mercredi 29 mars 2023

Yan Hamel

Paris en miettes

Montréal, Boréal, coll. « Liberté grande », 2023, 216 p., 25,95 $.

Déboulonner un mythe ou défoncer une porte ouverte

Paris, ville de tous les extrêmes, n’était pas une destination rêvée et, lorsque j’y suis débarqué en 1984, elle m’a terriblement effrayé en me rappelant la chanson de Jacques Dutronc, Paris s’éveille :

Je suis le dauphin de la place Dauphine

Et la place Blanche a mauvaise mine

Les camions sont pleins de lait

Les balayeurs sont pleins de balais

Il est cinq heures

Paris s'éveille

Paris s'éveille

La Ville lumière m’a-t-elle apprivoisé? Chose certaine, d’une visite à l’autre, j’ai développé une curiosité apaisée au point où Pair en est venue à me manquer.

Vous comprendrez que j’étais curieux de découvrir Paris en miettes, un ouvrage hybride de Yan Hamel, le même qui publia Le cétacé et la baleine : de Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu (Nota bene, 2016). J’en écrivais alors que la mention de ces deux titans de la littérature m’interpelait, mais j’y ai découvert un pied de nez que l’auteur faisait aux essais au style parfois ampoulé. Ainsi, pour s’éloigner de la tradition universitaire qui exige que chaque affirmation échafaude celle qui suit et que chacune d’entre elles soit blindée grâce à une avalanche de citations et de notes en bas de page, ce qui la protège de trop de subjectivité, l’auteur situe sa discussion au cœur de sa vie personnelle – une rupture amoureuse – et se fait fort d’éliminer toutes notes ou même toutes références directes. Cela donne une joute verbale et intellectuelle rafraîchissante, un livre atypique.

Cette fois, Hamel déshabille le concept même d’essai et prend tout l’espace que lui offre la collection « Liberté grande » pour y rassembler une courtepointe composée autour de douze romans québécois : La montagne secrète (1961), Gabrielle Roy; Une liaison parisienne (1975) et Les nuits de l’Undeground (1978), Marie-Claire Blais; Des nouvelles d’Édouard (1984), Michel Tremblay; L’enfant chargé de songes (1992) et Est-ce que je dérange? (1998), Anne Hébert; Pas pire (1998), France Daigle; My Paris (1999), Gail Scott; Les yeux bleus de Mistassini (2002), Jacques Poulin; La concierge du Panthéon (2006), Jacques Godbout; Bibi (2009), Victor-Lévy Beaulieu; Forêt contraire (2014), Hélène Frédérick.

Je pourrais répéter l’esprit de mon précédent commentaire, car je retrouve ici la même anarchie brouillonne qui peut répulser les lecteurs plus avertis et qui manquent d’humour ou, même d’ironie. Je laisse l’auteur poser sous nos yeux le plan de son projet : « Paris en miettes est une œuvre au second degré, fruit du travail collectif où se mêlent les voix de Roy, Hébert et Blais, Poulin et Godbout, Tremblay et Beaulieu, Daigle, Scott et Frédérick. Foisonnant de styles, présentant une douzaine au moins de protagonistes, superposant les époques, les lieux parisiens, les points de vue masculins et féminins, ce texte choral n’en frappe pas davantage par sa cohérence. D’une œuvre à l’autre, de La Montagne secrète à Forêt contraire en passant par Les Nuits de l’Undeground, Pas pire et Bibi, dans les variations du rythme et de la tonalité, des situations présentées, des décors dressés, des personnages et de leurs sentiments, des actions (ou inactions) dépeintes, des évolutions (ou stagnations) relatées, s’établissent d’incessantes comparaisons, se dégagent des correspondances, par superpositions et mises en perspective. Un réseau d’interférences s’établit au fil d’une lecture qui décloisonne les histoires, d’un jeu interprétatif où le respect dû à chaque titre cède peu à peu le pas devant l’évidence des relations qui s’imposent. Lecture où les romans se récrivent en un essai, où le texte véritable commence avec la démultiplication du texte. » (39)

Cette dernière phrase définit avec précision le projet de l’auteur d’utiliser les œuvres choisies comme les matériaux lui permettant de réaliser sa quête, ce qui exige leur déconstruction qu’il effectue et justifie ainsi : « L’imaginaire propre à chaque auteur, aussi foisonnant et déconcertant soit-il, aussi neuf puisse-t-il paraître, est en fait un jeu de Meccano où se déplacent, dans la mesure restreinte du possible, quelques pièces, en nombre limité, et déjà articulées les unes les autres… Il y a donc un Paris du roman québécois. On y trouve un héros qui n’est, chaque fois, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Ce héros est jeté dans une ville attendue qui s’ouvre, ou qui plus souvent se ferme à lui, en des circonstances similaires, selon "logiques actantielles" qui ont toutes les allures de l’inéluctabilité. Le récit de ce qui survient à ce héros dans cette ville circonscrit l’étendue de nos ambitions et de nos capacités littéraires; il trace les limites de nos pouvoirs romanesques en territoire universel. » (40)

Yan Hamel va plus loin : « Je prends et je donne ce sampling pour ce qu’il est : une proposition poétique. Un essai. Je récris à ma guise, en jazzant sur le canevas du songe commun. Ces romans que j’ai ouverts, j’y suis entré pour les dynamiter, et remonter ensuite quelques éclats de leurs débris. Ces miettes recyclées continuent à teinter le rêve de Paris que je fais avec elles, et que vous faites maintenant avec moi. » (43)

L’auteur est-il pour autant un plagiaire des œuvres ainsi explosées? Je ne le crois pas dans la mesure où il a mis cartes sur table dès le début et, surtout, qu’il ne réécrit pas un nouveau roman tiré des douze dont il a tiré « la substantifique moelle », mais une sorte de divertimento insoucieux d’une forme littéraire classique en voulant les pratiquer toutes dans un même corpus.

