mercredi 24 avril 2024

Lise Gauvin

Des littératures de l’intranquillité

Paris, Karthla, 2023, 236 p., 36,95 $.

Pour saluer Lise Gauvin

Au fil des ans, je vous ai proposé une quinzaine de livres écrits par Lise Gauvin. Majoritairement des essais portant sur la langue et les littératures d’expression française, sans oublier quelques fictions et d’inoubliables témoignages. J’aurais pu consacrer une chronique annuelle à l’une ou l’autre de ses publications tellement cette universitaire réputée est passionnée de ces sujets. Elle vient d’ailleurs d’ajouter un nouvel ouvrage à cette quête : Des littératures de l’intranquillité.

Cet essai synthèse s’alimente du manifeste Pour une « littérature-monde » en français, paru en octobre 2007 et signé par 44 écrivains. La quatrième de couverture de ce livre le résume ainsi : « Quelle langue parlent les écrivains? Les littératures francophones sont des littératures de l’intranquillité : en situation de minorité face au français "de France" qui est en situation de majorité, elles font émerger mille autres langues en elles, que ce soit le créole, l’acadien, le malinké ou encore l’anglais. En étudiant des œuvres d’auteurs aussi divers que Michel Tremblay, Patrick Chamoiseau, Ahmadou Kourouma, France Daigle, Assia Djebar, Réjean Ducharme ou Raphaël Confiant, Lise Gauvin décrit la "surconscience linguistique" des écrivains, condamnés à "penser la langue" française par diverses stratégies, de la note de bas de page, du paratexte, du narrateur collectif.... L’écrivain et l’imaginaire des langues : le romancier triche avec la langue, fait un pas de côté, fait boiter la langue, fabule son autofiction pour raconter son inconfort linguistique, ou bien pour dénoncer la norme et la renverser comme un gant, pour en exhiber les coutures et proposer de nouvelles poétiques narratives. Tout ceci fait l’objet du nouvel essai de Lise Gauvin, qui rassemble et poursuit ici les travaux de ses dernières années de recherche. »

Rappelons-nous ce que signifie le mot langue : « Système de signes vocaux et souvent graphiques commun aux membres d’une même communauté et constituant leur outil de communication ». Or, les références relatives aux origines du français canadien, plus spécifiquement québécois, et de sa littérature, sont celles que la France a essaimées sur tous les continents où elle s’est implantée et a imposé sa propre langue, nonobstant celles qui avaient cours à son arrivée.

Avec les succès parisiens répétés d’écrivaines et d’auteurs venus de l’extérieur de l’Hexagone – 2023 fut de ces années notamment grâce aux prix littéraires remportés et au Festival du livre de Paris dont le Québec était l’invité –, le concept de « littérature-monde » a continué de percoler. Pour Jacques Godbout cité par Mme Gauvin : « Il ne s’agit pas de créer une mode "francophone", il s’agit de changer la "culture" de l’institution littéraire de France », ce à quoi l’essayiste ajoute : « Et de changer également, il est important de le préciser, les modalités de circulation du livre dans l’espace francophone. Car il serait étonnant que ce manifeste (Pour une « littérature-monde » en français) et le mouvement qui lui est relié suffisent à modifier le centralisme de l’institution littéraire parisienne. »

À « littérature-monde », Lise Gauvin préfère l’expression de littératures de l’intranquillité, d’autant plus que, dans nombre de pays, la langue française coexiste avec un ou plusieurs autres idiomes nationaux. Le bilinguisme canadien est un exemple, tout comme le flamand et le wallon en Belgique, ou le wolof et le français au Sénégal. À cette indubitable observation, s’ajoutent les réalités continentales ou nationales propres à chacun de ces territoires. L’exemple simple qui me vient en tête est celui des mots congère et banc de neige, tous deux désignant un « amas de neige entassée par le vent » sans représenter la même quantité de neige de référence.

Je ne vais pas écrire une nouvelle synthèse du livre, ce serait prétentieux. J’attire cependant votre attention sur le premier chapitre, intitulé « Autour du concept de littérature mineure : variations sur un thème majeur ». « Dans l’ensemble constitué par la République mondiale des lettres, la plupart des littératures francophones ont été désignées tour à tour de littérature régionale, périphérique ou mineure. » (17) L’essayiste propose sept variations de ce thème : les littératures mineures, les littératures des petites nations, les discours antillais, les littératures régionales et de l’exiguïté, les littératures liminaires, du bon usage du mineur, les littératures de l’intranquillité. Chacune de ces variations est relative à la mise en perspective d’une littérature d’expression française du point de vue géographique ou sociologique avec celle de France.

Le point de rupture entre ces catégories n’est-il pas celui que suggère Mme Gauvin : « À l’heure de la mondialisation et des technologies de communication, peut-on encore parler de grande et de petite littérature? De langue majeure et de langue mineure? Peut-on penser la littérature hors des catégories qui la fixent et la figent? » (40)

Un élément de ces vastes sujets sur lequel Des littératures de l’intranquillité porte attention, c’est l’ajout d’un nouveau lexique au discours littéraire comme celui de Réjean Ducharme, par exemple. Ce faisant, non seulement l’écrivain utilise-t-il un discours narratif usuel, mais il défend aussi son appropriation de la langue dans laquelle il raconte. Il en va ainsi de l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu qui crée fiction, essai, œuvre dramatique ou télévisuelle en leur intégrant un vocabulaire tiré de son propre lexique; cela sans oublier sa quête de ce « pays qui n’est pas encore un pays » et qui n’existe nulle part ailleurs que dans ses fictions.

Littérature mineure que la nôtre? « Quoi qu’il en soit de leur désignation, ces littératures ont en commun le fait d’être écrites en français dans des situations de plurilinguisme plus ou moins subi ou assumé. Littératures de l’intranquillité, elles le sont dans ce sens que rien ne leur est acquis, et "qu’il leur faut tout assumer d’un même coup", comme le dit si bien Glissant [Édouard Glissant, écrivain d’origine martiniquaise, 1928-2011]. Dans le domaine de la langue, l’intranquillité se traduit chez ces écrivains par une surconscience linguistique qui les oblige à créer leur propre langue d’écriture, dans un contexte de relations concurrentielles entre le français et d’autres langues de proximité, sans oublier les usages propres à chacune des cultures, et à transformer leur tourment de langage en un imaginaire des langues. » (209-210)

Lise Gauvin conclut ainsi son étude, illustrée d’exemples appropriés des littératures de langue française et de leurs variantes : « Dans un monde où l’idée de globalisation coïncide le plus souvent avec celle d’uniformisation, l’écrivain francophone a pris le parti de transformer son intranquillité en poétique du doute et de l’incertain, bref, en interrogation sur le rôle et la portée de la Littérature. » (214) C’est là une vaste question et, si nous suivons l’exemple actuel des Ukrainiennes et Ukrainiens, quand tout vacille, il reste la langue, la culture en général et la littérature en particulier.

Il y a quelques années, Mme Gauvin eut le privilège d’être reçue par la regrettée Hélène Carrère d’Encausse, alors secrétaire perpétuelle de l’Académie française. Voyant une photo soulignant l’événement, j’ai pensé que Lise Gauvin serait la personne toute désignée pour remplacer la secrétaire perpétuelle, car notre concitoyenne s’est engagée depuis des lustres à la promotion et la reconnaissance des littératures d’expression française, tous territoires confondus.

mercredi 17 avril 2024

Steve Poutré

Lait cru

Québec, Alto, 2023, 264 p., 26,95 $ (papier), 16,99 $ (numérique).

