mercredi 27 janvier 2021

Pedro Serrano

Pare-chocs. Essais d’autodéfense poétique, traduit de l’espagnol par Emmanuelle Tremblay

Montréal, Noroît, coll. « Chemins de traverse », 2020, 216 p., 25 $ (papier), 17,99 $ (numérique).

La poésie par elle-même 

Les pages de Pare-chocs. Essais d’autodéfense poétique occupèrent mes dernières heures de lecture de 2020. L’ouvrage de Pedro Serrano, écrivain et universitaire mexicain d’origine montréalaise, traduit finement de l’espagnol par Emmanuelle Tremblay, n’est rien de moins que remarquable.

J’aime marcher les « chemins de traverse », je l’ai déjà écrit, car ces essais publiés au Noroît stimulent « la pensée artistique en conviant poètes, écrivains et artiste à approfondir leur réflexion sur la création, la poésie ou l’art ». Ces livres me rappellent les « recours didactiques » où Miron nous amène dans l’âme de la langue et de la pensée d’où jaillit la poésie.



C’est donc dans cette collection que paraissent les 31 courts essais qui forment une mosaïque de réflexions, de points de vue d’où observer l’essence de la poésie et les perceptions que nous en avons. Étant pour moi une façon d’appréhender l’existence, voire un mode de vie, j’y ai observé d’autres horizons où trouver la poésie. Ainsi, en ce temps de pandémie, la poésie peut être salvatrice.

Faire la synthèse de ce livre? Je n’en ai pas le talent surtout après l’épilogue de l’éditeur qui saisit l’essence des images de la poésie que l’essayiste trace : « Le livre de Pedro Serrano est une réflexion fertile et pleine d’imagination. Non seulement amuse-t-il par ses propos, mais encore apprend-on sur la poésie des idées qui nous conduisent à réfléchir pour nous-mêmes [et par nous-mêmes] ce que serait notre manuel d’autodéfense de la poésie. » (4e de couverture)

Les essais brefs qui composent l’ouvrage m’ont fait penser à un prisme à multiples faces, un hyperprisme, comme si l’auteur voulait en saisir l’entièreté. Dans « Autorité et auctorialité », il écrit : « Faire un choix en poésie ne laisse pas d’être arbitraire; il s’agit toujours d’un acte empreint de subjectivité. Qu’il concerne un mot, la composition d’un recueil ou une traduction, tout choix n’est pas seulement crucial. Il est aussi le vecteur inusité d’un effet de senestrie. Les raisons ou les pulsions qui nous poussent à opter pour ce mot-ci au détriment de ce mot-là, pour tels poèmes plutôt que d’autres, découlent d’une somme disproportionnée de motivations rationnelles et d’affinités, selon la tournure et les hasards du moment. » (p. 41)

Ne cherchez pas le néologisme « senestrie ». Selon l’usage qu’en fait l’auteur, ce mot se rapproche de l’expression populaire « champ gauche », c’est-à-dire ce qui est « non-conventionnel ». Quant à « auctorialité », un mot répertorié, Serrano précise : « L’auctorialité ne se manifeste nulle part ailleurs que dans le corps du texte. Elle émane de lui pour ériger l’auteur en lui, en non l’inverse. » (p. 42) Bref, l’auctorialité c’est la signature littéraire de celle ou celui qui écrit le poème, ce qui fait qu’on reconnaisse son empreinte.

Or, si le matériau et l’organisation du poème marquent le territoire de l’autrice ou de l’auteur, ils deviennent ceux du lecteur qui le découvre, se l’approprie et lui donne ainsi vie. Par exemple, « L’hymne à l’amour » de Miron, lu ou entendu, devient vôtre dès que vous l’associez ou l’intégrez à votre intimité ou même votre idéal.

