mercredi 29 mai 2019


Sylvie Drapeau
La terre
Montréal, Leméac, 2019, p., 12,95 $.

En territoire occupé

La terre est le dernier volet de la tétralogie écrite par la comédienne Sylvie Drapeau. Entreprise en 2015 avec Le fleuve, cette saga fait découvrir une famille de la Côte-Nord, chacun des livres mettant en relief un des membres tout en illustrant l’interaction de cette fratrie nommée affectueusement la meute. Quant aux parents, ils sont les pôles opposés d’une charge affective qui risque d’exploser à tout moment.
Après la mort accidentelle de l’aîné dont personne du clan ne se remettra jamais tout à fait, c’est le départ de la narratrice, alter ego de l’autrice, pour la France au bras de son amoureux. Cette nouvelle cassure qu’est l’éloignement du nid familial provoque une tragédie: la mère tant aimée s’évanouit tranquillement de leur existence, emportée par un cancer sans merci. Les survivantes vont s’établir dans la métropole où les rejoindra Richard, le frère cadet miné par la disparition de sa mère et les sempiternels désaccords avec le père; pour lui, c’est L’enfer de la maladie mentale qui l’aspire vers une mort certaine.



La narratrice et Suzanne, sa sœur aînée, sont complices de l’histoire de La terre. Toutes deux sont des artistes comme le voulait leur mère au grand dam du paternel pour qui les beaux-arts ou la scène ne sont que des distractions, jamais de vrais gagne-pains. Trublion dans l’existence de ses enfants, au-delà des efforts stériles de la mère pour adoucir sa poigne de fer et son caractère tempétueux, ce père n’a rien perdu de son impétuosité en vieillissant, malgré le décès de son épouse, celui des garçons et l’éloignement des filles.
Suzanne, devenue graphiste pour gagner sa vie et mis de côté pinceaux et toiles, a trouvé dans l’achat et la restauration de maisons une façon de détourner les moqueries du père tout en s’en rapprochant, car elle avait longtemps été à ses côtés dans des travaux alors réservés aux hommes. Une, deux, trois maisons lui ont donné une raison d’être sans jamais parvenir à détourner l’emprise émotive du père. Au moment où ce dernier semble plus conciliant, Suzanne fait son coming out comme si elle avait voulu mettre à l’épreuve la nouvelle souplesse du seul homme dans sa vie.
La narratrice est aussi sous le pouvoir dictatorial de cet éternel insatisfait. Bien qu’il se pavane devant ses amis en parlant de sa fille actrice et des succès qu’elle accumule, il ne perd rien de sa superbe devant elle. L’anecdote du repas où la narratrice n’est que la servante de monsieur et consorts illustre l’irrespect paternel. Travailler, gagner sa croûte: tel était le credo de celui qui ne sera jamais le patriarche de la meute.
La narratrice, comme son aînée, est prisonnière d’un bourreau hantant ses pensées jour et nuit au point de s’épuiser à ce jeu du chat et de la souris dont il est le maître. Or, quand on est une actrice, même reconnue, la tentation est grande d’accepter presque tous les rôles proposés. D’une part, vous respectez l’impitoyable volonté du père et, d’autre part, vous recevez l’affection des applaudissements nourris. Cette combinaison émotive, vécue à fortes doses, en vient à empoisonner l’existence de l’actrice, physiquement et moralement. La chute n’en est que plus vertigineuse et les blessures longues et difficiles à cicatriser, voire impossibles.
Sylvie Drapeau ne laisse jamais ses personnages sombrer dans la caricature de la dépression. Pour soigner les vagues d’épuisement physique et moral, la narratrice se rappelle qu’une « actrice, c’est d’abord un territoire occupé. Les personnages cohabitent avec ce qui peuplait déjà la zone, pour nourrir ce qu’on appelle la fiction… Ma terre, ma pierre, ma glaise, c’est moi, sans cesse remodelée, venant de l’ombre, puis offerte à la lumière, afin qu’éclate la vérité. Lorsqu’il s’agit de jouer, la matière première est soi. » (97)
Alors qu’elle est en pleine eau trouble, Suzanne se laisse emporter par les sables mouvants de la maladie. Sa cadette s’en veut de ne pas pouvoir lui venir en aide, mais, pour que cela soit possible, il lui faut d’abord se sortir elle-même des eaux troubles dans lesquelles elle s’est jetée en abusant de ses forces comme leur grand frère Roch dans le ressac des eaux du fleuve, et maintenant Suzanne dans l’agitation des émotions.
Je suis d’avis que La terre est l’histoire la plus intimiste de la tétralogie. Non seulement Sylvie Drapeau se met-elle en scène, à l’avant-scène est plus juste, mais elle peaufine son récit afin d’être reconnue comme une véritable écrivaine et ainsi montrer au père que les arts sont aussi des gagne-pains. L’intensité émotive à laquelle carbure le récit reflète la grandeur d’âme qui anime la romancière, ce qu’elle nous fait partager et ressentir.