Diaporama du temps passé sous forme de patchwork

Le premier roman de Steve Poutré, intitulé Lait cru, évoque des souvenirs de l’auteur-narrateur au pays de son enfance à la campagne. Ces moments choisis rappellent une époque et un mode de vie dont il garde de vagues souvenirs, ceux retenus pour la nature de leur fulgurante et fragile existence. Ces souvenirs épousent la forme d’un diaporama d’images, réelles ou imaginées, qu’il projette sur l’écran du livre en train de s’écrire, comme pour s’assurer de bien se rappeler ce qu’il a aimé et, surtout, les situations qu’il ne veut absolument pas revivre. 

Il ne s’agit pas d’un roman au sens strict, mais d’un récit semblable à une courtepointe faite d’un patchwork de 85 pièces semblables à autant d’arrêts sur image. Le fil conducteur, ce sont les moments qui émergent dans la tête du narrateur hospitalisé au département de psychiatrie d’une institution urbaine, souvenirs que son thérapeute tente d’analyser pour lui faire comprendre que ces moments privilégiés, même disparates – confus ou confondus –, forment le tout de sa conscience rébarbative à les assumer.

Nous visitons un univers où se confondent onirisme et lucidité alors que le narrateur essaie de replacer les morceaux d’une enfance à la ferme, une époque où la vie des terriennes et terriens n’était déjà pas de tout repos. D’autant plus vrai que l’exploitation était située sur un immense lopin de terre, propriété des grands-parents paternels du narrateur et de ses oncles : une bourgade, quoi! Ce qu’il y a de bien pour l’enfant qu’il fut, c’est de pouvoir visiter sa grand-mère à volonté et profiter de ses gâteries culinaires et des effluves qui embaumaient la maison et même au-delà.

Chaque morceau du patchwork compose une fresque de l’univers qui a fini par amener le narrateur en psychiatrie, comme si, pour une raison insaisissable – semblable à chercher une aiguille dans une botte de foin –, tout son univers avait basculé dans une zone interdite où les assises de sa vie avaient été ébranlées comme les colonnes de son temple intérieur.

Ce récit n’est pas pour autant une histoire triste ou noire. Le narrateur a de l’humour et sait tirer son épingle du jeu devant des événements sur lesquels il n’a aucun contrôle. Ainsi, dans « Les couleurs », il écrit : « Lorsque je frotte vigoureusement mes yeux et que je les garde clos un moment, des couleurs explosent et dansent… Je pense aux prisonniers enfermés dans le noir pendant des jours. Je survivrais bien dans ces conditions, avec la machine à couleurs qui m’inonde la tête. Mon gaz à rêves, ce monde magique derrière mes paupières. »

Toujours à l’exploration des outils littéraires à sa disposition, l’auteur Poutré joue avec les images. Ainsi, lorsqu’il visite la ferme d’un voisin : « L’eau [d’un abreuvoir à vache] coule sur mes doigts, là où mes yeux aimeraient voir un museau. Des milliers de vaches ont vécu ici. Des milliards de beuglements. Des matins et des soirs de traite, sans interruption, pendant des décennies. Des milliers de famille ont versé de ce lait dans leurs céréales. N’y respire plus qu’une armée d’araignées qui se balancent sur leur fil de soie, incapables de se retisser un destin. »

Poutré peut aussi décrire crument la réalité du moment. « Il fut une époque où les gens étaient simplement fous. Maintenant, les étiquettes sont si variées et confuses que bientôt chaque idiot du village aura sa maladie orpheline. On me sort depuis quelques années ce terme à la mode, qui me donne parfois envie de rire, souvent de hurler. "Bipolaire". S’il n’en tenait qu’à moi, je ne choisirais qu’un seul pôle, le plus vivifiant, mais le monde n’accepte pas la portion fade de l’être. »

Bien que ce diagnostic de cyclothymie l’exaspère, il n’en demeure pas moins décidé : « J’aimerais effacer l’historique. Les jours et les nuits. Il n’en resterait aucune trace, je suis le seul à les avoir archivés. Les dernières copies sont prêtes à flamber. Le brasier dans mon ventre me remonterait à la gorge, m’évitant de témoigner à nouveau de tout ce qui s’est éteint. Je rassemblerais assez de combustible pour que la première étincelle vienne à bout de l’ensemble. »

Les morceaux de tissu faisant partie du patchwork agricole, car c’est bien là que tout a commencé, illustrent un aspect spécifique de l’entièreté de l’existence du narrateur à ce jour et de ce qui a fini par l’amener en institution. Si Lait cru se situe dans un environnement fermier, on peut tout de même utiliser la méthode Poutré pour analyser les aléas d’un autre mode de vie, à la différence que très peu ont un cadre aussi exigeant que les 24/24 heures, 7/7 jours, l’année durant des familles vivant sur une terre agricole. C’est d’ailleurs là que les récits de Steve Poutré réussissent le mieux : nous faire entrer dans l’intimité d’un enfant devenu adolescent puis jeune adulte, qui refuse, d’abord inconsciemment, d’avoir la même vie qui a littéralement avalé sa famille tout entière. Aussi franc que soit le narrateur, il n’en perd pas pour autant son humour irrévérencieux, voire cynique, ce qui module ses récriminations et son mal-être.

mercredi 10 avril 2024

Myriam Beaudoin

Mont Mirador

Montréal, Leméac, 2023, 176 p., 22,95 $.

Une odeur de fin du monde

L’écrivaine Myriam Beaudoin crée, d’un récit à l’autre, des univers clos dont les personnages sont capables de vivre en autarcie relative, solitaire ou familiale. Spontanément, je revois l’univers de la communauté juive orthodoxe visitée respectueusement dans Hadassa (2006), la presque confidence d’Épiphanie (2019) ou 33, chemin de la baleine (2009) gravitant autour de la correspondance singulière d’Éva à Onil.

Avec Mont Mirador, la romancière nous amène dans l’univers de Marie et de François, des écorchés vifs capable de tout affronter. Un cataclysme environnemental sévit et la population fuit la montée des eaux boueuses et nauséabondes.

Marie est du nombre, tourmentée à l’idée de quitter ses protégés du centre de jour, un groupe de cinq personnes handicapées physiquement ou intellectuellement. Marie est imposante de taille et humble de la bonté et de la générosité qu’elle essaime autour d’elle. Son altruisme lui vient d’une enfance en milieu rural où elle s’oubliait en pensant d’abord aux siens. À cette époque, le seul plaisir qu’elle semblait s’accorder, outre ses importantes dévotions, était de dessiner de grandes fresques évoquant des images saintes. Un jour, Peter, un beau jeune anglais, vint prêter main-forte à la ferme et il éveilla en elle le premier émoi amoureux. Puis, il entra chez lui, laissant derrière une Marie engrossée que ses parents, surtout sa fervente mère, ne pouvaient garder à la maison, une mère célibataire étant une malédiction.

Voilà la future maman en route pour la ville où sa tante Grâce l’attend avec bienveillance pour l’accompagner durant sa grossesse, lui apprendre la vie de citadine et lui faire découvrir la forme d’autonomie qui lui conviendra le mieux, tante Grâce étant féministe avant l’heure. Ces apprentissages étaient d’autant plus importants que Marie, qui n’a alors que 16 ans, a décidé de garder et de prendre soin de son enfant. C’est ce qu’elle a fait de son mieux avec Henri jusqu’au jour où, à son tour, il partit vivre sa vie. « Henri était toujours en déplacement, aux quatre coins du pays, à lutter pour défendre les droits fondamentaux de sa communauté, critiquer les descentes policières, organiser des manifestations, des festivals de toutes sortes. »

Je note ici l’importance de la famille et des enfants, thèmes récurrents des univers imaginés par Myriam Beaudoin, notamment d’Épiphanie. Ici, dans Mont Mirador, famille et enfant seront en quelque sorte le liant entre Marie et François alors qu’on leur imposa à eux une rupture du lien familial avant leur maturité.

