mercredi 31 août 2022

Jack Kerouac

La vie est d’hommage, textes établis et présentés par Jean-Christophe Cloutier

Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 2022, 352 p., 17,95 $.

Le français d’Amérique, berceau de la langue

« Laisse-toi éblouir, lecteur » : cette citation ouvre les pages de La vie est d’hommage, suggérant l’état d’esprit dans lequel aborder ce livre qui réunit l’ensemble des textes écrits en français par l’écrivain franco-états-unien Jack Kerouac, tels qu’établis et présentés par Jean-Christophe Cloutier.

Un mot sur cet exergue, tiré de Jack Kerouac, essai-poulet (1972), essai de Victor-Lévy Beaulieu paru à la suite de Pour saluer Victor Hugo (1971). Le prolifique écrivain des Trois-Pistoles a, par la suite, fait paraître plusieurs ouvrages ayant pour sujet un auteur dont il relie l’histoire à la sienne. Celui sur Kerouac précéda de quelques années l’inoubliable entrevue que l’écrivain Kerouac a accordée à Fernand Séguin dans le cadre de l’émission "Le sel de la semaine", le 7 mars 1967 et disponible sur YouTube. La mythologie québécoise de Jack Kerouac s’est alors imposée avant même que On the road (1957), roman phare s’il en est, intéresse le public québécois.


Pourquoi Kerouac maintenant? D’abord, pour souligner le centième anniversaire de sa naissance, le 12 mars 1922 à Lowell, Massachusetts, dans une famille canadienne-française immigrée comme tant d’autres pour y travailler en usine. Mais surtout pour recenser le livre, d’abord paru chez Boréal en 2016, qui est le fruit d’un long et patient travail de J.-C. Cloutier visant à mettre en lumière le paradoxe linguistique de Kerouac qui écrit et pense en « traduidu » comme aurait dit Gaston Miron. C’est-à-dire que Kerouac a grandi dans un milieu francophone qui avait adapté sa parlure quotidienne, francophone à la maison et anglophone à l’extérieur. Quand venait le temps d’écrire, il devait se « bricoler » une structure linguistique basée sur celle de la langue anglaise sans être maîtrisée pour autant.

L’avant-propos d’une cinquantaine de pages propose une étude du constant débat linguistique que l’auteur de "Doctor Sax" et de "Visions of Gerard" a dû mener avec lui-même, car il se sent toujours pris entre deux feux, celui de sa langue maternelle, au propre comme au figuré, et celui de la langue anglaise d’usage qui feront de lui « l’un des auteurs américains les plus importants du XXe siècle » (Wikipédia, 24-06-22). Une sorte de schizophrénie langagière qu’on peut observer partout dans le recueil.

Il est péremptoire de lire l’avant-propos pour bien comprendre la quête langagière, et de là identitaire, que Kerouac mènera toute sa vie, car, s’il a réalisé son projet d’aller en France pour y baigner dans les eaux de cette langue parlée et écrite, aïeule de sa langue maternelle, il n’y réalisera pas cet « impossible rêve » qu’il mènera toujours.

Avant d’aller plus loin dans la mise en contexte des incontournables textes du recueil qui représentent le point d’appui sur lequel toute l’œuvre de Kerouac s’écrira comme il l’a lui-même dit, je vous recommande de lire « La nuit est ma femme », les premières pages du moins, pour constater ce qu’était initialement la langue écrite de l’auteur de On the Road. L’exercice, je vous préviens, peut sembler fastidieux, mais il est pourtant essentiel pour éclairer vivement le point de départ d’une œuvre majeure de la littérature états-unienne du siècle dernier. « J’ai jamais eu une langue a moi-même. Le Français patoi j’usqua-six angts, et après ça l’Anglais des gas du coin. Et après ça – les grosses formes, les grands expressions, de poète, philosophe, prophète. Avec tout ça aujourd’hui j’toute melangé dans ma gum. » (sic) (55) J’ai recopié ces quelques phrases telles que dans le livre; c’est un des passages initiatiques dans lequel on saisit le rythme de cette langue écrite dont les codes sont inventés au fur et à mesure des besoins de l’écrivain. Une image m’est venue en tête dès que j’ai commencé à découvrir cette prose de Kerouac, celle de mes premières lectures de Rabelais, écrivain français du XVe siècle, dont les récits Gargantua et Pantagruel sont en langue originale, laquelle est le balbutiement de ce qui deviendra beaucoup plus tard le français oral et écrit. Or, il faut lire à voix haute Kerouac, comme Rabelais, pour que la sonorité des mots leur donne du sens et de l’organisation.