mercredi 22 mai 2019

Bruno Jobin
Le cri de l’enfantôme
Gatineau, Vents d’Ouest, coll. « Azimuts », 2019, 168 p., 18,95 $.

Maître ès accumulation et ironie

Il y a longtemps que je n’ai pas recensé un roman de Bruno Jobin qui publie aujourd’hui son neuvième opus, Le cri de l’enfantôme. Mon silence sur ses livres n’est pas un jugement sur leurs valeurs littéraires, mais un signe de mon désintérêt aux polars ce genre que l’auteur affectionne. D’ailleurs, je suis aussi muet sur le travail d’autres écrivains au talent reconnu.



C’est d’ailleurs à un de ceux-là, Réjean Ducharme, que M. Jobin emprunte un élément du titre de son histoire, Les Enfantômes, une œuvre du regretté écrivain parut chez Gallimard en 1976. Ce faisant, je crois que le Johannais a voulu rendre hommage au plus discret membre de la communauté littéraire québécoise.
Qu’en est-il du Cri de l’enfantôme? Le résumé de la trame suggéré en 4e de couverture étant fidèle au récit, sans tombé dans l’accroche publicitaire, je vous la propose :
« Un gamin de sept ans séquestré dans une cage, une mère ado au look gothique, une copine star de cinéma, une cousine originaire de Mongolie, une sourde-muette adepte du vaudou. Au cœur du drame, un narrateur dans la vingtaine, bras rachitique, pied bot, et dont l’œil gauche épie une araignée au plafond. En orbite, un trio de mousquetaires désœuvrés. Dans un bar de danseuses, une certaine Miss Nobody. Et au QG des flics, Hercule Poirot et Woody Allen sur la piste d’un tueur en série. Bienvenue dans cet univers insolite où les rossignols sont des pédophiles, les injections d’arsenic un modus operandi, et les smarties de sacrés indices. Ponctuée par un humour corrosif, nourrie par une imagination débridée, voici l’incroyable histoire d’un homme hanté par le fantôme de l’enfant qu’il porte en lui, telle une malédiction. »
L’auteur Jobin a abondamment puisé dans l’univers de la littérature française en utilisant des écrivains de renom — je pense ici à Charles, Arthur ou Paul qui renvoient à Baudelaire, Rimbaud et Verlaine — pour en faire des personnages correspondant à leur histoire personnelle ou à celle tirée de leurs livres. M. Jobin fait également référence à d’autres artistes ainsi qu’à d’autres aspects de l’univers de la littérature dont des figures de style comme l’analogie, l’accumulation, l’énumération ou le calembour dont il souligne l’existence tout en n’hésitant pas à faire grand usage. Trop ou pas assez? À chacun d’en juger.
Ultimement, je me suis demandé, au tournant d’une page ou de l’un des chapitres, où allait me mener un tel pot-pourri. Fait-il qu’un tel montage d’éléments disparates, mais bien centrés sur la trame, m’étourdisse au point de cesser séance tenante ma lecture ou plutôt devais-je considérer l’ironie qu’un tel amoncellement de clichés — puisés dans tous les domaines, de la publicité aux croyances populaires, des dictons bon enfant aux truismes des images les plus simplettes — met en relief? J’ai bien fait de poursuivre la lecture, retenu par le ton moqueur que le romancier semble avoir choisi pour être le pivot même de la trame du récit, mettant ses vastes connaissances au service de sa créativité.
Croyez-moi, ce trop-plein de références amuse bien plus qu’il ennuie.
Un mot sur les Éditions Vents d’Ouest. « Organisme sans but lucratif, la maison, fondée en 1993, compte présentement 220 titres inscrits au catalogue et répartis en neuf collections. Vents d’Ouest se consacre à l’édition d’œuvres littéraires et a pour mandat de développer, de promouvoir et de diffuser une littérature authentique de haute qualité, tant à l’échelle régionale que nationale, en plus d’agir comme animateur culturel dans la région de l’Outaouais. Les objectifs de la maison sont de soutenir la création, d’encourager la relève et de contribuer à la diversification de la littérature. »
Aucun doute, l’éditeur a bien fait son travail en publiant Le cri de l’enfantôme. À à nous d’en découvrir les péripéties.