J’avoue avoir parfois eu l’impression que cet ouvrage fut écrit avec l’aide de ChatGPT tellement le livre va de tout bord tout côté. Mais, le rusé Hamel parvient presque toujours à rattraper le lecteur au moment où celui-ci va perdre pied. Je comprends d’ailleurs pourquoi il écrit : « Ce Paris de l’onirisme en Québec, ce Paris en pièces ajointées pourra-t-il intéresser hors de nos frontières? Il m’est permis d’en douter. » (45)

Il fut une époque où écrivaine ou écrivain québécois priait les dieux de la montage Saint-Geneviève pour être reçu dans les salons d’un éditeur de la Ville lumière ou dans n’importe quel autre situé dans Saint-Germain-des-Prés. La reconnaissance bleu-blanc-rouge n’a plus la même importance aujourd’hui, mais n’est pas pour autant négligeable. Je pense, à titre d’exemple, à Gaston Miron et Jean Royer qui furent reçus comme des égaux par une vaste communauté de poètes parisiens. Je pourrais en dire autant de Lise Gauvin, une des plus remarquables voix critiques des littératures francophones reconnues comme telles.

Je mets en perspective le Paris en miettes de Yan Hamel et L’Amérique est aussi un roman québécois (Nota bene, 2022), un essai dans lequel l’écrivaine Madeleine Monette suggère une image forte de ce qui n’est pas un mythe, mais un fait trop souvent éludé que l’on croit le fruit d’un atavisme culturel. Le Paris de l’un et le continent nord-américain de l’autre ne s’opposent pas, mais ils illustrent la schizophrénie québécoise ne sachant plus si nous émergeons de nos lointaines origines ou de notre voisinage continental.

Cela dit, je suggère la lecture de l’hybride Paris en miettes, ne serait-ce que pour l’amusement littéraire qu’il propose et les réflexions sur une douzaine de romans québécois menées de façon originale, voire contemporaine.

mercredi 22 mars 2023

Éric Chacour

Ce que je sais de toi

Québec, Alto, 2022, 296 p., 26,95 $ (papier), 15,99 $ (numérique).

Au pays d’une ombre

Un premier livre est toujours un rondpoint pour quiconque s’aventure sur les chemins de la littérature et découvre des méandres insoupçonnés. On imagine être arrivé à destination lorsqu’on a entre les mains les feuilles assemblées et encartonnées, mais c’est alors que débute le véritable voyage sur lequel on a peu ou pas de contrôle : ce livre premier ne nous appartient déjà plus.

C’est une des premières leçons qu’un chroniqueur littéraire tire, parfois à la dure réalité de ses erreurs, une leçon qui lui conseille de ne jamais éreinter le nouveau-né, beau ou laid à ses yeux, puisque les éditeurs, tels des sages-femmes ou des sages-hommes, sont les premiers responsables de cette naissance.

Rien de cela devant Ce que je sais de toi, le premier roman d’Éric Chacour : il y a longtemps que je n’ai pas eu sous les yeux une histoire aussi achevée tant dans la maîtrise d’une trame complexe à l’organisation serrée que dans le tissu dont la langue française, est capable du meilleur. Je ne serai pas original et dirai, comme quelques autres : voilà, un écrivain qui propose un premier livre d’une rare maturité qui mérite d’être salué.

Soyons d’abord attentifs au titre figurant sur la deuxième page – Toi –, celui de la page 171 – Moi –, et cet autre de la page 281 – Nous. Ces simples pronoms pointent en direction du narrateur de chaque époque du récit dont la narration ne compte pas moins de cinquante chapitres, chacun illustrant – les mots valent parfois autant que les images – un fragment ou tout un pan de la vie de Tarek Seidah, de son enfance au Caire, en Égypte, au mi-temps de son existence à Montréal jusqu’à Boston, aux É.-U.

L’essentiel du récit est d’abord fait par une voix hors champ sans lien apparent avec ce qu’elle raconte, mais sûrement associée à l’action décrite avec force détails sur la nature des gestes, des consignes ou même des projets réalisés ou à venir.

1961, un père promène ses deux enfants « sur le bord du Nil, dans le quartier résidentiel de Zamalek » (09). Le garçon a douze ans, sa sœur Nesrine, dix. La conversation tourne autour de la voiture qu’ils aimeraient avoir, l’avenir marquant d’entrée de jeu le vaste territoire que cette époque lointaine occupe dans l’économie du roman, comme si le présent n’était qu’un passage obligé dont la seule importance était qu’il prépare à la vraie vie qui n’offre pas de choix puisque « mektoub », « tout est écrit », « alea jacta est ». Bref, seul le destin compte.

La destinée de Tarek et celle de Nesrine s’inscrivent dans la perspective familiale. Le père est médecin, la mère – la véritable maîtresse du foyer –, Fatheya, la bonne à tout faire et plus encore – on découvre au fur et à mesure qu’elle est la seule à avoir une perspective globale du destin de la famille de ses employeurs sans la juger ni en profiter.

La vie culturelle d’une famille de notable vivant au Caire, à l’époque où l’Égypte s’apprête à vivre un grand bouleversement sociopolitique, est le choix spatiotemporel judicieux du romancier, car il correspond à d’autres changements qui sont presque des détournements du « tout écrit » jusqu’à faire trembler le fondement même de la famille Seidah.

Tarek n’a pas le choix de faire des études en médecine, que ça lui plaise ou non, même s’il a d’autres préoccupations. Ses soucis d’adolescent portent sur les inégalités sociales qu’il observe dès qu’il s’éloigne du giron familial, circonscrit par la résidence qui est aussi la clinique médicale de son père. Ce lieu représente le cocon qu’il faut protéger, car il représente une forteresse indestructible aux yeux des parents.

Tarek se soumet donc au diktat de son père, aux encouragements constants de sa mère et il devient médecin. Au cours de ses études, il s’intéresse à la neurochirurgie et en fait sa spécialité. La famille applaudit ce choix, car, enfin, il a détourné son indifférence en se passionnant pour quelque chose, mais il pourra pratiquer son « dada » sporadiquement après avoir repris la clinique paternelle.

