mercredi 31 mai 2023

Marie Hélène Poitras

Galumpf

Québec, Alto, 2023, 192 p., 24,95 $ (papier), 14,99 $ (numérique)

Le grand laboratoire

Depuis Soudain le Minotaure, son premier ouvrage paru en 2002, jusqu’à La désidérata (Alto, 2021), Marie Hélène Poitras s’adonne à l’écolittérature, une littérature qui appelle à être créée dans un contexte de douceur, au rythme de l’inspiration et de l’affutage d’une littérarité qui lui soit propre, un style signé Poitras. À ce jour, l’écrivaine a fait paraître quatre fictions narratives, deux ouvrages jeunesse, dirigé un collectif et essaimé divers textes dans plusieurs publications. Et voilà qu’elle fait chanter, en ce printemps 2023, Galumpf, un recueil de douze nouvelles qui n’ont rien de brèves.

Depuis le jour un, je vous ai rendu les témoins de l’échafaudage de l’œuvre de M. H. Poitras, un livre à la fois. On se souvient de l’époque où elle tenait chronique dans le défunt hebdo culturel Voir, où ses recensions et ses critiques ont attiré l’attention d’un vaste lectorat. D’autres l’ont entendue dans l’une ou l’autre de ses interventions médias, car l’autrice mène une carrière éclatée de communicatrice diligente et diserte en même temps qu’elle s’adonne à la littérature.

Aussi bien le dire daredare : Galumpf m’a médusé! Chacune des douze nouvelles crée un univers avec en son centre des personnages aussi réels que fantasmagoriques, ce genre d’individu qu’on a peine à imaginer, car ils sont plus grands que nature grâce à une existence démesurée. Je pense entre autres à la narratrice de « Depuis que les églises ont des trous dans le ventre » qui raconte aussi « Fin de règne », ces deux récits nous faisant entrer dans l’univers aussi trash que poétique où elle et Ti-Loup vécurent durant dix ans. Ce qui peut évoquer un trop de trop n’est ici que la somme des tous et des riens dont les héros ont usé et abusé et dont ils parviennent à peine d’émerger. Je sais que je ne vivrai jamais leurs expériences autrement qu’en partageant les leurs, le lecteur n’étant qu’un pique-assiette des imaginaires que M. H. Poitras lui propose sur un plateau d’argent.

Dans le même ordre d’idée, lire un recueil de nouvelles permet de butiner d’un récit à l’autre dans le sens ou à contresens des pages, chaque texte étant autonome indépendant les uns les autres. Nenni pour Galumpf, car l’écrivaine a semé des grains d’une histoire à une autre, selon qu’ils ont des thèmes analogues ou semblables créant ainsi un effet de vases communicants. Par exemple, elle a puisé dans la sphère de l’autofiction en associant écrire et monter un cheval.

M. H. Poitras, on le sait depuis La mort de Mignonne et autres histoires (2005, 2017), est passionnée des chevaux depuis qu’elle fut cavalière et caléchière. Elle partage à nouveau cette passion dans « Chasseurs sauteurs », « La chute » et « Écrire, monter ». J’y reviendrai, mais avant je m’arrête sur « Galumpf », la nouvelle éponyme qui raconte l’origine de son autre grande passion, les mots. À quoi rime ce galumpf? Réponse courte : au Livre des mots de Richard Scarry que sa mère Denise lui a jadis offert et que M. H. P. sauve d’un « tri émotif de ses vieilleries et des artéfacts de toute une vie, vidant à désencombrer son existence en encombrant mon sous-sol et celui de ma sœur. » (135). Réponse longue : « Les animaux ont encore un mot à vous dire avant d’aller se coucher… "Grouf", disait l’ours en empoignant son ourson de peluche. "Couii", ajoutait la souris; "Miaou", faisait le chat en jaquette jaune et ainsi de suite. Mais le morse avait encore quelque chose à ajouter. C’est à lui que revenait le mot de la fin : "Galumpf, galumpf, galumpf". Les derniers mots du grand Livre des mots. » (147)

Cette même nouvelle m’a ému en éveillant le souvenir d’une adolescente – 13 ou 14 ans – qui dépose La Presse papier dans ma boîte aux lettres tous les matins, beau temps mauvais temps, « dans cette ville où j’avais habité de onze à dix-huit ans. » (147) Ce que la nouvelliste raconte ici me semble d’une telle intimité que j’ai parfois eu besoin de me rappeler qu’aussi près de la réalité qu’elle soit, j’étais à lire une fiction, que O ou C, son compagnon et sa fille, avaient traversé le tain du miroir. Comme sa proclamation était conforme à ses projets littéraires : « Les mots avaient un prix. Ils coûtaient beaucoup plus qu’on le croyait. Ils coûtaient en temps, en sacrifices, en espace mental, en insécurité financière. Ils jouaient sur mes nerfs et raccourcissaient mes nuits, mais me remplissaient d’électricité et d’eux, je n’avais jamais envie de me plaindre. Ils régnaient sur ma vie, fixaient mes souvenirs et mes rêves dans l’éternité. Les mots s’accumulaient sans jamais m’encombrer. J’avais besoin d’eux pour appréhender le monde. » (137)

Cette passion des mots est remarquablement affirmée. Il en va d’une façon plus intense de sa passion des chevaux, ce qu’elle illustre dans « Chasseurs sauteurs » et dans « La chute ». « Chasseurs sauteurs » est, à mon avis, le texte le plus exaltant que M. H. P. a écrit à ce jour. Elle nous y fait partager son expérience de cavalière dans ce que la relation entretenue entre elle et le cheval a de plus charnel. On est au niveau de l’instinct et des pulsions réunissant cavalière et monture. L’écrivaine ne décrit pas ce qu’elle vit, elle le partage sans gêne en mettant les mots précis de la relation physique et sensorielle que son personnage entretient avec l’étalon, et, intuitivement, vice versa. J’ai même noté des lignes d’un érotisme fait du jeu de la séduction mutuelle.

Le même jeu est au cœur de « La chute ». Cette fois un étalon est mis en situation de choisir la nature de sa relation avec l’entraîneur et la cavalière, puis entre les deux. Nous rencontrons Christophe Leuzy, l’entraîneur français déjà présent dans « Chasseurs sauteurs ». La cavalière est aussi sinon plus intransigeante que lui, car elle ignore ce qu’il connaît des chevaux et de la compétition équestre. Elle l’apprend grâce à Convento Poulichon de Muze, un étalon de grande valeur que Christophe et elle ont pour mission d’amener à un très haut niveau de performance. « La chute » est à la fois l’avant et l’après, voire la conclusion de « Chasseurs sauteurs »; on y apprend qui est vraiment Christophe, les liens qui unissent la cavalière et le cheval, ainsi que ce qui unit cette dernière et l’entraîneur. Le tout dans une chorégraphie de gestes et de sensations intensément basiques relatant des relations humaines dans leur animalité naturelle.