Pour en revenir à l’avant-propos, il fournit les clés donnant accès au véritable univers littéraire de Kerouac. L’essayiste Cloutier note que : « L’ouverture du fonds d’archives Jack Kerouac à la New York Public Library en 2006… a conduit à deux grandes révélations » (9) D’abord, que le romancier et poète réécrivait, remaniait et reprenait ses textes contrairement à ce qu’on croyait jusque-là. Puis, qu’il y eût « plusieurs histoires, complètes ou inachevées, rédigées dans le français natal de l’écrivain » (9), lesquelles sont réunies, en deux parties, dans La vie est d’hommage.

La première d’entre elles intitulée « Du côté de Duluoz » compte sept textes : « La nuit est ma femme », « Sur le chemin », « Maggie Cassidy », Je suis tu capable d’écrire avec mon doigt bleu? », « L’ouvrage de ma vie », « Si tu veux parlez apropos d’Neal », « On the Road écrit en français », « Écoutez le monde », « Bop blow bop », « Quand tu rencontres un homme supérieur » et « Cahiers de Satori in Paris ». Suivent les cinq textes de « Sé dur pour mué parlé l’angla » : le texte éponyme, « Lettre à tante Louise Michaud », « Lettre à sa mère, Gabrielle », « Commentaire sur Louis-Ferdinand Céline » et « Trois prières ».

Ces seuls titres sont éblouissants, mais J.-C. Cloutier a jugé bon, à raison d’ailleurs, de traduire et de citer ce qui me semble l’incontournable réflexion que mène Kerouac sur la langue : « Les auteurs américains qui n’écrivent qu’une seule langue sont chanceux. J’écris en anglais mais je parle français à ma famille. La famille du côté de ma mère est arrivée au Québec à quelques milles au nord du Maine il y a longtemps. Du côté de mon père en 1740. Alors ne dites pas que nous ne sommes pas nord-américains, ou américains. Ce que je dois faire ici, c’est transposer la parole française en anglais américain moderne compréhensible, et ensuite ajouter l’orthographe sonore exacte du vieux français derrière, en italique entre parenthèses, au cas où des Français ou des étudiants francophones s’y intéresseraient. Le lecteur peut sauter par-dessus ce qu’il veut. D’ailleurs, je veux que le lecteur puisse voir ce à travers quoi j’ai dû passer et combien de travail c’est de connaître deux langues. » (27)

La vie est d’hommage est une œuvre initiatique par laquelle celles et ceux qui s’intéressent vraiment à Kerouac doivent passer. Ce recueil permet de mettre en perspective le débat linguistique qui a cycliquement cours au Québec et dont une résurgence sévit présentement. Or, à lire le très éclairant avant-propos du recueil réunissant tous les textes de Kerouac écrits en ce français « bricolé » à partir de la langue parlée, et donc entendue, tirer de l’environnement et d’un anglais « bidouillé » pour presque les mêmes raisons – la distinction étant que l’anglais était aussi appris à l’école – nous comprenons l’énormité de la tâche à laquelle l’écrivain s’est attelé et qui a fait de lui le père de la « Beat generation ».

mercredi 24 août 2022

Aki Shimazaki,

No-no-yuri

Arles, 2022, 176 p., 28,95 $.

Le monde selon Kyôko Niré

Observez l’univers narratif d’Aki Shimazaki et vous y trouverez des personnages et des décors tout en nuance comme des aquarelles dont l’artiste a volontairement laissé les couleurs se répandre l’une dans l’autre, se fusionnant ainsi en une harmonie totalisante. Cette façon de faire se répète d’une pentalogie à l’autre – « Le poids des secrets », « Au cœur du Yamato » et « L’ombre du chardon » – soit quinze romans parus entre 1999 à 2019.

L’autrice a entrepris une quatrième suite avec Suzuran (2020) et Sémi (2021). Le premier récit gravite autour de Anzu, une trentenaire qui semble imperméable à la cruauté du monde; mère célibataire, elle, son fils et ses vieux parents animent de la trame. Ces derniers, Tetsuo Niré et Fujiko Kajiyama, sont au cœur de la seconde histoire alors que la maladie d’Alzheimer dégrade la santé de Fujiko, au point où ils ont dû vendre la maison familiale et s’installer dans une RPA.

La trame de No-no-yuri, ou lys des champs, se concentre autour de Kyôko Niré, l’aînée de la famille. À 35 ans, Kyôko occupe, depuis sa sortie de l’université, un diplôme de littérature en poche, le poste de secrétaire administrative de M. Smith, PDG états-unien de la succursale nippone de la Anderson, une société fabricant des maquillages et développant des produits originaux. La jeune femme a quitté la ville qui l’a vu grandir pour s’installer à Tokyo et il n’est pas question qu’elle retourne auprès de ses parents, même si ces derniers ne cessent de le lui demander, invoquant que la qualité de vie en région est meilleure pour la santé, surtout depuis l’accident nucléaire de Fukushima. Ils invoquent aussi le fait qu’elle soit toujours célibataire et lui proposent régulièrement un « miaï », une rencontre arrangée en vue d’un mariage. Kyôko reste impassible devant leurs demandes insistantes, au point où elle communique de moins en moins souvent avec eux.