mercredi 15 mai 2019


Alain Bernard Marchand
Complot à l’UNESCO
Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Roman », 2019, 216 p., 21,95 $.

À Paris, les nuages sont comme des trottoirs

Peut-être êtes-vous déjà entrés dans la boutique de Marie-Ange Hébert, située dans un ancien phare de la Côte-Nord, pour y admirer les bijoux que fabrique l’artisane à partir de pierres ou de bois mort que le fleuve lui offre. Chanceux, vous avez croisé Émile, son fils, clerc professionnel en vacances dans ce coin de pays.



Ne chercher pas, les Hébert, mère et fils, car ils sont des personnages du plus récent roman d’Alain Bernard Marchand, Complot à l’UNESCO, qui nous amène à Paris, au siège social de l’organisme, qui « a pour objectif de contribuer au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant, par l’éducation, la science et la culture».
Narrateur et personnage principal, Émile est devenu secrétaire du dg de l’UNESCO à la suggestion d’une amie. « Je me préparais à enseigner le grec ancien, si tant est qu’on eût voulu encore l’apprendre, mais le destin, qui est un peu l’horoscope des Anciens, en a décidé autrement. » L’influenceuse, un mot à la mode, se nomme Sophie Elytis. Il y a longtemps qu’Émile l’a rencontrée, qu’il est tombé sous son charme et qu’ils sont devenus inséparables. Pour lui, il « y avait chez elle quelque chose d’aérien… Méfiez-vous, car elle me donne souvent envie de perdre la tête. La côtoyer équivaut à la réinventer. »
Sophie est comédienne et, comme tout est dans tout, elle est la fille de l’ambassadrice de la Grèce à l’UNESCO. On imagine que cette dernière a favorisé l’embauche d’Émile.
Outre quelques personnages en lien direct avec le travail d’Émile, il y a sa mère Marie-Ange. Il y a aussi François Laverdure, son ami de toujours devenu critique de cinéma qui n’hésite jamais à s’envoler pour Paris y visionner quelque obscur film de maître en entraînant Émile, à son corps défendant, dans de minuscules salles spécialisées. Chacune de leurs rencontres est l’occasion pour que leurs univers distincts, l’un hyper réel et l’autre nageant dans la fiction, se croisent et suggèrent une proximité inquiétante.
Un doute persiste tout au long du roman selon ce que le narrateur raconte des bureaux de l’UNESCO, de son patron et des représentants des pays membres rencontrés par hasard. Cette agitation, sous-jacente à l’ensemble des péripéties et de l’action même de l’histoire, prend diverses tournures selon ceux qui interviennent ou le coin de Paris où se situe l’action. Car oui, le romancier a fait de la Ville lumière un incontournable personnage comme dans Le cent vingt-cinquième numéro d’Apostrophes, son précédent ouvrage.
Un jour surgit un personnage douteux qu’on nomme le Colosse de Rhodes. Celui-ci donne l’impression d’être un tueur à gages employé par on ne sait qui et sans savoir qui est dans sa mire. L’individu dérange Sophie qui s’imagine des scénarios de polar politico-mafieux et qui se met à le suivre, car elle le croit une menace pour elle ne sait qui.
Dans la cavalcade des jeux diplomatiques dont le siège social de l’UNESCO est la scène, alors qu’on prépare la rencontre historique entre le Président chinois et le Dalaï-lama, survient la mort de François Laverdure, une balle dans le front. Le soir précédent, la victime et Hébert avaient fait la bringue jusqu’au lever du jour, alors que le critique rentrait au pays et que son ami cuvait son vin. L’enquête policière s’embourbe très vite, le peu d’information qu’Émile peut leur donner n’aidant en rien.
C’est le même Émile qui ramène le corps de son ami au Québec pour le rendre à sa famille. Il en profite pour visiter sa mère et respirer l’air salin du large. Survient alors un autre meurtre, celui de madame Hébert. Cela fait beaucoup en peu de temps dans l’entourage d’Émile. Bien que Sophie et son patron lui conseillent de prendre le temps pour honorer la mémoire de sa mère, Émile bouscule les conventions pour rentrer à Paris et assister à la rencontre historique à laquelle son travail l’a associé.
Que se passe-t-il lorsque les dignitaires entrent dans l’enceinte de l’UNESCO où on les attend fiévreusement? Alain Bernard Marchand a imaginé une chute comme le font les auteurs de polars ou d’intrigues cinématographiques. Pas étonnant que son héros écrit : « Je ne dis pas tout. Moi aussi, j’ai des secrets. L’écriture me permet d’ailleurs de les protéger. »
En refermant le livre, on constate que le romancier a semé discrètement tout au long de la trame des indices suggérant une fin qui n’est pas celle qu’il a ultimement choisie. On ne s’ennuie pas à lire Complot à l’UNESCO, ce roman jouant d’intrigues pour nous faire visiter des coins de Paris et rencontrer des personnages du milieu diplomatique qui n’ont rien d’ennuyeux et dont l’univers est à l’avenant. Mais au fait : qui est vraiment Émile Hébert?

