mercredi 28 octobre 2020

Ying Chen

Rayonnements

Leméac, Montréal, 2020, 96 p., 16,95 $.

 

« J’ai souvenir encore »

 

Refermant Rayonnements, le plus récent roman de Ying Chen, j’ai fredonné une chanson Claude Dubois dans laquelle il raconte son enfance de misère. C’était en 1966, j’étais un collégien gâté par la vie qui ignorait ces privations.


 La misère dont il est question dans l’opus de Ying Chen est celle de la narratrice, jamais nommée, mais dont on découvre l’identité grâce aux pistes essaimées tout au long du récit ou, directement, en quatrième de couverture. C’est donc Irène Joliot-Curie, la fille aînée de Marie et Pierre Curie, qui se souvient et raconte.

Nous ne sommes pas ici dans le registre de la biographie des Curie, un travail dont Ève, la benjamine de la famille Curie, s’est occupée en publiant Madame Curie (1938). La cadette, faut-il le rappeler, s’était mise en marge des siens, préférant créer son propre univers plutôt que dépendre d’une l’hérédité lourde à porter. Puis, il y a que la narratrice a peut-être empêché sa jeune sœur d’avoir l’attention de leurs parents qu’elle méritait.

Les rayonnements du titre font référence aux recherches et aux découvertes des plus importantes de la vie de Pierre et Marie Curie : la radiation. Cette découverte, pour laquelle les Curie et à Henri Becquerel ont remporté le Nobel de physique 1903, était pour eux de la recherche scientifique pure, sans aucune préoccupation de l’usage qu’on pourrait en faire. Pas plus d’ailleurs que les travaux de Marie Curie sur le polonium et le radium pour lesquels elle reçut un autre Nobel, celui de chimie en 1911.

C’est dans le contexte du poids social que ces découvertes font peser sur les épaules de sa mère qu’Irène raconte les dernières années de celle-ci. À cette époque, la mère et la fille ont développé des liens professionnels très étroits en partageant les mêmes intérêts scientifiques, le même laboratoire et les mêmes valeurs humaines.

Irène aura en haute estime les trois hommes de sa vie : son père Pierre, son époux Frédéric Joliot-Curie et son grand-père Curie qui veilla sur elle et sa sœur lorsque leurs parents étaient trop occupés par leurs recherches.

La lourdeur spirituelle et sociale du récit est allégée par la superposition des diverses époques imaginée par Ying Chen. On n’est pas dans un fatras narratif, mais dans un jeu où hier, aujourd’hui ou demain se confondent jusqu’à en être sans grande importance, car tous les personnages sont alors décédés.

S’il fallait parler de mise en abyme, d’une histoire dans une autre, celle-ci aurait plus de trois dimensions, selon les époques de référence. Les constantes de la trame qui font passer le lecteur d’un moment à un autre, d’un événement à un autre ou même d’un personnage à un autre, ce sont des marqueurs spatio-temporels, tels le départ de Maria Skłodowska-Curie de sa Pologne natale où elle s’était jurée de retourner ses études complétées ou le rappel de l’esprit pragmatique de Frédéric, l’époux d’Irène, qui cherche toujours à associer recherche pure et usage concret, voire pratique. Je crois que la quête des personnages du roman en fait de véritables poètes d’un immatériel qui en viendra hélas! à tuer la mère et la fille.

Une autre des nombreuses pistes explorées par la romancière, c’est le féminisme des époux dont Marie et Irène ont bénéficié. Ainsi, sans la vigilance de Pierre Curie, jamais le nom de sa femme n’aurait été associé au Nobel de physique, tout comme les travaux de Frédéric et d’Irène récompensés conjointement par le Nobel de la chimie en 1935.