Tarek succède donc à son père après l’avoir accompagné dans sa pratique. A-t-il perdu pour autant son intérêt pour les démunis? Non, mais comment leur venir en aide? Sa mère insiste pour qu’il ne néglige pas sa clientèle de la grande bourgeoisie cairote. Une question de religion et de culture joue ici en arrière-plan. Christianisme et islamisme ne font pas toujours bon ménage, selon elle, pas plus que la langue française et la langue arabe sont faites pour les mêmes gens, comprendre les gens de la même classe. Ces sujets délicats aujourd’hui, Éric Chacour les aborde avec finesse en relatant une époque où ils allaient de soi dans un pays où langues, religions et classes sociales étaient l’apanage du quotidien. À cela s’ajoute la ferveur de Mme Seidah pour la France, sa langue et sa culture; un de ses rêves n’est-il pas d’amener son fils à Paris pour qu’il baigne dans ce monde qu’elle croit idyllique?

Qu’en est-il de Nesrine, la fille Seidah? Elle vit en retrait du grand projet familial, soit que son frère devienne médecin, puis on lui trouvera bien un époux digne d’elle. Ce qui la conforte, c’est le lien très étroit établi depuis toujours entre elle et Tarek, un lien en marge de leur père et mère, une connivence presque à toute épreuve, une fidélité enfantine persistante. Encore là, le romancier Chacour a puisé dans une culture ancienne, sans être dépassée mais discutée, et sur laquelle il ne porte pas de jugement.

Le docteur Tarek Seidah ouvre un dispensaire au Moqattam, un quartier défavorisé à quelques kilomètres du Caire. Il y est accueilli en sauveur à chacune de ses visites hebdomadaires. Un jour, un jeune homme s’amène à la fin de la journée du médecin et, lui tendant une liasse de billets, l’exhorte à venir visiter sa mère dont la santé l’inquiète. Tarek n’a pas l’habitude de visiter ses patients à la maison, mais devant l’insistance du garçon, tout en refusant la somme qu’il lui offre, il l’accompagne auprès de la vieille dame. Cet arrêt deviendra obligé pour les semaines à venir, la mère d’Ali préparant un repas aux odeurs invitantes en attendant cet homme qui représente à ses yeux un espoir pour son fils unique.

Ali devient l’aide de Tarek chargé de faire une évaluation sommaire de l’état des patients et de privilégier les plus mal en point; il l’assiste aussi dans certains soins de base. Au décès de la mère d’Ali des suites d’une maladie héréditaire rare, la maladie de Huntington, dont le médecin deviendra un spécialiste, survient un événement qui change le cours de la vie des Seidah.

Entre-temps, Tarek a épousé Mira Nakelian, une jeune femme rencontrée au temps du club sélect de tennis et qui a disparu avant qu’il ne lui exprime ses sentiments. Mira est réapparue dans sa vie aussi rapidement qu’elle s’était effacée et le mariage a suivi.

Revenons à Ali et Tarek. Leur relation devient plus intime, sans jamais être explicite. Tarek, encore une fois, n’a pas choisi ce qui devient une liaison entre lui et Ali, une situation décriée par toutes les communautés et dont la rumeur s’est répandue comme une trainée de poudre. Comme le dit le narrateur : « Ta vie était constituée de cercles concentriques qui avaient pour noms la maison, la communauté et le pays. Simple. La maison attendait de toi que tu diriges ta famille et assure la perpétuation. La communauté te concédait le statut de ton père contre l’illusion qu’elle avait encore un avenir. Le pays, dans son obsessionnelle quête de stabilité, demandait à chacun d’exalter morale et tradition. Et de là, pourtant, le chaos. » (91)

Ali devient le compagnon professionnel du médecin et l’accompagne même dans sa clinique du Caire. La clientèle huppée tique à la vue du garçon. Un jour, Omar, un vieux patient de son père, quitte précipitamment le bureau, outré d’apercevoir Ali. Ce dernier explique à Tarek qu’Omar fréquentait l’établissement où il offrait ses services de prostitué. Cet événement marque au fer rouge la suite de la trame : à partir de ce moment-là, Tarek est pointé du doigt comme étant un homme qui fréquente un autre homme. S’ajoute, le faussé qui se creuse entre Mira et lui, un faussé pavé de non-dits ou de mensonges erratiques, où l’échec de leur mariage devient incontournable.

Tout le temps de ce tangage familial, Tarek est toujours chef de famille et pourvoyeur d’icelle. Sa mère, informée de la situation, on imagine par Omar, fait tout en son possible pour désamorcer la grenade dégoupillée par Tarek qui est sur le point d’exploser et de faire trop de victimes immédiates.

Ce qui devait arriver survient. La clientèle du médecin diminue de jour en jour, Mira ne revient pas d’un voyage de quelques jours, des évasions dont elle a pris l’habitude depuis que son mari entre tard ou pas du tout. Le destin est donc brisé, mais la disparition soudaine d’Ali met abruptement fin au séisme. Tarek accuse le coup, quitte l’Égypte et s’installe à Montréal.

Dans la deuxième partie du récit, le « il » des pages précédentes faisait référence à Tarek et il devient « je ». Qui est donc cet énigmatique « je »? Ce n’est pas qu’Éric Chacour complique le cours de l’histoire, mais qu’il crée un personnage qui, même toujours présent depuis le début du roman, s’est entièrement consacré à la narration du quotidien de la famille Seidah, plus spécifiquement celui de Tarek.

Le « je » narrateur se raconte et il se dévoile d’entrée de jeu en faisant référence à Mémie, sa grand-mère qui est la mère de sa tante Nesrine et de Tarek. Rafik, celui dont on apprend alors le prénom, découvre des lettres dans un tiroir de la chambre de sa grand-mère qui lui apprennent l’existence d’un certain Ali. Ces missives, adressées à Tarek, devaient lui faire parvenir en Amérique par l’intermédiaire de sa mère. Qui est donc cet Ali? A-t-il un rapport avec l’exil de son père qu'il n’a jamais connu?

