mercredi 27 novembre 2019

La couleur du temps
Montréal, Flammarion Québec, 2019, 432 p., 49,95 $.

Mille et mille mots

Le besoin de fixer l’image n’est pas d’hier. Dessin primitif, sculpture, peinture furent des premières formes pour y répondre. Plus tard vinrent les photos en noir et blanc, puis couleur. Or, la photo fut hissée au niveau de l’art que tardivement. Aujourd’hui, nous utilisons notre portable pour prendre des photos, une façon de détourner l’éphémère à la mode en s’imaginant arrêter le temps de façon aussi fugace que le temps lui-même.



J’ai grandi entouré des œuvres des grands photographes de la presse internationale, comme les magazines Life, Paris-Match ou National Geographic. C’est en me rappelant les voyages photographiques de mon enfance que j’ai parcouru le remarquable album de Dan Jones et Marina Amaral intitulé La couleur du temps : nouvelle histoire du monde en couleurs, 1850-1960.
« "Rendre son éclat à un monde délavé" et offrir un nouveau regard sur le monde, c’est le pari fou et fabuleux que Dan Jones, journaliste et historien anglais, et Marina Amaral, artiste brésilienne spécialisée dans la colorisation de photos anciennes, ont relevé avec cet ouvrage. Au travers de deux cents photographies colorisées, prises entre 1850 et 1960, ils font défiler sous nos yeux un siècle d’histoire mondiale. Du règne de Victoria à la conquête spatiale, en passant par l’aventure coloniale, les avancées scientifiques et la montée des totalitarismes, ce livre retrace l’époque tumultueuse qui précède la nôtre. Soigneusement sélectionnée parmi des milliers d’images, chaque photo devient un tableau saisissant de vérité qu’une généreuse légende replace dans le fil de l’histoire pour tisser un passionnant récit continu. Pour le lecteur, le résultat est stupéfiant: les clichés qu’il croyait connaître acquièrent une dimension presque troublante et proposent un panorama inédit. » Bref, l’Histoire reprend vie.
C’est en regroupant les photos par décennie et en débutant chacune des époques par un tableau récapitulatif d’événements dont la valeur historique est reconnue et les photos pouvant le mieux les illustrer qu’on a construit ce livre. Faisant œuvre pédagogique, l’historien a résumé chacune des périodes: les années 1850 sont devenues celles du monde des Empires; 1860, des insurrections; 1870, des temps troublés; 1880, de l’âge des merveilles; 1890, du crépuscule du siècle; 1900, de l’aube ténébreuse; 1910, des guerres et révolutions; 1920, des années folles; 1930, de la marche vers la guerre; 1940, du chaos et du salut; enfin, 1950, des temps qui changent.
Outre les schémas historiques des périodes, le cliché d’ouverture de chacune d’entre elles est non seulement remarquable visuellement, elle l’est aussi par sa mise en contexte emblématique, perspective indissociable de la photo elle-même. Ce sont des photos comme celles des horreurs de la Commune de Paris (1870), de la construction de la Tour Eiffel (1887-1889), des frères Lumière « qui brevetèrent leur cinématographe en 1895 » ou des frères Wright qui firent, en 1903, le premier vol d’un engin motorisé.
Le travail de coloration des photos a été réalisé à partir d’informations précises sur les couleurs, les teintes et les nuances de l’époque où elles furent prises et cela redonne vie à la représentation de chacune. Nous ne sommes pas ici dans le maquillage, mais dans une véritable reconstitution.
La majorité des photos sont celles d’individus, des hommes surtout, qui ont marqué leur époque respective par leur génie créateur ou destructeur. D’autres images pointent vers des victimes de guerres ou de maladies. D’autres enfin vers des réalisations ou des œuvres qui ont marqué l’imaginaire d’alors et continuent de le faire. Lire les 432 pages du livre, c’est faire un extraordinaire voyage dans le temps générant une profonde réflexion sur la nature humaine, sa grandeur et ses misères.



Laurent Theillet
De visu : portraits d’artistes
Montréal, du Passage, coll. « Autour de l’art, no 012 », 2019, 104 p., 24,95 $.

L’art du portrait tient une place importante dans l’Histoire. Pensons aux royautés ou aux familles fortunées, et la liste des peintres portraitistes s’allonge. Puis, la photographie s’est lentement installée et démocratisé cet art. La rencontre de Laurent Theillet et de 35 artistes d’ici – comédiens, musiciens, danseurs, écrivains, etc. – s’est traduite par ce recueil de portraits où le visage de chacun est autant un dialogue avec le photographe qu’avec nous. On les observe un long moment, puis on s’attarde au texte d’où coulent les mots exprimant la vérité de chacune et chacun, comme si leur âme traversait la pellicule imaginaire du numérique. Certes, nous connaissons le visage d’Évelyne Brochu, d’Anne Dorval, d’Ève Landry ou de Fred Pellerin, mais quelle réalité intérieure se cache derrière cette pose et leur regard, franc ou fuyant?

mercredi 20 novembre 2019

Yves Thériault
Contes pour un homme seul
Montréal, Le dernier havre, 2019, 209 p., 12,95 $.