La Marie Curie imaginée par Ying Chen est un personnage complexe. Ses regrets d’avoir quitté sa Pologne et de n’y être retournée que sporadiquement, ses inquiétudes de toutes sortes, sa constante quête de tout ce qui pouvait faire avancer ses recherches, son tourment de ne s’être jamais sentie Française malgré la citoyenneté obtenue au moment de son mariage – elle comptera toujours dans sa langue maternelle –, les tourments qu’on lui a fait subir après une brève liaison avec collègue marié, etc. Cela sans parler de son dévouement presque sans limites durant la Première Grande Guerre alors qu’elle allait faire des radiographies des grands blessés dans les zones de combat à bord d’un véhicule de son invention, croyant ainsi réparer le tort causé par l’usage malveillant de ses découvertes.

Le monde vivant des défunts jouant leur propre rôle dans une histoire inventée, ou peut-être intuitionnée, s’appuyant sur celle de la famille Curie, met en perspective l’envers du miroir où, les masques tombés, la vraie nature des gens apparaît. Rayonnements, le roman de Ying Chen, devient ainsi comme le legs imaginaire de la mémoire familiale, comme l’héritage de tous les non-dits si différents d’un membre à l’autre du clan. Les personnages imaginés par l’autrice semblent aussi grands que ceux qui ont l’inspirée. Or, arriver à un tel degré de vraisemblance exige une très grande maîtrise de la narration littéraire, celui de la romancière est de ceux-là.

mercredi 21 octobre 2020

Pierre Hébert, Bernard Andrès et Alex Gagnon (dir.)

Atlas littéraire du Québec

Montréal, Fides, 2020, 512 p., 59,95 $.

 

Sur les routes de notre littérature

 

La parution de l’Atlas littéraire du Québec a retenu mon attention, curieux de découvrir le fruit d’une vaste recherche dirigée par Pierre Hébert, Bernard Andrès et Alex Gagnon. Bien que Fides a jadis publié des ouvrages aussi importants qu’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle (1999, 2004 et 2010), trois forts volumes écrits sous la direction de Jacques Michon, et l’incontournable Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord (1989) de Hamel, Hare et Wyczynski, j’étais surpris que la maison se soit lancée dans une telle aventure en 2020.



 


J’ai d’abord voulu comprendre le sens du mot "atlas" dans le cadre de recherches littéraires. S’il évoque, de prime abord, une notion de géographie, un "atlas" peut aussi être « un ouvrage de référence sur un sujet comportant des cartes, des schémas ou des diagrammes ». Je comprends donc qu’il fait ici référence à l’idée de schémas, l’ouvrage comportant de nombreuses insertions complémentaires aux divers sujets discutés, tels des citations ou des illustrations complétant le propos.

Quel était l’objectif de l’équipe éditoriale et quelle méthodologie organisationnelle a été retenue? En présentation, on dit que le « premier but de cet Atlas est à la fois de faire découvrir les multiples aspects de la littérature québécoise, grâce à la lecture de notices variées, et de la faire voir, en quelque sorte, par de nombreuses illustrations et encadrés. » Plus loin, on ajoute : « nous offrons à notre façon une cartographie des lieux de production et de diffusion, des époques, mais aussi des liens entre gens de lettres, sociétés et institutions naissantes, puis confirmées. »

L’abondante matière a été divisée en trois grandes parties, chacune fractionnée en 10 chapitres. La première partie, intitulée « Histoire », compte quatre chapitres : de la Nouvelle-France à 1800; le XIXe siècle; le XXe siècle (1900-1960); et le XXe et XXIe siècles (1960 à nos jours). La seconde partie, « Traversée », compte trois chapitres : littératures, vie littéraire; figures et thématiques. Quant à la dernière partie, « Genres et marges », elle se développe aussi en trois chapitres : régimes d’écriture, multimédiatisation, livres et art.

Une précision s’impose : les chapitres de la première partie du livre, la plus importante, sont eux-mêmes divisés en trois sections : capsules, auteurs et œuvres. J’insiste sur l’importance de chacune des 253 capsules, car elles font la synthèse d’une époque, d’une école littéraire, d’un auteur, d’une œuvre, etc. À cet appareil qui peut sembler complexe, s’ajoutent divers liens croisés d’un sujet à un autre ou à plusieurs autres. Cela sans oublier un index des noms, un index des œuvres, ainsi qu’une table des matières détaillée.

