mercredi 29 juin 2022

Dany Laferrière

Sur la route de Bashō

Montréal, Boréal, 2022, 384 p., 32,95 $.

Les mouvements de la main

Comme les peintres qui abandonnent la ligne de l’horizon et s’engagent dans l’univers du non figuratif, Dany Laferrière poursuit sa quête d’une œuvre mixte, ni tout à fait graphique, ni tout à fait récit, en s’appropriant l’art de la fusion du dessin, parfois flou, parfois évocateur, parfois empruntant au portrait, en échappant ici et là, un mot, une phrase, un aphorisme suggérant un point de vue sur la réalité, générale ou ambiante.

L’Académicien du Square Saint-Louis aurait-il associé les couleurs plus que les formes en les mettant au service de l’essai, genre conceptuel hautement épique, car cherchant toujours le relatif et jamais l’absolu? Voilà d’ailleurs pourquoi il me faut établir un lien entre Sur la route de Bashō et Petit traité sur le racisme (Boréal, 2021), son précédent ouvrage, car cette phrase fait écho de l’un à l’autre : « Un nègre est un homme et tout homme est un nègre, »

Qui est Bashō? Poète japonais du XVIIe siècle, « il est considéré comme l’un des quatre maîtres classiques du haïku japonais [poème japonais de trois vers composés respectivement de cinq, sept et cinq syllabes]. Auteur d’environ 2 000 haïkus, Bashō rompt avec les formes de comique vulgaire du haïkaï-renga du XVIe de Sōkan (autre poète japonais) en proposant un type de baroque qui fonde le genre au XVIIe en détournant ses conventions de base pour en faire une poésie plus subtile qui crée l’émotion par ce que suggère le contraste ambigu ou spectaculaire d’éléments naturels simples opposés ou juxtaposés. » (Wikipédia, 20 mai 2022)

Rappelons-nous que Dany Laferrière publia Je suis un écrivain japonais en 2008, où on aperçoit Bashō qu’il lit et commente afin de créer un contexte à la vie et à la pensée nipponnes : « Je suis dans le métro de Montréal en train de suivre les traces d’un certain Matsuo Munefusa, dit Bashō. »

Venons-en au nouvel opus. Butiner me semble une excellente position pour le lecteur qui tourne les pages de Sur la route de Bashō, attiré par une ligne, une couleur, un lieu, un objet, un ou quelques personnages, une citation ou, parfois, la ligne directrice d’une réflexion que l’écrivain Laferrière mène en slalomant entre les supports d’expression qu’il s’approprie, de mieux en mieux d’ailleurs, en suivant le diktat de Boileau de remettre son ouvrage cent fois sur le métier.

Dans l’agora réunissant autrices et auteurs que Laferrière interpelle outre Bashō, on note Proust, Gertrude Stein, Mishima et d’autres. Quand on l’interroge sur ce sujet, il dit : « J’aime les visages des intellectuels, des essayistes autant que des romancières. Ils ont cette façon particulière de poser leur regard sur le monde. À force de ruminer des pensées, ils ont fini par capter cette lueur qui illumine leurs visages. Je n’avais pas trop conscience d’une présence si forte au monde avant de chercher à les dessiner. Les écrivains ont vraiment un visage. C’est vrai que j’ai beaucoup parlé de Bashō, de Magloire-Saint-Aude, de Whitman, cachant une petite bibliothèque à l’intérieur de chacun de mes livres. Dans ce dernier, ce sont plutôt des femmes que je dessine: Virginia Woolf, Simone de Beauvoir, Anaïs Nin, Sylvia Plath, Zora Neale Hurston, Jean Rhys, Sei Shōnagon ou Marie Vieux-Chauvet. Tout cela parce qu’une jeune lectrice se désolait de ne pas voir assez de romancières sur mes étagères. Je citerai les plus jeunes une autre fois. » (Boréal Express, printemps 2022)

On ne lit pas ce livre comme une prose narrative, illustrée ou non, mais bien comme on fait la visite d’un musée imaginaire, nous arrêtant pour lire tel message, tel commentaire ou pensée; pour scruter le portrait d’une écrivaine célèbre ou célébrée qui, parfois, en évoque une autre telle Marie Vieux-Chauvet rappelant Simone de Beauvoir, sa marraine chez Gallimard; pour apercevoir l’auteur lui-même et la blonde chevelure hérissée de son avatar, personnage récurrent d’un carnet de dessins à l’autre; pour saisir l’essence de lieux québécois, parisiens ou d’ailleurs sur la planète Terre; pour évoquer le schéma d’un souvenir, de son origine à son enracinement; ou simplement pour ressentir une gamme d’émotions évoquées suggérées par une couleur, une ligne, une perspective. À se demander si Dany Laferrière n’a pas été inspiré en cela par son ami Franco Nuovo et son Dessine-moi un dimanche, et dessiner lui-même un livre en technicolor guidé à la fois par l’art naïf haïtien et l’impressionnisme français.