Autre exemple de la puissante mobilité de la poésie, ce qu’en dit T.S. Eliot (1888-1965) pour qui « la poésie doit tendre à une impersonnalité à laquelle seuls les êtres dotés d’une personnalité intense sont par ailleurs susceptibles de parvenir. » (p. 69) Serrano d’en conclure plus loin qu’il faut « considérer la poésie dans son impersonnalité faciliterait une meilleure compréhension de nous-mêmes par l’élargissement de son spectre à des structures poétiques, dont on ne saurait autrement que faire, ou à des expériences poétiques de prime abord non compatibles avec nos attentes. » (p. 72)

Que conclure des enseignements que Pare-chocs. Essais d’autodéfense poétique propose, sinon que la poésie n’a ni temps ni lieu ni expressions autres que ceux que les cycles lui attribuent ou lui imposent, mais que la lectrice ou le lecteur peuvent s’approprier et faire leur. Chose certaine, la poésie n’a pas de frontières et c’est à chacun de la visiter.

mercredi 20 janvier 2021

Hans-Jürgen Greif

Insoumissions

Montréal, Québec Amérique, coll. « Littérature d’Amérique », 2020, 328 p., 26,95 $ (papier). 17,99 $ (numérique).

L’avenir devant soi

Parmi les ouvrages lus en fin de 2020, il y a le roman de Hans-Jürgen Greif intitulé Insoumissions. Je connais un peu de l’importante carrière universitaire de l’auteur et de ses collaborations à diverses revues universitaires et grand public, dont Québec français, Entre les lignes ou Nuit blanche. Aujourd’hui, ce professeur émérite d’études germaniques et françaises est retraité de l’Université Laval et s’adonne, entre autres, à la philanthropie dans le domaine des arts et lettres, et à l’écriture.


 

Venons-en au roman aux teintes autobiographiques. Dès le prologue, nous voilà en Sarre, un des seize landers ou états de l’Allemagne, situé non loin de la frontière française, une région qui a déjà été sous protectorat français. Nous sommes en mai 1956, dans la maison familiale, probablement à Völklingen, ville d’origine de l’auteur. Celui-ci met en contexte ce qu’étaient les rapports familiaux sous la férule d’un père autoritaire.

Les seize chapitres qui suivent sont balisés par des lieux et des dates, précises ou non, de l’été 1967, dans le quartier Dahlem de Berlin, à Québec en octobre 2019. Le livre a les allures d’un journal personnel, mais il s’agit plutôt d’un recueil d’éphémérides, d’événements ayant jalonné la vie du narrateur à ce jour.

Cela débute par les études, la recherche d’un travail, les plaisirs, les déceptions, le radicalisme de certains concitoyens, etc. À cette époque, le narrateur, appelons-le Hans, s’intéresse à un groupe de gens déplacés durant la guerre qui cherchent à obtenir justice de l’état allemand; il joue auprès d’eux le rôle de secrétaire et de responsable du mémoire sur lequel leur requête s’appuiera. Il rencontre, dans ce groupe, Adelheid von Bennewitz, directrice d’une agence littéraire avec laquelle il reste en contact par la suite, et qu’il entend parler d’Irina Grothe, « un modèle de fortitude et de constance frisant l’opiniâtreté » (p. 40).

Quand on lui propose de venir enseigner à l’Université Laval de Québec, l’occasion est trop belle pour s’éloigner de certains irritants. Il n’hésite donc pas et le voilà dans la Vieille Capitale dès la deuxième semaine d’août 1969. À peine est-il descendu d’avion que débute une suite d’événements inattendus. Non seulement il n’y a personne pour l’accueillir, mais Mme Keller, la directrice qui l’a engagé, n’est plus en poste et c’est un certain Grigori Levitski qui la remplace. Hans comprend : « je suis dans un pays à la technologie avancée, mais aux comportements étranges qu’il me tarde à déchiffrer » (p. 55).