Si les douze nouvelles du recueil méritent notre attention tant pour le plaisir intellectuel que chacune propose, celles que j’ai retenues et partagées se fusionnent dans les pages de « Écrire, monter ». Marie Hélène Poitras y fait la démonstration, presque chirurgicale, de la nature des liens qu’elle entretient avec l’une et l’autre de ses passions, l’équitation et l’écriture. La métaphore filée, écrire et monter, bien que présente dans plusieurs textes du recueil, révèle son entièreté dans la nouvelle de fin d’ouvrage. J’allais écrire dans toute sa magnificence, car la palette d’émotions qui la soutient nous est donnée avec juste ce qu’il faut de détachement de l’autrice pour qu’on la partage.

Marie Hélène Poitras est entrée dans la cour des écrivaines et écrivains québécois qui travaillent et peaufinent leurs textes jusqu’à la limite du possible, acceptant difficilement que la perfection n’est pas de ce monde. Cela annonce, je l’espère, d’autres œuvres qu’elle nous offrira comme des spectacles où les mots résonnent autant qu’ils raisonnent.

mercredi 24 mai 2023

Paul Bélanger

Traverses. Passages de la Pointe-Lévy

Montréal, Noroît, 2022, 152 p., 25 $ (papier), 19 $ (numérique).

Faire corps avec la mémoire du présent

J’ai rencontré Paul Bélanger, poète et éditeur, au Marché de la poésie, Place Saint-Sulpice, en 2004. Un peu en retrait de ses collègues québécois, ce qui convenait à sa retenue, je connaissais ses recueils et savais qu’il poursuivait la « mission » de Célyne Fortin et du regretté René Bonenfant à la barre des éditions du Noroît qu’ils ont fondées, en 1971.

J’ai aussi croisé l’écrivain éditeur dans l’espace public, discuté de son travail d’éditeur accompagnateur de jeunes et de moins jeunes poètes dans le peaufinage de leurs œuvres. Comment oublier son soutien apporté à notre ami Jean Royer et à sa suite L’arbre du veilleur, son legs à la poésie sans frontières?

C’est d’ailleurs de frontières dont le poète Bélanger nous entretient dans Traverses. D’abord, celles du territoire de sa terre natale, la Pointe-Lévy, où il revient renouer avec ce corps physique tel qu’il l’a connu et où sont ancrées ses racines, plus profondément qu’il n’aurait peut-être cru au temps jadis de sa vie en parentèle. Il l’a d’ailleurs rappelé ainsi dans Retours (Noroît, 1991) – « L’homme depuis l’origine des routes / fait corps avec la terre. » –, ce qui est devenu aujourd’hui : « Un homme traverse sa ville d’enfance et laisse surgir, le temps d’une promenade, diverses images liées au lieu. »

Le projet d’écriture de Paul Bélanger est ainsi énoncé :

« Pour le narrateur, ce passage par Lévis est l’occasion de replonger dans un passé à la fois proche et lointain, condensé d’une existence qui se confronte au monde et tout en corps à corps avec la mémoire du présent – le présent n’étant jamais qu’un lieu fugace et presque inexistant où l’imaginaire et la réalité se partagent à parts égales. Se mêlant aux lettres d’autrefois, documents de l’histoire locale et internationale, les poèmes traversent un territoire autant physique que mémoriel, les versants d’une vie éclairés singulièrement parmi les mêmes arpents de pièges : l’enfant, les amours, la mort, les lectures, l’exil, les visages entrevus, les corps touchés par le désir, qui font de l’individu au long des heures et des jours une conscience dans l’espace du poème. Ce dernier cycle de L’oubli du monde renouvelle la vision donnée presque trente ans plus tôt par la parution du livre premier et en constitue la chute. »

Pour raconter cette nouvelle aventure littéraire, l’écrivain a donné à ses vers le rythme de quatre mouvements comme autant de saisons de son existence : I, la traverse, le fleuve; II, usure et usage du nom; III, des flocons de fer; IV, l’ouvert du pays. Il fait aussi la part belle à la prose poétique, aux accents parfois descriptifs tels que ces pages d’histoire relatives à Lévis, sa ville natale. Rarement ai-je vu un recueil aux accents d’un essai littéraire, teinté de philosophie, qui utilise des notes ou des commentaires soudant la poésie plus classique à la prose illustrative.

L’écrivain n’hésite pas non plus à essaimer des vers d’auteurs qui l’ont marqué et dont l’effet de mimétisme correspond à la matrice du recueil.

Je retiens aussi ce procédé stylistique consistant à faire rebondir les vers de l’un à l’autre comme si les mots faisaient cascader les images et tout ce qu’elles évoquent. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement quand le Saint-Laurent baigne l’entièreté du livre ne serait-ce que par la libre association avec les lieux de l’enfance jamais complètement laissés derrière. Lisez : « en déréliction la vie est / ce passage qui relie les heures / au chemin et le chemin / aux humains ». (63)

Dans une entrevue accordée à la journaliste Marie-Ève Groleau (Le Journal de Lévis, 9 novembre 2022), Bélanger décrit, avec une image éloquente, l’entièreté de sa démarche de poète :

« Je fréquente la poésie depuis 50 ans. La lecture du poème est de l’ordre de l’intime et c’est le genre parfait pour l’exploration intérieure qui permet l’ouverture des possibles. Si on se laisse habiter par un livre, le chemin qui est en soi nous met en dialogue avec le monde, avec le poète et il ouvre quelque chose en soi. La littérature, comme tout autre art, permet de toucher à ce que le réel ne nous permet pas de vivre. La richesse de la poésie m’a permis de voyager sans me déplacer et d’entrer dans la culture d’un pays et d’entrer les différentes manières d’être au monde. Par exemple, Fernando Pessoa m’a fait visiter le Portugal. Dans l’écriture, nous ne sommes jamais la même personne, c’est une recherche constante. L’écriture n’est pas planifiée, elle m’apprend sur le projet sur lequel je travaille, je suis l’intuition. »

Un mot qui revient sans cesse dans ce recueil, au point où le poète en a fait le titre pluriel, c’est « traverses ». Il faut comprendre qu’il joue de sa polysémie, signifiant aussi le lieu de passage – Lévis étant associé à sa traverse sur le Saint-Laurent – que les obstacles qu’il faut éviter, détourner ou surmonter.