Après avoir joué à ouvrir et à refermer Sur la route de Bashō pour la nième fois, je l’ai déposé sur ma table de chevet, à portée de la main, pour être capable de le saisir dès que j’aurai besoin d’une potion pour apaiser le maelstrom que provoque la vie guerrière et climatique télévisée et retrouver la sérénité bien réelle qu’exige le quotidien de notre proximité sensorielle. L’essai dessiné de Dany Laferrière est ni un placebo ni une poudre de perlimpinpin capable de guérir tous les maux de la Terre, mais il déploie un horizon où lover notre corps astral, l’y laisser reposer avant de remonter sur la rossinante de tous les possibles que la vie nous propose.

mercredi 22 juin 2022

Paul Chanel Malenfant

Trop d’enfants sur la terre

Bromont, de la Grenouillère, coll. « Les classiques du XXIe siècle », 2022, 168 p., 26,95 $.

À la frontière des ombres

La poésie mérite notre attention plus que jamais, car, si elle est l’assise de tous les genres, littéraires, elle est aussi messagère de l’art de vivre. Je vous propose Trop d’enfants sur la terre, un recueil d’une grande maturité signé Paul Chanel Malenfant qui illustre la mission vitale de la poésie.

Cet écrivain a une feuille de route impressionnante. Tout en enseignant à l’UQAR, il a publié plusieurs recueils de poésie, des essais, des fictions narratives, des anthologies et des livres d’artistes. Plusieurs de ses ouvrages furent en lice pour des prix littéraires prestigieux et il a remporté plusieurs de ceux-ci.

Je retiens au passage Traces de l’éphémère (Noroît, 2011), une anthologie établie et présentée par Louise Dupré. L’écrivaine membre de l’Académie des lettres du Québec, y fait une remarquable synthèse du corpus de P. C. Malenfant : « S’il me fallait évoquer en un seul mot le parcours de Paul Chanel Malenfant, je choisirais mémoire, puisque sa poésie se fonde sur le désir incessant de garder vivant le passé : passé de l’enfance, des voyages, des amitiés et des amours disparus, celui de l’univers familial qui rencontre l’Histoire, toujours présente dans cette œuvre. » (9)

Quel paradoxe que de recenser Trop d’enfants sur la terre à peine 72 heures après l’assassinat de dix-neuf enfants de 10 ou 11 ans, entre guerre intérieure et guerre lointaine, toutes étant de véritables crimes contre l’humanité! Pourtant, les images que Paul Chanel Malenfant déroulent sous nos yeux mettent en perspective une ère bien vivante, une époque où enfanter était d’abord imposé aux femmes par la sacralisation du devoir conjugal, mais pouvait aussi être un choix assumé.

L’écrivain a aménagé ses observations du passé et du présent en six périodes, comme si chacune était une salle d’un musée qui propose une rétrospective de l’essentiel d’une sienne vie. Le liminaire ouvre la porte aux mouvements que les suites de poèmes, en vers ou en prose, décrivent avec des mots et des images tous plus évocateurs les uns que les autres, car ne faisant pas que décrire les situations, mais redonnant vie à des douleurs extrêmes et à des jets éphémères d’une lumière rédemptrice. « Je ne reviendrai plus voir cette enfance dans une vieille armoire où je rongeais jusqu’au sang – ainsi, je ne pourrai plus gratter la terre au fond des tombes de familles, ni arracher les racines des arbres généalogiques. » (9)

Les salles d’exposition occupent un espace distinct l’une à l’autre, dictées par le sujet et le poids du discours poétique. La première pièce, intitulée "Des voix venues des limbes", suggère que la fin de vie est inexorable :

Il n’est jamais trop tôt pour mourir.

Nous sommes toujours en danger de mort. (50)

La voix hors champ, celle du poète à n’en pas douter, demande d’ailleurs : « Lisez jusqu’à la fin, lecteurs, ce livre d’heures que l’un de nous, un soir de désespoir, a refermé derrière lui. (42) Et pourquoi donc ce maelström persistant?