mercredi 8 mai 2019


Nouveau projet
« Refonte! » no 15, printemps-été 2019, 16,95 $.

Revisiter l’excellence

À l’heure où la presse écrite vit sa traversée du désert, que plusieurs de ses piliers qu’on croyait éternel s’effondrent, un groupe de jeunes gens, réunis sous le vocable d’Atelier 10, s’associèrent il y a sept ans et créèrent la revue semestrielle Nouveau projet.
Sous la direction de Nicolas Langelier, cette société se veut le « catalyseur et connecteur des forces vives du Québec nouveau. Atelier 10 est une entreprise sociale œuvrant au développement de projets susceptibles de nous permettre de mieux comprendre les enjeux de notre époque, de prendre part activement à la vie de notre société et de mener une existence plus signifiante et satisfaisante. »



Si on en juge par le vif intérêt qu’a suscité depuis Nouveau projet, tant par le nombre d’abonnés que d’organismes publics ou sociaux qui ont contribué à son financement, le périodique ne cesse de « publier les meilleurs auteurs et journalistes, de soutenir les forces progressistes et novatrices sur les plans politique et artistique, et de contribuer à l’effervescence de la société québécoise et de la culture francophone en Amérique du Nord ».
Boulimique de la presse papier, j’ai ressenti de la fierté de voir apparaître un tel périodique. À l’ère où l’on vend ou ferme des médias, la venue d’un semestriel d’une telle qualité journalistique et d’une grille graphique originale m’a réjoui. Depuis, je n’ai jamais été déçu par la variété des sujets abordés, la diversité et le sérieux des points de vue élaborés.
Le 15e numéro, printemps-été 2019, se veut « une petite refonte » de son contenu et de sa présentation graphique. Côté visuel, cela se traduit par une mise à jour des fontes de titraille et une mise en page repensée. Côté articles, la revue parle « davantage de ce qui se fait dans toutes les régions du Québec, [accroît] la diversité des collaborateurs et des sujets, [présente] encore plus d’idées susceptibles de changer nos vies. »
Les lecteurs fidèles ne s’égareront pas dans les méandres de nouveautés mal avisées, mais constateront que l’équipe a bonifié son offre journalistique en tenant compte de remarques des lecteurs et des membres de cette même équipe.
En introduction, le rédacteur en chef écrit : « Alors qu’on croyait la planète plus petite que jamais, il semble y avoir, ici comme ailleurs, un fossé grandissant entre "eux"et"nous". Où est passée notre impression d’un avenir partagé? » Son analyse de la situation, de ses causes et de ses effets me semble plus que pertinente à quelques heures du dépôt d’un projet de loi sur la laïcité de l’État québécois.
