mercredi 30 août 2023

Aki Shimazaki

Niré

Arles, Actes Sud, 2023, 135 p, 29,95 $.

Les vives émotions de Nobuki

Il y a quelques années, alors que je visitais une exposition de peintres japonais à l’Orangerie, j’ai eu l’impression que je rentrais corps et âme dans leur univers d’Aki Shimazaki. En ouvrant Niré, son plus récent roman, quelques-unes des séquences m’ont ramené dans cet univers aux couleurs fluides des aquarelles admirées.

Niré est le quatrième récit de la suite « Une clochette sans battant » entreprise avec Suzuran (2020), suivi de Sémi (2021) et de No-no-yuri (2022). Ces ouvrages sont indépendants l’un de l’autre puisque, même si la pentalogie ("une œuvre – littéraire, cinématographique... – en cinq volets") gravite autour des mêmes personnages, un seul d’entre eux est au cœur de chacune des histoires.

Nous sommes toujours dans l’univers de la famille de Tetsuo Niré, de son épouse Fujiko Kajiyama, de leurs filles Kyôko et Anzu, et de leur fils Nobuki. Ce dernier, un ingénieur civil œuvrant dans le domaine de la construction, est le narrateur de l’histoire. Il coule une vie douce et paisible en compagnie de son épouse Ayako – une professeure de piano réputée – et de leurs filles Miyoko (10 ans) et Namiko (9 ans). Nobuki a pour passe-temps la guitare, un instrument qu’il a appris plus jeune encouragé par sa mère, au grand dam de son père.

Ce dernier et son épouse vivent dans une RPA depuis que les symptômes de la maladie d’Alzheimer dont souffre Fujiko se sont aggravés depuis le décès de leur aînée Kyöko. La vieille dame ne reconnaît plus son fils Nobuki, ce que ce dernier a peine à accepter. Malgré tout, il visite régulièrement ses parents, surtout qu’il a un lien très étroit entre son père et lui.

La tradition de la famille Niré voulait que les parents âgés vivent avec l’aîné de leurs enfants. Fujiko et Tetsuo ont ainsi vécu avec les parents de ce dernier, leur belle-fille veillant sur eux avec un dévouement admirable. Le couple espérait que cette tradition se poursuive, mais Kyôko, leur aînée, vivait et travaillait au loin et n’entendait pas revenir auprès d’eux. Anzu, une céramiste réputée à qui son père a légué sa maison de campagne où se trouve un four à bois servant à la cuisson de ses créations, était déjà fort occupée par ses enfants et son travail. Les parents se sont alors tournés vers Nobuki, certains qu’une fois marié, il les accueillerait. Ce dernier, ayant vu la bienveillance de sa mère envers ses beaux-parents, ne voulait pas imposer à Ayako pareil engagement, surtout que sa carrière de pianiste était florissante. Les parents Niré se sont résignés et se sont installés dans une RPA.

La romancière, selon le schéma narratif auquel elle nous a habitués, relate la vie quotidienne du personnage principal. Nobuki raconte donc sa vie auprès de son épouse et de ses filles, de son travail et de son loisir, jouer de la guitare classique tout en s’intéressant à la musique des grands maîtres.

Quatre événements surviennent qui troublent cette quiétude. Il y a d’abord la découverte du journal intime de Fujiko, sa mère. Ce cahier reposait dans le tiroir de son bureau d’écolier, devenu celui d’une de ses filles, et qui était impossible d’ouvrir depuis longtemps. La surprise passée, Nobuki se demande s’il peut lire ces pages qui n’ont pas été écrites pour les autres. S’il ne savait pas que sa mère tenait un tel journal, il s’est souvenu qu’un ami lui a déjà raconté l’avoir vu dans un café en train d’écrire à l’époque où la maladie d’Alzheimer commençait à se manifester. Nobuki crut qu’en lisant le journal, il comprendrait mieux sa mère.

Le second événement est la rencontre fortuite de Tami D., une amie d’enfance de sa mère. Pour amener cette dame dans le sillon de la trame, Aki Shimazaki fait un long détour, fort bien ficelé d’ailleurs, passant par l’intermédiaire du patron de Nobuki qui connaissait bien la dame et son époux. Nobuki visite Tami à quelques reprises et elle lui donne de précieux conseils concernant l’attitude qu’il doit avoir face à l’errance de sa mère; malgré son âge, Tami fait toujours du bénévolat, notamment auprès de personnes atteintes de démence.