"Où est le monde? Le monde qui refuse de voir la vérité, toute la vérité, rien que la vérité révélée dans la Bible à la tranche vert-chou (,..) de ma grand-mère maternelle affirmant que les mystères de la vie et de la mort ne sont pas de mon âge, que je suis un enfant trop vieux pour mon âge ingrat?" (53)

Pourtant, après un voyage dans le passé toujours présent dans le quotidien,

Je suis arrivé à la frontière des ombres,

là où la pensée ne pense plus

là où le poème se tait. (61)

Tout au long du recueil, l’écrivain cite autrices ou auteurs, leurs mots en italiques. Le choix éditorial a été de rassembler les notices bibliographiques à la fin du livre. S’y référer au fur et à mesure brise le rythme de lecture. Je vous suggère de faire cet exercice de référence avant de lire le recueil.

La salle numéro 2 du musée imaginaire évoque "Le silence des espaces abolis", alors que le narrateur était « un suicidé bienheureux revenu du pays des ombres pour départager à nouveau le mal de la douleur, retrouver le sens perdu de l’innocence et de l’enfance. » (69) Et pourquoi ce poignant retour : « Car nous sommes tous, grands frères humains, des bourreaux et des victimes, des innocents et des coupables. » (71)

Dans la troisième salle, le poète lance un "Avis de recherche", ouvrant ainsi une véritable galerie de portraits de personnages plus grands que nature, justement à cause des qualités intrinsèques de chacun. On y entend : le récit de Rosalie ou C’est eux qui m’ont tuée, car elle était « l’écorchée vive, la petite catin de guenille. » (78), celle-là même que l’on voit en page couverture; celui d’Ariel ou Il y a certainement quelqu’un qui m’a tué; Rosalie et Ariel « Deux figurines de verres jumelles enlacées dans un sarcophage pour l’éternité » (81); le récit de Fifi, l’homosexuel d’une autre époque; les faits divers ou Qui suis-je? la réponse étant

J’étais un autre moi que moi

qui avait peur au-dedans de moi… 

J’étais du genre efféminé avec un e muet… (86);

le récit de Teddy ou Nuit et brouillard, titre d’une chanson de Jean Ferrat, « Je suis Teddy, rien que Teddy, le chanteur noir moulé dans son pantalon de cuir collant au corps comme gant de pécari. Je reluis. Je rutile. » (93); quoi de plus actuel que le récit des enfants migrants : « Je ne rentrerai plus dans le rang des enfants de chœur soumis aux gestes des surplis… Je suivrai la file des enfants migrants à la frontière américaine. » (98), mais aussi les sacrifiés du Yémen ou du Vietnam; puis, il rappelle le récit des filles de Polytechnique, le surlignant d’un vers de Jacques Brault : « Le silence est une violence qui ne fait pas de bruit sur la nuit des temps du massacre? » (101). Le bref récit de Kevin est fatal, mais sans morosité :

je ne suis plus le petit Kevin

mais le veuf

de ma sœur que j’aimais

 

je suis plus seul que jamais

maintenant que mon nom est personne. (104)

Le récit d’Esteban ou de la Harley Davidson ressemble à un moment intense de l’après, d’une autre vie imaginaire :

Au volant de ma Harley-Davidson

je ne suis plus l’orphelin de naissance

je suis le héros en coup de vent

au souffle coupé

percutant contre un camion d’ordure,

au volant de ma Harley-Davidson. (106)

L’univers du narrateur poète n’étant pas fermé, il entend monter un chœur de femmes qui psalmodie des Me Too de désolation, car « Nos corps de femmes étaient des armes de guerre. » (107) À celles à qui on a imposé une expérience de victimisation s’ajoute celle des très jeunes garçons transformés en gitons à leur corps défendant. La pédophilie peut-elle être autre que patentée et sans cesse destructrice d’une certaine jeunesse?

Advient la bien nommée salle 4, "Naissance de la poésie". Celle-ci est drapée d’une toile semblable à la « terre, prise de tremblement, [qui] fut vouée durant des heures à sa disparition chaotique, à son effondrement parmi les tourbillons de matière grise, les gaz à effet de serre, les pluies acides. » (115) Cette implosion fait place à un « univers dépareillé d’un Nouveau Monde, seuls les artistes survécurent… Les amoureux des mots entrèrent dans un état de survie ténébreuse et d’intense mélancolie, qu’ils appelèrent poésie. » (118)

Il va de soi, selon la logique narrative pivot du recueil, qu’advienne alors "Le temps d’après" où « Les enfantômes étaient devenus des adultenfants… Ils avaient formé des boucliers humains devant des chargements de vieillards conduits à l’abattoir. » (121)