Sa meilleure alliée dans cette quête du père, c’est Fatheya, la bonne à tout faire. Rafik dira « ce que je sais de toi, je l’ai appris de Fatheya » (181). Tout en étant d’un dévouement sans condition à l’endroit de sa patronne, Fatheya ne partage pas le refus de dire au jeune adolescent pourquoi il n’a jamais connu son père. Une joute, à la fois triste, bête et malveillante, se joue au détriment du garçon puisqu’il est même interdit de prononcer le nom de Tarek dans la maison. Même Mira, sa mère, en a fait un inconnu sans autre nom que « ton père ».

On comprend que le jeune narrateur fasse parfois référence à sa mère en associant à son nom une image illustrant comment il la perçoit dans un contexte donné : Mira-Diaphane (175), Mira-Déflagration (188), Mira-Fin-de-Transmission (194), Mira-Sarcasme (197), Mira-Demi-Vérité (207) ou Mira-Infanticide (221).

Le décès de Mémie, sa grand-mère, annonce la chute de la trame. Sans elle, la vie de Rafik et celle de sa mère auraient été impossibles puisqu’elle les a ramenés dans son giron dès qu’elle apprit la grossesse de Mira. Ce décès ne serait-il pas l’ultime occasion pour Rafik de rencontrer son père?

Les choses ne se passent pas comme il l’a souhaité, mais il est quand même parvenu à lui transmettre les lettres d’Ali avec la complicité de Fatheya. Était-ce à cause de ces lettres que Rafik n’a fait que passer au Caire? A-t-il préféré partir sur la piste d’Ali révélée par la correspondance, espérant apprendre la vérité sur la disparition soudaine de son ami?

Rafik ne se laisse pas désarçonner. Il invente un faux journaliste, Ahmed Naguib, qui fait une recherche sur une maladie de Huntington. Naguib adresse quelques lettres au docteur Seida, à Montréal, dont une où il écrit : « Je ne pense pas vous en avoir fait part mais mon enquête porte tout particulièrement sur les médecins ayant suivi des patients atteints de la maladie de Huntington ». Il joint même une photo à une de ses missives. Tarek ne répond pas à ces lettres, les déchire, mais conserve la photo du journaliste.

La quête du père pèse malgré tout sur la vie de Rafik. Il s’octroie une ultime chance de le rencontrer : il choisit un congrès réunissant des spécialistes de la maladie de Huntington, se tenant à Boston et prend rendez-vous avec lui en tant qu’Ahmed Naguib.

Si, du début à la fin de <@Ri>Ce que je sais de toi<@$p>, le narrateur est uniquement Rafik empruntant deux points de vue, celui de l’observateur puis de l’observer, les propos montréalais de Tarek sont en italiques, soulignant ainsi que ce dernier assume pleinement ce qu’il dit ou fait. Qu’en est-il de son bref séjour au Caire lors du décès de sa mère, direz-vous? Le narrateur de ce passage, toujours Rafik, utilise à nouveau ce que Fatheya lui a raconté.

J’écrivais en début de chronique qu’il y a longtemps que je n’ai pas lu une première histoire aussi achevée, tant par la maîtrise d’une trame complexe que par les compétences langagières remarquables. La scène finale illustre parfaitement cela, même d’une façon paradoxale puisque les gestes de Tarek ou de Rafik rendent les mots inutiles.

Lire Ce que je sais de toi, c’est s’introduire dans un univers de toutes les grandeurs et de toutes les misères du genre humain tel qu’Éric Chacour les a imaginés en les situant dans un univers sûrement étranger à plusieurs d’entre nous. Cette distance narrative n’illustre-t-elle pas parfaitement celle qui nous manque si souvent pour apprécier à sa juste valeur nos propres grandeurs et misères?

mercredi 15 mars 2023

Alain Raimbault

Hier pour rien

Longueuil, L’instant même, 2023, 182 p., 25,95 $.

Pour ne jamais oublier

À l’ère de l’éphémère, on oublie à vitesse grand V le devoir de réfléchir et, plus vite encore, de se souvenir. Ainsi, il y a près de trois ans, la rumeur d’un mal inconnu soufflait comme une bourrasque planétaire. On connaît la suite, la violence du vent pandémique n’ayant jamais vraiment cessé depuis. Qu’en retenir? Sommes-nous revenus au temps d’avant dans un élan de déni collectif?

L’écrivain Alain Raimbault a choisi de se souvenir et de mettre en scène les lendemains de l’un des plus terribles moments de la première vague de la COVID-19, celui où les CHSLD sont devenus des mouroirs où l’ennui autant que l’absence de soins faisaient des victimes dont on taisait le nombre. Il nous propose Hier pour rien, le journal personnel de Daniel Reyes, « Ré comme dans do ré mi et yes comme yes en anglais », un aide-éducateur en milieu scolaire qui profite des vacances estivales pour répondre à l’appel gouvernemental en offrant ses services comme bénévole dans un CHSLD situé non loin de chez lui, sur la Rive-Sud.

Il documente son expérience en rédigeant un journal de bord où il consigne, le plus fidèlement possible, ses faits et gestes du lever au coucher. Ce vadémécum va certes du jeudi 2 juillet 2020 au lundi 13 juillet 2020, mais une surprise de taille attend le lecteur : neuf de ces onze jours se dédoublent au grand dam de Daniel. On le comprend!

L’idée même d’une double réalité n’a rien d’effrayant en soi; on dit que des scientifiques du MIT, le très réputé Massachusetts Institute of Technology, ont jadis étudié l’hypothèse du « for seeing », une aptitude de l’être humain lui permettant de percevoir ce que l’avenir immédiat lui réserve comme si un miroir était posé devant sa conscience, lui permettant de voir un peu au-delà du moment présent.

