mercredi 30 novembre 2022

Madeleine Monette

L’Amérique est aussi un roman québécois. Vues de l’intérieur

Montréal, Nota Bene, coll. « La ligne du risque », 2022, 252 p., 26,95 $.

Écrire à plein poumon

Je soulignais récemment qu’avant d’être écrite la littérature était affaire de paroles. Explorons aujourd’hui l’univers de l’écrivaine Madeleine Monette dans L’Amérique est aussi un roman québécois, un recueil de textes choisis parmi ceux qu’elle a consacrés à sa démarche littéraire à ce jour.

Elle y « trace un parcours d’écriture exemplaire depuis une quarantaine d’années. Dans son exil new-yorkais où elle vit sa condition particulière de migrante, elle habite et incarne de façon singulière la langue et la culture québécoises. Parmi les voix exilées de notre littérature, la génération d’Anne Hébert regardait le Québec depuis l’Europe, tandis que celle de Madeleine Monette fait corps avec une Amérique à la fois différente et semblable, surtout par son urbanité dont l’hybridité infinie la fascine. On connaît Madeleine Monette par ses romans et sa poésie, mais voici qu’on la découvre comme une essayiste de premier plan, tout en nuances, attentive à ces arrachements bénéfiques qui l’éloignent au quotidien de sa culture d’origine, pour mieux l’en rapprocher dans l’écriture. »

J’explorais, dans Lettres québécoises (no 133, printemps 2009), « une dizaine des essais qui jalonnent la carrière de Madeleine Monette et décrivent sa démarche créatrice. Ce sont comme des radiographies de son état d’esprit à des moments précis de sa pratique artistique. On y trouve, de l’un à l’autre, l’évidence de l’évolution de la femme et de l’écrivaine à travers chacun de ses nouveaux écrits. »

Parmi ces argumentaires, celui qu’elle a livré lors de son entrée à l’Académie des lettres du Québec, en 2007, me semblait déjà fort remarquable; je ne suis donc pas étonné de le relire ici, car il est d’actualité. « Liens et balises » est son credo littéraire québécois et porte sur sa façon de participer à notre littérature en tant qu’écrivaine. Un passage me semble incontournable : « Mais cette littérature effervescente et dépliée, plus ouverte que jamais sur le monde et encore peu connue pourtant, même de ses propres lecteurs québécois, n’occupe pas et n’arrive pas à réclamer avec assez de force, comme c’est le cas pour les littératures de bien d’autres petites nations, sa place dans l’histoire de la littérature mondiale. »

Madeleine Monette, qui souhaite ardemment que la littérature québécoise puisse s’y insérer, se plaît « à imaginer les œuvres littéraires de différents pays dans une vaste chambre d’échos, une chambre de réverbération espace-temps, où elles seraient lues dans la mémoire les unes des autres, appréciées ainsi à la loupe et par satellite ».

Quinze ans dans la vie d’une écrivaine ou d’un écrivain, ça peut être très court ou très long. Or, le temps littéraire de Madeleine Monette fut très rapide, car non seulement elle publia plusieurs ouvrages, mais elle s’intéressa aussi au travail périphérique de l’autrice qui va vers son lectorat et vers l’institution littéraire qui a elle-même ses exigences.

On la comprend lorsqu’elle écrit : « Dans mes romans où d’autres arts sont souvent représentés, l’attention aux efforts d’une peintre, d’une danseuse, d’une chanteuse, d’une comédienne, d’un petit poète anorexique, d’un jeune rappeur… m’a permis de me tenir à vue, d’écrire en interrogeant de près mon écriture, en la contextualisant. Ce double processus, je m’y suis prêtée également dans ma vie au fil des années, lorsque j’ai écrit des essais-témoignages. »

L’Amérique est aussi un roman québécois compte deux sections, celle des essais où on lit 14 textes et l’autre, 8 entretiens. Chaque texte s’intéresse à un aspect de son art d’écrire, nous suivons ainsi son cheminement et percevons les fragments de sa démarche artistique à travers sa vie de femme francophone vivant à New York, d’écrivaine en marche dans un monde où associée vie de femme et vie de créatrice a ses exigences en proposant de relever de nouveaux défis.

Les réflexions de Madeleine Monette nous font regarder par-dessus l’épaule de sa pratique de l’écriture, de la prose narrative à la poésie, sans oublier ses textes d’exposés oraux tel son discours d’accession à l’Académie des lettres du Québec. Il se dégage de cet ensemble une illustration de ses discours littéraires. À l’ère du prêt-à-manger culturel que proposent parfois les plateformes numériques, n’est-il pas raisonnable de nous tourner vers des créatrices et créateurs reconnus plutôt que vers des avatars virtuels dont on ne parviendra peut-être jamais à retrouver l’origine de leur démarche?

mercredi 23 novembre 2022

Lise Tremblay

Rang de la dérive

Montréal, Boréal, 2022, 120 p., 20,95 $.