La sixième et dernière salle d’exposition est la bien nommé "fin du monde". Apothéose de cet univers, aussi divers que continu, il semble prévisible que mine « de rien, les personnages meurtris de ce livre se transformèrent en poètes dans un songe ininterrompu et volatil. » (146) Apparaît alors cette grand-mère omniprésente dans le recueil, dans diverses atmosphères et en arrière-plan, mais dégageant une odeur prégnante aux parfums d’éternité : « Avec sa tendresse de vieille consolant mes désespoirs d’enfant, ma grand-mère Lafrance recréait un Nouveau Monde à l’image de mon désir, de mon refus global et de ma foi naïve. » (148)

À la boutique des souvenirs qui clos toute exposition d’envergure, se trouve l’épilogue synthèse troublante de ce que le recueil nous a donné à voir : « Qui d’entre nous se portera au secours des enfants de malheur venus mourir en ce livre, si nous ne reconnaissons pas nos gestes meurtriers au miroir sans tain de leur mort? Et de la nôtre? » (157)

Trop d’enfants sur la terre est un recueil de la maturité de l’écrivain et de son univers intime. Nous sommes en présence d’une œuvre globalisante, car, si les thèmes qui lui sont chers – celui des souvenirs du passé, de la famille dont la grand-mère est le centre, d’une certaine nostalgie et d’une mélancolie assumée – sont bien présents, il en fait les matériaux composant une toile illustrant, ou imitant, le poids des ans.

À l’ère de l’éphémère et de la tyrannie de l’instant présent, la poésie de Paul Chanel Malenfant fait figure de monument, de ceux qu’on ne parviendra jamais à faire imploser, car elle a une odeur d’éternité.

mercredi 15 juin 2022

Isabelle Doré

Ramène-moi à la maison

Montréal, Pleine lune, 2022, 320 p., 29,95 $.

Histoires de famille ou famille d’histoires?

L’âge de la mémoire ramène des histoires que l’on croit nôtres, mais qui ne le sont pas. Il y a, en effet, des souvenirs qui nous ont été si souvent répétés, bien qu’ils soient le fait de quelqu’un d’autre, qu’on croit être nôtres. Comment se souvenir de détails de l’époque où nous étions nourrisson? Bref, dans « toutes les familles, on répète sans cesse les mêmes anecdotes alors que nos vies se résument, au fond, à deux ou trois événements marquants. »

Il en est ainsi de plusieurs des treize récits que propose Isabelle Doré dans Ramène-moi à la maison (Pleine lune, 2022). L’autrice-narratrice y effectue un retour sur les temps anciens de sa famille – sa mère Charlotte Boisjoly, son père Fernand Doré et ses grands-parents paternels et maternels – ainsi que de sa propre fratrie composée de son frère et complice Jean-François et de sa chère sœur Marie-Ève. Sans oublier sa marraine, Françoise Gratton, et Gilles Pelletier, l’amoureux de cette dernière.

Sans être friand des sagas familiales, je me suis laissé emporter par ces histoires croisées aux multiples rebondissements qui jettent un regard oblique sur la période effervescente de la vie socioculturelle montréalaise, du début du vingtième siècle à la Révolution tranquille jusqu’à aujourd’hui. Isabelle Doré est une habile portraitiste, notamment sa façon de décrire ses personnages, chacun ayant des traits particuliers qu’on retient vite.

Pour bien circonscrire son propos, l’autrice en brosse d’abord une fresque. « Grand-papa Conrad et grand-maman Irène [Doré], le p’tit Henri et Yvonne [Boisjoli], tante Jacqueline, mes oncles Jean et Marcel [Doré], mon père Fernand, Margaret Seguin, ma mère Charlotte Boisjoli, mon frère Jean-François, mes sœurs Marie-Ève et Emmanuelle, François Graton, ma Toune à moi toute seule, et Gilles Pelletier, le plus beau des marins, vous avez transmigré dans mon corps encore vivant et j’avais cette responsabilité de parler de vous tous. »

Conrad Doré, tailleur pour femmes réputé, est marié à Irène Laliberté, fille d’Irlandais. Le jeune couple souhaite avoir rapidement des enfants, mais la nature ralentit leur élan. Après un premier fils décédé en bas âge, Irène donne naissance à Marcel, puis à Fernand et Jacqueline. L’écrivaine donne une image affectueuse des grands-parents Doré, rappelant qu’ils ont accueilli Ernestine, la mère de Conrad, et Èva, la sœur de cette dernière, suite au décès du père Doré.

Côté Boisjoli, Henri et Yvonne forment un couple toujours amoureux. Ils aiment le théâtre et leurs enfants leur en fournissent plusieurs occasions. C’est d’ailleurs pourquoi ils ont acheté une des premières télévisions sur le marché afin d’écouter l’émission jeunesse, Pépinot et Capucine, dans laquelle jouent Charlotte, Marie-Ève, Jean et leur gendre Fernand. La narratrice manifeste une grande tendresse à l’endroit du p’tit Henri, son grand-père, ébranlé par le décès de son épouse lors d’un bête accident de la circulation et par la montée d’un certain nationalisme.