Yves Thériault : métier écrivain

Il m’est arrivé de suggérer à de jeunes collègues s’interrogeant sur les fictions, parues avant la Révolution tranquille, susceptibles d’intéresser leurs collégiens d’élèves. Pour eux, pas question de revenir sur ce qu’ils considéraient comme « l’ennuyeuse littérature du terroir ». J’évoquais spontanément le nom d’Yves Thériault. Certains étaient alors dubitatifs et je compris qu’on leur avait imposé Agaguk à un âge où ce roman est trop grand pour des lecteurs peu ou pas préparés.
Connaissaient-ils les récits brefs de Thériault? Contes pour un homme seul, le premier ouvrage du prolifique auteur paru en 1944, ou Œuvre de chair, paru en 1975, ne leur disaient rien. Je les ai parfois mis au défi de lire quelques-unes de ces histoires et de m’en reparler. Leurs commentaires furent aussi élogieux que leur incompréhension de n’avoir jamais entendu parler de ces narrations à l’écriture et aux images d’une simplicité désarmante.



J’ai recensé plusieurs des ouvrages de l’auteur parus les dernières années de sa vie, dont La quête de l’ourse et La femme Anna et autres contes. Je profite aujourd’hui d’une réédition en format poche des Contes pour un homme seul aux éditions Le dernier havre, une maison tenue avec fierté par l’écrivaine et traductrice Marie-José Thériault, qui est aussi fille de l’écrivain.
Cette nième édition est accompagnée d’une étude en guise de préface signée Laurent Mailhot; il jette un regard éclairant sur diverses dimensions qu’épousent les textes. L’universitaire écrit entre autres : « L’atmosphère des Contes pour un homme seul est un climat dont la température monte ou descend sur les objets, sur les corps, dans les esprits. […] au lieu d’exposer, de décrire, d’expliquer, Yves Thériault évoque, souligne d’un trait, suggère fortement, grâce à une "savante discontinuité dans la notation" qui contribue à heurter, à surprendre. »
Cela m’a rappelé la présentation que Gilles Archambault a faite d’une précédente édition où il soulignait qu’avec ce livre Thériault « accédait en quelque sorte… à la littérature. Dès l’entrée on remarqua l’originalité de son style. Il apportait au conte une verdeur indéniable, un ton tout à fait inusité. »
J’ai relu ces contes et ressenti un plaisir semblable aux retrouvailles avec un vieil ami. Plus que jamais, ces phrases de l’écrivain m’ont touché : « J’ai souvent regretté la pureté qui était mienne au moment d’écrire ces contes. J’étais hors de tout milieu littéraire, inconnu de tous ou à peu près, je n’avais aucune véritable renommée, et j’écrivais pour ainsi dire, comme l’oiseau chante, pour rien, pour personne. Pour moi-même. C’est ce que j’appelle pureté. Il est dommage qu’inexorablement l’on doive la perdre un jour. »
On ne dira jamais assez l’importance de l’œuvre d’Yves Thériault dans notre littérature. Je crois que l’institution qui chapeaute notre patrimoine écrit a le devoir de faire lire et même relire ses œuvres. J’aimerais aussi entendre les commentaires de la nouvelle génération d’auteurs et d’autrices inuits à une époque où l’appropriation culturelle est pointée du doigt, une notion inconnue au moment où parurent Agaguk (1958) et Ashini (1960).
Et vous monsieur le chroniqueur quels sont vos livres préférés d’Yves Thériault? Outre ses contes, il m’arrive de relire Aaron (1954) qui raconte le conflit entre un grand-père juif et son petit-fils, entre la tradition et la modernité. Que dire de La fille laide en cette ère de l’image et de l’éphémère? Au-delà du personnage que Thériault s’est créé à une époque où faire le métier d’écrivain n’était pas sérieux, il a façonné une œuvre gigantesque, remarquable tout en devenant le forgeron d’une véritable littérature nationale.