Variations sur un même thème

La rupture, même indifférenciée, existe depuis toujours. C’est lorsqu’elle se glisse dans le contre-jour des sentiments qu’elle fait du sens jusqu’à ébranler les piliers de la société. Ainsi, la séparation ou le divorce furent longtemps mis à mal en condamnant les femmes et les enfants à la misère. Hélas, ce l’est encore trop souvent aujourd’hui.

C’est l’univers de cinq femmes confrontées à une telle séparation que Lise Tremblay nous fait découvrir dans les nouvelles du recueil Rang de la dérive. Nous sommes dans l’univers cru des sentiments malmenés comme si chacune des narratrices sans nom avait été abandonnée sur le bord du chemin de leur existence.


Lise Tremblay, dont les ouvrages ont été salués et honorés d’un prix littéraire, nous plonge directement dans le mal être de ses héroïnes, au mi-temps de leur vie ou même plus tard. Elles ont tout misé sur leur vie amoureuse, exploitant ce sentiment avec une telle intensité que son éclatement est plus qu’une affaire de cœur, comme si leur existence était remise à zéro.

L’héroïne – comment identifier autrement la narratrice? – raconte le cours des événements qui ont mené à la rupture amoureuse. La voix de "Rang de la dérive" est restée marquer par une phrase d’une écrivaine italienne : « Nous, les femmes, nous accordons beaucoup trop d’importance à l’amour. » (9) Toutes en ont ressenti ce poids.

 "Rang de la dérive"

La compagne d’Eli est tombée amoureuse dès leur première rencontre. Dès lors : « Je me suis mise à son service comme on entre en religion. » (11) Cet esclavage volontaire l’a contrainte d’accepter des tâches d’enseignement moins intéressantes. Retraité, Éli s’est investi dans la quête d’une utopique fontaine de jouvence. À l’évidence, elle constate : « Je connaissais les ressorts du patriarcat, ce que voulait dire l’aliénation. Je connaissais tous les pièges qui guettent les femmes. J’ai l’impression, avec le recul, qu’il y avait une faille. Visiblement, je portais cette faille comme on porte un gène. » (13)

Constance, l’ex d’Eli qui habite « le rang de la dérive », fera réagir l’héroïne grâce à cette distance qu’elle est parvenue à mettre entre elle et lui, surtout entre elle et un mode de vie qui n’en était pas un. Constance dira d’Eli : « Il a peur de mourir, il a toujours eu peur de mourir. C’est pour cela qu’il m’a quittée. J’apportais la mort. Et vous, la vie. » (25) Malgré tout quand Constance apprend qu’elle va le quitter, elle lui dit : « Et là, je suis triste. Un vieillard abandonné, c’est toujours triste. » (28)

"Les dahlias Evelyne"

Ici, outre la narratrice, il y Martha, Estelle, Jasmin, Jean et les enfants devenus des adultes. Il y a aussi la Côte Nord et la Métropole, deux lieux où se dérouleront les cinq histoires du recueil avec la route 138 pour les relier comme la corde au bout d’une bouée de sauvetage qu’il faut remonter à destination de la nature aux beautés qui emprisonnent. « La côte les envoûtait comme elle nous a envoûtées, Martha et moi. »

Les dahlias du titre sont ceux que cultivait Martha, son jardin devenu une source de fierté libératrice. Dès le début du récit, Martha et la narratrice ne marchent plus ensemble depuis le départ d’icelle et que l’âge les a irrémédiablement gagnées et que la maladie, physique ou mentale, les a visitées. Martha et son amie ont quitté la côte depuis longtemps, mais jamais leur amitié n’a flétri jusqu’à la fin de la vie de Martha. C’est auprès de ces femmes que nous apprenons la signification du mot honte, symbole de l’échec d’un mariage béni pour toujours, pour le meilleur et pour le pire.

"La traversée"

"La traversée" identifie l’origine de la relation tumultueuse entre la narratrice et René. L’histoire de leur échec est celle d’un naufrage aussi fulgurant que le tumulte des eaux de la traversée initiale : la violence. « Puis j’ai pensé qu’il y avait longtemps que j’étais prise au piège comme sur le pont du bateau. Et cette pensée ne m’a plus quittée. Le René que je venais de voir était le même que depuis toujours. Mais là, sa violence s’était trouvé une brèche, et il ne la contrôlait plus. Elle l’avait complètement envahi. » (68) Les autres personnages sont des vecteurs nourrissant la personnalité égotiste de René et la faiblesse de la narratrice.