Le directeur Levitski et son épouse, une certaine Irina dont nous connaissons déjà un peu l’histoire, sont au centre de plusieurs de ses soucis. Levitski profite des premiers mois au Québec du jeune professeur pour connaître son point de vue sur des sujets de politique étrangère et sur ses rapports avec l’autorité. Ce faisant, il veut s’assurer qu’il soit fidèle à son mode de gestion, qui se résume en « diviser pour mieux régner ». On constate que les réunions départementales sont éminemment politiques, que le chantage et les coups fourrés sont monnaie courante. Le narrateur doit donc naviguer en eau trouble, lui qui espérait mener à bien d’importants travaux universitaires déjà en marche. Heureusement pour lui le fonctionnement de la bibliothèque à laquelle il a accès l’enchante, les règles de consultation des ouvrages étant beaucoup plus libres qu’en Allemagne.

La vie dans la Capitale nationale le surprend de jour en jour. Installé dans un demi-sous-sol, les propriétaires font tout pour lui faciliter l’existence, ce qui s’avère pratique entre autres quand sa vieille Coccinelle lui pose problème ou que l’hiver arrivé, il n’a pas le vestimentaire nécessaire.

Si la vie avec ses collègues ou ses étudiants lui convient, le pire désagrément lui vient d’Irina Levitski qui ne cesse de l’inviter ou de lui téléphoner. Au cours d’un souper en tête-à-tête, elle lui raconte sa vie parisienne, ses années épuisantes dans le domaine des articles de luxe, sa séparation d’avec Gricha devenu un véritable parasite – blessure de de guerre débilitante, ne pouvant avouer « avoir terminé sa carrière militaire avec le grade de lieutenant de la SS », aventures amoureuses à répétition –, les études de son époux à l’Université de Montréal, bref tout « ce que Adelheid et les expatriés à Dahlem aimeraient savoir. » (p. 118)

La première année au Québec, 1969-1970, le temps lui manque de mieux connaître la province, mis à part le quotidien d’un universitaire et d’un chercheur, la vie d’une capitale dont les fonctionnaires rythment la cadence. À peine a-t-il fait une brève escapade au Manoir Saint-Castin et à Chicoutimi.

Les vacances de l’été 1970 se déroulent en Allemagne. Il y retrouve le docteur Gontrand à qui il a envoyé le mémoire commandé par les expatriés; Thorsten, le fils du docteur; et bien sûr, son amie Adelheid. Il en profite aussi pour visiter Karl et Michèle qu’il a connus à Québec. Karl a été victime du régime Levitski qui l’a piégé pour qu’il ne puisse renouveler son contrat. Heureusement, il avait prévu le coup et « obtenu une généreuse bourse d’études du Conseil de recherches en sciences humaines du gouvernement canadien. »

De retour au Québec à la fin d’août, il s’installe dans un édifice patrimonial, un appartement qu’il partage avec Ben, un collègue; ce dernier occupe l’étage et lui le rez-de-chaussée. Un autre locataire semble avoir déjà squatté les lieux : la chatte Salomé.

La guerre froide des Levitski et de leur clan est plus vive que jamais. Hans doit même consulter les autorités de la faculté pour remettre de l’ordre dans certains faits dont son directeur a tordu la vérité.

Arrivent les événements d’Octobre 1970 qui s’avèrent d’une grande importance sur sa perception du Québec. Il se sent obligé de suivre l’actualité presque d’heure en heure et de faire des liens avec ce qui se passe en Allemagne au même moment.

Un imprévu survient en 1971 : l’Université Laval effectue des changements majeurs dans l’organisation de certains départements, dont celui dirigé par Levitski. Non seulement ce dernier est-il rétrogradé au poste d’enseignant, mais des professeurs, dont le narrateur, sont associés à l’enseignement de la littérature française et allemande.

Hans-Jürgen Greif, l’écrivain comme le narrateur, est un éminent intellectuel, un humaniste boulimique de littérature, de recherches, d’explorations et de découvertes. Bref, tout ce qui fait de lui un érudit. Ne craignez pas, son autofiction n’est pas un ouvrage hermétique réservé à quel qu’élite patentée. Au contraire, Insoumissions nous fait partager l’univers d’un homme, de sa jeunesse à sa maturité, dont la détermination est à la hauteur de ses aspirations et de ses engagements humanistes.

mercredi 13 janvier 2021

Paule Baillargeon

Une mère suivi de Trente tableaux

Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Récit », 2020, 120 p., 19,95 $ (papier), 13,99 $ (numérique).