Mais alors « que cherches-tu à la fin avec ces vers / les ruines d’une biographie / jamais entendue qu’en rêve / une ville plus grandiose que nature / coincée entre les pores de ta / mémoire trouée vide / étiez-vous taiseux à ce point »? (13) Les réponses à cette interrogation, primale comme un cri, sont aussi nombreuses que les pistes des quêtes évoquées. Par exemple : « je connais mal le récit familial / ça me laisse songeur / la ligne du père ne va pas plus loin / que la Nouvelle-France celle de la mère / a un sort confus mais finalement / son origine est allemand le nom / Saür a glissé vers l’anglais Sawyer… » (19) Ou encore : « l’enracinement [titre d’un essai de Simone Weil paru en 1949 par Albert Camus chez Gallimard] que tu cherches / ton effort sur la terre / le vent multiple des directions / voici la maison où tu es né / tes premières années rue / Saint-Louis-de-France… la ville tu la parcours / un respir inutile dans l’encre / amer du temps… » (37)

Qu’est-ce que cette remarque, « SawyER-BélangER », faite en bas de page, sinon qu’elle oriente lectrices et lecteurs dans ce qui relie l’imaginaire de l’auteur à la réalité. Ainsi, « La légende des lettres dans la remontée des signes. L’inscription d’un métissage commencé il y a longtemps. Double d’une vie paysanne et citadine, comme une incursion entre deux murs, deux montagnes, deux falaises. L’heure verticale qui passe au travers d’un espace. Dans l’inversion, on entend l’errance des lettres finales, comme des noms eux-mêmes. » (52)

Une autre note a aussi retenu mon attention : « Un livre consiste peut-être seulement à créer un mythe, ou, en tout cas, un récit dont l’invention tient de la transcendance et de la remémoration; une émotion du monde se trouve en déplacement. Divers objets peuplent ses jours, et, dans la pure conscience de son néant, il suit pas à pas son corps vitrifié. » (79)

Je répète, me fait-on remarquer, que la poésie va au-delà des littératures dont elle est la mère, car elle est d’abord un mode d’appréhender les beautés comme les laideurs du monde et de notre existence. J’en prends ici un exemple où le poète Bélanger me semble aller bien au-delà du quotidien et de ses trivialités : « le présent avale mon passé / et mime une éternité réduite / à une forêt de corbeaux / avec la flûte des eaux / qui serpente le terrain… » (113) Et encore : « grand théâtre des opérations / les mots naissent dans des formes / floues sur des fonds clairs et / tout à la fois obscurs » (119)

Je vous invite à faire de ces Traverses le lieu de vos propres voyages dans des hiers quittés dans l’ignorance des traces qu’ils vous ont laissées et qui vous ont marqué à jamais sans que vous y consentiez. Les mots de Paul Bélanger et les formes d’écriture qui se chevauchent dans ce recueil vont au-delà du dire poétique en nous amenant dans un univers qui est le sien, mais qui peut aussi être le nôtre dans une dimension où vivre et écrire se confondent.

mercredi 17 mai 2023

Dany Leclair

Ces eaux qui me grugent

Montréal, Mains libres, coll. « Roman », 2023, 336 p., 33,95$.

Détourner le destin, conjurer le sort des anciens

Au mi-temps de la vie, que certains disent « crise de la quarantaine », on regarde dans le rétroviseur pour y voir des artefacts du passé qui pourraient être garants de l’avenir. C’est à un semblable exercice auquel s’adonne Christian dans Ces eaux qui me grugent, le plus récent roman de Dany Leclair. 

Comme toutes les images rétrovisées, celles de Christian Perreault (erreur orthographique du patronyme commise lors du baptême) jouent avec le champ de profondeur, les plus lointaines se confondant avec celles du temps présent. Parfois, c’est la réalité ambiante qui s’insère dans la fresque du passé familial, selon ce que la mémoire ou la tradition orale lui a transmis.

Le présent ici, c’est le 7 juin 2013, vers 20 heures. Ce n’est pas là un détail, mais le point d’ancrage à partir duquel irradient les 55 séquences qui suivent sous forme d’un diaporama. À première vue, on peut croire que l’écrivain a tracé un plan d’écriture résolument chronologique et qu’il a ensuite déplacé des péripéties en fragmentant leurs données spatiotemporelles en fonction de leurs rapports, directs ou imaginés, à l’inexorable 7 juin.

S’il y a un peu de cet exercice de style dans ce que le roman raconte, il y a surtout cette ligne directrice que suggère la citation de Christian Boltanski en exergue : « Toute une partie de mon activité, qui a été un combat tout à fait grotesque, a été de sauver cette petite mémoire et donc des choses tout à fait insignifiantes, mais qui nous font. »

Que se passe-t-il ce fameux 7 juin qui chamboule complètement la vie du narrateur et de sa petite famille? Rien de moins qu’une inondation dévastatrice qui rappelle celle de juillet 1996 au Saguenay où est d’ailleurs né l’écrivain Leclair. Femme et enfants sont en sécurité, alors que Christian a choisi de rester quelques heures de plus dans leur maison, leur oasis de paix qui est, ce jour-là, condamnée. Ces eaux qui me grugent du titre en est non seulement l’illustration, mais aussi l’effet que ces flots ont sur la vie du narrateur, car il doit, avant de rejoindre les siens, relire la longue histoire de sa famille qu’il a écrite, ce qu’il s’est promis de faire avant que son passé ne soit englouti par le torrent. Il doit aussi décider s’il conjurera ou non le mauvais sort qui s’est jeté sur sa santé.

« Ma belle braise sait que les prochaines heures seront pénibles. Depuis des mois, sinon des années, je la prépare à ce moment. Je lui ai cent fois répété l’importance symbolique de cette date. Elle sait à quel point cette nuit sera difficile, elle connaît le caractère sacré qu’elle revêt pour moi. Même sans les conséquences désastreuses de ce déluge inopiné, je redoutais cet instant. En fait, cette nouvelle épreuve, je l’appréhende inconsciemment depuis ma dernière chute, depuis la mort de Dédé. Grâce à la chaleur de Marie-Ève à mes côtés, j’aurai au moins pu bénéficier cette fois d’une période de paix, de répit. » (11)

On l’accompagne dans ce long exercice de remembrance dont les événements relatés sont comme des poupées gigognes éclatées dont le narrateur récupère chaque lambeau en prenant soin de les replacer dans l’ordre d’importance ou d’influence que chacun a eue sur les suivants.

Il en est ainsi de la rencontre avec sa tante Marianne, en septembre 2012. Les bribes de pages mal connues de l’histoire de sa famille paternelle qu’elle lui raconte, photos à l’appui, vont lancer son projet d’écriture lequel va l’amener à découvrir d’où il vient et où il va en faisant une analyse de l’ADN des hommes Perrault qui recèle un destin tragique.

Christian se souvient de la fête de Pâques 1983, la dernière réunion familiale à laquelle participe son père. À cette occasion, ce dernier s’adresse à la tablée : « Vous le savez, tout au long de notre vie, on doit prendre des décisions importantes, on doit faire des choix. Et ces choix-là, même si on ne le réaliste pas toujours sur le coup, ont des impacts sur notre vie et sur celle des autres. » (45) Joignant le geste à la parole, Marcel offre un livre à son fils : « Ce livre-là, mon gars, continue-t-il, c’est ton cadeau de fête en avance. Je le sais que c’est seulement dans quelques semaines, mais j’ai voulu te le donner tout de suite pour que toute la famille puisse le voir. Parce que pour moi, c’est vraiment important. C’est un livre précieux, qui va te permettre de ne jamais oublier. Je veux que tu le gardes toute ta vie. » (46) Même déçu, le garçon avoue que « c’est vraiment un bel objet, fabriqué avec soin. Au fil des pages, dans un lettrage orné d’enluminures, on découvre les neuf générations de Perrault qui m’ont précédé sur plus de trois cents ans. » On reconnaît là la signature de l’Institut Drouin, spécialiste québécois en généalogie familiale.