"Vieille France"

La narratrice, installée dans un village de Gaspésie, a toujours vécu près de la mer. Durant son enfance en France auprès d’une grand-mère aimante – « Comme si mon enfance s’était changée en vieux film français peuplé de paysans et de pêcheurs bourrus. J’ai quitté la France il y a près de quarante-cinq ans. » (75) – et maintenant dans une pension où elle est venue couler ses derniers jours, avant les soins palliatifs lorsque la maladie finira son ravage. « Tu sais, si on me demandait ce que j’ai fait de ma vie, je répondrais que j’ai réfléchi dans les autobus. Dans les heures que j’ai passées dans les transports en commun pour me rendre dans la banlieue nord, je ne faisais que cela : penser. J’avais eu une vie coupée en trois, mon enfance française, mon mariage et mon divorce. » (83) L’ultime bilan de sa vie compte des moments heureux et d’autres d’une lassitude qui s’est imposée petit à petit. « Je n’étais pas malheureuse, mélancolique oui, mais une mélancolie douce faite d’acceptation. » (92)

 "Un conte"

Le dernier récit s’annonce par une fin abrupte : « La nuit où Yves m’a annoncé qu’il ne m’aimait plus, j’ai quitté la maison le lendemain… Je ne l’ai jamais revu. » (99) La trame de la vie du couple se résume ainsi : « J’ai commencé à vivre avec lui alors que je venais d’avoir cinquante ans, il en avait trente-huit. J’étais une très belle femme. Je le savais. Une grande partie de ma vie amoureuse avait reposé sur ce constat. » (100) Vingt ans séparent les deux moments et la vieillesse s’est installée en creusant un fossé infranchissable. « Évidemment, je souffrais [dira-t-elle]. Mais j’avais honte de souffrir ainsi. Une vieille femme de soixante-dix ans ne souffre pas d’un chagrin d’amour. C’est vulgaire. Et plus j’avais honte, et plus je me terrais. » (104) Heureusement, il y avait Bernadette, une amie de longue date qui finira par la convaincre de consulter, surtout après avoir remarqué qu’elle se mutilait. « Ma psy répétait qu’il fallait essayer de flotter sur sa douleur, surtout ne pas s’y dissoudre… Il fallait que je surnage. Et ce n’était pas simple. J’avais soixante-dix ans, j’allais vieillir seule, très loin des images de femmes grisonnantes encore belles et accompagnées d’un homme de leur âge que l’on voyait dans les publicités annonçant des condos pour retraités et des assurances vie… Cette réalité était une arme. Bernadette la maniait à merveille depuis des années. » (114-115)

Les cinq femmes qui se racontent dans les nouvelles de Rang de la dérive illustrent autant de points de vue de l’échec amoureux et de ses conséquences. Culpabilité, honte, déshonneur et tous les autres sentiments désagréables ressentis après ce qu’elles croient être leur responsabilité d’un irrémédiable échec. La période de tourment intensif se calme petit à petit dès que le travail de reconstruction de leur vie affective s’amorce, c’est-à-dire qu’elles comprennent qu’un échec est un échec et rien de plus si on refuse qu’il envahisse et pourrisse l’existence. Lise Tremblay a très bien su décrire, sans pathos excessif, la vie intérieure et quotidienne de femmes blessées, mais combattives. L’écrivaine a créé des histoires à la mesure des drames qu’elles évoquent lesquels s’apaisent au fur et à mesure que le temps en cicatrise les blessures.

mercredi 16 novembre 2022

Sophie Dubois et Louis Patrick Leroux (dir.)

Esti toastée des deux bords; Les formes populaires de l’oralité chez Victor-Lévy Beaulieu

Montréal, PUM, coll. « Nouvelles études québécoises », 2022, 312 p., 34,95 $.

La parole est-elle d’argent ou d’or?

On oublie souvent que les littératures furent d’abord parlées, notamment la littérature française qui mit du temps à se créer une orthographe et une grammaire communes à son seul territoire.

Je pense aux contes et légendes transmis d’une fratrie à l’autre, parfois d’une communauté à une autre. Je pense aux origines de "La chasse-galerie" et aux chansons folkloriques dont l’abbé Charles-Émile Gadbois récolta l’essentiel et publia, paroles et musiques, dans les cahiers de La bonne chanson.