La vie de François n’est pas plus réjouissante que celle de Marie. Homme de peu de mots, il a tout appris à la dure, ce qui a forgé son caractère de solitaire. Lui aussi a été déporté de sa famille, sa mère Louison perdant de plus en plus la raison, laissant son père dans un grand embarras au point de devoir placer ses enfants dans la famille quand leur pieuse mère fut enfermée. C’est ainsi qu’oncle Baptiste accueillit François; il le connaissait depuis ces étés passés chez lui à donner un coup de main et à découvrir la nature sauvage en l’accompagnant à la pêche.

Baptiste avait pour son dire que, tôt ou tard, un grand malheur frapperait le pays et qu’il fallait déjà s’y préparer. C’est pourquoi il avait choisi un lopin de terre sur le bord d’un lac rond, le Mont Mirador à l’horizon, pour y construire un chalet. Ce coin perdu était loin de toute civilisation, ne figurant sur aucune carte et sans véritable voie d’accès, sinon un chemin mal débroussaillé sur lequel on n’avait pas envie de s’aventurer.

Au fil des ans, François et Baptiste ont construit et équipé un véritable bunker forestier, capable de les protéger de toute fin du monde. Baptiste décédé, son héritier continua à développer ses apprentissages, n’allant au village le plus près que pour les provisions essentielles, espaçant tant qu’il le pouvait ces visites et, surtout, ne s’adressant plus qu’au boutiquier qui avait sa confiance. L’homme-ermite que François était devenu a ratissé son territoire, bâti les appentis nécessaires pour y élever volailles et lapins. Il a aussi mis au point un système d’alarme capable de le prévenir de toute intrusion de son territoire.

Ainsi terré, l’ermite ignorait que le grand désastre imaginé par son oncle avait entrepris son œuvre maléfique de destruction. Il fallut qu’un soir il croit voir à l’horizon du Mont Mirador les lueurs d’une faible flamme pour qu’il entre en mode défense-attaque ou attaque défense, selon le danger estimé.

Cette flamme vacillante est bien réelle, c’est la grande rousse de Marie qui l’a allumée pour se réchauffer un peu et prendre soin de son nouveau protégé. Elle n’avait pas attendu que la boue ait tout envahi pour fuir la cité à grandes enjambées, inquiète de laisser derrière elle ses protégés dont l’invalidité en ferait d’innocentes victimes. La femme a suivi la foule, se permettant de soutenir l’une ici, l’autre là. Dans un des mouvements de la foule, elle aperçut un enfant malingre sur le point de s’abandonner aux eaux vaseuses; elle ne fit ni un ni deux et, d’une main puissante, elle l’agrippa et l’enserra dans sa grande robe couleur terre de Sienne.

Myriam Beaudoin a mis en scène des personnages modestes de condition, mais hardis de débrouillardise : Marie et François, deux solitudes, deux ensauvagements que rien ne destinait à se rencontrer. François n’avait eu alors qu’une amoureuse, Frankie, une chanteuse populaire qu’il avait accueillie et qu’il n’avait pas su garder auprès de lui parce que, à cette époque, il n’avait pas compris le véritable prix de la solitude, croyant que vivre avec soi-même suffisait, l’instinct grégaire n’étant qu’une autre illusion des humains.

L’inquiétude de François, soulevé par la lueur au loin et son impression, ou était-ce son imagination, d’avoir vu la silhouette d’une femme, l’obligea à entrer en mode défensif et, au besoin, d’être prêt à affronter le danger inconnu. Première étape : préparer le matériel nécessaire à une fuite en montagne comme lui a appris Baptiste. Étape deux : s’assurer que son camp de base est protégé de tout danger, surtout qu’une odeur inconnue commençait à empuantir l’air.

Toujours à l’affut, il parvient à rejoindre la source de la lueur et découvre Marie. Leur rencontre fut pleine d’inquiétude réciproque. Qui était cette autre personne? Que lui voulait-elle? Allait-elle mettre sa vie en péril? Devait-on la fuir ou s’en rapprocher? Tout allait trop vite pour eux. Ils comprirent rapidement qu’il valait mieux faire contre mauvaise fortune bon cœur, partager leurs expériences d’adultes sensés et traverser ensemble l’épreuve majuscule qu’ils allaient devoir affronter.

La romancière joue très bien des forces et des faiblesses de ses personnages, notamment en rendant possible leur quête de survie, même celle de Noé, l’enfant que Marie a recueilli sur le bord de la route comme « un p’tit bonheur ». Les péripéties accélèrent au fur et à mesure que les deux solitudes, celle de Marie et de François, se rapprochent par les nécessités du moment, mais sans parvenir à une confiance réciproque complète. Si Marie est une mère courage qu’aucune épreuve ne semble rebuter pour protéger cet enfant qu’elle a symboliquement nommé Noé, François a trop longtemps été seul qu’il a désappris à vivre avec quelqu’un d’autre, au point où il en a perdu la parole et ne s’exprime qu’avec des sons rauques.

Plus ils perçoivent l’odeur nauséabonde, plus l’urgence d’agir est impérative. François se laisse ainsi emporter par l’état de survie mis à mal et entreprend l’érection d’une tour où lui, Marie et Noé pourraient se hisser afin de fuir, sinon de retarder la montée des eaux boueuses. Il y a ainsi un combat contre le temps, mais aussi une lutte entre l’altruisme de Marie et la misanthropie de François, deux solitudes qui se jaugent à chaque instant. Ce duel est le moteur de leurs travaux dans le but commun de sauver leur peau. La romancière Beaudoin sait très bien faire alterner la perception et l’action des deux protagonistes, nous faisant témoins de leurs gestes et de leurs pensées.

La plateforme hissée, Marie, Noé et François s’y installent, impuissants devant ce qu’ils appréhendent et que François guette de son mieux. Marie, pour diminuer la tension croissante, invoque le Dieu, son fils et sa mère dont elle porte le nom pour qu’ils les protègent comme elle le fait elle-même pour Noé. Elle va même jusqu’à dessiner sur le sol de leur abri fragile une fresque représentant une des nombreuses images saintes qu’elle a réalisées quand elle vivait chez ses parents. François n’y comprend rien, ayant abandonné depuis longtemps toute croyance, la foi de sa mère Lison l’ayant conduit directement à l’asile.

Comment se termine l’aventure de François, Marie et Noé sur les hauteurs du Mont Mirador? Sans trahir la chute du récit imaginée par Myriam Beaudoin, je ne peux que constater que, d’aussi loin que viennent les valeurs apprises très jeunes et développées au fil des âges, elles sont toujours prêtes à ressurgir quand l’urgence est à son zénith et qu’on n’a plus rien à perdre sinon la vie. L’histoire que la romancière a imaginée suggère une profonde réflexion sur l’individu, la famille, le poids des exigences de la société et la solitude intrinsèque des êtres. Pas de leçons, pas de morales, mais un appel à une remise en question globale et essentielle.

mercredi 3 avril 2024

François Hébert

Comment naître, illustré par l’auteur

Laval-des-Rapides, le temps volé éditeur, coll. « à l’escole de l’escriptoire 57 », 2020, 10 feuillets en portefeuille.

