est très respectueuse de la vie privée à laquelle tenait tant Mme Hébert en nous aidant à comprendre cet entêtement.
On reconnaît depuis toujours la beauté, la grâce timide et la discrétion légendaire de l’écrivaine. Je peux en témoigner l’ayant croisée lors d’un événement littéraire et à l’occasion des funérailles de Rina Lasnier. La même question insoluble m’est alors venue : comment une femme d’une telle délicatesse peut-elle avoir écrit Le torrent, récit de la violence d’une mégère à l’endroit de son fils?
Le travail long et patient de Mme Lamontagne a porté fruit. La biographie qui en résulte trace non seulement le portrait d’une femme écrivaine, mais brosse une fresque d’une époque, de tout ce qui lie la vie d’Anne Hébert à son œuvre, voire de son œuvre à sa vie personnelle et privée. C’est là un des aspects importants du livre, car il nous permet de mieux comprendre l’environnement familial, social et culturel dans lequel l’autrice des Fous de Bassan a grandi et évolué, et qui a fait qu’elle est devenue la femme secrète qu’elle a été.
Les indiscrétions de certaines biographies m’ont laissé bouche bée, car elles étaient sans lien avec l’œuvre de celle ou celui dont on raconte la vie ou ce qui l’a engendrée. Je crois que si des éléments de la vie privée d’un artiste permettent une meilleure compréhension de ses œuvres, ils font partie intégrante de sa démarche créative. Deux exemples tirés de l’ouvrage de M.-A. Lamontagne illustrent ce point de vue : on savait qu’un diagnostic médical erroné de tuberculose avait fait perdre cinq années de sa vingtaine à Anne Hébert et l’avait obligé à se forger un caractère bien trempé pour protéger son espace vital et sa santé qui sera toujours fragile. L’autre exemple est aussi connu, mais la mise en contexte qu’en fait la biographe lui donne encore plus de poids : le décès de son cousin Hector de Saint-Denys Garneau, à l’âge de 31 ans, l’a bouleversé, car elle et lui entretenaient une amitié profonde et partageaient une passion d’écrire loin de l’institution littéraire et de la vie publique exigée des écrivains.
La vie en société ne déplaisait pas à Anne Hébert dans la mesure où elle pouvait protéger son espace vital. Les divers appartements qu’elle a habités à Paris, à Menton ou à Amboise chez son ami Roger Mame ne sont pas des palaces, mais sont emménagés avec goût, pour un confort sans luxe. Il en va de même pour les gens qu’elles fréquentent : outre sa garde rapprochée qui compte une douzaine de personnes et de couples, il y a ses éditeurs français et québécois. À ce chapitre, A.-M. Lamontagne trace un tableau qui me semble fort juste de la dynamique des liens France-Québec. Je pense ici à Claude Hurtubise qui publia Anne Hébert tôt dans sa carrière. Or, Hurtubise fut un confrère de collège de Saint-Denys Garneau au collège Sainte-Marie et de ceux qui l’ont encouragé à publier. Plus tard, c’est le même Hurtubise qui s’associa aux éditeurs Mame et Hatier pour fonder les éditions HMH.
Je pourrais continuer ainsi d’anecdote en anecdote, m’arrêtant sur tel événement ou telle rencontre plus importante dans la vie d’Anne Hébert, mais toujours cela serait relié à son œuvre écrite. N’oublions pas le titre de la biographie qui résume parfaitement aussi bien la femme que le personnage public qu’elle fut : Anne Hébert, vivre pour écrire.
Marie-Andrée Lamontagne a fait un travail énorme, et, ma foi, il était temps alors que des témoins de l’époque qu’elle raconte sont toujours en vie et que leur mémoire est vive. Si l’organisation de l’abondante documentation dont elle a disposé ne laisse rien au hasard et replace dans le temps et l’espace tous les éléments du récit biographique, c’est aussi que la biographe a su réunir deux de ses talents, celui de journaliste et celui d’écrivaine. C’est ainsi qu’Anne Hébert passe de la personne timide et discrète à un personnage enjoué au centre des scènes choisies parmi celles de sa propre existence. Parfois même, j’ai eu l’impression que tel ou tel passage avait été soufflé à l’oreille de Mme Lamontagne par celle qui était devenue son égérie après toutes ces années à la fréquenter.

mercredi 15 janvier 2020

Laure Waridel
La transition, c’est maintenant : choisir aujourd’hui ce que sera demain, préface de Dominique Champagne
Montréal, Écosociété, 2019, 376 p., 30 $.

Avons-nous vraiment le choix?