Le troisième événement se produit lorsque Ayako, l’épouse de Nobuki, lui annonce être enceinte. Si le couple avait décidé de ne pas avoir un autre enfant, il accueille la nouvelle avec joie, tout comme leurs filles et la parentèle. Une fois connue, la grossesse s’inscrit dans le cours des événements du quotidien que le narrateur raconte. Ainsi, suivant les conseils d’Anzu, sa sœur, et de l’amie d’enfance de sa mère, il visite cette dernière plus souvent, accepte qu’elle ne le reconnaisse pas et constate que, d’une visite à l’autre, il entre dans le nouvel univers que Fujiko s’est créé.

L’ultime événement qui bouleverse Nobuki, jusqu’à ébranler sa confiance dans son entourage – qui savait? – il le découvre dans le journal de sa mère : est-il vraiment le fils de Tetsuo Niré ou a-t-il été adopté comme on le prétendait jadis? La romancière réussit encore une fois à tisser une toile narrative toute en nuance où la vérité du récit et les teintes de l’imaginaire se croisent comme dans les couleurs d’une aquarelle. Ainsi, malgré le questionnement auquel se livre Nobuki et le mystère qu’il parvient à percer, il conserve sa joie de vivre et entretient cette aura de bonheur qui nimbe sa vie et celle de son entourage.

Avec Niré, Aki Shimazaki poursuit l’histoire de la famille Niré du point de vue d’un de ses membres. Qui sera le suivant? Nous verrons, mais, chose certaine, une autre miniature à venir nous permettra de découvrir ce personnage entre les couleurs franches ou délayées d’une trame dont nous connaissons et apprécions les pourtours.

mercredi 23 août 2023

Stéfani Meunier

Une carte postale de l’océan

Montréal, Leméac, 2023, 136 p., 19,95 $.

Au bout de la vie, un océan

Universaliser une expérience personnelle, est-ce possible? L’être humain est-il si unique et libre qu’il ne peut partager ses réflexions? Ses pensées? Ce sont là quelques-unes des interrogations, toutes légitimes, que se pose la narratrice d’Une carte postale de l’océan, le nouveau roman de Stéfani Meunier.

Nous entrons dans l’univers clos de Jane – sa vie de fille qui veut connaître plus et mieux son héros de père et sa vie de femme dont elle semble avoir perdu la trace dans le fatras de ses angoisses –, de ses enfants Thomas et Emma, de sa mère Claire et, au cœur de l’histoire, son père Joël, décédé il y a quatre ans et qu’elle ne cesse de vouloir faire revivre. « Mon père est mort, sa famille est morte avec lui, ses amis sont morts avec lui, certains de ses souvenirs vivent encore dans la tête de ma mère et dans la mienne, mais un jour nous mourrons aussi, et ses souvenirs auront disparu. Et il aura disparu. » Pour retarder ce jour, elle part à la recherche de personnes figurant sur une photo de groupe, des « collègues de ton père, quand il travaillait chez Berlitz ».

Les premiers d’entre eux, ce sont "Robert et Jocelyne les amoureux" qu’elle imagine, car ils sont décédés. Lui venu de France, elle de Belgique, ils forment un couple transi jusqu’au jour où, ayant tardé de rentrer, Robert est accueilli par une femme en colère qui l’accuse d’infidélité comme elle a vu son propre père trompé sa mère. Le calme revenu, elle est enceinte, ils font ce vol imprévu, mais la romancière nous réserve une surprise.

Jane visite le meilleur ami de son père, Normand reconnaît Jean Moretti sur la photo. La voilà en direction de l’Abitibi pour le rencontrer. Là-bas, elle frappe à sa porte et, stupéfaction, l’homme est aveugle. Elle lui explique sa démarche, ce qui lance leur conversation. Le récit de Moretti met en perspective l’histoire, réelle ou imaginée, du père de Jane et de la sienne. Ce que je retiens du récit de Moretti, c’est le long chemin qu’il a parcouru avant qu’une épiphanie fulgurante le tire de la zone mortifère dans laquelle il s’était sciemment enlisé.