Comment naître

J’ai découvert l’existence du « temps volé éditeur » grâce au regretté François Hébert, à l’occasion de la parution d’est-ce qu’on s’égare (2020), un ouvrage dont il réalisa les illustrations sous forme de collages et dont Jacques Brault signait les textes et les lettrines. Je répète ici un de mes mantras : le livre papier en général ne m’est d’aucun intérêt autre que d’être le support des mots qui justifient son existence. Les livres publiés par le « temps volé éditeur » sont d’un tout autre ordre, car ils magnifient le discours qu’ils accueillent. J’en ai d’ailleurs raconté un peu de son histoire dans la précédente chronique.

Aujourd’hui, je m’intéresse à deux livres récents, celui de François Hébert Comment naître et L’élan de l’écrevisse réédition, revue et augmentée d’un ouvrage du regretté tandem Hébert-Brault.

Le premier contact visuel avec Comment naître peut étonner, sauf les bibliophiles, ces passionnés des livres rares et beaux. Comment peut-il en être autrement quand on a sous les yeux « 10 feuillets en portefeuille » illustrés par dix collages du poète. Chaque feuillet – imaginez une feuille de 20 par 24 centimètres pliée sur la hauteur – comporte une illustration, le titre du poème suivi du texte. Les illustrations sont des collages que le poète a composés à partir de tubes de peinture à l’huile oubliés ayant appartenu à son père Julien, fondateur du design moderne au Québec.

Les titres des poèmes sont comme des boussoles qui guident la lecture sur la découverte du continent de son existence : l’homme de Rigaud, mère, père, quant aux graquias dans les cheveux de ma sœur, de l’eczéma, giclures, mille neuf cent quarante-six et tricératops, on va dire. Chacun de ces dits nomme un membre de la famille du poète dans une situation précise de leur relation avec le fils ou le frère. Humour et ironie rieuse semblent habiter d’une certaine retenue ou même d’une timidité que le collage, lui-même une interprétation de la même situation, exprime autrement. Le huitième et dernier poème, « tricératops, on va dire », est tel un faisceau lumineux jeté sur les morts qui le précèdent et il se termine ainsi : « Qui attendiez-vous donc de moi? / Je vous rends ici mon petit devoir / d’écolier taquin, ma bande / dessinée à l’aveuglette dans les / années de mon âge, espérant / que vos rêves de jeunesse y auront / laissé des traces. »

Et ce qui précède débute par une citation de Stéphane mallarmé : « "Igitur, tout enfant, lit son devoir à ses ancêtres » Le fait de mettre une minuscule au nom de l’écrivain français Stéphane Mallarmé joue de la polyphonie du patronyme qui ainsi suggérer que l’enfant est mal armé pour faire face à la vie. L’épigraphe me semble confirmer cette lecture, car l’igitur fait référence à un conte de Mallarmé qu’il résume ainsi : « Ce Conte s’adresse à l’Intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-même. »

François Hébert et Jacques Brault

L’Élan de l’écrevisse

réédition augmentée et définitive, 46 poèmes et une apostille de FH, 9 dessins et un hors-d’œuvre de JB, suivi de « de l’âme et de ses ombres » de Marc Desjardins

Laval-des-Rapides, le temps volé éditeur, coll. « à l’escole de l’escriptoire 59 », 2023, 75 p., 45 $.

Les jeunes écrivains d’aujourd’hui, habitués à l’instantanéité du grand tout, ont souvent peine à s’accommoder de la lenteur des maisons d’édition devant leur projet, remarquable ou unique pensent-ils. Jadis, la patience était une condition sine qua non pour espérer une bonne nouvelle d’un éditeur. Jacques Brault et François Hébert connaissaient et comprenaient très bien cette règle et c’est pourquoi ce dernier avait mis de côté lac noir, d’abord paru en 1990 aux éditions du Beffroi, tout en espérant une éventuelle réédition sans vraiment s’en soucier.

Brault et Hébert, ayant déjà collaboré à d’autres projets réalisés par le temps volé éditeur, l’idée de reprendre à la même enseigne L’Élan de l’écrevisse, paru en 2010, germa dans la tête des deux amis. Et pourquoi ne pas y ajouter les poèmes de lac noir? Leur cogitation les amena à réunir quarante-six poèmes et une annotation de François Hébert, neuf dessins et un hors-d’œuvre de Jacques Brault.

La vie en décida autrement et Jacques Brault décéda en octobre 2022. L’année suivante, à l’occasion du lancement de Frank va parler (Leméac, 2023), roman de François H., Marc Desjardins et lui convinrent de réaliser ce projet laissé en dormance, ce que Jacques Brault aurait souhaité. Le destin s’acharnant, François Hébert décéda des suites d’une brève maladie, le livre étant enfin arrivé dans ses grosseurs. C’est d’ailleurs ce que raconte l’éditeur Desjardins dans « de l’âme et de ses ombres », un témoignage qui conclut ce si beau livre enfin advenu.

En exergue de la brève mise en situation que propose François H. dans laquelle il met sous nos yeux le pour qui pourquoi du livre, ces mots de l’illustrateur Brault : « Il paraît que lorsqu’on avance, l’horizon recule / pourquoi ça me fait penser aux écrevisses / jeux d’enfance, moi aussi j’avançais en reculant… »

Les vers du recueil appartiennent à l’univers de l’intemporalité que la nature parvient encore, pour l’instant du moins, à se faire refléter dans les eaux de lacs aux eaux limpides. Au passage, je retiens ces quelques vers assumant leur liberté : « idée fausse qu’un mort / soit mort parfaitement / sain et sauf de clavaires // amitiés ambitions /tout de l’homme demeure / mais sans effet sur mai ». Mais aussi : « dans l’eau / la sangsue va / tel un bras de danseuse // l’élan de l’écrevisse / imperceptiblement / meut l’étang ».

Le livre fait ensuite place à une postface de Jacques Brault intitulé « Hors d’œuvre ». Il y fait la genèse de l’origine de sa passion tranquille pour le dessin, lui qu’on disait avoir « des mains pleines de pouces ». « C’est alors qu’on prend goût, sans y penser, à vivre plus avec son flair tactile, avec les mains de perceptions de tout ordre. » Puis, s’adressant au consignataire : « Autour d’un certain lac noir cher à François Hébert, on trouve une espèce de pays à l’image de ce que fut en un temps immémorial un pays sans frontière, sans loi, mobile et variable, ne comptant comme calendrier que les saisons et les lunaisons. »

Peut-on oser écrire que L’Élan de l’écreviss est la dernière composante d’une suite de projets réunissant Jacques Brault et François Hébert parus au temps volé éditeur? Certes, mais ce livre lancé dans la stratosphère inventée et immatérielle de la littérature, il vit désormais dans son essence qu’il donne à voir et à lire en l’appréciant dans toute sa matérialité « chef-d’œuvrante ».

mercredi 27 mars 2024

Marc Desjardins

Le temps volé éditeur

Laval-des-Rapides

 Une maison d’édition unique dans sa différence

Les chemins de traverse, ceux qui ont « la propriété de couper un lieu en le reliant à un autre », ne sont pas qu’affaire de géographie, car ils peuvent aussi être ceux empruntés pour atteindre un objectif dérobé à nos yeux par l’arbre d’un métier ou d’une profession. De telles voies ont permis de nombreuses avancées comme celle de Julien Hébert, fondateur du design moderne au Québec, qui sut allier esthétique et usage courant.

Ce sont aussi diverses façons de superposer des connaissances pour faire éclore un nouvel engagement; par exemple, un avocat devenu journaliste, une musicienne devenue animatrice radio, une professeure devenue bibliothécaire, etc.