C’est exactement ce que vit Daniel R. Inutile de dire que la première répétition du jour, celle du 2 juillet alors que débute sa mission de bénévole, le laisse pantois. « Impossible. / Je me dis : nous sommes passés à l’heure d’hiver un peu tôt dans la saison. Ou alors : c’est le bogue de l’an 2000 qui refait des siennes. Ou bien : Lena est en train de me jouer un tour de cochon en ayant reculé toutes les horloges d’une journée. Ou, tout simplement, je deviens fou. » (11)

Sa relation avec Lena, son amoureuse des dix dernières années, bat de l’aile, car ils essaient en vain d’avoir un enfant sans se soumettre à un test de fertilité, refusant d’apprendre qui des deux est stérile et d’ainsi susciter un sentiment de culpabilité. Cette inquiétude est au centre de la dialectique du couple et du mal-être de Daniel.

Nous sommes toujours le 2 juillet 2020, volet répétition du jour précédent comme Daniel le constate, sans l’expliquer : « Cela dit, je vais donc raconter le premier jeudi 2 juillet 2020. Car il y en a bien eu deux et non, je ne suis pas dingue. Il y en a bien eu deux. C’est vrai puisque je l’ai écrit. » (13) Son journal devient, par la force des choses, le témoin discret de son incompréhensible expérience.

Le narrateur et auteur du journal donne à celui-ci, dès le récit du premier jour au CHSLD l’Espoir où on l’a assigné, une forme qui reste le même jour après jour. Tous débutent ainsi : « 6 h 15. Pas un chat à l’horizon… Je longe le Mail Champlain à Brossard… 6 h 46. Foule dans l’entrée des zones jaune et verte de l’Espoir. » (14-15)

Au cours des deux premiers jours, il fait de nombreux apprentissages qui vont au-delà de la formation basique. Leçon numéro 1 : « Devant moi, on parle créole haïtien, français et arabe, mais à ma grande surprise et pour ma plus grande joie, la langue qui domine est l’espagnol, ma deuxième langue apprise à l’école. » Il faut savoir que Daniel est originaire « de Jollain-Merlin, dans le Hainaut [province wallonne de Belgique]. Un trou à rats horizontal. » (15)

Leçon numéro 2 : rencontre avec Alexa Brow, responsable des ADS, les aides de service, aussi appelées « les déesses ». Humour facile qui, leçon numéro 3, en allège l’atmosphère de résilience que le narrateur appliquera, à ses dépens, au pied de la lettre.

Leçon numéro 4 : la visite des lieux. « Le centre comprend six ailes en bas et deux en haut. Un vrai labyrinthe. Alexa ouvre les portes à l’aide d’une carte magnétique. Une centaine de chambres, dont de nombreuses sont vides. Parmi celles-ci, quelques-unes ont encore des photos de famille sur les murs. La plupart des résidents sont soit en fauteuil roulant, soit allongés dans leur lit. » (19)

Leçon numéro 5 : tout le personnel doit subir un test COVID hebdomadaire, ce que Daniel craint, mais qu’il respectera sans question.

Le récit du 2 juillet se termine par le retour à la maison où Daniel attend sa compagne qui rentre de plus en plus tard sans qu’il sache ce qu’elle a fait de ses journées.

Jeudi 2 juillet 2020 (bis) : « Hier n’existe pas. C’est dingue… Aucune trace d’hier. Et si… et si je n’allais pas travailler? Pourquoi y aller puisque cette journée risque de se répéter à l’infini. Je serais prisonnier du même jour, éternellement… J’ai vu le film Le jour de la marmotte, dans lequel un journaliste revit des centaines de fois la même journée. C’est de la fiction. Une belle fiction, mais de la fiction, tout de même. » (31)

Donc, Alexa l’accueille, le fait visiter en n’oubliant pas de lui « montrer le portail que tu dois vérifier tous les jours » où il trouvera ses horaires et où il validera les heures faites.

Leçon numéro 6 : les relations avec les autres membres du personnel. La hiérarchisation des tâches et des responsabilités surprend Daniel pour qui les malades doivent être au cœur des préoccupations. Les infirmières, les préposées – surtout des femmes issues des communautés culturelles – et les ADS se fréquentent peu ou pas lors des pauses. Daniel a bien tenté d’échanger avec Éva, déesse comme lui, une étudiante en soins infirmiers ayant répondu à l’appel gouvernemental, mais « le courant n’est pas passé… » (35) Malgré cela, « Éva a perçu mon secret [celui du dédoublement des jours]. Je devrais peut-être faire davantage attention à l’avenir, par exemple revivre à l’identique chaque situation, sans improviser. Si c’est le cas, cela risque de devenir terriblement ennuyeux. D’un autre côté, cette anomalie ne se reproduira peut-être jamais. Ce soir, ce sera terminé. » (36)

Jour après jour, les leçons d’activités à faire, à éviter ou qui sont interdites se multiplient comme une convention collective. Daniel oublie parfois qu’il a appris celles-ci le premier des deux jours et surprend ses vis-à-vis quand il applique une consigne qu’il est censé ignorer.

C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit des bénéficiaires qu’il se refuse de traiter sans un minimum d’humanisme sous prétexte que le personnel permanent sera incapable de respecter ces nouvelles habitudes implantées par les ADS lorsque ces derniers partiront.

La liste des leçons et devoirs propres à chacun des prestataires avec lesquels il est en contact semblent infinis. Daniel ne peut les appliquer sans dépasser les bornes qu’on veut lui imposer. Il croit que de s’intéresser à chacune et chacun d’entre eux, en les écoutant d’abord puis en engageant de brèves conversations, ne peut que leur être bénéfique. Le romancier a imaginé des personnes alitées qui, malgré la fragilité de leur santé physique ou mentale, étaient toujours des êtres humains.

Il a entre autres appris que cette coquette dame, bien qu’originaire d’Abitibi, fut couturière pour de grandes maisons françaises et qu’elle a même connu Romy, la figure cinématographique de Sissi. Or, Romy Schneider est l’actrice préférée de Daniel qui, de prime abord, ne peut croire au récit de cette dame, mais certains détails soulèvent son doute.

Que dire de sa façon de nourrir telle ou telle personne, sans respecter l’ordre habituel d’un repas? Le désert avant le potage, le café avant le plat : pour lui, l’important, c’est qu’elle reçoive l’alimentation nécessaire à sa condition de santé.