Parmi les rubriques ou chroniques de ce numéro, je retiens le «résumé de trois idées fortes tirées de publications récentes» qui m’a rappelé le Reader’s Digest de mon enfance, une revue qui a suscité ma curiosité sur des sujets ou des enjeux auxquels un adolescent des années 60 n’était pas généralement intéressé. « Mode de vie » s’intéresse au deuil; dans l’accroche de « Réparer notre rapport au deuil », Marie Claude Élie-Morin rappelle que « ceux qui ont déjà perdu un être cher savent que la véritable empathie est rare. » Quant au « Dossier », les articles portent sur l’état des lieux de pays étrangers dont la région amazonienne, la Syrie, les rues d’Édimbourg et de Dakar, l’Amérique centrale et « la distante Asie ». Bref, des heures de lecture et de l’eau au moulin de réflexions sociétales.
Pour celles et ceux qui ne reconnaissent pas la jeune femme en une, il s’agit de Régine Chassagne, cofondatrice du groupe Arcade Fire, qu’interviewe Nicolas Langelier.
Sur ce, je retourne à « Depuis que j’habite seule », une création originale signée Durga Chew-Bose, essayiste et critique indo-canadienne vivant à Montréal, et à « Les petites routes », une fiction de Juliana Léveillé-Trudel.

Thomas O. Saint-Pierre
Miley Cyrus et les malheureux du siècle : défense de notre époque et de sa jeunesse
Montréal, Atelier 10, coll. « Documents », 2018, 112 p., 12,95 $ (papier), 6,99 $ (papier).



Les plus âgés qui ignorent qui est Miley Cyrus ont intérêt à lire le 13e  essai de la collection « Documents », sous-titré "défense de notre époque et de sa jeunesse". Il met en relief quelques éléments du faussé générationnelle actuelle. « Ceci est un livre sur notre rapport à notre époque — mais aussi à la jeunesse qui incarne, dans notre esprit, ses carences et ses excès. Une époque que nous détestons, de manière générale. Pas toujours sans raison, bien entendu, mais avec une paresse intellectuelle qu’on réserve habituellement à la condamnation des frasques des chanteuses populaires. Constitué d’une série d’observations ayant Miley Cyrus comme pivot, cet essai n’a pas pour ambition de montrer que notre époque est au-dessus de tout reproche, mais seulement que cette autoflagellation en dit plus long sur nous que sur elle. »

Christiane Bailey et Jean-François Labonté
La philosophie de l’abattoir, Montréal, Atelier 10, coll. « Documents », no 14, 2018, 104 p., 12,95 $.



Cet autre titre de cette collection alimente des "réflexions sur le bacon, l’empathie et l’éthique animale". Les auteurs s’interrogent sur ce qu’« aurait l’air une société juste envers [eux]? Comment repenser le cadre éthique, politique et social qui balise nos relations avec eux? Ces questions suscitent un débat collectif qui s’annonce comme l’un des plus importants du 21e siècle. Entre les habitudes culturelles et les discours antispécistes, beaucoup peinent à se faire une opinion. Pour nous outiller, ce livre dresse une synthèse limpide et vivante des arguments invoqués dans cette discussion. Il y est question de poulets à ressorts, de citoyenneté animale et de désobéissance civile, et aussi de ce que nous voulons léguer aux générations à venir. » À l’heure des préoccupations écologiques et environnementales, il ne nous faut plus être plus bêtes que les bêtes elles-mêmes.


mercredi 1 mai 2019

Gilles Archambault
Tu écouteras ta mémoire : cent très brefs récits
Montréal, Boréal, 2019, 136 p., 18,95 $.