Quand le bateau-vie tangue sans fin

L’enfant unique peine à percevoir les travers de ses parents si ces derniers l’entourent d’une affection saine et l’éduquent à la vie avec nuance et doigté. Comment cet enfant peut-il alors comprendre ce qui se passe chez ses amis, puisqu’il les imagine entourés de la même façon, même celles et ceux qui partagent leur père et mère avec une fratrie nombreuse?

Comment comprendre alors qu’une mère ne cesse de mal aimer une de ses trois enfants depuis sa naissance? C’est sur une telle toile de fond, semblable à un champ de bataille, que la comédienne, cinéaste et écrivaine Paule Baillargeon projette la trame du récit Une mère, suivi de Trente tableaux, « le scénario du long métrage du même titre » (onf.ca/film/trente_tableaux/).

Le récit prend la forme d’un journal de bord tenu, irrégulièrement, du 3 février au 3 mai 2001. Un journal certes, mais surtout une suite d’éphémérides glanées parmi les cicatrices laissées depuis l’enfance, celles de l’autrice comme celles de sa mère. Ne concluons pas trop rapidement que cette mère ne peut donner que ce qu’elle a elle-même reçu, que la rigidité de l’éducation qu’elle a donnée à ses enfants faisait partie de son ADN; la personnalité, physique et psychique de l’être humain est plus complexe.

Née en juillet 1945, Paule Baillargeon a 56 ans quand elle s’assoit devant son ordinateur pour écrire ce qu’elle se refuse depuis longtemps, c’est-à-dire remonter le fil des événements qui ont pourri ses relations avec sa mère. Comme elle l’écrit : « Mon problème, c’est que je voudrais détester pleinement ma mère, elle qui m’a fait tant de mal, et parfois j’y arrive vraiment, et alors cela me rend joyeuse et claire, comme le ciel bleu acier d’un hiver cinglant, je la déteste et c’est tout, je peux vivre ma vie. Mais, ça ne dure jamais longtemps, toujours la culpabilité revient, et aussi, était-elle vraiment méchante? » (p. 16)

« Ma mère est une femme de quatre-vingt-huit ans, partiellement aveugle et presque totalement sourde… Elle n’est jamais fatiguée, pleine de haine, de rancœurs et de désespoir. » (p. 11) Ce sont-là les premières phrases de cette histoire dont les protagonistes gravitent autour de cette vieille femme : l’autrice, sa sœur Marie et son frère Louis, sa fille Blanche, son compagnon Yves, sans oublier son chien Watam.

Le récit est plein d’instantanés parfois monochromes, parfois couleurs, les uns faisant briller les rares rayons de soleil sur la vie de la narratrice, les autres relatant les troubles psychologiques dans lesquels la relation toxique avec sa mère la plonge comme une séance de supplices permanents qui vont jusqu’à dérégler sa santé physique, les migraines récurrentes en étant le résultat le plus prégnant.

Un exemple parmi tant d’autres illustre le mal dichotomique de l’autrice : « Comment ma mère peut-elle être abandonnée comme ça, une femme comme elle, lucide, intelligente, pleine d’énergie, réduite à être couchée sur un lit dans sa petite chambre, à attendre que la vie finisse. C’est monstrueux. La culpabilité m’envahit, la compassion, l’empathie, tout ce qu’elle n’a jamais eu pour moi, ça ne fait rien, maman, tu ne le sais pas, mais je t’aime… » (p. 36) On croirait entendre les cris entendus à répétition dans les CHSLD québécois au printemps 2020.

Cette mère, incapable d’aimer ou d’être aimée, vit à la Maison des aveugles où elle est malheureuse comme une pierre, car elle ne peut profiter de l’attention qu’elle a toujours exigée et à laquelle elle a toujours carburé. Comme on disait jadis : « Me, myself and I. » Les passages où il est question de la famille de cette mère, quand elle était enfant, illustrent le fond culturel de son éducation sur lequel repose l’essentiel de sa personnalité aux allures narcissiques servie par un grand talent de manipulatrice.