Marc Desjardins est ainsi devenu éditeur en empruntant un chemin de traverse qui l’a fait bifurquer de son « cursus, orienté depuis toujours vers les arts visuels et la peinture, qui [le] feront tendre vers cet univers limitrophe qu’est la littérature. Jeune, je lisais peu, malgré la présence des livres à la maison. Ce qui m’attirait, c’était consulter les livres du regard, voir les dos alignés en série, les couleurs participer aux lettres. Il y avait là déjà les prémices d’un fondement. »

Son intérêt pour ce nouvel itinéraire lui a, entre autres, rappelé que, jadis, il a constaté qu’un recueil de poésie comptait plus d’espace blanc que de mots : « J’ai alors compris que le prix d’un livre ne s’établissait pas en fonction des mots. » Autre circonstance d’un autre jadis : « Inscrit au baccalauréat en arts plastiques en 1984, je commence, dès l’année suivante, à travailler sur le texte par le biais de l’électrographie ou de ce qu’on appelait, en Amérique du Nord, le copy art. Je cherchais alors à faire le lien entre littéraire et plastique par une approche élémentaire de la forme, fidèle à ma première appréhension du livre axée sur l’enveloppe. »

D’une jonglerie à l’autre, Desjardins dessina les formes de son projet, identifia d’éventuels partenaires ayant les mêmes soucis esthétiques que lui et il put ainsi se lancer dans l’aventure du « temps volé éditeur », en janvier 1995. Gonfler à bloc, le néoéditeur, grand amateur de poésie et lui-même poète, accueillit des écrivaines et écrivains soucieux de faire des livres aussi bien écrits qu’admirablement édités, amenant ainsi leurs œuvres au niveau de l’œuvre d’art, ce qu’on appelle livres d’artiste à petit tirage et à fort prix, d’une figure plastique unique et d’une mise en marché en dehors du circuit habituel des librairies.

L’expérience du « temps volé éditeur » n’était pas unique au Québec. D’autres avant, pensons à Roland Giguère, Michel Beaulieu ou Gilbert Langevin, ont navigué sur le même détroit à une époque où la valeur artistique du livre avait une autre dimension et suscitait l’intérêt d’une agora réduite, mais combien enthousiaste. Marc Desjardins était convaincu que le jeu en valait la chandelle et, sans aide financière extérieure, il garda le cap sur son projet. Tant et si bien que le catalogue des réalisations du « temps volé éditeur » de sa création à l’année 2010 ne fait rien de moins que soixante-quinze pages et comprend, outre l’historique de la maison, la description illustrée de chacun des livres publiés. Et cela dans une facture visuelle d’une qualité semblable à ces ouvrages.

Un mot résume cet ouvrage : remarquable!

 

Marc Desjardins et Jacques Brault

205, boulevard Barré, petite correspondance croisée et autres miettes

Laval-des-Rapides, le temps volé éditeur, coll. « ex libris 5 », 2023, 133 p., 55 $.

Correspondance d’ici à ailleurs

L’éditeur Marc Desjardins, comme souligné précédemment, écrit aussi de la poésie, mais également une prose parente de l’essai avec des aspects subliminaux. C’est du moins une de mes premières observations en lisant cet ouvrage atypique intitulé 205, boulevard Barré, petite correspondance croisée et autres miettes qui relate effectivement une correspondance qu’il a entretenue avec le regretté Jacques Brault de 2011 à 2021.

Nul doute, on comprend que ce dernier lui écrive : « Vous demeurez pour moi le poète par excellence du livre. Vos œuvres le prouvent. » D’autant plus que cet ouvrage – le 205, boulevard Barré ayant déjà été l’adresse de Jacques Brault – est accompagné de ce que Desjardins appelle les autres miettes, c’est-à-dire divers artéfacts issus de l’échange de lettres ou illustrant tel ou tel propos. Ce faisant l’éditeur du « temps volé » déploie tout son art, pour ne pas dire toute son artillerie à la fois pour rendre hommage à Brault, mais aussi pour placer une aigrette au-dessus de l’ouvrage qu’il accomplit.

Sans vouloir ennuager le respect que Desjardins m’inspire, je ne peux négliger l’usage qu’il fait d’un lexique parfois abscons, comme s’il voulait traduire son art de plasticien du livre dans une abstraction verbale. D’ailleurs, dans une lettre du 5 mai 2011, le correspondant Brault commentant Tombeau de Maurice Blanchot, un texte de l’éditeur, écrit : « Je me suis éclairé les mots inusuels, sauf révertant de la page 20. » Même si le lectorat des ouvrages parus au « temps volé éditeur » est celui de lettrés, il n’en demeure pas moins que, tout profane que je sois, il me faut « volé du temps » pour lire Marc Desjardins si je veux en comprendre toute la portée qu’il mérite. Ce dont je n’ai aucun doute.

mercredi 6 mars 2024

Pause hivernale

Aux lectrices et lecteurs de "Passion chronique"

Le blogue hebdomadaire prend une pause et sera de retour le mercrdi 27 mars prochain avec une première de deux chroniques consacrées aux ouvrages de Marc Desjardins, éditeur du temps volé, et à ceux de Jacques Brault et de François Hébert publiés à cette enseigne.

À bientôt!

mercredi 28 février 2024

Stéphane Despatie

Fretless

Montréal, Mains libres, coll. « Roman », 2023, 312 p., 29,95 $.

« C’était à l’époque de jadis »

La poésie est-elle à la surface des mots, distille-t-elle leur essence en en transcendant leurs significations les plus inusitées? Chose certaine, en ouvrant Fretless, un roman de Stéphane Despatie, je constate qu’il est passé maître des jeux de la littérature grâce à sa poésie et ses engagements de par-devers icelle, traversant les méandres que l’institution oblige de suivre.

Ce préambule m’a été inspiré par l’univers de ce que l’auteur considère être son premier roman – bien qu’il ait fait paraître Réservé aux chiens en 2002, aujourd’hui réédité aux éditions Mains libres dont la préface établit clairement les liens étroits entre cette fiction et Fretless – dans lequel Raph, à la foi narrateur et personnage des multiples péripéties, raconte l’intimité de son adolescence jusqu’à cet âge qu’il a tout fait pour reporter, cet âge où les responsabilités s’arriment à des choix faits dans l’urgence du temps présent.

Le titre du livre semble sorti tout droit de l’univers de l’écrivain. Comment pourrait-il en être autrement quand on sait qu’il s’agit ici d’une guitare basse sans frettes comme celui du narrateur, c’est-à-dire sans les « fines baguettes fixes qui servent à diviser le manche de l’instrument en demi-tons ». Or, si le roman renvoie à un instrument libre de toutes contraintes, il évoque de façon poétique la grande liberté dont jouissent Raph et toute la faune de personnages qui l’accompagnent dans cette suite de péripéties qui nous font voyager, tant en France qu’au Québec, dans l’univers du groupe punk (!) Rouge Malsain dont il est le bassiste et dans celui d’une œuvre d’art hors de prix convoité par Mark, un ami.

On n’a pas à être étonné que Despatie s’aventure dans un univers très près de l’autofiction, car il s’est autorisé depuis longtemps une écriture de l’intime et du quotidien comme le soulignait Jean Royer dans son Introduction à la poésie québécoise. Bien que l’univers de la poésie n’ait pas de frontières, il n’en demeure pas moins que la prose narrative convenait mieux au récit d’un voyage initiatique dans le monde des apprentissages que font de jeunes adultes, parfois à la dure.