L’équipe éditoriale a pu compter sur la collaboration de 158 littéraires, professeurs, chercheurs, journalistes ou chroniqueurs. Dans bien des cas, j’ai constaté qu’on a fait appel aux spécialistes de certains sujets, par exemple la notice concernant l’écrivaine Anne Hébert a été confiée à Nathalie Watteyne, celle sur VLB à Jacques Pelletier, celle sur le polar à Norbert Spehner ou celle sur la nouvelle littéraire à Michel Lord.

J’ai longtemps compulsé Atlas littéraire du Québec pour me familiariser avec sa méthodologie organisationnelle et son mode de références croisées qui tiennent de la vastitude. Durant cet exercice d’appropriation, je me suis souvent demandé qui étaient les lecteurs cibles de cet ouvrage de référence. J’ai conclu que quiconque s’intéresse à littérature québécoise y trouvera son compte dans les capsules ou notices, dans les nombreuses citations ou même parmi les illustrations dont certaines proposent des artéfacts qui en complètent l’histoire.

Enfin, un tel ouvrage exige des choix éditoriaux, certains discutables autant parmi ceux des informations retenues que celles oubliées. Est-ce que ces sélections invalident la valeur intrinsèque de l’histoire de la littérature québécoise proposée? Je ne crois pas, même s’il y a des oublis notables – par exemple, l’importance de Jean Royer comme passeur littéraire – ou quelques erreurs – par exemple, Rina Lasnier n’est pas décédée à Joliette, mais à Saint-Jean-sur-Richelieu –. La valeur globale du livre est sauve comme d’autres de ses semblables.

En revenant fréquemment à l’Atlas littéraire du Québec, une question est restée insistante : l’ouvrage est-il une valeur ajoutée à notre patrimoine littéraire? Qui s’y plongera ou y fera référence outre d’autres spécialistes des lettres québécoises? Une édition numérique n’aurait-elle pas suffi? Si je reconnais une valeur, toute relative soit-elle, à cet ouvrage, j’y reviendrai probablement à l’occasion pour confirmer ou infirmer une ou des informations, sinon pour relire des commentaires critiques.

Je me suis souvenu d’une expérience pédagogique : à la parution de La littérature québécoise (Typo, 1997) de Laurent Mailhot, j’ai mis cet essai à l’étude dans un cours portant sur notre littérature. Ce fut une grossière erreur de ma part, car sa lecture exigeait un minimum de connaissances déjà trop vastes. Cette constatation s’applique, à mon avis, sur l’Atlas littéraire du Québec.

jeudi 15 octobre 2020

François Hébert, collages, et Jacques Brault, texte et lettrines

est-ce qu’on s’égare?

Laval-des-Rapides, Le temps volé, coll. « à l’escale de l’escriptoire », 2020, 64 p., 50 $.

Livre d’art et art du livre

Il m’est arrivé, à de rares occasions, de rendre compte de la parution, récente ou non, de ce qu’il est convenu d’appeler un livre d’art. Ce sont généralement des ouvrages à très petit tirage et qui ont la particularité d’être fait à la main. Illustrés ou non, ces livres sont imprimés sur des presses aux techniques anciennes. Un peu comme Les signes d’identité, texte de l’allocution prononcée par Gaston Miron à l’occasion de la remise du prix Athanase-David en 1983, et publiée aux éditions du Silence en 1991, tirée à 350 exemplaires numérotés, dont 30 hors commerce.

Je vous parle aujourd’hui de Est-ce qu’on s’égare?, un recueil de proses poétiques écrit par Jacques Brault et illustré par les collages de François Hébert, paru aux éditions Le temps volé, éditeur d’art créé et dirigé par Marc Desjardins en 1995.

 


 

L’exercice à laquelle les auteurs se sont livrés, le troisième du genre paru à la même enseigne, n’est pas banal. François Hébert, écrivain et prof retraité de littérature de l’UdeM, tout comme Jacques Brault, a proposé à son vis-à-vis 26 collages faits de matériaux recyclés. La tentation me fut grande de regarder par-dessus l’épaule de l’artiste et de faire référence à pareilles œuvres réalisées par Roch Plante, alias Réjean Ducharme, dans Tropoux (Lanctôt, 2004). Les techniques se ressemblent, certes, mais les collages sont de tailles totalement différentes. Surtout, Plante n’ajoute aucun texte autre que le titre de la pièce, lequel est lui-même un collage.