Collectif, sous la direction de Renald Bérubé
Cahiers Yves Thériault 2
Montréal, Le dernier havre, 2019, 298 p., 14,95 $.
Il valait la peine de réunir un aréopage d’universitaires pour « souligner par des textes critiques le 75e anniversaire de la parution des Contes pour un homme seul ce qui pourrait s’appeler un devoir de mémoire littéraire », comme Bérubé le souligne. Les études mettent à « l’avant-scène l’écriture brève de l’auteur, ses contes, récits et nouvelles, ses "Mille et une façons d’épater" pour reprendre les mots de Michel Lord. Dès 1944, grâce aux contes, Thériault va étonner, fasciner et déranger. Son personnage du Troublé demeure une création qui résiste aux interrogations, les multipliant en lui-même. Personnages, lieux et langage des textes courts de Thériault sont au cœur de ce Cahier; à quoi s’ajoute la publication de deux inédits, dont l’un écrit en anglais, langue que l’écrivain a pratiquée sans qu’on ne s’y attarde trop et qui est aussi le sujet d’un article. »

mercredi 13 novembre 2019

Rima Elkouri
Manam
Montréal, Boréal, 2019, 232 p., 24,95 $.

L’odeur du savon d’Alep

J’aime la plume de Rima Elkouri, journaliste et chroniqueuse à La Presse, sa façon humaniste d’aborder des sujets sensibles, telles l’immigration ou les lois de sociétés dissemblables à la nôtre. J’étais donc curieux de lire Manam, son premier roman.



Léa, la narratrice, est professeure. Téta, sa grand-mère âgée de 107 ans, est venue au Québec après avoir fui l’Arménie, pays du génocide turc, puis la Syrie. Antoinette Rose Amalian est née à Manam au printemps 1908; jumelle d’Antoine, elle a appris très tôt à compter sur elle-même, à être attentive aux autres et à vivre le temps présent.
Léa souhaite comprendre le silence que sa Téta a imposé sur les années précédant sa venue au Canada. C’est pourquoi elle a décidé d’aller sur le terrain pour mettre des images sur le pays et les habitants de ce qui fut le berceau de sa grand-mère.
Son séjour débute à Istanbul où elle reste le temps d’en absorber l’atmosphère. Puis, elle se dirige vers Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, où l’attend Sam, un cinéaste qui arrondit ses fins de mois en guidant des visiteurs. Ils prennent la route en direction de Manam, la ville qui a vu naître Téta. Léa raconte à son guide d’où lui vient son intérêt pour la vie de sa grand-mère décédée : « Je voulais retourner les pierres du silence. Transcrire sa mémoire. Juste pour la faire exister. Dans l’espoir de faire la paix avec un passé qui s’était mis à me hanter à mesure qu’il s’éloignait. »
M. Antranik, la première personne que Sam présente à Léa, leur raconte ce que son père lui a appris du génocide et conclut ainsi : « Ce que je retiens des récits de mon père, c’est que survivre était plus pénible encore que de mourir. »
Bref retour dans le temps alors que la narratrice est à vider des souvenirs de sa Téta la maison qu’elle a habitée depuis son arrivée au Québec. Il y a entre autres le savon d’Alep avec lequel Rose « retrouvait l’odeur de l’enfance après l’exil. L’odeur de l’espoir. » Et Léa d’ajouter : « Dans les souvenirs têtus de mes vingt ans, Alep sent le savon de ma grand-mère. Savon du dialogue entre l’Orient et l’Occident. Savon de la route de la soie et des caravansérails. »
De retour à Manam, on conseille à Léa de rencontrer Khalé Anissé, « la doyenne de la ville et la mémoire de Manam » âgée de 93 ans. La dame se souvient de la famille de Youssef Amalian et amène Léa devant leur résidence, la « laissant seule devant une maison qui racontait une histoire impossible à déchiffrer. » Puis, l’historien Zakaria raconte, à Léa et Sam, ces Turcs et ces Kurdes qui ont protégé des Arméniens de la déportation, comme Schindler des camps nazis, ceux qu’on appelait les Consciencieux. Zakaria explique aussi que tous n’étaient pas des justes, ce qui amène Léa à se demander « si l’histoire que je cherchais n’était pas exactement celle que j’imaginais? »
Outre les récits, le visage des gens, la façade des maisons et l’odeur des rues, il y a les non-dits que Léa entend et qui deviennent sujets de fabulation. Ces silences, réprobateurs ou non, créent de nouveaux vides dans l’univers de sa grand-mère qu’elle tente de reconstruire tant bien que mal. « Les rencontres que j’ai faites [dit-elle] me donnaient l’impression d’un peu mieux saisir cette part d’ombre qu’il y avait chez ma Téta. Cette tristesse au fond de son regard, même quand elle souriait. »
Manam est une fresque sur fond de vérités et de mensonges, d’accusations et d’impossibles justifications, de souvenirs et d’oubli. Léa comprend-elle mieux d’où venait sa grand-mère? Chose certaine, elle a foulé le sol de son enfance et de ses errances, elle a vu le décor où est planté à tout jamais le théâtre du pire que l’homme peut faire subir à ses semblables en imaginant qu’ils sont des monstres. Le génocide arménien de 1915 n’est-il pas issu de la même rancœur dont sont victimes les Kurdes d’aujourd’hui?

mercredi 6 novembre 2019


Anne-Marie Beaudoin-Bégin
La langue racontée : s’approprier l’histoire du français
Montréal, Somme toute, 2019, 152 p., 16,95 $.