Sur une liste d’élèves, un patronyme retient mon attention : Waridel. Anne m’apprend que sa famille – ses parents, trois sœurs et un frère – arrive de Suisse pour s’établir sur une ferme laitière à Saint-Alexandre / Mont-Saint-Grégoire. Aujourd’hui, le nom de Walridel est connu au Québec, au Canada et à l’international grâce à un prénom : Laure, la benjamine qui a lancé l’alerte environnementale et cofondé Équiterre en 1993.



Depuis, Laure Waridel n’a cessé de militer en faveur d’une société plus équitable pour toutes les populations et d’un éveil rapide aux conditions désastreuses de l’environnement. Déjà autrice de plusieurs ouvrages, elle a récemment publié La transition, c’est maintenant : choisir aujourd’hui ce que sera demain, un essai qui résume parfaitement les enjeux auxquels nous sommes confrontés comme individu et comme société.
Initialement, ce livre avait pour but de communiquer les résultats de sa recherche doctorale traitant « du développement durable à la construction d’une économie écologique et socialement équitable, le début d’une transition », un projet auquel elle a consacré plus de quatre ans. Elle écrit à ce sujet : « J’ai documenté les nombreux défis entourant l’opérationnalisation d’une économie écologique et sociale, sur le plan théorique certes, mais surtout pratique. Je voulais mieux comprendre les freins et les accélérateurs de changement. »
Le projet fut retardé notamment parce que Dominique Champagne lui a demandé de s’engager avec d’autres dans la création du Pacte pour la transition afin de réunir le plus de signataires possible prêts à s’engager, « immédiatement et pour les deux prochaines années, à la mesure de ma réalité et de mes capacités, à réduire mes émissions de gaz à effet de serre en posant concrètement les gestes… »
L’essai publié est un remarquable ouvrage de référence sur les connaissances actuelles en matière d’environnement et d’économie écologique. Il est d’une rigueur intellectuelle attendue de toutes les recherches universitaires de ce niveau. De façon métaphorique, on peut dire que les scientifiques vérifient et contrevérifient les résultats de leurs recherches comme les journalistes d’enquête ont le devoir de faire.
Pour Laure Waridel, le livre est « un outil d’information, de sensibilisation et surtout d’action pour donne un élan à la transition. » Dans les deux premiers chapitres, l’autrice « décortique quelques processus économiques et parle de changement de paradigme », c’est-à-dire de modèle de penser et d’appréhender l’économie qui, ne l’oublions pas, « est une construction sociale qui opère en fonction des valeurs qu’on lui attribue. »
Les chapitres 3 à 6 sont consacrés « à des expressions concrètes de la transition, d’un bout à l’autre du cycle économique. Comment investir autrement, tendre vers le zéro déchet, se nourrir autrement et habiter le territoire intelligemment? » On ne peut reprocher à Laure Waridel de s’enfermer dans un univers intellectuel qui désincarne les réalités concrètes en ne suggérant que des concepts flous. Je crois que son enfance et son adolescence terrienne lui tiennent les deux pieds solidement ancrés sur terre.
Il est question dans le dernier chapitre « de droit et de mobilisation citoyenne. Quel est le rôle des tribunaux […] pour établir une justice climatique? Comment les grèves, les manifestations et la désobéissance civile peuvent-elles accélérer le changement? »
La transition, c’est maintenant : choisir aujourd’hui ce que sera demain nous oblige à réfléchir sur nos actions individuelles et citoyennes et à faire des constats qui se transformeront en gestes et attitudes concrets dès maintenant, ce que l’appel documenté de Laure Waridel me fait ressentir. Et vous?

Je rappelle que Laure Waridel est écosociologue PhD, professeure associée à l’UQAM, corédactrice du Pacte pour la transition et cofondatrice d’Équiterre. Spécialiste reconnue du commerce équitable et de la consommation responsable, elle est l’autrice des best-sellers Acheter, c’est voter (2005) et L’envers de l’assiette (2011), publiés chez Écosociété.

mercredi 8 janvier 2020

Dominique Fortier et Rafaële Germain
Pour mémoire : petits miracles et cailloux blancs
Québec, Alto, 2019, 176 p., 23,95 $ (papier), 14,99 $ (numérique).

Miroir convexe, miroir concave

Deux femmes vouent un respect pour leurs œuvres respectives. Dominique Fortier est écrivaine et traductrice; elle est aussi la mère de Zoé. Rafaële Germain est autrice et chroniqueuse; sa fille se prénomme Zaza. Un jour, une connaissance commune fait qu’elles se rencontrent, la magie s’opère et un projet de création s’invite: écrire à quatre mains Pour mémoire: petits miroirs et cailloux blancs.