Enchâsser dans l’espace des souvenirs

Il suffit d’un coup d’œil dans le rétroviseur de mes chroniques hebdomadaires pour constater à quel point Gilles Archambault, l’écrivain et passionné de jazz, y occupe une place de choix. Tout iconoclaste et misanthrope qu’il se prétend être, ses proses — romans, récits, nouvelles ou carnets — laissent voir un humaniste pour qui ses semblables ne font pas toujours preuve de justice naturelle entre eux. À mon avis, l’auteur est un fin observateur du genre humain et un critique impitoyable de ses bêtises.




Tu écouteras ta mémoire, son plus récent opus, propose 100 récits d’une ou deux pages, voire d’un seul paragraphe, qui forment une galerie d’images hétérogènes de ce qu’il note chez ses amis, hommes ou femmes, ou encore ce que la société lui donne à voir des obstacles au « vivre ensemble ».
Ces sujets d’observations ne sont pas ce que les autres lui inspirent, mais plutôt ce qu’il perçoit de lui-même, ce personnage inventé récurant dans plusieurs de ses livres, cet homme sur qui il porte des jugements sévères. L’époux, le père ou l’écrivain lui-même, aucun de ces rôles n’y échappe.
Qui de nous deux?, récit paru en 2011, rappelait avec émotions et une indiscutable sincérité, la fin de vie de l’épouse et le désarroi du survivant. Cette peine est éternelle et la cicatrice que la mort de l’autre a laissée ne guérit jamais tout à fait. Quelques-uns des récits de Tu écouteras ta mémoire, dont « L’inconsolable », le rappellent non pas sur le ton d’une pitié quémandée, mais celui du souvenir du sentiment amoureux longtemps partagé, des écarts de conduite qui l’ont marqué et du ton moqueur du vieux beau qu’on ne veut pas être. À moins que, comme dans « Conversations intimes », plus "il vieillit, plus il devient irrévérencieux."
Là où Gilles Archambault est au sommet de l’autodérision, c’est chaque fois qu’un récit fait référence à l’écrivain qu’il est ou qu’on évoque. Je pense entre autres aux « Vieux papiers » : " Hier, je me suis débarrassé avec grande joie de plusieurs boîtes de documents que je m’entête à conserver… Je n’ai jamais eu beaucoup d’ambition et, aussi bien l’avouer, les écrivains m’ont toujours horripilé… Comme s’ils s’imaginaient que la Terre s’arrêterait de tourner le jour où ils cesseraient d’écrire. "
L’homme vieillissant qu’est l’écrivain — faut-il rappeler qu’il est né en 1933? — est aussi un sujet récurrent de l’ensemble du livre. Point de nostalgie pleurnicharde, mais un regard oblique sur les souvenirs laissés par des hommes et des femmes, amis ou amantes, dont la présence a façonné son existence, un peu ou beaucoup. Je pense ici à « L’oubli définitif » où le narrateur écrit : " Il y a des jours où je parviens à feuilleter les vieux albums que ma mère a laissés à sa mort. Le passé saisi sur le vif a quelque chose d’effrayant. "
En tournant une page où le récit se résume à un court paragraphe, je me suis souvenu d’une conversation avec un ami peintre à qui je faisais remarquer que plus son œuvre avançait, plus le dessin cédait presque tout l’espace aux couleurs et à leurs nuances. C’est, d’une certaine façon, ce que j’observe dans les derniers livres que Gilles Archambault a publiés. J’y vois un effet du temps qui passe et de l’essentiel de l’existence qui s’incruste dans l’espace des souvenirs qui se réduit comme peau de chagrin. On dirait que l’impression filtre les images d’un passé de plus en plus lointain, les autres acteurs du moment étant déjà disparus.
Que le narrateur des récits de Tu écouteras ta mémoire le veuille ou non, Gilles Archambault demeurera un écrivain majeur de l’univers de notre littérature que j’attends et lis plaisamment d’un ouvrage à l’autre. Que je relirai sans doute quand le ressac de l’ennui de sa prose aux nuances de l’ironie montera en moi.