La trame de Fretless est semblable à un journal intime écrit sans réserve, sinon celui de dire les « vraies affaires » pour les amener dans une dimension permettant d’en apprécier la valeur avec plus de justesse que l’urgence de l’instant permet. Or, cette valeur est aussi multiple que la palette du peintre, car elle n’est autre que le fonds culturel accumulé depuis l’enfance, de façon plus fulgurante à l’adolescence – ne serait-ce que pour le bagage de connaissances laissées sur son passage par l’école dont les classiques d’hier et d’aujourd’hui se confondent à l’actualité – et qui devient malgré soi l’hymne de toute une génération.

J’ai précédemment écrit que Fretless, s’il a de multiples points de convergence avec un journal personnel ou même d’une autofiction, raconte l’histoire d’individus appartenant à la génération X (1965-1979) où ils doivent se tailler une place qui leur soit propre en bousculant les baby-boomers qui agissent comme s’ils étaient les maîtres de l’univers. L’auteur a écrit qu’il craignait que son roman reprenne les thèmes de Réservé aux chiens, son précédent récit. Je suis d’avis qu’il fait bien plus, car ce premier roman est une toile neuve sur laquelle il trace l’univers de personnages inspirés ou non de ses propres expériences. J’ai même cru lire des pages entières de souvenirs animés dont l’auteur aurait gommé uniquement le nom des acteurs, car tout « le monde a un déclencheur, paraît-il, c’est comme ça. Un déclencheur qui fait que la vie prend un autre virage. »

L’essence de Fretless me semble tenir dans cette réflexion : « Accepter ses contradictions et expérimenter avec elles étaient plus intéressant et constructif qu’une bête posture intellectuelle nous interdisant de franchir certaines limites, seulement là pour renforcer un manque de confiance. » N’est-ce pas là le concentré des paroles, des actions ou des réflexions de Raph du début à la fin, notamment quand il est question de ses passions et des choix qu’elles lui imposent, parfois malgré lui, au nom de l’amitié ou de quelque autre élan d’un élan spontané.

Si on me demandait de raconter l’histoire de la génération qui mène la société actuelle – pensons entre autres à quelques politiciens ou ministres actuels –, je suggèrerais le roman de Stéphane Despatie, car son récit fait le lien entre celle des millénariaux et celle des boomers en choisissant de les assembler dans leurs identités comme dans leurs contradictions, du néoclassicisme des unes au choc punk – musical, culturel et social – des autres. Tout cela dans une langue assumée et dans une littérarité maîtrisée.

Le critique Dominic Tardif a tout à fait raison d’écrire : « Éloge des fulgurances beautés du hasard et de la bonne chanson jouée au bon moment, réflexions sur les sacrifices à accepter sur l’autel du succès, compendium de références furieusement éclectiques, Fretless est un roman plus prog [progressif] que punk, dont la démesure dessine autant les forces que les limites. » (La Presse, 18-11-23)

jeudi 22 février 2024

Gilles Archambault

Vivre à feux doux

Montréal, Boréal, 2023, 112 p., 19,95 $.

Mijoter lentement sa fin de vie

Je vous ai proposé, à sa parution, Mes débuts dans l’éternité (Boréal, 2022), un recueil composé de trente nouvelles écrites par Gilles Archambault, cet écrivain iconoclaste, misanthrope patenté, dont je recense les livres depuis les années 1980. Je lui empruntais alors le titre de l’un des textes, « Un musée pour moi tout seul ». Je serais tenté de le répéter pour présenter Vivre à feux doux, son nouvel opus en quatre parties, chacune comptant huit nouvelles brèves.

Ai-je lu ou entendu l’écrivain Archambault mentionner que le tapuscrit de ce livre était déjà entre les mains de son éditeur l’automne de 2022? Toujours est-il qu’il y a effectivement un lien étroit entre ce recueil et le précédent, chacun proposant des variantes de ce musée semblable à un album de photos parfois décolorées.

Le nonagénaire nous ramène dans l’univers de son grand âge où le temps prend son temps, trop selon lui, pour faire passer les jours. Le moindre écart à la solitude assumée, ou non, et l’ennui qu’éveillent les gens rencontrés troublent les limites d’un avenir anticipé par dépit plus que par satisfaction.

Le titre de chacune des sections du livre – « Immensément triste comme d’autres sont immensément riches, Je me suis habitué à moi, Vivre à feu doux et Couvercle fermé » –est comme la salle du musée personnel dont Gilles Archambault a déjà entrepris l’installation. Là où il innove, c’est qu’il a réduit au minimum le point d’appui de chacune des trente-deux situations évoquées. Cela m’a rappelé ces peintres qui, tout figuratif qu’ils furent jadis, ont effacé petit à petit les lignes qui définissaient les paysages ou les personnages que leurs toiles représentaient. Quant à l’écrivain Archambault, ce sont les détails qui provoquent ou ont provoqué une sensation ou une émotion, un plaisir ou une lassitude mise en évidence.

Ai-je raison ou tort de remarquer que, plus encore ici que dans de précédents livres, le déplaisir de vivre en société ou de simplement traîner la vie comme un boulet alors que le corps se déglingue et que les rares connaissances revivent en boucle le scénario d’un passé fragmenté par une mémoire plus imaginative que fidèle?

Mais alors, l’écrivain n’est-il pas ici en train de réaliser ce rêve de visiter ce musée : « Rien ne me plairait autant que de visiter, la nuit de préférence, un tout petit musée dans lequel seraient réunis des objets, des photos, des souvenirs de ma plus lointaine enfance… J’aurais, l’espace de quelques heures, la permission de retrouver ce qu’a été mon passé… Je serais un spectateur, sans plus. Un spectateur ému. Ému, je l’ai été si souvent au cours de ma vie. »

Cette émotion très présente sous la plume de l’écrivain, il sait bien la partager par petites touches en évitant de tomber dans un inutile pathos, lui préférant une moquerie soutenue comme s’il valait mieux rire que de pleurer des moments inévitables de l’existence. Après tout, qui a demandé à naître.

L’exemple ultime de l’univers littéraire actuel de Gilles Archambault n’est-il pas contenu dans la dernière nouvelle du recueil? Intitulé « Cendres » – comme dans le biblique « tu es poussière et tu retourneras en poussière » –, la narration est faite par une voix hors champ qui, tel un miroir, décrit l’attitude d’un certain Gilles face aux aléas de la vie. « Gilles ne pense que fort rarement alors au temps qui fonce sur lui avec l’acharnement qui le caractérise. Il se dit qu’il occupera les années qui viennent à écrire des livres. » Mais, le temps fuit et voilà que : « Dans quelques mois Gilles aura quatre-vingt-dix ans. Les livres, il les a accumulés un peu étourdiment. Il a même l’impudence de continuer à écrire. Il affirme qu’il n’espère plus rien de ce côté et que ses livres sont des coups d’épée dans l’eau qui lui apportent de moins de moins de contentement. »

Triste bilan, diront certains, réalisme teinté de nostalgie, diront les autres. Verre à moitié plein ou verre à moitié vide, chose certaine : « Elle s’approche, la mort. L’autre jour, il a demandé à son fils s’il accepterait de verser ses cendres dans les eaux du Vieux-Port de Montréal. En y repensant, il s’est dit que cela n’avait vraiment pas d’importance. »

Gilles Archambault n’a pas peur des mots et des images quoi qu’ils évoquent. La mort, cette inéluctable fin de vie, est aussi imprévisible que notre naissance dont nous n’avons de souvenir que ceux qui nous ont été racontés. La différence entre le début et la fin de l’existence, c’est la vie elle-même et tout ce qui la compose, voulu ou non. Vivre à feux doux, c’est une image de la sérénité dont l’écrivain a parfois l’impression de se moquer, toujours avec un sourire en coin.

mercredi 14 février 2024

Jeff Hawkins

Une nouvelle théorie de l’intelligence

Texte original en anglais traduit par Anatole Muchnik, préface de Richard Dawkins

Montréal, MultiMondes, 2023, 296 p., 24,95 $.