Puis vinrent la radio et la télévision généraliste qui furent et demeurent de grands diffuseurs de littérature orale à travers les monologues et les dialogues de feuilletons, des histoires qui continuent d’attirer les téléspectateurs sur diverses plateformes. Si les téléromans ou les téléséries ne sont pas tous « littéraires », ceux écrits par Victor-Lévy Beaulieu sont unanimement considérés comme en ayant les qualités.

Sophie Dubois et Louis Patrick Leroux, professeurs et membres de la Société d’études beaulieusiennes, ont dirigé la publication d’un recueil d’études brèves intitulé Esti toastée des deux bords. Les formes populaires de l’oralité chez Victor-Lévy Beaulieu, un titre qui rappelle le dicton du personnage de Junior dans L’Héritage.

Rappelons que VLB a pratiqué tous les genres littéraires, dont celui de la dramaturgie scénique et télévisuelle. L’écrivain raconte d’ailleurs sa démarche d’écriture dans ces contextes dans l’essai Race de monde au Bleu du ciel (Trois-Pistoles, 2004). Il évoque, notamment, que sa seule véritable exigence à l’endroit des interprètes : respecter le texte dans son entièreté. Il souligne aussi qu’il a écrit pas moins de 35 000 pages de dialogues en une vingtaine d’années. Je laisse aux sceptiques la tâche de faire eux-mêmes le calcul.

Beaulieu rappelle aussi ses romans et ses essais-récits consacrés à de grands écrivains – Hugo, Kerouac, Melville, Ferron, Voltaire, Joyce, Nietzche ou Twain – pour y observer l’importance de la langue parlée mise en bouche de ses personnages, réels ou fictifs.

Esti toastée des deux bords est le travail d’un collectif d’écrivaines et d’écrivains, dont plusieurs membres de la Société d’études beaulieusiennes et de professeurs, universitaires et autres, découlant du colloque international tenu en avril 2017. En avant-propos, Jacques Pelletier – fondateur de la Société d’études et, à mon avis, l’exégète le plus avisé de l’œuvre du Pistolois – met en perspective l’oralité des textes de l’écrivain protéiforme, balisant et éclairant l’entièreté des études qui suivent.

Pelletier rappelle que, dans son essai Victor-Lévy Beaulieu. L’homme-écriture (Nota bene, 2012), il a « proposé une sorte d’introduction générale et de synthèse de l’œuvre de cet auteur considérée globalement. J’ai tenté de la replacer dans la trajectoire de l’auteur et d’en dégager la signification comme représentation stylisée québécoise, dont elle apparaît comme un univers parallèle. » (15)

L’introduction d’Esti toastée des deux bords, intitulée "L’oralité et le populaire au cœur d’une œuvre polygraphique", est signée de Sophie Dubois et Louis Patrick Leroux. Ils y décrivent le projet dont les textes témoignent de l’intérêt des participants ainsi que de différentes pistes d’analyse et de réflexion portant sur un aspect spécifique de l’œuvre de Beaulieu.

J’en retiens ce passage qui, à mon avis, résume bien l’esprit du colloque : « La langue orale chez Victor-Lévy Beaulieu a d’abord la qualité d’être à la fois méritoire et valable, truculente et jouissive, digne de Rabelais qui, comme le souligne Bakthine, "a même recueilli la sagesse du courant populaire des vieux patois, des dictons, des proverbes, des farces d’étudiants, dans la bouche des simples et des fous". ». (27)

Il n’est pas simple de préférer un essai bref parmi la quinzaine proposée, chacun faisant une étude pointue, presque microscopique, d’un aspect précis des œuvres retenues pour leur caractère oral. Voyez par vous-mêmes les six domaines d’études : contes populaires et régionaux, téléphagie et téléoralité, conversation de coulisse, folie et politique au théâtre, lectures-fictions en mode mineur, posts et statuts de l’auteur. C’est pourquoi, outre l’avant-propos de Pelletier et l’introduction de Dubois et Leroux, j’attire votre attention sur deux textes parmi les plus généraux.

D’abord, "Victor-Lévy Beaulieu dans toute sa théâtralité", la transcription d’une table ronde animée par P. Lefebvre réunissant Yves Desgagnés et Lorraine Pintal – on peut d’ailleurs écouter l’intégrale audio de cette discussion sur le site de la BAnQ numérique. On se souvient de Junior Galarneau du téléroman L’Héritage ou de Leonardo du téléroman Montréal PQ, deux personnages qui ont marqué la carrière de l’acteur qui raconte le rapport que VLB entretenait avec les comédiens et sa présence sur les sites de tournages. Mme Pintal, directrice du TNM, fut un temps coréalisatrice de Montréal PQ, un immense plateau pour une histoire d’époque dont il ne fallait échapper aucun détail. De l’échange du comédien et de la metteure en scène, je retiens surtout l’importance capitale des textes de Beaulieu impossibles de trafiquer. Non seulement l’auteur était intransigeant sur ce point, mais surtout parce qu’il y a une rythmique de la langue beaulieusienne dont on saisissait rapidement la portée et la poésie.