Retour à Montréal, auprès d’Emma et Thomas. « Mon fils, son regard, sa bouche, mon fils, prêt à tout avaler, prêt à tout prendre, je veux de la vie, du mouvement, je veux tout et tout de suite, je ne demande pas je prends. Ma fille, ma petite fille parfaite à moi, sa beauté qu’elle ne se voit pas, ma fille qui demande, qui exige, donnez-moi, aimez-moi, regardez-moi, ma petite fille qui ne sait pas que ce qu’elle exige, elle l’a déjà. »

Jane ne perd pas de vue son père, mais, pour l’instant, Thomas occupe tout l’espace narratif. « Dans la vie, je m’inquiète pour Thomas. Mon père s’inquiétait, ma mère s’inquiète. Thomas qui s’est tout cassé. Thomas et sa fracture du tibia, du poignet, du bras, de la main, du sternum. Thomas qui ne fait attention à rien… Thomas qui provoque, qui ne se laisse pas faire, qui se bat dans la cour d’école, quand il va à l’école, Thomas qui fait fi de toutes les recommandations de sa cardiologue. Et de sa mère. »

Quant à Emma : « C’est peut-être de là qu’il vient le problème d’Emma. Dans ce "Et Emma?". Et elle, dans tout ça, la petite fille dont on s’informe en deuxième, qui m’a vue pleurer mille fois pour son frère, la petite fille plus si petite et plus si sage, qui veut peut-être se remplir de poison, elle aussi à sa façon, se remplir de colère pour qu’on la regarde… Emma et ses mots incessants, sa voix trop forte, elle ne parle pas, elle remplit le silence de mots, sans arrêt, elle veut être entendue : écoutez-moi, je suis là. »

Sa rencontre avec Diane Wilcox, dite l’artiste, lui permet d’en apprendre un peu plus sur son père et, pour Emma, d’explorer l’art comme moyen d’exprimer ses émotions. L’histoire de Diane W. est aussi une mise en abyme qui, par ce qu’elle raconte d’elle-même, va permettre à Jane de mettre en perspective sa relation avec ses deux enfants, « un ado difficile et une petite fille anxieuse, exubérante, à la fois lumineuse et sombre qui ne dort pas. »

Le dernier personnage sur la photo se nomme Yves Lessard. Il a fréquenté Diane Wilcox qui se souvient où il habitait alors. Jane s’y rend et Félix, le fils de ce dernier, lui apprend que l’homme est sénile. Elle tire peu d’information du vieil homme, mais elle est surprise que Félix la rappelle et tout autant qu’ils entreprennent une relation amoureuse.

Alors que la chute du roman arrive, Stéfani Meunier met dans la bouche de Jane les raisons qui la poussent à écrire : « Pour écrire, il faut creuser, creuser dans les souvenirs pour rendre la fiction crédible, alors je creuse comme ma grand-mère qui creusait la terre pour y mettre des graines et des fleurs, comme Diane qui creuse dans sa peine pour mieux voir la beauté du monde, comme Jean qui creusait la mine, comme mon père qui creusait son puits, encore et toujours, comme tous ceux qui creusent des trous pour y déposer des gens qu’ils ont aimés, des corps embaumés, des morceaux de corps récupérés après un accident d’avion, des cendres dans une urne qu’on serre avec émotion, comme pour faire un dernier câlin à l’être aimé avant de le déposer dans le trou dans la terre. »

La cascade de péripéties relatant sa quête de souvenirs a permis à Jane d’en apprendre un peu plus sur son père tout en transformant sa propre vie et celle de Thomas et d’Emma. «… je laisse partir mon père, mon roman, avec l’idée – l’espoir – que c’est bien un océan qui se trouve au bout de la vie et qu’un jour, bientôt, la vie passe si vite, un jour mon fils ou ma fille clignera des yeux, et j’aurai le visage dans l’eau pour toujours, mon corps léger et gracieux, le regard fasciné par la danse de poissons éternels.»

L’écriture et l’imagination de Stéfani Meunier m’ont à nouveau séduit en me guidant comme le fil d’Ariane dans le labyrinthe de son récit. Ses personnages nous ramènent à l’essentiel de la condition humaine – vivre – et au sentiment premier – l’amour. La romancière nous prend au piège des émotions, du début à la fin.