Arrive le dimanche 12 juillet, dernier jour de travail au CHSLD l’Espoir. Avant de quitter son logement, Daniel regarde la toile : « Sur Internet, la date d’aujourd’hui n’existe pas encore. Les actualités sont celles d’hier. Je découvre même la nouvelle de mon accident sur le boulevard. J’ai été percuté par une Kia Sportage modèle 2019 immatriculée en Ontario. La conductrice en état de choc a été conduite à l’hôpital. Je suis mort de l’impact. Je suis un cycliste imprudent qui a grillé un feu rouge. Trois témoins l’affirment. C’était de ma faute. Je ne le nie pas. » (160)

Non, il n’y a pas d’anachronisme. Alain Raimbault a plutôt imaginé une chute improbable, mais tout de même vraisemblable. Cette fin se déroule bel et bien le 12 juillet, dans une chambre d’hôpital où repose son héros, vivant mais en piteux état, qui entend la voix d’Éva, sa collègue ADS. Dans un élan de bonté, elle a décidé d’oublier leurs différends et de venir à son chevet. Elle a passé la nuit à le veiller et elle est prête à lui venir en aide. Même comateux, Daniel lui demande d’aller chez lui et de prendre soin de son chat, car personne n’a répondu à son appel téléphonique. Il ne veut pas que la jeune femme appelle ses parents en Belgique pour ne pas les inquiéter.

À toute chose malheur est bon. « Alors, donc, donc… mon accident a brisé le temps, le bégaiement du temps. Je suis repassé à la normalité. Une bien étrange normalité. » (170) Cette étrangeté, il la découvre le lundi 13 juillet en parcourant son cellulaire où il ne trouve aucune photo, aucun message de Lena, comme si elle s’était effacée de sa mémoire. A-t-elle vraiment existé ou l’a-t-il imaginé? Soudainement, il souvient du journal de bord qu’il écrivait dans un cahier avant de le transcrire sur ordinateur. « Je me relis. J’en pleure de joie tout en tremblant d’effroi. Et si elle n’existait pas? Et si j’étais… schizophrène! »

Éva revient, elle a amené le chat chez elle, mais aucune « trace d’épouse chez toi… Mais tu lui as offert des livres dédicacés depuis le 2 juillet 2020. Ça fait dix ans que tu lui écris des mots doux, que tu lui offres des livres, que tu… que tu vis comme si elle existait. » (176) Éva a cru bon de lui apporter ses « cahiers. J’ai vu le nom de Léna dedans. Je te les apporte comme preuve matérielle. » (177) Daniel l’exhorte à les brûler sans les lire. L’a-t-elle fait? Il ne le saura jamais, car Éva n’est jamais revenue.

Le point d’orgue de cette histoire, un miroir existentiel, se résume par la rééducation de Daniel Reyes et d’une rencontre avec un psy qui l’aide à démêler le vrai du faux de son existence, dont ce qui concerne Lena. Daniel se refuse de lui confier ce dédoublement du quotidien.

J’aurais ajouté au titre de ce roman, intriguant et suggérant une vie en 3 D, un point d’interrogation. Hier pour rien? me semble la question à laquelle ni le personnage imaginé par Alain Raimbault, ni lectrices ou lecteurs ne trouvent de réponse, mais y réfléchissent longtemps après avoir refermé le livre. Une problématique qui, en soi, suggère la réussite du roman.

mercredi 8 mars 2023

Jean-Philippe Pleau

Au temps de la pensée pressée

Montréal, Lux, 2023, 232 p., 26,95 $ (papier), 16,99 $ (numérique)

… à l’ère de l’éphémère

Le hasard m’est la seule action identifiable du destin, il nous surprend comme un chevreuil devant les phares d’un vieux Mack « aux yeux tristes », dirait Serge Bouchard. Une telle coïncidence s’est produite lorsque La prière de l’épinette noire (voir plus bas), ouvrage posthume de ce dernier, s’est retrouvé côte à côte d’Au temps de la pensée pressée, le premier livre de Jean-Philippe Pleau qui fut le coanimateur de C’est fou…, émission dominicale diffusée sur la première chaîne de Radio-Canada (2014-2021).

La radio! Je fus un enfant de la radio avant d’être un enfant de la télé. L’appareil en bakélite trônait sur le réfrigérateur familial et jouait du matin au soir. À l’arrivée de l’énorme poste de télé, en 1953 ou 1954, le récepteur s’est éteint plus tôt. Aujourd’hui, la radio est moins présente, si bien que je n’ai jamais écouté les émissions de Serge Bouchard, dont C’est fou…, qu’il coanimait avec J.-P. Pleau. Je connais tout de même un peu de l’œuvre de Bouchard, me souvenant de Cow-boy dans l’âme : sur la piste du western et du country (Éditions de l’Homme, 2002), un ouvrage dont Bernard Arcand et lui furent les coauteurs; je concluais ainsi la recension de cet ouvrage : « Il me semble que tout de l’univers country et western est bien traité dans ce livre. Les auteurs n’ont rien oublié ni le Festival de St-Tite, ni Willie Lamothe, ni Renée Martel, ni Shania Twain, ni tous ceux d’hier et d’aujourd’hui, dont le seul nom évoque ce large pan de la culture populaire universelle. Pas même Lucky Luke. »

Je me souviens également d’une brève portant sur C’était au temps des mammouths laineux (Boréal, 2012), un livre fait de 25 brefs essais de Serge Bouchard où il qui nous y fait partager par mots et images interposés l’intimité de ses réflexions, si publiques soient-elles. Son point de vue d’anthropologue et le regard qu’il pose sur la communauté humaine que nous formons, en s’incluant comme « objet » d’observation, sont tel un miroir réfléchissant certaines de nos habitudes qui, en les analysant, prennent leur place parmi une société plus vaste parce que continentale, presque planétaire. Il en est ainsi du texte initial, auquel l’ouvrage emprunte son titre, dans lequel on croit entendre la voix radiophonique de l’essayiste racontant une page d’histoire embrassant toutes les autres. Puis, il y a cet émouvant épilogue intitulé « Salut, Bernard », des souvenirs en hommage à son ami et complice décédé, Bernard Arcand.