À la question de Lefebvre, « qu’est-ce qui caractérise pour vous la langue de Victor-Lévy Beaulieu? », Desgagnés répond : « C’est une langue inventée. Oui. C’et la première chose qui frappe, que c’est une langue inventée. » Pintal continue ainsi : « Un peu comme la langue de Réjean Ducharme, j’allais dire, je ne sais pas si tu serais d’accord avec moi mais, chez Victor-Lévy Beaulieu, il n’y a rien de réaliste. Le sentiment humain, certes, est réel, mais son évocation à travers l’écriture relève d’une vision très personnelle, onirique, surréaliste. » (156-157)

Je retiens également "Une bio pop avec deux autobios intégrées. Twain selon Victor-Lévy Beaulieu, cabotinerie" où Renald Bérubé s’intéresse au livre écrit à la demande de Roger Des Roches, poète et graphiste ami de VLB. C’est l’occasion pour Dubé de jeter un regard périphérique sur les « génériques biscornus » que le Pistolois donne à certains ouvrages : outre cabotinerie et Twain, il y a l’essai-poulet et Kerouac, lecture-fiction (et non litanie) et Melville, l’essai-hilare et Joyce, la dithyrambe beublique et Nietzche. Renald Bérubé aurait pu continuer, car ce ne sont pas les pistes de lecture qui manquent dans l’œuvre de VLB.

Je conseille à toutes et tous, aficionado ou non de l’écrivain d’être attentifs à ces études qui suggèrent divers points de vue permettant de mieux comprendre l’importance de l’oralité dans l’écriture de VLB qu’on découvre ou redécouvre à l’écoute des feuilletons, certains disponibles sur le site de la télévision d’État, ou en le lisant de vive voix pour en entendre toutes les évocations sonores et poétiques.

mercredi 9 novembre 2022

Dany Laferrière

Dans la splendeur de la nuit

Paris, Points, coll. « Poésie », 2022, 144 p., 21,95 $.

Le spectre de la poésie dans la nuit

Le moins que l’on puisse dire c’est que Dany Laferrière ne dort pas sur son stylo-feutre. Après trois romans graphiques, il proposait, le printemps dernier, Sur la route de Bashō (Boréal), un ouvrage mixte, ni tout à fait graphique, ni tout à fait récit. Le voilà aujourd’hui qui nous arrive avec un recueil de poésie, Dans la splendeur de la nuit (Points, coll. « Poésie »). Ici, le dessin et le graphisme évoquent plus qu’ils ne représentent. S’il y a de vraies illustrations, c’est la couleur qui prime, donnant à la prose poétique une certaine surbrillance.

J’ai noté, dans son précédent ouvrage, que dessins et couleurs s’amalgamaient. Cette fois, couleurs et poésies rebondissent de l’une à l’autre. Si on voit, ici et là, apparaître l’avatar de l’écrivain, sa présence n’est pas aussi prégnante que dans les précédentes œuvres graphiques.

Comme l’écrit Alain Mabanckou, directeur de la collection dans laquelle paraît le livre : « La poésie de Dany Laferrière exalte le goût du voyage et pénètre les mystères de la nuit tropicale. » Qu’a-t-elle tant de splendeur cette nuit? Laissons l’écrivain y répondre : « Les gens pensent que les livres restent dans la bibliothèque la nuit alors qu’ils partent à la recherche des lecteurs endormis. C’est ainsi qu’on se réveille le matin avec le goût d’un récit sur les lèvres. »

Il n’y a pas que le récit d’ensommeillé, il y a aussi la poésie. « Mon père, exilé depuis si longtemps que je ne connais pas son visage, n’a laissé que des livres de poésie. Il y a même ceux d’un poète chinois Li Po. » Dans ses notes, le père retient qu’il a « des traits similaires avec le poète : le goût du voyage et de la nuit et cet appétit de la nature. »

Ce dernier, décédé à New York, est un personnage récurrent dans l’œuvre de Dany Laferrière, comme sa mère, ses tantes et Da, sa grand-mère. Le père, c’est la présence de l’absence, même quand il vivait avec les siens. Il avait l’habitude de marcher dans la nuit au point où, pour l’écrivain : « Mon père se confond avec la nuit. »