Christian réalise plus tard, presque trop tard, que ce présent était un message que son père lui adressait, laissant présager son propre décès qui allait survenir le 8 juin suivant, jour de son propre anniversaire. « Mon père a gâché pour toujours mon anniversaire, il s’est arrangé pour que je ne l’oublie jamais. » (55)

Le père de Christian est dès lors plus présent que jamais dans la vie de ce dernier, surtout au moment où il traverse de graves ennuis de santé qui l’obligent à s’arrêter. « Je me suis donné comme but de ranimer par l’écriture mes souvenirs, de reconstruire la présence de mon père auprès de moi [Christian avait 13 ans quand ce dernier est décédé]. Le réinventer. Tenter de lui redonner une existence, une texture…. Reconstruire mon passé ébréché. Inventer parfois pour combler certains trous. Accumuler les morceaux de mon père disparu, le rapiécer pour ramener son existence à la surface, pour refaire la trame de sa vie. Pour essayer de découvrir qui était véritablement cet homme qui se cachait derrière la façade du quotidien. Remonter jusqu’à mes origines les plus lointaines. Pour comprendre son histoire. Pour comprendre la mienne aussi, peut-être. » (64-65)

Le sérieux de son état de santé et l’inquiétude qu’il fait naître chez Christian, sans le partager même avec Sara-Ève, sa conjointe, est confirmé par le médecin; il s’agit d’une masse qui pousse près de grosses veines que les médicaments contrôlent, pour l’instant du moins. « Il faut juste apprendre à ralentir, être plus prudent. Pas évident quand on a couru toute sa vie. » (97)

Le pèlerinage littéraire qu’il a fait dans l’histoire de sa famille lui a entre autres appris qu’on meurt jeune chez les Perrault. « Et moi, là-dedans, qu’est-ce qui m’attend? J’ignore combien de temps il me reste. Et même s’il m’en reste. Après l’échec des derniers traitements, le médecin a parlé de quelques mois. Un an peut-être, deux si je suis chanceux. » (98)

Le récit de son enfance que fait Christian illustre son hyperactivité que rien ne semble pouvoir arrêter. Ainsi, lorsque son infirmière de mère travaille la nuit et dort le jour, Marcel, son père, doit régulièrement lui rappeler de ne pas faire de bruit. Il y a aussi cette fois où son père réparant la toiture de la maison familiale, l’enfant, laissé sans surveillance, s’aventure dans l’échelle jusqu’à ce que sa mère l’aperçoive, lance un cri et que son père, tentant de le retenir, tombe et se brise les deux chevilles.

Cet incident rappelle la fois où Marcel mit le pied sur un tesson de verre alors que la famille passe une journée agréable sur la rive d’un lac qui se termine de façon dramatique. Ces deux événements sont de ceux dont se souvient Christian parmi les éphémérides familiales qui sont autant de façons de rendre compte des misères et détresses des Perrault causées par le père de famille. Comment décrire le désarroi dans lequel l’existence sombre de ce dernier entraîne les siens? Depuis qu’il a quitté l’armée, Marcel Perreault est resté longtemps à ne rien faire, incapable de se trouver un emploi qui lui convienne. Puis, son emploi d’exterminateur lui fait retrouver un peu de dignité, suivi de l’achat d’une modeste demeure, « en déclin rouge ». Les accidents dont il fut victime l’ont néanmoins tenu loin du travail et, même s’il y retourne plus vite que les médecins lui conseillent, il lui doit accepter que, sans le salaire de son épouse, il ne peut faire vivre décemment sa famille.

Marcel Perrault est de ces gens pour qui le verre est toujours à demi vide et à qui la chance ne sourit jamais. Tant et si bien que son humeur peut changer en un instant, d’un commerce agréable il devient détestable, son intransigeance devenant insupportable. Cette schizophrénie, tendance paranoïaque, l’entraîne dans une existence de plus en plus sombre, ce que l’abus d’alcool ne fait qu’exacerber.

C’est cette relation toxique que le narrateur et personnage principal met en perspective, tout en traçant un portrait de la famille Perreault et de ses descendants. Il tente ainsi d’exorciser cette suite de malheurs transmise de père en fils, non seulement en en faisant la narration, mais en tentant d’en conjurer le sort en laissant aller cette maison qu’il affectionne dans le torrent et en choisissant de se battre contre cet autre mal qui le gruge. Il y parvient, comment et à quel prix? Dany Leclair le raconte mieux que quiconque grâce à l’humanisme qu’il a insufflé aux personnages qu’il a inventés et qui vont briser l’inexorable destin que la vie semble leur avoir imposé à perpétuité. L’espoir n’est alors plus un vœu pieux, car il se transforme en une réalité nouvelle.

mercredi 10 mai 2023

Rafaëlle Germain

Forteresses et autres refuges

Montréal, Québec Amérique, coll. « Collection III », 2023, 132 p., 21,95 $

« Un feu roulant de varnoussage »

L’émotion me gagne rapidement quand le propos d’une histoire fait vibrer la corde des souvenirs de ma lointaine enfance. Forteresses et autres refuges, le récent ouvrage de Rafaële Germain, à mi-chemin entre récit et essai, a eu chez moi de tels effets de ressac, car les sujets abordés et la bravoure de l’écriture m’ont souvent chaviré.

Il faut savoir que ce livre paraît dans « Collection III » dont chacun des titres « renferme trois récits inspirés de moments marquants dans la vie de l’autrice. Peut-être s’y glisse-t-il une part d’invention. Peut-être pas. »

Ceux de Rafaële Germain s’intitulent « Les legs », « Noire-Suie » et « Les forteresses ». Ils sont précédés d’un avant-dire, « Les orphelins », dans lequel l’autrice met en perspective le thème qui chapeaute chacun d’eux et qui s’intéresse, globalement, à la mécanique de la mémoire en tentant de répondre à cette question : « Que veut-on garder de ce que le monde a déposé en nous? » (20)

L’écrivaine n’avait pas prévu écrire à nouveau sur ce sujet développé dans Un présent infini (Atelier 10, 2016). Dans ce livre, elle s’interroge sur le rôle de la mémoire et sa fonction de se souvenir, alors que l’on confie inconsciemment nos souvenances à un téléphone en oubliant que sa mémoire peut s’effacer en un clic. Le cancer du cerveau et la maladie d’Alzheimer de son père, Georges-Hébert Germain (1944-2015), sont à l’origine de ses réflexions en accord avec la réalité actuelle.