Nous sommes donc ailleurs en ce qui concerne Est-ce qu’on s’égare?. Nous sommes les témoins d’une joute de création où les protagonistes déplacent leur attention de l’un à l’autre, l’un étant Hébert et l’autre Brault. Ainsi, le créateur des 26 collages les a soumis à l’écrivain, lequel en a fait une description intuitive, déductive ou discursive. En lisant la prose poétique de Jacques Brault tout en portant attention au collage, nous pouvons suivre le cheminement sensoriel et intellectuel qui l’a inspiré. De plus, chacun des 26 textes se conclut par deux vers introduits par un adverbe pour souligner le rapport entre eux et la prose précédente. Puisque chaque adverbe est unique, le lien entre prose et vers est également unique, ce qui ajoute une difficulté supplémentaire pour le poète.

Restons-en aux mots pour souligner que l’ensemble des lettrines – « première lettre d’un chapitre ou d’un paragraphe, généralement ornée et plus grosse que les autres » – correspond aux 26 lettres de l’alphabet sans suivre l’ordre habituel. Ces lettrines ont été créées par l’écrivain Brault qui leur a aussi donné une couleur qui, dans la plupart des cas, est représentative de ce que le collage lui a inspiré.

Dernier détail : on retrouve, à la fin du livre, une table des 26 collages, à laquelle s’ajoute celui de la couverture avant et arrière, qui précise qu’il s’agit des « titres d’origine donnés par François Hébert et inconnus de Jacques Brault au moment de la composition de son abécédaire ».

Puisqu’une image vaut mille mots, je vous propose le collage et le texte figurant aux pages 14 et 15. M’est d’avis que vous pourrez ainsi comprendre la technique des collages d’objets recyclés et le lien entre la création plastique et l’invention littéraire. N'oubliez pas d’être attentif à la lettrine – ici le I du mot intégralement – qui marque le passage d’une expression artistique à l’autre tout en évoquant l’idée initiale du texte.


 

Je reconnais que le travail d’édition de Marc Desjardins mérite d’être souligné. Surtout qu’il faut avoir un tempérament d’iconoclaste pour exercer pareil métier dont l’essence même est d’être peu ou pas reconnu. Sinon, quelques folles ou fous des livres autrement inutiles, société presque secrète dont je suis. Et cette forme d’entrepreneuriat que pratique l’artiste Desjardins, est-ce qu’on s’égare? de François Hébert et Jacques Brault illustre très bien.

 Le Temps volé

 Je vous propose de lire ce que Marc Desjardins raconte de la création de sa maison Le temps volé : « Né en janvier 1995, à deux portes de l’ultime demeure de Miron, le temps volé éditeur adoptera dès le départ une position claire, sans compromission ni étalage : créer un clos collégial où la notion d’ar­gent n’a pas de pouvoir. La devise de la maison, « pour le plaisir de l’ouvrage », apposée à la raison sociale dès 1999, est le reflet le plus clinquant de son indépendance et sa réponse à l’immobilisme et à l’attentisme. Le tvé fonctionne volontairement sans lucre gouver­nemental, sans subvention ni subside d’aucun palier institutionnel. De même et sciemment, le tvé n’a aucune diffusion convention­nelle, fors le bouche-à-oreille et les célébrations de lancements. Se faire plaisir sans contrainte administrative, en produisant des livres à la facture soignée, sobre et classique, sans profit ni salaire, voilà, synthétiquement, ce qu’est l’essence du tvé : un agent créé de manière exogène, développé en marge de l’édition courante, sur les assises de la bibliophilie, du confinement des rayonnages des bibliothèques particulières et des vieilles librairies poussiéreuses aux livres maculés de siècles de doigts aux ongles noirs.»