Quand il est question de Jacqueline Doré – la seule fille du clan –, de son époux Jean Labbée et de son oncle Marcel, l’écrivaine utilise un ton moqueur jamais méchant, surtout à l’égard de Jean, dit le Jean le Benêt ou le Naïf, qui fut un fonctionnaire municipal loyal, même s’il se faisait embobiner par des entrepreneurs véreux. Le couple Jean & Jac, un diminutif prisé par Jacqueline, n’eut pas d’enfant et, vers la fin de sa vie, Jacqueline, qui avait pris soin des biens familiaux que ses frères ne voulaient pas, les offrit à Isabelle, un pactole fait de véritables bijoux à la mode et de porcelaines dignes d’une grande table.

Marcel Doré, personnage caricatural s’il en est, eut un destin tracé par sa mère Irène qui le consacra à Dieu dès sa naissance. Missionnaire, il vécut longtemps loin du pays et, à son retour, fut tenu à l’écart de la communauté pour des motifs restés mystérieux.

Qu’en est-il de Charlotte Boisjoli et de Fernand Doré, les parents de l’écrivaine? Le couple entre en scène au moment de leur divorce, alors que la justice envoie Jean-François chez son père, Marie-Ève et Isabelle, chez leur mère. Pour la narratrice ce fut là une plus grande injustice, car la relation avec sa mère était un combat perpétuel qui se règlera très tard dans leur existence. Quant à Fernand, il est tout le contraire de Charlotte. Sa vie telle que décrite pourrait faire à elle seule l’objet d’un film d’aventure ou d’un docudrame sans âge, car il marqua de son empreinte presque tous les milieux où il a évolué, pour le meilleur ou pour le pire.

Pour raconter son frère Jean-François, l’autrice a imaginé le dialogue d’une émission de radio-vérité. C’est, à mon avis, l’histoire la plus touchante du livre, car la connivence entre les protagonistes est sans limites. Café Rimbaud, titre d’une chanson de Lucien Francoeur, est une toile de fond hyperréaliste des passions et des abus dont Isabelle et Jean-François Doré furent des acteurs, lui plus excessif qu’elle, mais tous deux prolongeant le génie créateur, et parfois dévastateur, de leurs parents.

Que dire de Marie-Ève, la sœur de l’autrice, sinon qu’elle porte bien le sobriquet d’Aiglon qu’elle lui donne, ce personnage d’Edmond Rostand toujours « en quête de son identité personnelle ». La narratrice d’ajouter : « En fait, pour mieux la décrire, il faudrait abouter plusieurs personnalités difficiles : l’histrionique, la narcissique, la passive-agressive, la paranoïaque, d’autres encore, je manque d’espace… en ce qui me concerne, plutôt que de parler de folie, je préfère avancer la thèse de l’art de la folie ou comment rendre fous les gens autour de soi ! »

Charlotte Boisjoli eut un autre enfant après ses 40 ans : Emmanuelle, une enfant trisomique très attachante. Isabelle Doré est respectueuse de sa demi-sœur autant qu’elle se moque des parents d’icelle, Charlotte et le comédien Jean-Pierre Compain. Les parents d’Emmanuelle se sépareront eux aussi, lui retournera en France avec la fillette, Charlotte Boisjoli allant les visiter régulièrement jusqu’au décès d’Emmanuelle en 1985.

Le dernier récit porte sur la comédienne François Graton, affectueusement appelée la Toune. L’autrice considère que sa mère lui a fait le plus beau cadeau de sa vie en choisissant cette dernière comme marraine, car Françoise Graton, une collègue de Charlotte Boisjoli, lui fut autant un ange gardien qu’une marraine. Françoise Gratton et Gilles Pelletier formèrent longtemps un couple sans vivre sous le même toit; leur relation, connue du milieu, était un véritable secret d’État pour respecter un engagement passé du comédien.

En conclusion, Isabelle Doré cite Proust avec justesse : « Les images choisies pour le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables, que celles que l’imagination avait formées et la réalité détruites. » Outre la littérarité maîtrisée de l’écrivaine, cette histoire de familles, d’une génération à une autre, les aléas du quotidien vécus au rythme et selon la personnalité de chacune et de chacun ont des allures de commedia dell’arte ou d’opéra bouffe. Évidemment pourrait-on dire puisqu’il y a des enfants de la balle dans ces ensembles, mais ce serait là de négliger le caractère intrinsèque de chacune et chacun. Chose certaine, ces récits relatent des aventures allant bien au-delà de ce que les fictions patentées livrent en pâture, toute littéraire soit-elle.

mercredi 8 juin 2022

Michel Lord

25 ans de nouvelles québécoises par ses meilleurs nouvelliers et nouvellières (1996-2020)

Bromont, de la Grenouillère, coll. « Essai », 2022, 344 p., 34,95 $.