L’intelligence, d'hier à demain

L’intelligence artificielle, l’IA, fut un des sujets les plus discutés en 2023, notamment en raison des applications génératives qu’elle a permis de développer dont les « talents » évoluent de jour en jour. Nombre d’articles et de divers essais scientifiques, d’émissions de radio et de télé lui ont été consacrés. Ce n’est que le début, car d’autres champs d’application de l’IA émergeront. Chose certaine, on comprend peu ou pas son fonctionnement; métaphoriquement, elle est une super base de données dont les informations recueillies sont interconnectées.

« L’IA générative ou l’intelligence artificielle générative fait référence à l’utilisation de l’IA pour créer de nouveaux contenus, comme du texte, des images, de la musique, de l’audio et des vidéos. » On pense à ChatGPT, Copilot de Microsoft ou aux applications produites par Google, dont Gemini.

Sait-on que le cerveau de l’être humain est, en quelque sorte, le « siège social » de l’intelligence, mais que l’on connaît peu son fonctionnement. Jeff Hawkins, neuroscientifique et ingénieur en informatique, s’intéresse à ce domaine de recherche depuis des décennies. Une nouvelle théorie de l’intelligence, son plus récent ouvrage, fait le point sur l’état de ses recherches, de ses succès et de ses échecs, ainsi que de diverses hypothèses qui doivent être validées.

« Si les recherches en neurosciences progressent chaque jour un peu plus, elles suscitent dans leur sillage davantage de questions que de réponses en ce qui concerne l’intelligence. "Le cerveau humain est la seule chose de l’Univers qui sache que l’Univers existe", écrit Jeff Hawkins. Mais comment est générée l’intelligence? Comment le cerveau fonctionne-t-il? C’est grâce au néocortex, la structure cérébrale qui le compose à 70 %, et aux processus sensori-moteurs que l’humain peut apprendre et emmagasiner une quantité phénoménale d’informations. Dans cette optique, ce sont notre intelligence et notre savoir qui nous définissent vraiment, et non pas nos gènes, affirme Hawkins. »

« Pour qu’il puisse exercer pleinement ses tâches, le cerveau est organisé en plusieurs centaines de milliers de petites unités identiques et indépendantes. Cette conception, que le chercheur appelle la théorie des mille cerveaux, bouleverse notre manière d’envisager l’activité cérébrale humaine. Elle ouvre une perspective inédite dans les recherches touchant l’intelligence artificielle (IA). Mais quoiqu’il en découle, estime l’auteur, l’intelligence des machines ne pourra jamais véritablement rivaliser avec celle des humains. »

Cette dernière opinion n’est pas partagée par l’ensemble de la communauté scientifique intéressée aux neurosciences ou à l’IA, mais qui préfère être attentive aux futures découvertes relatives à l’intelligence humaine.

L’essai de Hawkins s’adresse aussi bien aux passionnés de neuroscience qu’à celles et ceux qui s’intéressent au cerveau humain, à l’intelligence, la mémoire, etc.

Sans entrer dans les détails du livre, je retiens que le « néocortex est l’organe de l’intelligence. C’est une feuille de tissu neuronal de la taille d’une serviette de table, divisée en des dizaines de régions. Certaines de ces régions sont chargées de la vision, de l’ouïe, du toucher et du langage. Certaines, moins faciles à étiqueter, sont chargées de la pensée de haut niveau et de la planification. Ces régions sont connectées entre elles par des faisceaux de fibres nerveuses. Certaines de ces connexions sont hiérarchiques, ce qui prête à penser que les informations circulent d’une région à l’autre de façon ordonnée, comme en suivant un organigramme. Mais d’autres connexions entre régions semblent très peu ordonnées, et cela laisse entendre que les informations déferlent sur elles d’un coup. Quelle que soit leur fonction, toutes les régions se ressemblent dans le détail. »

« Mon cerveau [d’écrire Hawkins], plus précisément mon néocortex, produisait simultanément tout un tas de prédictions de ce qu’il était sur le point de voir, d’entendre et de toucher. À chaque fois que je m’emparais d’un objet, mon néocortex faisait des prédictions concernant ce que mes doigts allaient sentir. Et chacun de mes actes suscitait des prédictions du son qu’il était censé émettre. Mon cerveau prédisait ainsi le moindre stimulus, comme la texture de l’anse de ma tasse de café, mais aussi de grandes idées conceptuelles, comme le mois qu’est censé afficher le calendrier. » L’accumulation d’informations sur un sujet donné ou sur des sujets croisés fait en sorte que chaque être humain a un modèle du monde dans la tête.

Qu’en est-il de l’intelligence machine et de l’intelligence humaine à l’aune « d’une nouvelle vision du cerveau »? Nous sommes en plein cœur d’un travail évolutif entrepris depuis plusieurs décennies et dont les découvertes n’ont pas fini de surprendre. Peut-être même que l’intelligence artificielle générative s’avérera un outil qui permettra d’élucider un peu de son mystère. Pour l’instant, on sait que diverses recherches médicales utilisant l’IA s’avèrent un champ d’applications prometteur, notamment dans l’analyse d’images produites par imagerie par résonance magnétique (IRM) permettant de meilleurs diagnostics.

mercredi 7 février 2024

Pascale Beauregard

Muette

Montréal, Boréal, 2023, 224 p., 24,95 $.

Quand la fiction peut nous sauver

Le synopsis de Muette, le premier roman de Pascale Beauregard, une autrice originaire de Saint-Jean-sur-Richelieu, m’a rappelé La famille Bélier, un film français de 2014, dont l’action se déroule sur une ferme dont les exploitants, père et mère, sont sourds et qui ont confié à leur fille unique, Paula, la responsabilité de leur traduire toutes les communications qui leur sont d’intérêt. C’est ainsi que nous avons découvert une jeune femme, Louane (Anne Peichert) et son joli grain de voix.


 

Voilà pour le contexte d’une histoire qui finit bien, ce qui n’est pas tout à fait le sort de Catherine, la fille de Pierrette et Jacques qui sont aussi sourds et muets, et la petite-fille de la toute puissante Gisèle, Gigi pour les intimes. Sans oublier Roger – Gégé décédé alors que Catherine a quatorze ans – et Laure Beauregard.

Gigi comptait sur Catherine pour gérer ses parents, mais sa jeune alliée n’entendait pas, sans jeu de mots, se laisser diriger à la baguette comme l’ont été trop longtemps ses parents, préférant les entraîner dans sa quête adolescente d’une liberté déjà engagée.

Le récit est mesuré comme si la capacité de la narratrice de supporter le destin que ses parents lui imposent était mesurée selon son habileté à traduire de façon signifiante et cohérente leur discours. « "Moi hier spaghetti mange fini", un exemple que j’utilise à toutes les sauces pour expliquer aux non-initiés les fondements de la langue des signes québécoise : 1 – Non, celle-ci ne possède pas la même structure syntaxique que la langue française; 2 – On ne dit pas "langage" puisqu’il s’agit bel et bien d’une langue à part entière, avec son histoire, sa grammaire, ses expressions figées : 3 – La langue des signes n’est aucunement universelle, pas plus qu’on ne parle l’espéranto partout dans le monde. »

Cette mission est souvent impossible lorsque Catherine est très jeune enfant, surtout quand il s’agit de concepts dont elle ignore la signification, comme ce qui a trait à la sexualité. Cette impossibilité sera souvent mésinterprétée par sa mère qui lui reproche alors d’entendre et de parler comme si, avec ses yeux d’enfant, ses parents étaient des malaimés du monde, des impuissants incapables de mener une vie semblable à tout le monde.