Pour un autre point de vue sur la maison et son créateur-directeur, je vous suggère de lire l’article de Dominic Tardif, « Le noble but de ne pas encombrer » (https://lettresquebecoises.qc.ca/fr/article-de-la-revue/le-noble-refus-dencombrer), paru dans le numéro 170 de la revue Lettres québécoises.

mercredi 7 octobre 2020

Heather O’Neill

La ballade de Baby suivie de Sagesse de l’absurde

Québec, Alto, 2020, 496 p., 29,95 $ (papier), 18,99 $ (numérique).

 Une enfance en technicolor

On reproche parfois la publication à rebours d’œuvres dites de jeunesse, en profitant de la renommée d’ouvrages plus récents. Cette idée reçue ne s’applique surtout pas à La ballade de Baby, première histoire d’Heather O’Neill parue en 2006 en langue anglaise. Je fus surpris d’apprendre qu’une version française parut à Paris aux Éditions 10/18, en 2008, signée Michèle Valencia. Au Québec, Dominique Fortier en a fait la traduction, comme les précédents livres de Mme O’Neill.

Les Éditions Alto ont eu la bonne idée de faire suivre le roman de Sagesse de l’absurde, une nouvelle aux allures d’essai d’abord parue aux Presses de l’Université d’Alberta, en 2018. Sous-titrée « Les valeurs inestimables transmises par mon père », on a écrit avec justesse que ce texte était « le compagnon idéal de La ballade de Baby ».


 

Revenons au roman où l’enfance est au cœur du récit comme elle le fut de La vie rêvée des grille-pain (2017), Hôtel Lonely Hearts (2018) et Mademoiselle Samedi soir (2019). Ici, l’enfance est incarnée par Baby, une fillette âgée de douze ans. Nous la suivons en temps réel, pourrions-nous dire, pendant deux ans. Elle vit seule avec Jules, son père dans la jeune vingtaine. Cette mince différence d’âge s’explique par le fait que les parents de Baby étaient adolescents à sa naissance. Quant à sa mère, elle est décédée dans un accident de la route alors que Baby était encore aux couches.

Baby est la narratrice de ce qui a des allures d’un journal personnel dans lequel elle note régulièrement des événements choisis de son quotidien. Cette régularité et ces choix sont intimement liés aux expériences jugées importantes pour une enfant passant de l’enfance à l’adolescence, laquelle se confond ici à l’âge adulte. L’environnement dans lequel s’effectue cette transition est presque sans frontière, au point où elle se sent tantôt une enfantadulte, tantôt une adultenfant.

Cette situation repose sur les rapports éclatés qu’entretiennent Baby et Jules. Dire que ce dernier est irresponsable est un euphémisme, au point où il est aussi un enfantadulte ou un adultenfant qui ignore ce qu’est la responsabilité parentale. Junkie, voleur, menteur, et j’en passe, sont les mots qui le caractérisent sans que soit brisé le lien qui l’unit à sa fille. Leur première dépendance me semble être celle qu’ils ont l’un pour l’autre et ils sont en manque lorsque Jules s’absente pour de fausses raisons ou pour aller en cure de désintoxication. Dans de telles situations, Baby est tantôt placée en foyer d’accueil, certains où elle s’intègre à une vie familiale qu’elle ignore, tantôt prise en charge par la DPJ et envoyée dans un milieu quasi carcéral.

Les aléas d’une famille monoparentale et dysfonctionnelle, Baby s’en plaint rarement parce qu’une enfant, viendra-t-elle par comprendre, ne peut exercer les responsabilités des adultes. Pour y arriver, il lui faut se retrouver dans une classe où elle trouve un enfant dont la marginalité, même différente, correspond à la sienne. S’il y a eu des moments familiaux rassurants en foyer d’accueil, c’est sa rencontre avec Xavier, un camarade de classe dont la personnalité originale les rapproche, qui est déterminante.

Xavier arrive au moment où Baby, esseulée, traverse une période charnière entre enfance et maturité. Les amies qu’elle fréquente alors entretiennent des relations basées sur des défis dont elles ne mesurent pas le sérieux ou la gravité. Si bien que lorsque Alphonse entre en scène, tout est en place pour qu’il prenne le contrôle de la vie de Baby.