« J’ai déjà écrit sur le désagrément intérieur de mon père et j’ai longtemps été très déterminée à ne pas écrire sur celui de ma mère [écrit-elle]. Parce que j’avais un peu fait le tour, parce que je ne voulais pas être la fille qui écrit tout le temps sur ses parents, parce que j’en avais un peu plein mon casque, aussi, de ces parents qui avaient trop longtemps pris une place démesurée dans ma vie. » (12)

Sa mère? C’est Francine Chaloult (1939-2022), créatrice du métier d’attachée de presse et de relationniste culturelle au Québec. Femme discrète sur sa vie personnelle, Mme Chaloult était un personnage flamboyant lorsqu’il était question de mettre en valeur le travail de ses protégés.

« Mais voilà que cette occasion se présente : un récit construit autour de trois souvenirs. Or, si mes souvenirs à moi ne semblent pas nécessairement transcendants, le fait est que j’ai vécu durant huit ans parmi ceux qui s’étiolent et se fanent, des champs de fin d’automne qu’aucun printemps ne fera renaître. J’ai assisté, deux fois plutôt qu’une, au rétrécissement d’une mémoire, à l’agonie d’un écosystème intérieur, à la mort lente de la perception qu’une personne a d’elle-même et du monde. » (12)

L’avant-dire ressemble à un vaste plan de travail sur lequel l’autrice a renversé de pleines boîtes de photographies, de lettres anciennes, de babioles tenant lieu de souvenirs éphémères, de cartes postales résumant des voyages, bref de tout ce qu’on accumule la vie durant et qui sont d’une totale inutilité pour les autres.

Arrive le premier récit, « Les legs », entièrement consacré à la mère de l’autrice. Imaginez deux vastes contenants placés côte à côte, l’un rempli de lambeaux d’une existence en vrac, l’autre recevant cette collection hétéroclite. L’exercice consiste à reconstruire un passé indéfini, parce que fragmentaire et jugé tout à fait inutile face à l’infini de l’avenir et de ses possibilités.

Raphaël Germain constate de ne pas plus connaître sa mère qu’elle connaissait son père, même moins puisqu’elle était constamment en mouvement, refusant toute forme d’arrêt jusqu’au déni de son irrémédiable fin de vie. Comment alors se souvenir d’un passé qui, non seulement, ne nous appartient pas, mais dont les souvenirs épars sont ceux des autres, des souvenirs de seconde main qui nous ont été si souvent répétés qu’ils semblent les nôtres?

Ces autres, ce sont les sœurs et les frères de la mère de l’autrice qui se souviennent de ce qu’ils ont vécu en même temps qu’elle, mais qu’ils ont nécessairement perçus de façon différente. Quand il s’agit d’un enfant unique, comme l’est d’une certaine façon RG – compte tenu de sa différence d’âge avec ses deux sœurs –, il n’y a aucun point de référence ou de différence entre l’événement lui-même et sa perception. Ne reste alors que les ouï-dire de témoins d’occasion.

Rafaël German n’a ainsi d’autre choix que de tisser elle-même une trame sur laquelle elle passera les fils lui permettant de créer une toile représentant de façon approximative l’enfance de sa mère, la vie de cette dernière auprès de sa famille à Chicoutimi jusqu’à ce qu’elle quitte la maison familiale. Le récit qu’elle en tire est comme une fresque des temps anciens où sont représentés des héros, sympathiques ou non, qui mènent grande vie ou combat glorieux. Le grand-père est médecin. La grand-mère, un temps infirmière, est femme à la maison, car il en était ainsi en cette époque pas si lointaine. Femme à la maison, c’est aussi être mère, le plus souvent possible selon les règles de l’Église, que ça lui plaise ou non. Cette grand-mère n’affectionne pas son aînée, Francine, et elle ne lui laisse rien passer, surtout que l’enfant n’en fait qu’à sa tête, sachant qu’elle trouvera grâce aux yeux de son père. L’insouciance bon enfant de ce dernier face à ses enfants occasionne un grand malheur – la benjamine Lucie avale de dangereux comprimés de nitroglycérine et en meure – que toute la famille porte ensuite comme une tare indélébile.

Arrive l’âge où Francine C. est pensionnaire chez les ursulines, « un lieu qu’elle habitera désormais plus que sa propre maison », où « elle découvre et embrasse son immense sociabilité… » et ses envies dont les souliers en cuir verni de ses consœurs (les siens sont blancs à son grand dam), le teint mat et l’air mystérieux d’une amie, qui la laisseront avec la conviction que les femmes séduisantes parlent peu et ont l’air toujours vaguement souffrantes… ». (34-35) L’épithète "ravissant" revient souvent à propos des tenues, des visages et des coiffures.

La vie de couventine, à cette époque, est isolée de la vie extérieure et cela lui convient, car « … elle éprouvera toute sa vie pour tout ce qui ne la touche pas directement un désintérêt absolu, allant même jusqu’à soupçonner ceux qui en sont curieux de coquetterie ou, insulte suprême à ses yeux, de "vouloir se rendre intéressants." »

Le grand-père de Rafaël G. décède dans un grave accident d’automobile et le récit qui parvient à sa petite-fille a quelque chose de fantasmagorique. Ce qui l’est moins, c’est que sa grand-mère se retrouve, à 37 ans, mère de six enfants et que sa mère Francine perd son allier indéfectible dont elle dira plus tard qu’il était le seul à l’aimer.

La mort du père est un moment fondateur de la vie de Francine Chaloult : « C’est donc là qu’elle choisira de rester toute sa vie, dans une adolescence mutine et boudeuse, furieusement sociable et hédoniste, où la coquetterie se porte fièrement et la défiance est un réflexe. Comme une ado, elle n’arrivera jamais à se lever avant dix heures du matin... » (41) Peu après le décès, FC ressent ses premiers émois amoureux. « Ses rêves sont encore ceux que peut se permettre une jeune fille de bonne famille des années 50 : un mariage heureux, des enfants, une belle maison bien tenue et surtout, dans son cas, un statut d’épouse modèle. » (43)

N’oublions pas que l’écrivaine Germain décrit sa mère à partir des fragments de récits entendus et d’événements auxquels elle a elle-même participé ou dont elle a été témoin. Il y a aussi ce qu’elle a découvert en mettant de l’ordre dans le fatras des objets laissés derrière. Ce qu’elle n’écrit pas, on la comprend, c’est que la femme qu’elle tente de dépeindre est un modèle de narcissisme exacerbé au plus haut degré.

Pas étonnant alors que, partout où elle passe, elle soit le soleil autour duquel gravite son univers. Par exemple, quand FC s’inscrit à l’école des sciences domestiques de l’Université Laval, c’est pour se préparer à devenir une épouse et une maîtresse de maison exemplaire, ce qu’elle devient plus tôt que tard en épousant, à 18 ans, un étudiant en médecine. « Le récit qu’elle fera plus tard de cette époque sera teinté d’humour et de pitié pour la jeune fille qu’elle était, transie d’idéalisme et presque pétrifiée par le désir de bien faire. » (52)

Or, « ce bonheur qu’elle croyait avoir atteint n’est pas là, il ne l’attendait pas sous les nappes empesées savamment, mais elle le cherche encore derrière les livres de sœur Berthe et un budget familial bien tenu… Elle est amèrement déçue en fait ("moi qui m’en faisais une fête…"), mais elle ne le sait pas. » (54) FC « tombe enceinte, finalement, et accouche à tout juste vingt ans d’une petite fille très blonde… » (54) Cette naissance la rapproche de sa propre mère au point où, après la naissance d’une seconde fille, les deux femmes partent pour un voyage au long cours, laissant les enfants au soin du père et de la bonne. Francine C aurait-elle un même détachement envers ses enfants que sa mère envers elle?