Apparaît la maman : « Ma mère, elle, détestait le passé. Pas le passé, mon passé. Elle disait que j’étais trop jeune pour avoir un passé. Que sait-elle de moi? Elle croit que j’ai 16 ans alors que je suis un vieux poète chinois. Je veux savoir pourquoi je rêve d’être Li Po si je ne suis pas Li Po? » D’écrivain japonais à poète chinois, il y a deux univers qui me semblent complémentaires dans l’écriture même de D. L. Le premier serait un prosateur et le second, un poète. D’ailleurs, Li Po (701-762) « est un des plus grands poètes chinois de la dynastie Tang ». (Wikipédia, 30-09-22); connu sous le nom de Li Bai, il a laissé une œuvre monumentale.

Li Po n’est pas qu’une référence et il devient un personnage fictif sous la plume de l’Académicien qui peut ainsi le faire vivre en Haïti, les nuits sans lune en compagnie d’un serpent invisible dans l’obscurité. L’écrivain fait de même, évitant d’être repéré par des voleurs. Le poids de la nuit lui est aussi une source d’inquiétude : quand les jeunes filles pourront-elles déambuler dans la nuit sans être des proies faciles pour les mal pensants?

Heureusement, il sait comment faire à la tombée du jour. Son totem, le hibou, est un rapace nocturne, mais aussi « un homme qui reste à l’écart sans parler ». « J’aime la nuit [écrit-il] parce qu’elle me cache des autres tout en les exposant à mon œil d’Hibou. »

Arrive un autre temps du poème où la prose emprunte les accents d’une correspondance. Il s’agit d’une « lettre à un jeune poète mort », sûrement inspirée par celle de Rainer Maria Rilke, cité en exergue. Cette lettre provient de Gunther, un écrivain allemand qui répond à Mao, surnom d’un ami de l’auteur. « Mao rêve de gloire littéraire. Il écrit à tous les écrivains connus du monde une lettre par jour à chacun… Il leur raconte une vie fictive et un vrai désir de devenir célèbre. »

La missive de l’Allemand, écrite au feutre vert « mouillée par la pluie ou les larmes » – ce qui rend certains passages difficiles à lire à moins que l’écrivain ait décidé de faire en sorte que notre lecture soit plus attentive –, débute ainsi : « Je ne sais pourquoi mais dès que j’ai reçu votre lettre dans une grosse enveloppe jaune au parfum des Tropiques (moi aussi je suis né dans une île) j’ai senti que le moment était arrivé de céder la place à un plus jeune, tout aussi affamé que je l’étais à dix-sept ans de raconter ce qui me passait par la tête, le cœur, le foie, les poumons. »

Gunther connaît bien Haïti, ses grandeurs et ses détresses. Il raconte ce qu’il sait de ce pays et même ce qu’il sait de la famille du jeune écrivain pour qui la nuit est un dangereux terrain de jeux. L’Allemand sait aussi l’importance de la lecture, un excellent refuge contre l’ennui et la misère des hommes. Il ne croit cependant pas que l’écriture prime sur la lecture, car, sans elle, il est impossible d’écrire. Quant à la célébrité, voyez ce qu’il en dit : « Vous voudriez devenir "un célèbre écrivain". La célébrité n’a rien à voir avec l’écriture. Pour devenir célèbre il faut vendre tout ce qui fait de vous un être humain. [Cela] vous pompera toute l’énergie de votre corps jusqu’à ce qu’il ne reste pas une parcelle d’électricité. C’est cela être un écrivain célèbre. »

Le correspondant termine sa missive en informant le jeune homme qu’il a laissé, à son intention, un billet d’avion à destination de Berlin, au comptoir de Lufthansa. L’ami du narrateur le presse de profiter de la situation, considérant qu’il sera plus utile à sa famille en Allemagne qu’en restant à Cité Soleil.

Retour en Haïti, la terre natale qu’il n’a jamais vraiment quittée, ce pays malmené qu’est sa terre maternelle. Arrive Celeur, le sculpteur dont le « travail raconte la pauvreté autour de moi. Les gens ont faim. Mes personnages sont maigres comme des clous. Je n’ai pas d’argent pour acheter du matériel de travail. Je me promène dans les rues de Port-au-Prince et ramène ici ce que je trouve. » S’adressant au narrateur, il confie : « Dès que je t’ai vu, je me suis dit : celui-là il est des nôtres. J’ai un don pour sentir les gens. » Ce dernier se défend d’être un poète, car il n’a encore rien écrit. « Pas encore [de rétorquer Celeur]. C’est pour ça que tu sors la nuit. C’est ton lieu de travail, la nuit. Tu vois cette pile de déchets. Je peux voir les sculptures qu’il y a là… »