Alphonse est un junkie qui utilise un réseau de très jeunes filles pour leur subvenir à ses grands besoins de consommation. Fin renard, il manipule ses proies avec une finesse primaire selon le récit que fait Baby de ses habitudes de charme et de séduction. S’il est convenu de tous que Baby est une jolie adolescente, elle n’a pas tout à fait l’innocence d’une ingénue puisque, depuis sa plus tendre enfance, elle a composé avec l’absence fréquente d’un adulte responsable d’elle. Il y a aussi que Baby, quand on lui en laisse le loisir, est une écolière qui réussit très bien, une écolière curieuse de nouveaux savoirs, une écolière dont la lecture est l’activité préférée pour la solitude et l’évasion qu’elle lui procure.

En l’absence de Jules, le triangle Baby, Xavier et Alphonse devient hautement toxique, l’adolescence de l’un et l’image adulte de l’autre la faisant basculer d’une liberté assumée à une liberté dirigée, des jeux d’enfants de son âge à ceux d’un adulte toxicomane et pédophile. Heather O’Neill ne se complait pas dans cette scénographie malsaine, mais elle en fait ressortir les aspects les meilleurs et les pires, des plus sordides aux plus généreux, rien n’étant tout blanc ou tout noir.

Au moment où je terminais la lecture de La ballade de Baby, le débat entourant la diffusion de Mignonnes sur Netflix, un film de Maïmouna Doucouré considéré scandaleux par certains spectateurs états-uniens qui lui reprochent de faire l’apologie de « l’hypersexualisation de préadolescentes à travers l’histoire d’Amy, 11 ans, qui intègre à Paris un groupe de danseuses de sa génération. » Ce n’est pas le propos de Heather O’Neill, mais d’illustrer, avec un réalisme troublant, la situation d’une préado à qui les circonstances empêchent de vivre son âge.

La chute du roman pousse la trame dans des retranchements les plus terriblement vraisemblables. Un côté noir, un côté blanc. Une impasse, une issue. L’adultenfant revenant une enfantadulte, plus enfant qu’adulte. Cet état nouveau oblige Baby à une lente et difficile désintoxication. Cela permet à Jules, réapparu, de lui raconter l’amour qu’il avait pour Manon Tremblay, sa mère, et l’accident d’automobile dans lequel a péri. Jules accepte aussi de retourner à Val-des-Loups, le bien nommé village où les attend sa cousine Janine, espérant depuis le décès de Manon prendre soin de Baby.

Sagesse de l’absurde est le parfait corollaire de La ballade de Baby dont il retient l’essentiel en 13 leçons lesquelles, selon l’écrivaine, lui ont d’abord été dictées par son père qui « avait plusieurs règles dont il ne démordait pas», la première étant de «ne jamais tenir de journal ». D’ailleurs, sous le titre de l’édition originale en langue anglaise paru en 2017, il est écrit « Invaluable lessons from My Father », que je traduis librement ainsi : « Les inestimables leçons de mon père ». Humour et ironie atténuent le sérieux ou le loufoque de ces leçons.

Je ne peux terminer la recension de ce grand et troublant roman – troublant signifiant ici qui oblige à réfléchir à de nombreuses réalités de notre société qui ne sont pas toujours prises au sérieux –, je me dois de souligner l’excellent travail de Dominique Fortier. Pour avoir lu quelques passages du roman en langue anglaise sur le site de HarperCollins Publisher, l’éditeur original, j’ai ainsi mieux apprécié ce travail de rendre justice à une prose déjà riche en lui conférant un éclat semblable dans la langue de Molière. Pour avoir lu l’entièreté des œuvres de Mme Fortier à ce jour, je suis certain que, comme les comédiens qui profitent des rôles qu’on leur propose pour explorer des univers très loin du leur, elle a pris un certain plaisir à jouer aux vilaines comme le lui a suggéré ou inspiré le personnage de Baby.