La relation des parents de l’autrice illustre bien l’univers de cette mère où les insatisfactions des aléas de la vie s’accumulent. Un élément de ce récit me semble l’acmé de la relation mère-fille : le fait que son père lui a toujours manifesté une affection particulière. « Oui. Elle était jalouse. Mon père m’aimait. Tout le monde est d’accord là-dessus… C’est peut-être vrai [écrit-elle], bien que l’amour de mon père était conditionnel, il pouvait être méchant quand je ne réussissais pas à son goût, quand son enfant si intelligente, si talentueuse montrait sa fragilité et ses blessures. » (p. 44)

Je comprends l’inquiétude, voire le désarroi dans lequel l’écriture d’Une mère a pu plonger Paule Baillargeon. Pourquoi maintenant alors que sa mère et elle sont à l’âge d’une certaine sérénité plutôt que de tels bouleversements émotifs? Laissons l’autrice lever le dernier caillou de ce jardin maudit : « Je ne peux même pas comprendre comment il se fait que je sois encore vivante après l’horreur qu’a été ma jeunesse. J’étais comme elle, c’est ce qui me rendait folle, être comme elle… quand je me suis vue vivre à mon tour la vie de ma mère, j’ai littéralement disjoncté, et je ne sais pas comme il se fait que je sois encore vivante pour en parler. » (p. 66)

L’histoire racontée n’est pas unique à l’univers de l’autrice, elle est hélas universelle. Écriture thérapeutique, diront certains, surtout une écriture qui exprime un état d’âme qui se transforme en une neurasthénie trop longtemps contenue. Cette incertaine libération par le verbe vient aussi par l’image, ce que le scénario de Trente tableaux met en lumière. Il est impossible de croire que la prose de Paule Baillargeon est imaginaire, son réalisme est à ce point poignant qu’il exige une compassion même lointaine.

mercredi 6 janvier 2021

Valérie Garrel

Rien que le bruit assourdissant du silence

Montréal, Pleine lune, 2020, 144 p., 21,95 $.

Jeu de piste : d’une solitude à l’autre 

Un livre n’est d’abord qu’un assemblage de feuilles sur lesquelles sont imprimés des mots et des images, dessins ou photos. Il devient une œuvre littéraire, si tant est, qu’au moment où une lectrice, un lecteur se l’approprie. C’est particulièrement symbolique et vrai de Rien que le bruit assourdissant du silence, un roman de Valérie Garrel dont le titre a retenu mon attention. Comment peut-il en être autrement quand s’opposent le bruit et le silence, que ce bruit soit assourdissant : une antithèse qui se réverbère en un puissant oxymore.


Il suffit de tourner les pages une à la fois pour observer une mutation éditoriale : le papier choisi n’est pas le même que l’éditeur emploie d’habitude. Pourquoi cette métamorphose? C’est que m’ont appris la majorité des 11 chapitres du livre lesquels débutent par une toile empruntée à la vaste collection du Musée des beaux-arts de Montréal, chacune lançant une nouvelle quête de Cassandra alimentée par le récit qu’elle inspire à Antoine.

Qui sont ces personnages, sinon des visiteurs hebdomadaires du musée montréalais où chacun vient y chercher une énergie essentielle à son existence : la paix intérieure pour l’une, le scénario d’un nouveau récit pour l’autre. Le silence de l’une, la parole de l’autre.

Leur rencontre est tout aussi possible qu’improbable. Pourquoi Antoine s’est-il adressé à Cassandra sinon pour qu’elle soit la première auditrice d’une histoire improvisée qui a pour thème une toile qu’ils sont à observer. D’une visite à l’autre, on découvre un peu de chacun d’eux, d’où vient leur intérêt pour le musée et des toiles qu’ils scrutent.