Refaire le portait du monde à sa façon

Au début des années 1970, étudiant en littérature à McGill, je fréquentais des librairies non loin du campus. La première fois que je suis entré dans un bookstore, je fus surpris du nombre de rayons consacrés aux « short stories ». En faisant la remarque à une conseillère, elle m’a expliqué que ce genre correspondait à l’influence littéraire états-unienne. J’ai plus tard constaté cette évidence en fréquentant de tels établissements outre-frontière où le « short story » semblait le roi incontesté de la prose narrative.

La littérature québécoise n’est pas en reste pour la publication de recueils de nouvelles, plusieurs éditeurs littéraires lui consacrent une collection ou même l’entièreté de leur catalogue, L’instant même étant un bon exemple. Il y a même un périodique spécialisé, XYZ, la revue de la nouvelle, qui célèbre son 150e numéro cet été. D’autres revues littéraires s’y intéressent aussi; par exemple, Lettres québécoises qui a longtemps compté dans ses rangs LE spécialiste reconnu de la nouvelle, Michel Lord.

Tout retraité qu’il soit, Michel Lord demeure fort actif, entre autres en publiant deux livres en autant d’années, soit une étude intitulée Anne Hébert contre vents et marées (Lévesque éditeur, 2021) et, maintenant, 25 ans de nouvelles québécoises par ses meilleurs nouvelliers et nouvellières (1996-2020) (de la Grenouillère, 2022).

Ce dernier ouvrage, un recueil alphabétique proposant la recension de 160 recueils de nouvelles écrites par 71 nouvellières et nouvelliste, des articles parus au fil des ans, au cours de ses longues et fructueuses collaborations à la revue Lettres québécoises, à l’annuel Lettres canadiennes et à la revue University of Toronto Quarterly>. Le critique a revu l’ensemble de ses propositions et rédigé les mises en contexte appropriées.

Pour avoir été un lecteur assidu des recensions de Michel Lord, j’ai pu observer sa façon d’aborder les livres sur lesquels il a porté un regard diligent. Les études qu’il propose ici se lisent comme une suite de nouvelles racontant non seulement la trame narrative des proses choisies, mais aussi la place de ces récits brefs dans l’ensemble de l’œuvre des autrices et auteurs, et dans le paysage littéraire québécois.

J’attire votre attention sur l’introduction de 25 ans de nouvelles québécoises… L’essayiste y décrit le plus simplement du monde son projet de livre qui n’est pas, insiste-t-il, un répertoire de nouvelles à lire ou non, mais bien « des textes qui s’apparentent à la critique de consécration, l’objectif étant de célébrer une pratique que d’aucuns rangent à tort parmi les petits genres. » Il souligne que chaque « nouvel auteur apporte, peu ou prou, un peu de tout ce qui fait son temps, privé ou public, selon qu’il est discret, politique, ou pas, dans ses œuvres. »

25 ans de nouvelles québécoises… donne aussi à observer l’évolution de la pratique de la chronique et de la critique littéraire de M. Lord sur une période de 25 ans, ce qui n’est pas rien en cette ère où l’éphémère et l’autoproclamation d’une expérience critique « innée » sont rois.

Un autre aspect de l’anthologie, c’est qu’elle témoigne des choix éditoriaux qu’un chroniqueur aguerri doit faire, de l’écriture critique proprement dite – un genre littéraire en soi qui « n’a cessé de soulever depuis le XVIe siècle, débats et controverses » (Laffont-Bompiani) – et de son art d’appréhender de nouveaux recueils avec passion afin « de faire découvrir et aimer ces beaux recueils qui ont jalonné le dernier quart de siècle. »

Bref, « l’écrivain et critique Michel Lord, qui a consacré son existence au genre bien particulier de la nouvelle, situe les œuvres dans leur contexte, éclaire le lecteur sur la vie des auteurs et montre à quel point s’affirme le genre littéraire dans lequel les auteurs québécois manifestent un génie remarquable : astuces narratives, critiques sociales, même confessions dans un mode d’autofiction ou d’autodérision, création d’un autre univers, la nouvelle et celles et ceux qui s’y consacrent au Québec n’ont de limites que leur imagination. »

Merci Michel Lord, passeur littéraire émérite et « critique de la célébration ».

mercredi 1 juin 2022

Monique Giroux et Pierre Gince (dir.)