Le retour de ce périple n’ajoute rien d’enchanteur à sa vie de mère au foyer. Installé à Mégantic, son médecin d’époux est plus souvent auprès de ses patients qu’à ses côtés. Loin de tout, elle « commence à comprendre que le modèle [d’une vie de femme] qu’on lui a vendu n’est pas fait pour elle. » (56)

Le récit que Rafaël Germain fait de la vie sa mère, de sa petite enfance à son âge adulte où, devenue mère à son tour, elle constate qu’elle ne survivra pas à une existence sans véritable horizon, s’arrête là. Francine Chaloult n’a pas conservé d’éphémérides de sa remarquable carrière, sinon le prix Félix Leclerc que l’ADISQ lui a remis en 2019 en hommage à l’ensemble de sa carrière. Déjà malade, elle est certes contente, néanmoins pour elle : « Dans la vie, y’a des gens qui sont dans la parade, puis y’a des gens qui regardent passer la parade. Nous, on organise la parade. » (59) Ou comme RG illustre en résumant la vie de sa mère : « C’est une vie de grand fauve : prendre, exiger, concéder ses restes – et ne jamais, jamais regarder derrière. »

« Noire-Suie », le deuxième récit, a des allures d’autoportrait où Rafaël Germain se raconte sans détour ni fausse pudeur. S’il m’est arrivé de reprocher à des enfants de faire le procès de leurs parents sur la place publique, surtout si ces derniers ont eu une existence loin des projecteurs, ce n’est le cas des parents de Rafaël Germain dont de larges pans de leur existence furent publics : Francie Chaloult a eu un impact direct sur le milieu culturel québécois par l’intermédiaire des artistes dont elle a promu la carrière et Georges-Hébert Germain a eu une carrière journalistique et littéraire reconnue.

C’est lui qui a imaginé le personnage de Noire-Suie à l’intention de sa fille, une « Blanche-Neige dans Upside Down, Blanche-Neige trash et bougon… elle est brouillonne, hirsute, et espiègle, elle a de la répartie et de se faire marcher sur les pieds? Très peu pour elle. » (65) Noire-Suie est devenue plus tard l’alter ego de l’écrivaine : « Rendue là, c’est moi qui brode, évidemment, je complète la tapisserie avec les fils dont je dispose : un peu d’imagination et de déduction, une idée tout de même assez précise d’où ça s’en allait – bien sûr que Noire-Suie n’allait pas finir par passer la moppe pour une bande de petits paresseux. » (66)

G.-H. G. invente d’autres anti-héroïnes pour sa fille dont le petit chaperon rouge devenu noir qui « grommelle, grommelle, grommelle et sa mauvaise humeur est telle qu’elle fait peur au loup qui déguerpit, la queue entre les jambes. Un triomphe. » (68) Ces personnages inventés sont au cœur de ce qu’elle retient de sa petite enfance. « Elles sont là, je le sais, parce qu’elles ont été construites avec des mots. C’est une réalité qui m’embête un peu parce qu’elle ressemble fâcheusement à une entourloupette littéraire, une coquetterie d’auteure, mais le fait demeure : ma mémoire a toujours choisi les mots avant tout, d’abord la parole, puis les écrits… Je fais partie de cette cohorte qui ne garde presque aucun souvenir de mon enfance. Vers neuf ans des contours se dessinent, des figures un peu plus nettes sortent de la ouate, mais avant, presque rien – une impression d’étrangeté, de vague aliénation, une salle d’attente? » (70-71)

On revient ici à la question fondamentale des trois récits : la mémoire. « Qu’est-ce qui fait que certains [souvenirs] se cristallisent alors que d’autres s’estompent ou se défont? J’aimerais bien savoir comment se remplissent nos petites boîtes et pourquoi danse au fond de la mienne une kyrielle de fillettes multicolores?... Et aujourd’hui, j’ai beau fouiller le ciel vierge de mon enfance, force est d’avouer qu’il s’en trouve peu. Ceux qui surnagent, ceux qui passent, sont presque toujours des reconstructions recomposées à partir de photos (le chemin des babounes), ou alors ils se rattachent à une histoire, quelque chose qui m’a été raconté – que saurions-nous de nous-mêmes sans les récits qui nous entourent? » (71-72) Et de conclure que « Toutes les familles couvent leurs légendes, en mettant en lumière certains petits pans de vie qui semblent dignes de faire partie de l’histoire et qui deviennent, par la force des choses, l’histoire tout entière. » (73)

Naître de parents « riches et célèbres », façon de parler, signifie qu’avant même de naître l’histoire est commencée. C’est le cas de Rafaël Germain : « La twist : ma mère avait trente-sept ans et un stérilet. La grossesse n’était pas un projet, elle n’était même pas envisagée, mon père avait cinq ans de moins qu’elle et était un "bum" – un mot qu’elle s’appliquait à prononcer avec beaucoup de ressort, c’était presque un "bumb", et qu’elle disait toujours avec une pointe de fierté dans le sourire : elle était la bourgeoise de trente-sept ans au pied de laquelle les petits bumbs venaient échouer, vaincus et trop heureux de rendre les armes. » (74)

Le récit de la relation de ses parents, on s’en doute, est tout sauf un long fleuve tranquille. Pouvait-il en être autrement quand on veut « filer tout droit vers un bonheur de chaque instant, en pulvérisant tous les obstacles sur leur passage. » (77) Est-ce que la naissance d’une fille fait obstacle? Chose certaine, ses parents l’aimaient vraiment, mais leurs activités professionnelles respectives leur laissaient peu de temps pour la domesticité et les soins d’une enfant. C’est donc la sœur de son père qui « habitait avec nous pour pallier tous les aspects de la parentalité que mes parents n’avaient pas le temps de prendre en charge (ils auront été dupes jusqu’au bout : jamais, pas une seconde, n’ont-ils cru que par "temps" ils voulaient dire "intérêt"), à savoir à peu près tout. » (81-82)

La description d’éléments marquants de l’enfance de Rafaël Germain est un terreau fertile dont elle a choisi les figures de style appropriées à chacun des événements : on ne lit pas l’écrivaine, on vit avec elle, par écriture interposée, ce qui est sa façon de vivre. Par exemple, quand elle raconte les colères royales de ses parents, on croit les entendre au-delà de la mort.