Intitulé "Ératosthène", le premier chapitre trace symboliquement l’aura de Cassandra emmurée dans un silence mystérieux qui sera déconstruit un chapitre à la fois, mais jamais trahi. Ainsi, pourquoi s’arrêter devant « Ératosthène enseignant à Alexandrie », cet érudit du IIIe siècle inventeur de la géographie, sinon qu’elle « emmagasinait ce qu’elle pouvait de vie au cas où celle-ci serait à nouveau engloutie, d’un coup, en quelques secondes. » Ses visites au musée lui permettent-elles une résurgence de tous les apprentissages fondamentaux depuis sa naissance?

C’est devant cet Ératosthène qu’un homme la salue discrètement, puis lui fait partager ses interrogations sur les connaissances de l’érudit à son époque. Cassandra ne le regarde pas et, même si elle a envie de fuir, elle est attirée par cet inconnu qui raconte ce que la toile lui inspire. Ce dernier, sur le point de quitter la salle, lui dit espérer la revoir et que, si elle ne s’y objecte pas, il lui parlera des œuvres.

Inquiète, ne comprenant pas l’intérêt de l’homme, elle ne revient pas au musée la semaine suivante. Pourtant, cette rencontre lui a insufflé une émotion, un sentiment dont la vie l’a privé depuis longtemps.

De retour au musée, Antoine est là et s’adresse à elle à nouveau, s’excusant de l’avoir effrayée. Il lui confie ne pas avoir eu le choix d’agir ainsi et que, peut-être un jour, il lui en donnerait la raison. Il ajoute : « Je m’appelle Antoine et je raconte des histoires. Enfin, je veux dire que dans la vie, je suis payé pour inventer des histoires… Je viens ici trouver l’inspiration. Les musées sont des livres ouverts pour ceux qui aiment les histoires. » Or, les livres, Cassandra en « consommait en quantités phénoménales » et « les récits la faisaient vivre, par procuration. »

Les six chapitres suivants donnent à lire les histoires en italiques inventées par Antoine devant autant de toiles. Chaque récit est relié à l’œuvre picturale, à un détail ou à l’ensemble. Le lecteur peut ainsi suivre la ligne directrice de la trame aussi bien que les chemins de traverse où le tableau guide le conteur.

Une constatation s’impose : les toiles choisies représentent une femme, chacune dans une situation différente. Antoine a-t-il deviné la raison du silence de Cassandra? Oui, son auditrice ne dit pas un mot et la romancière a limité ses interventions à la seule expression de ses réflexions intérieures. Il faut même qu’Antoine la voit un jour échapper sa carte d’accès au musée pour apprendre son nom.

La relation entre les femmes sur les toiles et la vie de Cassandra semble toujours pertinente, comme les symboles d’une renaissance. On comprend Antoine de dire : « Vous voyez, tout le monde a des histoires concernant ces tableaux. Ils font écho à leurs vies. C’est incroyable comme ces toiles résonnent en chacun de nous. Je trouve ça fascinant… »

Asmaa, Henriette, Ruth, Augustine vivent dans des toiles et chacune à sa façon fait revivre Cassandra. Il y a aussi qu’Antoine parvient à rétablir des ponts qu’elle croyait rompus à jamais. Elle en vient à comprendre la place qu’il s’est créée dans son univers de silence, un espace où s’insinue la nécessité de la présence d’un inconnu qui n’a rien demandé en retour des histoires racontées.

C’est dans un salon de thé, le dernier chapitre de Rien que le bruit assourdissant du silence, que toutes les ficelles habilement nouées d’un chapitre à l’autre seront déliées, Cassandra et Antoine étant devenus aptes à livrer ce secret, intime et ultime, qui les lie sans qu’ils le sachent. Valérie Garrel a insufflé à ses personnages et aux épisodes de leur existence liée à des toiles une vie aussi fragile l’une que l’autre dans leur intensité et dans le bruit qui résonne en chacun. Le discours littéraire de l’autrice brise à peine le silence du titre, car il est si doux que même les violences qu’il évoque n’écorchent plus quand le rideau tombe.