Félix Leclerc et nous : 40 regards sur l’homme et son œuvre

Montréal, L’Homme, 2022, 304 p., 32,95 $.

Au pays du Roi heureux

La passion de Monique Giroux pour la chanson française et québécoise emprunte le sillon tracé par Guy Mauffette et Jean-Pierre Coallier. C’est à la radio que ces derniers m’ont instruit de la poésie chantée, l’un alors que j’étais pensionnaire au collège, l’autre, a suivi selon sa manière de faire. Aujourd’hui, pour saluer « le roi heureux », Mme Giroux et Pierre Gince proposent Félix et nous : 40 regards sur l’homme et l’œuvre.

L’animatrice d’ICI-Musique raconte, en introduction, sa non-rencontre avec Félix Leclerc quand, enfant, elle imaginait, en compagnie de son papa, le Vaudreuil où la famille Leclerc d’alors – celle d’Andrée Viens, Martin et Félix – habitait. Faute d’avoir rencontré l’homme aux multiples talents – dramaturge, écrivain, auteur-compositeur-interprète – elle a rassemblé le témoignage de celles et ceux qui l’ont côtoyé ou sur lesquels il a exercé une influence artistique telle une profonde adéquation.

L’autrice a ajouté, pour compléter ces voyages au pays des souvenirs, un résumé des faits saillants de la vie personnelle et professionnelle du Latuquois, quelques références bibliographiques importantes, dont des biographies, des mémoires universitaires, des films et vidéos. Puis, il va de soi, elle a dressé sa discographie, la liste des 40 témoignages et un index qui s’avère fort aussi pertinent qu’utile.

Je n’ai pas suivi le discours des invités à la queue leu leu, préférant une visite guidée de cette agora dont les récits illustrent l’histoire de Félix par de précieux détails sur sa vie artistique et ses habitudes des relations humaines. J’ai d’abord choisi d’entendre ses enfants : Martin, Nathalie et Francis Leclerc, de l’aîné au benjamin.

L’aîné des Leclerc, c’est Martin. Né en 1945 à Vaudreuil, il fit carrière à l’ONF à titre de cinéaste. Enfant, il était habitué à croiser dans la maison familiale des artistes québécois et français, mais il leur préférait ses jeux et son imaginaire. Félix quitta son épouse, Andrée Viens, et leur fils, en 1967; ce divorce eut des conséquences très difficiles pour le fils qui a mis du temps à comprendre et à pardonner son père. Je retiens de son témoignage que : « Il était réputé pour ses chansons, mais il en créait surtout pour gagner sa vie. Moi, le Félix que j’ai connu était beaucoup plus attiré par le théâtre. À la maison, ce sont des pièces que je l’ai vu écrire. » (34) Je retiens également cette question : « Comment Félix réagissait-il au succès? Sa simplicité était frappante. Invraisemblable! Je crois qu’il s’est "accommodé" du succès, mais qu’il ne l’a pas pleinement savouré… Félix n’a jamais voulu le succès et les honneurs, encore moins une carrière outre-mer. » (37)

Nathalie Leclerc « est la deuxième des trois enfants de F.L. et l’aînée de Gaëtane Morin ». Les réponses qu’elle apporte à l’entrevue résument ce qu’elle a raconté dans La voix de mon père (Leméac, 2016). J’écrivais à l’époque sous forme d’une lettre : « Vous êtes la fille unique de Félix Leclerc dont vous partagez la paternité avec Francis et Martin. Votre héros "à voix de violoncelle" habite votre existence depuis votre naissance à Boulogne-Billancourt, en France. Habiter est un euphémisme, car l’âme du père squatte littéralement la vie de la petite fille à la femme que vous êtes devenue au point où, après son décès, vous avez mis des années pour vous libérer d’une peine dont les pleurs embuaient votre existence. Comment peut-il en être autrement quand on est l’enfant d’un demi-dieu qui est parvenu à imposer sa voix et sa plume tranquille, un véritable coup d’État dans le domaine de la culture québécoise des années 1950 alors si "franchouillarde" qu’il a dû passer par la France pour être reconnu? » (Le Canada français, 19 janvier 2017)

Francis, le fils de Gaëtane Morin, est aussi cinéaste, réalisant des films connus, dont Mémoires affectives (2004) et Pieds nus dans l’aube, tiré du roman éponyme de son père paru en 1946, ainsi que plusieurs épisodes de séries télévisées. Peu loquace sur sa vie privée, Francis Leclerc raconte que le décès de son père fut d’abord la perte d’un ami puisque Félix était presque toujours à la maison depuis sa naissance : « Je suis devenu adulte du jour au lendemain. J’allais avoir 17 ans quelques semaines plus tard et c’est comme si, instantanément, j’avais eu 25 ans. Jusque-là, je n’avais connu que des "activités de p’tit gars" avec lui : faire du pain, réparer le poulailler, aller mettre de l’essence dans l’auto, etc. » (152)