DF – j’emploie les initiales – n’en est pas à sa première expérience du genre, ayant collaboré à l’écriture de Révolutions (Alto, 2014) avec Nicolas Dickner. Du côté de RG, outre ses romans inspirés du mouvement chick lit et son inoubliable essai Un présent indéfini : notes sur la mémoire et l’oubli (Atelier 10, 2016), elle a un long répertoire de collaborations à divers projets télévisuels.
Inspirer par Paris pour mémoire recueil de dessins de Gabriel Davioud dressant l’inventaire pictural des bâtiments parisiens devant être détruits lors « des grands travaux haussmanniens » (1852-1870), elles ont «voulu sauver, dans ce qui [les] entoure, une chose par jour, image, parole, ou oiseau, à l’épingler sur le papier avant qu’elle ne s’évanouisse».
En prologue, elles décrivent le terreau de leur jardin littéraire, puis, en préambule, chacune se situe dans le temps et dans l’espace: RG dans sa demeure au bord d’une rivière, au chalet de ses parents à Lachute ou en République dominicaine; DF à Scarborough, sur les bords de l’Atlantique, ou chez elle à Outremont. Ces lieux comme les heures du jour sont de véritables personnages tant ils font partie de leurs réflexions et que, parfois, ils cachent ces petits miracles qu’il faut retenir.
Il y aussi des vrais personnages: Zaza et PA, la fille et l’époux de RG; Zoé et Fred, ceux de DF. Rafaële G. n’hésite pas à parler de sa famille, habituée qu’elle est de la vie publique: on croise donc Francine Chaloult sa mère, Georges Hébert-Germain son défunt père, une tante, etc. Cela n’a rien du name dropping, mais cela manifeste la fierté d’être leur fille et d’entretenir de forts liens filiaux. Dominique F. est plus discrète et, hormis son conjoint et sa fille, elle ne fait pas référence à ses proches, sinon lors du décès de son premier amoureux et que la nostalgie est comme une grande vague semblable à celles dont elle observe le ressac tous les jours.
L’exercice auquel DF et RG se sont livrés n’est pas une mince affaire car, outre l’obligation d’écrire, ce qui ne semble pas un poids pour elles, l’existence n’est jamais un long fleuve tranquille et ce "petit miracle" qui gomme la banalité du quotidien n’arrive pas où et quand on l’attend. Heureusement, il y a les mots d’enfant qui sont de la poésie spontanée. En même temps, ces petits riens révèlent plein de choses sur chacune d’elles, sur leur univers, leur vie familiale, leur relation avec leur entourage ou leur art.
J’ai noté, entre autres, l’attention et l’intérêt que portent RG ou DF à leur fille comme maman et écrivaine, rappelant que la conciliation travail famille n’est pas plus simple quand on travaille chez soi. Pas étonnant alors que les sentiments soient aux couleurs des émotions de ces femmes.
Vouloir comparer l’écriture de Rafaële Germain et Dominique Fortier serait faire fausse route en contournant, maladroitement d’ailleurs, la chasse aux trésors d’instants du quotidien qu’autrement on aurait oubliés et à laquelle elles s’adonnent. Pour mémoire n’étant pas un dialogue, il ne faut pas chercher une suite dans leurs propos, sinon que chacune répond à une interrogation posée quelques pages avant.
Il m’arrive de ne rien noter dans un livre, sa matérialité en faisant aussi un objet d’art (papier, graphisme, police de caractères, illustrations, etc.); il en va ainsi de ce projet d’Antoine Tanguay et de l’équipe des éditions Alto. Or, il y a tant de perles dans ce coffre aux trésors que je me suis approprié la prose des autrices en les soulignant. C’est peu dire.

jeudi 2 janvier 2020

Louis-Philippe Hébert
Voyages en train avec ma sœur
Montréal, de la Grenouillère, coll. « L’atelier des inédits », 2019, 184 p., 18,95 $.

« Parce qu’écrire… »

Les poèmes de Voyages en train avec ma sœur, le second recueil de poèmes en prose devenus épopées, m’ont ramené à l’époque du collège classique qu’évoque Louis-Philippe Hébert. Ces histoires m’ont rappelé Baudelaire et son Spleen de Paris et, plus encore, Vieillir, une chanson de Brel pour qui « Mourir cela n’est rien / Mourir la belle affaire / Mais vieillir / Ô vieillir! ».