Venons-en au premier livre de Jean-Philippe Pleau. La matière d’Au temps de la pensée pressée est riche et abondante : pas moins de quarante-cinq textes, regroupés en cinq intitulés – marcher sur les chemins de travers, de la cour d’école et de l’ennui, on ne nait pas soit on le devient, des maîtres à penser, des livres pour (se) penser. S’y ajoutent la préface de Micheline Lanctôt et l’épilogue de l’auteur.

La comédienne et cinéaste rappelle, sourire en coin, qu’un orienteur avait prédit au jeune Pleau un avenir de directeur de salon funéraire, mais que ce dernier l’a confondu en devenant sociologue.

Comment a-t-il déjoué sa destinée? Il raconte dans son livre quelques-uns des petits miracles qui l’ont accompagné, notamment des lectures et des rencontres improbables. La plus remarquable fut, sans contredit, celle de Serge Bouchard qui fut un point d’orgue à d’autres contacts qui l’ont préparé à devenir l’homme et le sociologue qu’il est.

Pas étonnant qu’il ait consacré les premiers moments du « temps de la pensée pressée » à son ami en-allé. Pleau y retrace un peu le chemin de son compagnon dans ce que leur amitié et leur esprit de camaraderie lui ont appris au gré des « chemins de travers » devenus des chemins de traverse, ces imprévisibles croisées du destin. Le « mammouth laineux » de Pleau n’est pas tout à fait celui du public, mais plutôt celui qu’il a connu en le fréquentant au fil du temps.

Les textes composant les quatre autres séquences du livre décrivent, entre autres et de façon fragmentaire, le chemin parcouru par l’essayiste depuis son enfance à Drummondville jusqu’à devenir un sociologue radiophonique fasciné par les sujets alimentant des réflexions sur des sujets les plus vastes possibles.

Sa démarche est tel un appareil photo dont il faut régler l’objectif jusqu’à obtenir l’image la plus juste de ce qu’on veut fixer. Or, le plan initial est d’une noirceur intellectuelle et culturelle qui empêche la projection d’avenir. Il faut alors le recadrer jusqu’à ce qu’on découvre une lueur au bout du tunnel avant qu’advienne l’incandescence de la lumière.

Son propos sur une certaine pauvreté intellectuelle de son milieu familial, m’a déconcerté. Mais le hasard étant, un article sur Les origines : pourquoi devient-on qui l’on est, ouvrage du sociologue français Gérald Bronner, m’a permis de mettre en perspective la lucidité critique du discours de Jean-Philippe Pleau.

Le philosophe Vladimir Jankélévitch, auquel ce dernier fait souvent référence, est considéré comme « un philosophe du devenir, qui veut surprendre "sur le fait", "en train de" devenir, en flagrant délit, en équilibre sur la fine pointe de l’instant ». Ceci expliquant cela, j’ai mieux compris l’ensemble du discours pleausien dont « la fonction principale… [est] une tentative de compréhension » et une ouverture sur les chemins des réflexions nécessaires à une ouverture sur l’avenir et ses possibles.

Refermant Au temps de la pensée pressée, je crois avoir compris la perception du sociologue et essayiste de l’état du monde en cette ère de l’éphémère, car « dans le particulier, il y a de l’universel, et tout le "je" social. » Comme chantait Jean Ferrat :

Chacun de nous a son histoire

Et dans notre cœur à l’affût

Le va-et-vient de la mémoire

Ouvre et déchire ce qu’il fût.

 

Serge Bouchard

La prière de l’épinette noire

Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 216 p., 25,95 $.

« Ce livre posthume de Serge Bouchard fait suite à L’Allume-cigarette de la Chrysler noire (2019) et à Un café avec Marie (2021). Il se compose, comme ces deux recueils, de textes brefs, rédigés et lus par Serge Bouchard à l’émission radiophonique hebdomadaire C’est fou…, coanimée avec Jean-Philippe Pleau (voir plus haut), qui signe la préface de ce livre. On y retrouve la même sensibilité poétique et la même sagesse moqueuse qui caractérisent la prose de Serge Bouchard, autour de thèmes qui l’ont toujours inspiré : la nature, la solidarité humaine, l’amitié avec les Autochtones, les bizarreries du monde actuel, la beauté, la mélancolie. On y entend à nouveau la voix si unique d’un écrivain majeur de notre temps qui, jusqu’à la toute fin, aura tenu à partager avec son public ses réflexions sur ce qui fait le sens même de nos existences. »

mercredi 1 mars 2023

Jacques Ferron

Gaspé-Mattempa suivi de Correspondance entre Jacques Ferron et Clément Marchand

Montréal, Bibliothèque québécoise, 2022, 100 p., 10,95 $.

Le devoir de lire Ferron

Dans la chronique du 15 octobre 2008 parue dans Le Canada français, j’insistais sur le « devoir de lire » Jacques Ferron, un écrivain figurant au panthéon de la littérature québécoise. Alors que paraît Gaspé-Mattempa, un premier récit oublié, je me suis souvenu de deux événements historiques qui se sont déroulés dans le Haut-Richelieu auxquels le médecin-écrivain a participé.

Le premier s’est déroulé d’octobre 1944 à janvier 1945 alors que le jeune médecin terminait son passage dans l’armée canadienne au camp de concentration 44 situé à l’Institut Feller, à Saint-Blaise. L’établissement accueillait « tout au long de son histoire un total de 1 500 prisonniers, en majorité des officiers haut gradés de la marine allemande. » Ferron y fait ainsi référence : « … sur les hauteurs de Saint-Blaise où le compère Maski se trouvera partagé entre les prisonniers allemands et les bons Old Vets qui les gardaient, ami des uns et des autres, nullement impliqué par la guerre, neutre comme un brave Québécois… (20)

Le second se déroula le 28 décembre 1970, lorsque Jacques Ferron fut dépêché dans une maison de Saint-Luc où se terraient les felquistes Rose et Simard pour de longues négociations qui se terminèrent par leur reddition.