La couleur bleue, dont les nuances ou les tonalités influencent les poèmes-récits du livre, évoque la mer et une certaine paix intérieure, même sans la paix sociale. Du bleu nuit au bleu de la voute céleste, le poète narrateur – peut-il en être autrement quand en réservant au propos un sort semblable au gommage du dessin dans Sur la route de Bashō – n’avait pas le choix que d’en venir à une forme de poésie, aussi libre soit-elle, car le poids des mots doit se détacher de leur signification, unique ou multiple, pour mener à l’évocation que lectrices et lecteurs feront éclore.

Dany Laferrière nous surprend à nouveau en transformant son discours littéraire aussi bien que son discours pictural tout en couleur. Littérature d’expérimentation? Peut-il en être autrement quand on veut transcender son art en échafaudant une œuvre, tout en la pérennisant, en lui donnant une aire d’éternité.

mercredi 2 novembre 2022

Dominique Fortier

Quand viendra l’aube

Québec, Alto, 2022, 104 p., 18,95 $ (papier), 10,99 $ (numérique).

Du journal personnel au récit intime

L’écrivaine et traductrice – quel euphémisme, car écrire n’est-ce pas traduire un univers dans toute sa complexité, alors que traduire s’est interprété la partition littéraire de quelqu’un d’autre? – Dominique Fortier nous surprend avec Quand viendra l’aube, un récit semblable à un journal de bord où elle note des éphémérides au gré des événements ou des atmosphères retenus parmi des souvenirs ou des émotions. Ce livre évoque aussi la fébrilité du journal intime, celui qu’on range dans un tiroir verrouillé ou une vieille boîte de chapeau à l’allure négligeable.

L’image du père décédé est à la fois la toile de fond et le fil conducteur suivant le rythme des marées des émotions relatées. N’allez pas croire qu’il s’agit d’une autofiction, l’auteure nous en prévenant en citant La jeune épouse, une œuvre d’Alessandro Baricco : « en ce qui me concerne, je n’ai jamais cru que le métier d’écrivain pût se limiter à habiller ses propres histoires de manière littéraire en recourant au laborieux truc qui consiste à changer les noms et parfois l’ordre des faits, alors que le sens le plus vrai de ce que nous pouvons accomplir m’a toujours paru être le geste de mettre entre notre vie et ce que nous écrivons une distance magnifique, d’abord produite par l’imagination puis comblée par le savoir-faire et l’abnégation, qui nous conduit à un ailleurs où l’on découvre des mondes jusqu’alors inexistants… » (89)

Le père, la mère, le décès de sa sœur en bas âge, la vie familiale des dernières années à Saint-Antoine-de-Tilly en bordure du fleuve, les souvenirs d’une enfance en noir et blanc, les livres devenus des lieux d’apprentissages inépuisables, cette photo du père âgé de six – « terrassé par une mastoïdite nécessitant une opération risquée pour l’époque… cette photo où sourit bravement un bambin aux joues rondes et aux yeux graves, d’une beauté douloureuse, mais confiante. » (57)

Ce père qu’elle accompagne dans les derniers instants d’une aide médicale à mourir, assis sur la rive du fleuve comme si les flots allaient emporter sa vie l’instant venu. Ce père qui « n’a rien laissé à jeter au feu… est disparu comme tombe un arbre dans une forêt où personne n’est là pour entendre : dans un silence assourdissant, un fracas muet, privé d’écho. » (22-23)

La présence mémorielle du père est comme un nuage aux nuances de gris au-dessus de la prose qui raconte plusieurs autres choses, entre autres ses deux précédents romans qui gravitent autour de la poétesse iconoclaste Emily Dickinson, Les villes de papier (2018) et surtout Les ombres blanches (2022) –, précisant que ce qu’elle écrit ici deviendra – est devenu – l’épilogue de ce dernier.

Ces autres choses de Quand viendra l’aube sont concentrées sur le quotidien de l’écrivaine en processus de création; des aléas de cette démarche qui, semblable à l’Atlantique qu’elle observe de la côte Est états-unienne, a ses marées, ses embellies, ses tempêtes, ses eaux étales telle une mer d’huile. Nous ne sommes pas dans l’essai dans lequel l’auteure expliquerait, ou justifierait, sa méthode de travail. Nous sommes dans le monde des instantanés fixant un trop-plein d’observations ou de réflexions sur le temps présent d’une femme, d’une fille et son père en fin de vie, d’une fille et sa mère assumant leur relation, de la mère de Zoé et d’une écrivaine : toutes ces femmes incarnées en une seule et même personne.