Les dix-neuf poèmes du livre sont autant de miniatures réfléchissant l’image arrêtée d’un jour désormais évanescent que l’écrivain voudrait bien ranger parmi ses souvenirs pour éviter qu’ils ne s’effacent. Pour s’en assurer, il balise ces épopées nostalgiques entre le poème éponyme, « Voyages en train avec ma sœur », et « Le train électrique » où il ravive le souvenir de Mondrian (1872-1944), pionnier de la peinture abstraite, en assimilant ses toiles au collégien qui s’égard dans une gare de triage comme sur les lignes d’une toile du maître.
Si, comme d’autres écrivains, L.-P. H n’a jamais hésité à se mettre en scène dans sa poésie comme dans ses récits, jamais ne l’a-t-il fait avec une telle évidence. Chaque texte est tel un arrêt sur une image de sa vie, scrutant un détail d’un instant fugace. L’auteur est ainsi en pleine modernité, milléniaux voire post-milléniaux, puisque saisir l’éphémère du temps pour y inscrire le poids de l’instant balaie toute autre activité, si importante soit-elle.
Les souvenirs habitent ces « voyageries » comme dirait son contemporain VLB. Chacun des poèmes est un reflet d’être, certains plus marqués ou définis que d’autres. Le poème initial d’abord puisqu’il s’ouvre sur le plus large panorama où l’entièreté du livre se projette : "je sais que tout cela sera effacé un jour / perdu de vue, perdu désormais / dans une mémoire incertaine / mais ce dont je me souviendrai toujours / c’est que, à côté d’elle, de ma sœur / de ma grande sœur Nicole / je n’ai jamais éprouvé la peur (23) […] aujourd’hui / c’est à ma bien grande peur / que je donne la main". (25)
Nostalgie évoquée dans le trajet, matin et soir, de Saint-Bruno à Montréal, avec arrêt obligatoire à Saint-Lambert où sa sœur étudie et en destination de Montréal où il lui faudra marcher jusqu’au Collège Sainte-Marie. Nostalgie de la mère qui "est morte et que tu ne veux plus publier / ta mère a perdu la vie et toi, ton unique lectrice" (28). Nostalgie des femmes aimées, car "tu ne comprends rien aux femmes qui t’ont / abandonné / là aussi, ça pourrait être l’inverse / elles prétendent que c’est toi qui aurais tout / manigancé" (29). Mais, "On ne pourra pas prétendre que tu ne les as pas / aimées / les femmes de ta vie qui venaient par deux […] deux Marie-Claude, deux Madeleine, deux Hélène". (46)
La mélancolie que distillent certaines pages n’appesantissent pas le fil continu, d’une page ou d’un poème à l’autre, car elle guide l’inventaire des petits riens et des grands tous de l’existence du poète. Un exemple me semble ici approprié : «La buvette des Jardins du Luxembourg», dédié à son regretté ami et éditeur Gaëtan Lévesque. Ce texte, paru dans un ouvrage rendant hommage à ce maître de l’arrière-scène littéraire, raconte un jour de 2012 où L.-P. H., Gaëtan et Jacques trinquaient à la terrasse du parc légendaire comme s’ils lisaient l’éternité sans lendemain au fond d’un verre de Brouilly, une éternité nommée Littérature.
L’inévitable question de l’identité émerge de ces images d’instants passés actualisées : "qui suis-je aujourd’hui, désemparé / si je ne suis celui qui a été celui qui a aimé? / qui suis-je à ramasser mes vêtements? / à les ressasser devant toi, ma chérie, mon poème / flambant nu, complètement dénudé / dépourvu de tout déguisement?" (99) Cette quête, si tant est, semble encore plus dérangeante ou même envahissante dans « Visite de l’auteur à une classe dissipée » où comme le dit si bien Apollinaire dans une phrase en exergue : "prenez place, le cirque va bientôt commencer". (113) La métaphore de Dieu le fils et celle de Dieu le père peut sembler de l’outrecuidance, mais il n’en est rien dans le contexte de cette visite, car "j’avais l’âge de Dieu le fils / à cette époque-là" (132), alors "je vois la vérité aujourd’hui / je sais à quoi m’en tenir / j’ai appris mon rôle / je suis devenu Dieu le père". (133)
Plus loin dans ce poème, le masque tombe : "mentir est une profession de foi / tous les écrivains savent cela / on peut passer sa vie à se mentir / c’est du mensonge la manifestation par excellence / on appelle ça de la poésie // on peut consacrer toute sa vie à mentir aux autres / et pour cela, il y a des académies". (139)
Voyages en train avec ma sœur est-il un recueil de vérités ou de mensonges? Qu’importe, car dès que la vérité entre en littérature elle devient fiction, un domaine sur lequel règne le mensonge maquillé des atours ou des parures de l’art d’écrire. Alors que Le View-Master, prose poétique paru plus tôt cette année, était une modernisation de l’épopée, ce nouvel ouvrage tient plus du poème en prose, car il « "s’arrache à l’écoulement littéraire de la prose; il s’installe dans un espace limité, condensé, organisé" (J.-L. Joubert). On reconnaît en lui, à la lecture, cette "attention à la forme même de l’énoncé" qui définit, selon Jakobson, la fonction poétique du langage. » (Laffont-Bompiani, 781-782)
Cette recension serait incomplète si je ne disais un mot du poème en prime, «Mon chapeau de paille», chanson écrite en 1930 par le folkloriste Conrad Gauthier dont on peut entendre la nostalgie sur YouTube.