Plus on découvre la personnalité de Kyôko, plus son narcissisme devient manifeste, malgré une ombre à la cage dorée qu’elle s’est fabriquée. Plusieurs des éléments qui composent le portrait de la jeune femme illustre cette espèce de vanité : son goût du grand luxe, notamment au niveau de son apparence qu’elle soigne au plus haut point en choisissant des vêtements de couturiers, un maquillage qui met en valeur sa très grande beauté naturelle, laquelle attire sur elle le regard des hommes aussi bien dans ses rencontres professionnelles que sur la rue. Bref, les « miroirs » ne sont jamais loin d’elle.

Son travail l’amène à voyager dans les capitales du monde où elle aménage toujours un moment de magasinage dans les boutiques huppées dont elle connaît toutes les adresses. Les voyages, professionnels ou personnels, font partie de son mode de vie et elle ne saurait s’en passer même au détriment de sa famille. Il en va de même pour sa vie sentimentale, car le mariage n’a jamais été un projet pour elle. Elle préfère avoir un amant, préférablement marié, qu’elle n’invite jamais chez elle, les « love-hôtels » lui convenant parfaitement. Elle supporte un partenaire pour un laps de temps, mais finit toujours par couper les ponts, surtout s’il devient insistant.

À la Anderson, tout le personnel la respecte tant pour sa personnalité qu’en raison de son poste de secrétaire administrative. Elle a l’entière confiance de M. Smith, son patron avec qui elle travaille depuis 13 ans; il ne saurait se passer d’elle aussi bien au bureau de Tokyo que dans ses voyages à l’étranger. Il y a un très grand respect entre Kyôko et lui. Elle entretient aussi une relation de confiance avec Mme K., la directrice du service du personnel.

Un jour, L., un collègue, lui apprend que M. Smith, en voyage aux États-Unis, ne reviendra pas au Japon et que son adjoint, M. Glenn – que tout le monde appelle M. Green, car il est toujours vêtu de vert –, prendra vraisemblablement la relève. Kyôko ne comprend pas de ne pas avoir été avisé, pas plus que ce soit Glenn qui prenne une responsabilité pour laquelle il n’a aucune disposition.

Mme K. la convoque pour lui confirmer cette nouvelle, ajoutant que la santé de Helen Smith, l’épouse du PDG, est en cause et que, oui, Glenn prendra le poste vacant. Du même souffle, elle lui propose de devenir son adjointe au service du personnel, car elle prévoit prendre prochainement sa retraite.

Kyôko ne sait trop quoi penser de la situation. Un jour où elle rentre après avoir visité ses parents, elle est surprise d’être interpelée à l’aéroport par M. Glenn. Ils conviennent de discuter dès l’arrivée dans la capitale nippone. Cette rencontre permet à l’une et à l’autre d’établir une relation de travail qui s’annonce harmonieuse. Lors de cette conversation, Kyôko apprend que son nouveau patron parle couramment le japonais, qu’il visite régulièrement son fils, lui qui est séparé de sa mère japonaise.

La secrétaire de direction respire mieux en espérant que les choses se tassent pour le mieux. Or, chassez le naturel et il revient au galop : Glenn, alias Green, devient de plus en plus entreprenant avec sa secrétaire. Le « shanaï-ren’aï » – l’amour entre employés d’une même entreprise – n’étant pas interdit chez Anderson, cette relation ne doit jamais interférer dans le travail, Kyôko condescend à être la maîtresse de son patron. Dès ce moment, les choses vont de mal en pis tant pour elle que pour la compagnie Anderson. Aki Shimazaki démontre à nouveau son talent de décrire des situations humaines complexes et de trouver des solutions inventives.

Je ne serai pas un divulgâcheur et je tairai comment l’autrice résout les divers nœuds gordiens qui se sont attachés au fur et à mesure du récit que nous fait Kyôko Niré. Je me permets d’évoquer un dénouement heureux pour le personnage central, car, suite à une conversation avec sa sœur Anzu dont le très grand sérieux l’étonnera, elle comprendra pourquoi elle tient tant à son autonomie dont le célibat en le point d’ancrage.

Aki Shimazaki n’a pas fini de nous ravir grâce à ses miniatures qui nous donnent à observer la vie d’une autre culture en mettant en scène des personnages aux valeurs basiques essentiellement humanistes. Ici, Kyôko Niré donne l’impression d’un narcissisme démesuré jusqu’à ce que l’on en comprenne l’origine et que son fonds culturel naturel émerge.

Une remarque en terminant. Celles et ceux qui ont lu les deux premiers romans de cette suite seront peut-être surpris que Tetsuo Niré et Fujiko Kajiyama, les parents de la narratrice, habitent toujours la maison familiale alors qu’ils ont déjà gagné un RPA dans Sémi, la santé de Fujiko s’étant détériorée.