Cette personne qui préfère les lieux aux individus, surtout ces demeures inondées par la lumière du jour ou, surtout, celle attendue à l’aube. « Si j’arrive si facilement à écrire depuis quelques semaines alors qu’en ville je peux passer des mois sans réussir à travailler pour la peine, c’est, à l’évidence, parce que dans cette maison-ci les fenêtres sont meilleures : assez grandes pour laisser entrer l’océan et ses tempêtes, assez claires pour accueillir le ciel tout entier, l’horizon qui semble les séparer, mais qui en fait les réunit par une fine suture, chaire bleue contre chaire bleue. » (41)

Parmi les pages du journal personnel, certaines font référence à ce qu’elle perçoit de sa dynamique d’écriture, ces écarts d’intensité comme dans l’interprétation d’une pièce musicale. « Je ne pense sans doute pas comme il faut, mais chez moi les mots et les idées ne se présentent jamais séparément; je n’ai jamais, avant d’écrire, une idée, même floue, même incomplète, de ce que je m’apprête à dire. L’idée apparaît après, une fois que les mots l’ont incarnée. Pour être tout à fait exacte, elle naît probablement en même temps que les mots qui la nomment et sans lesquels elle ne prendrait jamais corps… Ce que cela veut dire, je crois, c’est que je suis une lectrice bien avant d’être une écrivaine. » (61)

Conséquence de cette façon de faire, Dominique Fortier note : « Mes livres m’arrivent en morceaux, qu’il faut assembler comme des pièces de casse-tête – c’est la raison pour laquelle j’ai donné cette façon de procéder à mon Emily, n’en connaissant pas d’autres. Il s’agit d’abord d’isoler chaque fragment (parfois une scène entière, parfois deux ou trois paragraphes, voire quelques lignes seulement), de les imprimer, puis de les répandre autour de soi de façon à pouvoir les embrasser tous du regard en même temps. Ensuite, j’imagine, pour composer un bouquet de fleurs. » (78)

Il y a également cette phrase fondatrice de William Faulkner : « Écrire, c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre. » Puis, elle développe cette idée en racontant qu’après un moment d’écriture languissante, elle va au lit « et tout ce temps quelque chose en moi qui ne dort pas tout à fait continue d’écrire jusqu’au matin. » (87)

Dans le même ordre d’idées, il y a ces vers de Leonard Cohen tirés de <@Ri>Quand viendra l’aube<@$p> – je les aurais mis en exergue : « At first, nothing will happen to us / and later on // it twill happen to us again. » (54) Ces mots de Cohen m’ont rappelé « Bird on a wire » dont les paroles jettent, à mon avis, un regard oblique sur D. F. en train d’écrire ce livre.

Dans le fatras de ce récit aux éléments faussement épars, je retiens les trois pages dans lesquelles Dominique Fortier rend hommage au regretté François Ricard. Celui qui fut « la seule autre personne dont je puisse dire qu’il a été une sorte de père – sans l’intimité affective ou même psychologique que cela suggère » (81), elle l’a rencontré à l’Université McGill [à ce qui était, à mon époque, le Département d’études littéraires sis dans l’édifice Peterson Hall sur la rue McTavish, entre le Faculty Club et la maison des étudiants]. Son professeur, dont elle fut une des assistantes de recherche, la chargea « de l’édition des manuscrits de la suite de La détresse et l’enchantement (Gabrielle Roi) pour en faire un livre. » (82) Ricard fut, pour elle, une de ces personnes qui impacte de façon immesurable la vie d’un individu. « Mais je suis à peu près certaine que sans François je n’aurais jamais ni traduit ni, plus tard, écrit de livres; c’est lui qui m’a ouvert les portes de ce pays-là, le seul que je voulais habiter. » (81)

Quand viendra l’aube est une œuvre d’une puissante ingénuité mettant à nu un peu du moi quotidien de l’écrivaine et quelques fragments au ton retenu de son moi intime. Ce moi ressemble à une quête de soi à soi dont lectrices et lecteurs deviennent des miroirs réfléchissant leur propre perception. Puis, il y a ces questions initiales, véritable mantra : « À sa mort, mon père m’a laissé une poignée d’histoires tragiques, une montre brisée et assez de questions pour me durer toute une vie. Notre existence est-elle tracée d’avance? Comment devient-on qui l’on est? Et si la réponse se trouvait dans les livres? » (2e de couverture)

Je n’ai pas su répondre à ces questions, ignorant même si j’en serai capable avant l’éternité.