Si la musique est l’air ambiant chez les Chaloult-Germain et les interprètes québécois ou français des visiteurs réguliers, les livres sont entrés plus tard dans l’univers que RG se créait petit à petit, mais qui était déjà plein de petites fictions. « Nous évoluions dans un univers magique où les gens aimaient passionnément leur métier et flottaient béatement au-dessus de leurs privilèges, enveloppés de certitude et des atours d’une bourgeoisie décomplexée. » (88)

S’il fallait retenir une photo illustrant l’enfance de l’écrivaine, elle serait celle d’une fillette ou d’une adolescente à la moue boudeuse : « Mon air bête : une des pierres d’assise narratives de mon enfance… le seul vrai souvenir que j’en garde personnellement est une répétition, une accumulation de moments dont il ne me reste rien que la conclusion : ma mère me disait "Change d’air." » (89)

Était-ce là l’expression d’une certaine morosité qui semble se manifester chez cet enfant, un ennui chronique du trop de ceci et pas assez de cela? La conclusion du deuxième récit me semble répondre à cette interrogation : « Je suis Noire-Suie, seule au fond des bois, et je suis ici chez moi. » (93)

Les forteresses du titre sont aussi celles du troisième récit. J’y ajouterais le mot « évasions », car cette histoire fait le lien entre la mère et la fille, entre la forteresse nommée Chaloult et les évasions, Rafaël Germain. Ce récit s’ouvre par une image très forte qui rappelle que Rafaëlle Germain est une écrivaine talentueuse : « Ma mère, durant sa dernière année : un naufrage, une ruine, une révolte – un torrent. Une forteresse ravagée par une tempête dont les vents ne sont jamais partis, préférant élire domicile en son enceinte et tourbillonner contre ses remparts dépeuplés. »

La fin de vie d’un parent, quelle que soit la relation qu’on a entretenue avec elle ou lui, est un moment qu’on n’aime pas vivre, car il renvoie à notre propre fin. Ici, ce n’est pas la mort d’une géante qui gêne, mais sa très lente agonie. Comment dire : Francine Chaloult est décédée bien avant de mourir, car elle a eu de nombreux soubresauts de sa vitalité légendaire, un chapelet de petits doigts d’honneur à l’inexorable fatalité des humains.

Parmi les dernières projections d’images d’autrefois, RG a choisi de mettre en parallèle des failles qui ont amené ses amis à lui suggérer une thérapie, ce que sa mère refusait, imaginant qu’un « logue » patenté allait inévitablement la pointer pour identifier le mal natal qui rongeait sa fille. Ce désarroi, une forme de dépression chronique bien maquillée, sa propre maternité l’oblige à le transformer en ion positif qui lui évite de reproduire le modèle de maternité de sa mère ou même de sa grand-mère.

La dernière image que RG conserve de sa mère, c’est la suivante : « Elle porte une chemise à carreaux noirs et blancs et s’appuie du bras gauche sur le dossier d’une chaise. La main droite sur la hanche, elle a les jambes croisées et la posture désinvolte; le soleil se couche devant elle mais on ne la voit pas, on le devine. C’est cette image que je choisirais, moi, mais elle ne l’aurait pas aimée : il ne se passe rien, sur cette photo, ou plutôt ce qui s’y passe a lieu à l’intérieur, sous la surface… C’est là que j’aimerais la retrouver, sur la véranda, au coucher de soleil, en train de poser sur sa vie un regard apaisé. » (112-113)

La conclusion de ce récit et de l’ensemble de cette trilogie, c'est ce qui reste à l’écrivaine des souvenirs et des empreintes indélébiles qu’ils ont laissées sur la femme qu’elle est devenue. « C’est que j’avais hérité d’une conception de la liberté qui était entièrement dirigée vers l’extérieur, une liberté totale et ostentatoire, qui était d’abord et avant tout affaire d’action… La vraie liberté est ailleurs, elle demandait à être vue et à ce qu’on sorte de soi, petite geôle étriquée et sans charme… Dans les histoires d’où je viens, on ne s’évade qu’en prenant le large… Je dérivais toujours… Puis, j’ai eu une fille [Zaza], une enfant qui méritait l’entièreté de mon être, une dévotion sans égale qu’on pourrait facilement mettre sur le compte d’une rupture de filiation, des aréopages de psychologues pointant ma mère du doigt, ça ne peut être que de sa faute si je vois la maternité comme un don de soi absolument total… » (116-119)

Puiser de son enfance à l’âge adulte pour se raconter, c’est faire passer la réalité à la fiction narrative, de combler les oublis, volontaires ou non, par une affabulation salutaire. Les trois récits de Forteresses et autres refuges sont de cette nature sans basculer dans la démesure ou la fable moralisatrice. Jusqu’où Rafaël Germain a-t-elle trafiqué les faits? Je l’ignore et cela n’a aucune importance, car le passage d’un univers réel, presque rêvé en soi, à un monde imaginé alimente des récits qui nous amènent à créer notre propre image d’un monde en marge de l’ordinaire, du quotidien ou même du trivial. L’écrivaine montre, en noir et blanc, l’envers du décor de Blanche-Neige à Noir-Suie.

jeudi 4 mai 2023

Michel Lord

Le bain

Bromont, de la Grenouillère, 2023, 88 p, 24,95 $

Prendre la vie à brasse-corps

La Révolution tranquille (années 1960) a amorcé le renouvellement social et politique du Québec et l’ensemble de ses impacts est encore difficile à mesurer. Chose certaine l’après-guerre et les années 1950 ont préparé l’avènement d’une société québécoise où l’Église et l’État sont des entités distinctes.

Michel Lord nous propose une incursion dans l’univers d’un jeune intellectuel s’affranchissant d’une « enfance à l’eau bénite » où tout ce qui n’entrait pas dans le moule d’un catholicisme strict et du vivre-ensemble duplessiste était mis au ban de la société. Ce voyage dans le temps est raconté dans les pages de la novella Le bain, alors que Philippe Bouvier est en quête de son identité.

Début des années 1970, le jeune homme n’en peut plus de se sentir à l’étroit dans son milieu de vie, notamment de l’ostracisme de sa mère refusant obstinément d’accepter l’homosexualité de son fils, car elle considère qu’il s’agit là d’un mal dont il doit se guérir. Son père, pour sa part, n’en fait pas toute une histoire et encourage son fils à poursuivre ses études aussi longtemps qu’il le voudra. La seule porte de sortie possible pour Philippe est de s’éloigner du giron familial, de s’inscrire à l’Université Laval et de s’installer, même très modestement, dans la capitale nationale.

Le romancier a confié à un narrateur omniscient de faire le récit, non seulement de raconter les événements et les péripéties tels qu’ils surviennent, mais aussi de jeter un regard périphérique sur l’ensemble d’un tableau spatiotemporel représentant le héros et son nouveau milieu de vie. Le propos est complété par des pages du journal intime de Philippe qui sont des arrêts sur des images et des réflexions du jeune homme à des moments précis de son apprentissage de la liberté et de ses diverses façons de l’appréhender.