Revenons à Gaspé-Mattempa. Ce récit retient l’attention par son côté autobiographique rare chez Ferron et la mise en contexte de ses premières fictions littéraires, ces jongleries semblables à ses contes à venir. C’est le Trifluvien Clément Marchand, poète, éditeur aux Éditions du Bien public et ami de l’écrivain, qui devait faire paraître ce livre originalement, ce qu’il fit, plus tard, en 1980.

En témoigne la Correspondance entre Jacques Ferron et Clément Marchand constituée de 18 lettres échangées du 21 octobre 1968 au 19 janvier 1984. Trois poèmes sont joints à cette dernière correspondance, deux d’Alfred DesRochers et un de Raymond Douville, associé de Marchand au sein du Bien public. Ces correspondances rappellent la passion de Ferron d’écrire des lettres, ce que reflète le fonds qui lui est consacré (www.écrivain.net/ferron). De plus, les échanges entre Ferron et son vieil ami illustrent les liens qui les unissent et l’intérêt que l’écrivain médecin portait au travail de ce compagnon, lequel, entre autres, l’informait régulièrement de sujets littéraires susceptibles de l’intéresser.

L’éditeur résume ainsi le livre : « Pour plusieurs raisons, Gaspé-Mattempa est un texte un peu à part dans l’œuvre de Jacques Ferron. D’abord parce qu’il est porté par une écriture euphorique – et quasi fantastique, car ce Satan-Mattempa est une figure allégorique – qui est partie liée au fait que l’écrivain y parle surtout de la Gaspésie, cette région où il a été jeune médecin heureux (1946-1948) dans des conditions difficiles. Ensuite parce que c’est l’un des derniers livres publiés par Jacques Ferron lui-même, qui témoigne de la nouvelle impulsion que le romancier voulait donner à son œuvre. Le fascinant récit qui en résulte – le narrateur décrit sa relation avec une sorte d’alter ego nommé Maski, qui aurait été le personnage central d’un livre jamais terminé, Le pas de Gamelin [publié dans La conférence inachevée (Bq, 2020] – témoigne donc aussi, de façon éloquente, des épreuves rencontrées par l’auteur. Le versant plus tourmenté de la création ferronienne s’y trouve donc aussi représenté. »

La trame et les péripéties du récit semblent inscrites dans la mémoire littéraire de l’œuvre de Ferron comme étant un préalable à ce qu’il allait écrire par la suite. Quelque chose cependant à retenir : Maski qui est le double imaginé de l’écrivain; les différents lieux auxquels il est fait référence sont situés et expliqués à la fin de l’ouvrage, certaines appellations semblant plus imaginaires que réelles.

Il est impossible de recenser Gaspé-Mattempa sans insister sur l’originalité de son discours écrit, ce plaisir évident que prend l’écrivain de déjà mettre la langue et les formes littéraires à son service, quitte à surprendre d’éventuels lecteurs ou lectrices par leur truculence. Lisez le passage suivant pour le constater :

« Nous prêtâmes le serment du vieux Grec, de l’Hippocrate content à cheval sur la mort impérissable qui le garde immortel depuis deux mille ans, et nous sommes devenus de facto, tout aussitôt. Maki et moi, deux Docteurs avec la plus grande majuscule et une p’tite licence de médecins compétents… Nous sommes deux bons garçons encore de lait, mais rengorgés, d’une incroyable fatuité… »

Pierre Vadeboncœur écrit dans la préface de La conférence inachevée. Le pas de Gamelin et autres récits (Bq, 2020) : « Pour l’efficacité et le style, du moins, tout lui semblait donné dès le départ. Il avait saisi d’emblée, par lui-même, ce que c’est que la qualité littéraire, grâce à une divination et une sûreté étonnantes… Précoce maîtrise. Il l’avait acquise en partie par ses lectures, sans doute, qui lui permettaient de formuler aussi des jugements bien articulés sur la littérature ou l’art, comme cedi, qui rappelle évidemment Valéry… » (9)

« Quant à la correspondance échangée entre Jacques Ferron et Clément Marchand, son ami trifluvien, "elle révèle les circonstances et la genèse de cette publication, tout en nous donnant un aperçu de l’attachement qu’éprouvait Ferron pour un autre pays québécois, celui de son enfance, dont le chef-lieu est justement Trois-Rivières. Les deux écrivains conversent ici en toute liberté et évoquent, à bâtons rompus, des souvenirs heureux de leur coin de pays mauricien." »

On me reproche parfois de recenser des livres trop minces ou que personne ne lit, celui de Jacques Ferron entre parfaitement, hélas, dans ces deux catégories. Or, je crois que le nombre de pages d’une œuvre littéraire n’assure en rien ses qualités narratives et stylistiques ou sa littérarité, l’art des grandes sagas n’étant pas donné à toutes et tous. Quant au lectorat, je me fais un devoir de lui proposer autre chose que du « prêt-à-lire », si bon soit-il, car, en lecture comme ailleurs, varier les propositions est essentiel.


Marcel Olscamp

Le fils du notaire. Jacques Ferron : genèse intellectuelle d’un écrivain

Montréal, Bibliothèque québécoise, 2021, 472 p., 19,95 $.

Connaître et reconnaître Ferron

Le médecin-écrivain, né à Louiseville le 21 janvier 1921, est bel et bien fils de notaire et frère aîné de l’écrivaine Madeleine Ferron et de la peintre Marcelle Ferron. Son enfance et son adolescence n’ont rien de banal au point où elles jettent un regard prémonitoire sur l’avenir de l’adulte qu’il est devenu. L’ouvrage d’Olscamp se lit comme un roman, car il met en perspective le « parcours du jeune Ferron [qui] illustre le paradoxe d’un homme né dans une famille aisée, éduqué dans l’amour de la culture française, prédestiné à une carrière sans histoire et qui, un jour, se détourna de ce destin par conviction sociale… [Son] destin tout en ruptures, durant ses jeunes années, permet de jeter un regard original sur des aspects parfois mal connus de l’histoire du Québec au 20e siècle. »