Parmi les autres témoignages, j’ai choisi celui de François Dompierre, son dernier directeur musical qui réalisa ses quatre derniers albums, dont "Mon fils" et "Chansons dans la mémoire longtemps". Soyez aussi attentif au témoignage de la comédienne Mireille Deyglun, car elle et sa jumelle furent les filleules de Félix; ses parents, Henry Deyglun et Janine Sutto étaient des amis des Leclerc, à l’époque de Vaudreuil, et ce que raconte la comédienne de cette époque constitue de vraies pages d’une histoire à connaître et, surtout à retenir, car elles illustrent comment eut lieu la naissance de l’artiste Leclerc.

« Un des points communs de tous ces témoignages, c’est l’humanisme de Leclerc, sa façon d’aborder les gens et d’être lui-même reçu. Il a d’une part une grande réserve, comme de la timidité qu’il ne faut pas confondre avec de l’arrogance. Il y a aussi qu’il s’est longtemps considéré comme un imposteur dans le milieu de la chanson poétique alors qu’il rêvait d’être dramaturge.

Une fois engagé dans cet art public, surtout grâce au français Jacques Canetti et au québécois Guy Mauffette, il a joué le jeu, parfois surpris par l’accueil qu’il recevait et l’admiration qu’on lui vouait. Certains des témoignages, surtout ceux des Européens, affirment que l’arrivée de Félix Leclerc dans le paysage artistique d’après-guerre fut une bouffée d’air frais qui encouragea l’émergence d’autres talents, dont celui de Georges Brassens et de Jacques Brel. »

Un dernier point commun des témoignages porte sur la façon de Félix de jouer de la guitare. Or, les notes préliminaires du livre nous apprennent ceci : « 1951. Rencontres avec Django Reinhardt, son voisin de palier à Paris, qui permettront à Félix de développer son amour pour la musique tzigane et sa façon personnelle de jouer de la guitare. Il accorde habituellement sa guitare d’un demi à un ton et demi plus pas que l’accord standard. Il utilise sa main droite pour effleurer et caresser les cordes avec cinq doigts sans « pic » (plectre) l’action se passant sur le manche, plus que sur la rosace. » (19)

J’ajoute mon propre témoignage à cette recension. Ainsi, jamais je n’oublierai le premier concert du patriarche de la chanson francophone auquel j’assistai. C’était au début des 1960, au Séminaire de Joliette où j’étudiais. Félix Leclerc venait y donner un récital au profit des scouts du collège dont je faisais alors partie. André Beaucage, le chef de troupe, m’avait chargé de veiller au confort de l’invité. C’est ainsi que j’ai eu sa guitare entre les mains durant la trentaine de minutes, alors qu’un collégien interprétait ses propres chansons.

Ma seconde rencontre eut lieu un samedi soir d’été de 1964-65 où j’allais écouter Félix au Cabastran, la boîte à chanson joliettaine. Habitant non de la salle de spectacle, je m’y rendais à pied quand une vieille Volkswagen s’est arrêtée et le conducteur, baissant la fenêtre, m’a demandé si le Cabastran était encore loin. « Non, monsieur Leclerc, quelques minutes et vous y serez. Je m’en vais d’ailleurs vous y écouter. » C’est ainsi que je me suis retrouvé passager de la Coccinelle. Mieux : à peine monter, Félix me demande : « On ne s’est pas déjà vu, ici à Joliette? ». Comment cet homme qui voyait des centaines de personnes chaque année pouvait-il se souvenir de l’enfant qui avait tenu sa guitare quelques années auparavant? J’ai alors cru que c’était possible et je le crois encore en 2022.

La lecture de Félix et nous : 40 regards sur l’homme et l’œuvre peut éveiller chez les plus âgés la nostalgie d’une époque où le milieu artistique d’après-guerre avait tout à réinventer et que l’arrivée de Félix Leclerc dans le paysage de la musique francophone fut un véritable bouleversement des habitudes culturelles, tant par la modestie du personnage que par la poésie qui se dégageait de ses chansons. Oui, Félix Leclerc était la poésie incarnée et le demeurera éternellement. Voilà pourquoi je vous suggère d’accompagner la lecture de cet ouvrage en écoutant ses chansons qui mettent en perspective l’homme et son œuvre.