À Québec, Philippe organise son quotidien entre les cours et les longues heures de lecture, de la mise en forme physique et des marches dans cette ville qu’il découvre. Un soir, il entre dans un bar achalandé, un livre de Flaubert sous le bras. Surmontant sa timidité, il demande à un garçon, dont la beauté le trouble, s’il peut s’asseoir à sa table. Aussi banale que cette rencontre puisse sembler, elle est déterminante pour lui et pour Frédéric Marceau. L’un étudie en lettres, l’autre en philosophie et l’auteur de Madame Bovary fait partie de leur fonds culturel respectif.

Cette conversation, l’alcool aidant, les rapproche jusque dans le lit de Frédéric. La narration de la relation amoureuse des deux jeunes gens est fort délicate et faite sur un ton idyllique. Même si leurs intérêts respectifs ne sont pas identiques, ils interagissent de façon positive en s’intéressant vraiment à celui de l’autre, l’amour aidant.

Les relations de Philippe et de ses parents ne sont pas différentes depuis son départ, mais le déni de sa mère qui l’a presque conduit jusqu’au suicide ne l’affecte plus. Quant à son père, il continue à payer ses études et le nécessaire à sa vie quotidienne. On n’est donc pas surpris que ce soit dans la famille de Frédéric que les garçons passent l’été suivant leur année universitaire. Le père de ce dernier est architecte, la mère psychiatre; il compte un frère de 18 ans et deux sœurs, dont l’aînée, Mireille, a 16 ans. Un soir que cette dernière est sortie avec son amie Carole, elle ne rentre pas. L’inquiétude de tous est vive, les forces de l’ordre sont avisées. Il faut trois jours avant de retrouver « son corps, mutilé, violé, étranglé. » La peine des Marceau est incommensurable et sème un état de léthargie sur les amoureux, si bien que le reste des vacances va à vau-l’eau.

Ce climat délétère règne au-dessus d’eux l’année universitaire durant, si bien que Philippe et Frédéric décident de voyager en Europe l’été suivant. Ils iront de découverte en découverte comme s’ils étaient transportés dans des univers où leurs lectures les avaient projetés. La rencontre du professeur Maurice Lévy, spécialiste du roman gothique anglais, au musée Gustave-Moreau sera un moment marquant de leur séjour. Souvenons-nous ici que Michel Lord fut et demeure professeur émérite de littérature de l’Université de Toronto, expert du roman gothique québécois (1837-1860), du discours fantastique et de la nouvelle littéraire.

Leur voyage, jusque là au-delà de leurs espérances, se termine abruptement quand Philippe éprouve un malaise jugé inquiétant par le médecin consulté, ce qui les oblige à rentrer prématurément au Québec. Le nouveau diagnostic rassure, car il s’agissait d’un trouble gastrique, sérieux mais passager, occasionné par les abus alimentaires.

Philippe et Frédéric s’installent dans un appartement rénové du Vieux-Québec alors qu’ils entreprennent leur dernière année universitaire avant de décider de la suite des choses, en ce début des années 1970.

Le premier extrait du journal de Philippe date de septembre 1971, il relate les relations avec ses parents, son frère et ses deux sœurs avant qu’il s’installe à Québec et rencontre Frédéric. Terminant leur premier cycle de leurs études universitaires, Frédéric décide de continuer à la maîtrise et son compagnon de vaquer à d’autres activités, pour un temps du moins. C’est dans ce contexte qu’ils décident de mettre leur appartement au profit d’une commune et d’y accueillir, en ce printemps 1972, d’autres jeunes gens en quête de liberté. « La nouvelle commune prit des allures de petite industrie culturelle. Tous sortaient d’une université québécoise, tous voulaient écrire, être journaliste, romancier, dramaturge. Chacun était poète, artiste à sa façon. On avait aussi l’impression d’être sur une lancée vers l’indépendance politique. »

Le rythme de la novella s’accélère avec l’arrivée de nouveaux personnages – Hector Nantel étudiant de science politique, Antoine Hébert jeune peintre; Élisabeth Védrine passionnée de science-fiction ainsi que Jean Savard, Claude Grignon et Esther Richer – et la mise en chantier de Regain Québec, une revue littéraire et politique mensuelle.

La vie du groupe et ses aléas ne se font pas sans heurt, chacun ayant une personnalité forte. Il y a, entre autres, la question financière du projet dont le peintre Hébert est la principale source et il demande un rôle plus important au sein de l’équipe éditoriale. Si des désaccords surviennent, ils sont vite identifiés et réglés dans la bonne entente. Quant aux relations sentimentales, il y a un peu de jalousie affective, mais, au fil du temps, deux couples se forment et célèbrent leur mariage dans le logement.

Du côté de Philippe et Frédéric, une certaine habitude teintée de lassitude s’installe. Frédéric va à ses cours et son compagnon est plus casanier. Une rencontre imprévue met à mal le couple et oblige Philippe d’imaginer à plus longue vue sa vie personnelle et amoureuse, de sortir de la torpeur de l’habitude.

La vie du groupe et la réalisation du premier numéro de la revue se poursuivent jusqu’à son lancement, le 15 décembre 1972. Le romancier raconte avec précision les sujets qui y sont abordés, selon l’intérêt de chacune et chacun. À cette époque où la littérature québécoise est en plein essor, la tendance médiatique est déjà de s’intéresser presque uniquement aux nouveautés et de laisser derrière les autres œuvres, même récentes. Cette modernité à tout prix n’est pas dans les cartons de Regain Québec qui, s’il ne néglige pas les parutions récentes, se concentre plus sur des ouvrages du passé. Inutile de dire que cette ligne éditoriale ne plaît pas à tous les commentateurs qui vont de l’éloge au dénigrement.

Le Noël de cette année-là se passe à Chicoutimi, la famille Marceau étant encore dans la grande tristesse laissée par la mort de Mireille. L’enquête pour retrouver son meurtrier suspendue, Frédéric et son compagnon passent au peigne fin l’espace où le corps de la jeune femme fut trouvé. Leur détermination porte fruit, ils trouvent un gant de motocycliste, en informent la police; Carole Lamoureux, l’amie de la regrettée Mireille, est à nouveau convoquée et elle reconnaît avoir tu le nom d’un garçon très violent qui fréquentait les deux filles. Le gant et cette révélation suffisent pour que les policiers rencontrent le suspect qui finit par avouer son crime.

Regain Québec paraît à nouveau. Les critiques sont plus acérées, mais ne découragent pas ses artisans qui projettent d’en faire un trimestriel et d’en équilibrer le contenu au goût du jour. Le passage du temps et l’entrée de plain-pied de quotidien des adultes auront raison du périodique, chacune chacun partant dans une direction choisie.

Michel Lord partage, dans cet opus, l’univers d’une jeunesse née au cœur de la Révolution tranquille et qui apprend à vivre en dehors des diktats de l’Église et de ce qu’il est convenu d’appeler l’ère de la Grande noirceur. Fort de sa grande connaissance et de sa riche expérience de la nouvelle littéraire, il a construit une novella dont les personnages et les péripéties qu’ils vivent sont à l’image d’un monde et d’une époque dont le 21e siècle est tributaire. Malgré tout, plusieurs sujets abordés sont encore en pleine effervescence, dont celle de la diversité.