Racontez-moi le français – Histoire de langue(s)

La sociolinguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin a entrepris d’écrire une trilogie portant sur divers aspects de notre parlure. Il y eut La langue rapaillée : combattre l’insécurité linguistique des Québécois (2015) où elle détricotait nos craintes par-devers notre langue. Puis, La langue affranchie : se raccommoder avec l’évolution linguistique (2017) où elle suggère de nous libérer du carcan trop serré de la norme prescriptive. Pour compléter cette étude, elle revient aux racines de la langue française dans La langue racontée : s’approprier l’histoire du français.



D’entrée de jeu, l’autrice écrit : « Faire l’histoire d’une langue, c’est faire l’histoire des gens qui l’ont parlée, écrite, chantée, vécue. Un mot seul ne peut changer de sens comme par génération spontanée. Ce sont les personnes qui l’utilisent dans différents contextes qui, lui accordant de nouvelles connotations ou le rattachant à une nouvelle réalité, inconsciemment ou non, lui donnent un nouveau sens. »
Les titres des chapitres illustrent le parcours temporel de la langue française, des origines à nos jours. On constate ainsi qu’il est peu question d’évolution, mais d’un ensemble « de décisions arbitraires, d’accidents de parcours, de concours de circonstances. » On est loin du latin et du grec anciens qui n’en sont pas les seuls berceaux, comme on le répète si souvent.
« Si le français a été la "lingua franca" de prestige pendant longtemps, ce qui fait qu’il en garde encore les rubans et les paillettes, il n’est pas que ça, et il n’a pas été que ça. » D’ailleurs, il ne faut pas confondre "lingua franca" et langue française. En fait, "lingua franca" est la langue véhiculaire, celle qui permet aux populations de communiquer entre elles, du Moyen Âge au 19e siècle. Ainsi, avant l’unification linguistique des régions de France, chacune avait son propre dialecte, et cette quasi-uniformisation ne s’est pas faite en un jour, ni même en cent et mille.
À travers le temps et les lieux, on constate que le pouvoir politique et l’organisation sociale ont longtemps tenu la langue française en laisse en dictant son vocabulaire et ses règles. Selon l’essayiste, c’est la Révolution française (1789-1799) qui a, entre autres, permis à « la langue des gens ordinaires, des gens dont on ne parle pas dans les livres... de faire du français ce qu’il est aujourd’hui. L’histoire du français, c’est aussi leur histoire. C’est notre histoire. »
Anne-Marie Beaudoin-Bégin n’a jamais dérogé de son projet initial de rendre la langue parlée au Québec à ses locuteurs. C’est pourquoi La langue racontée décrit le chemin parcouru au cours des siècles, de la langue parisienne de la royauté et de la noblesse à celle que les colons français ont amenée en Nouvelle-France. On ne parle pas ici d’une langue encarcanée dans les règles strictes de l’écrit, mais d’une langue véhiculaire qui leur permettait de communiquer entre eux.
Je me souviens d’un texte de Jean-Claude Germain où il écrit que le territoire de la Nouvelle-France fut le premier où l’ensemble de la population dût parler français pour se comprendre, un français métissé va sans dire.
S’il a fallu des décennies sinon des siècles pour que la langue française évolue, c’est que les réseaux de communication étaient hermétiques, que le concept d’internationalisation n’était pas dans les cartons des États. Aujourd’hui, c’est l’idée de mondialisation qui a fait son chemin et que la langue anglaise, états-unienne faut-il croire, est devenu la "lingua franca", la langue véhiculaire par excellence non pas de quelques pays, mais bien de la planète tout entière.
Aujourd’hui, le français n’est plus le seul apanage de la France; d’ailleurs c’est le continent africain qui compte le plus de locuteurs français. De plus, Internet est devenu le principal vecteur des changements linguistiques, entre autres grâce à l’influence des réseaux sociaux. Le modèle de la langue française étant, depuis des lustres, la langue écrite laquelle s’appuie sur des règles édictées en vase clos et se base sur des logiques souvent incohérentes, il n’est pas étonnant qu’elles soient de plus en plus contestées.
Assistons-nous à une nouvelle révolution linguistique qui va en redonner le contrôle aux usagers? Chose certaine, la langue n’a jamais eu autant d’importance comme « outil de communication et de représentation, un vecteur d’identité, un matériau artistique ». Une langue vivante à laquelle les nouvelles technologies de l’information, notamment le téléphone intelligent, apportent un souffle nouveau et entraînent la remise en question de certaines de ses règles dans un espace spatio-temporel on ne peut plus différent de celui de tous les passés confondus.