Que de quiproquos surviennent ainsi! Plus cocasses les uns que les autres, ils font partie du combat du mal-dire que la fillette et ses parents doivent mener chaque fois qu’ils sortent du territoire de la maison, surtout lors des réunions de famille où leur statut de sourd-muet est exacerbé. Il y a au sein de la parentèle tant de non-dits qu’on peut croire à autant de secrets de famille enfermés à double tour, mais que Catherine voudrait connaître, espérant y trouver quelques explications sur l’enfance de ses parents dont certains événements ont ajouté au poids de leur handicap.

Petit à petit, nous apprenons avec elle les malheurs venus se poser sur les épaules fragilisées de Pierrette et de Jacques, comme des chapes de plomb leur interdisant de vivre avec une décence minimale l’existence que la maladie leur impose. Pour la mère de Catherine, on le comprend vite, c’est l’attitude de sa mère Gisèle de refuser de se contraindre à limiter son discours au seul langage des signes. Cela sans parler d’un séjour à l’hôpital Louis-H. Lafontaine pour cause présumée de troubles mentaux. Pour Jacques, entendant à la naissance, c’est une maladie d’enfance qui coupa net son audition. S’en suivit, le pensionnat et l’abus du frère Marchand dont il fut la victime non consentante, mais acceptant le peu de tendresse et d’écoute qu’on lui refusait ailleurs.

De ce magma de dits et non-dits est né un manque total de confiance envers les autres, considérant les entendants coupables de haute trahison à leur endroit. Cette méfiance aigüe se répercute sur leur propre fille, « la traductrice familiale ». Mais comment peut-elle raccommoder la mince confiance de ses parents, en eux-mêmes d’abord, puis à son endroit, si elle ne parvient pas à trouver le fil conducteur de ce qui pourrit leur quotidien.

Le roman de Pascale Beauregard nous fait entrer dans ce qui peut sembler une maison de fous tellement la communication entre les parents et leur fille est abracadabrante. Comment pourrait-il en être autrement quand Pierrette vit dans les univers imaginaires que lui prodiguent les deux téléviseurs qu’elle regarde sans arrêt comme si c’était là le remède à tous ses maux? Comment pourrait-il en être autrement quand Jacques travaille sans arrêt pour joindre les deux bouts et qu’il reçoit si peu de réconfort? Comment pourrait-il en être autrement quand Catherine a eu à se battre contre un ennemi invisible, l’absence de confiance, et qu’elle ne parvient à connaître qu’un peu de l’origine de tous les maux dont souffrent ses parents?

Pascale Beauregard réussit un travail d’équilibriste en abordant un sujet difficile à comprendre pour les entendants : l’histoire d’un couple isolée de son entourage même de sa fille unique. Cette quête est manifeste même dans l’écriture de la romancière qui donne au récit un rythme adapté au débit des mots selon la séquence; on a ainsi parfois l’impression que les sourds et muets font la narration tantôt par les signes décrits ou par un discours fait que de mots bruts.

Je parle rarement de technique littéraire, les résumant sous le générique de littérarité. Pas ici, car je crois que Pascale Beauregard maîtrise avec brio l’art de la ponctuation, ces signes qui rythment la narration, ce qui est absolument nécessaire au discours de ses personnages. J’ose écrire qu’il y a quelque chose de proustien dans son tissu narratif, la morosité en moins.

L’autofiction – comment peut-il en être autrement quand on observe le souci du détail dont la transcription littéraire du discours des parents sourds-muets! – pouvait être la seule voie crédible que l’autrice se devait d’emprunter pour raconter une cascade de malheurs que ses parents et leurs propres parents ont encaissés, avec, en arrière-plan, la société québécoise jadis démunie devant les différences dans la population. Nulle complaisance sur leur triste sort, mais une quête de vérité permettant à la narratrice de comprendre cet univers dans lequel elle vit plus qu’elle n’existe.

mercredi 31 janvier 2024

Catherine Perrin et Pierre Thibault

Habiter la beauté : ces lieux qui nous font du bien

Montréal, La Presse, 2023, 272 p., 29,95 $.

Architecture et environnement : quelle fête!

Il m’arrive d’avoir besoin de m’éloigner de la fiction et de revenir dans les dimensions de la réalité. C’est ce qui s’est produit lors de l’arrivée d’Habiter la beauté : ces lieux qui nous font du bien, un essai de Catherine Perrin et Pierre Thibault, elle claveciniste, journaliste et écrivaine, lui architecte environnementaliste mondialement reconnu.

Aussi beau en dedans qu’en dehors, ce livre ressemble à un journal de voyage écrit par deux amis à l’occasion de pérégrinations dans divers lieux que l’architecte a conçus ou auxquels il a contribué. Il retrace, au bénéfice de sa compagne de route, les pourquoi et les comment de ces constructions ou de ces aménagements, tous s’inscrivant dans une forme d’osmose entre eux et l’endroit précis – surtout, ne pas oublier ce mot – où ils ont été érigés ou réalisés.

L’humanisme des conversations des protagonistes est à la dimension des sujets dont ils discutent que je résume ainsi : habiter la nature, non seulement dans la nature, mais en faisant en sorte qu’elle fasse partie du quotidien de celles et ceux qui y vivent, après tout c’est là leur demeure ou qu’ils ne font qu’y passer, comme dans un jardin, un musée ou une salle de concert.

Ils s’arrêtent d’abord sur le site de La Fondation Grantham pour l’art et l’environnement (Saint-Edmond-de-Grantham, Centre-du-Québec) – « résidence d’artiste et lieu d’exposition, perchée sur ses pilotis de métal » –, puis continuent vers les Jardins de Métis – « Pierre a proposé qu’on s’y retrouve, car ces jardins sont depuis longtemps un formidable terrain d’exploration et d’émerveillement pour lui. De manière informelle, il en est un peu devenu l’architecte en résidence, y réalisant plusieurs projets significatifs en plus d’y emmener régulièrement des groupes d’étudiants en architecture. Il poursuit un échange constant avec Alexander Reford, l’actuel directeur des Jardins, historien et arrière-petit-fils de la créatrice de ces lieux (Elsie Reford). » Sur ce site, il y a aussi la véranda, la résidence des stagiaires – « En longeant un petit pré qui sépare deux des jardins d’Elsie, on découvre soudain une création récente de Pierre, la Véranda, une structure de vois légère et diaphane qui doit son existence à la pandémie, justement : elle devait permettre de présenter temporairement des spectacles adaptés aux mesures sanitaires. Le lieu s’est avéré si inspirant qu’on a décidé de le préserver et d’en faire un nouveau pôle de programmation. ». Il faut aussi remarquer la Grande Halle (Bas-Saint-Laurent) – « … nous avons rendez-vous avec Alexander Reford pour explorer la Grande Halle, dont on achève une transformation complète. L’édifice côtoie un garage, un atelier et un modeste centre administratif, dans une zone de services adjacente aux Jardins de Métis. Une zone qu’Alexandre Reford compare à l’arrière-cour aux Jardins de Métis… [Pierre Thibault] … La Grande Halle est plus fonctionnelle, mais elle est très importante : elle va contribuer à améliorer la dynamique d’utilisation des Jardins toute l’année, à rendre la vie des lieux plus riche à long terme. »

Fait à noter, ces visites sont entrecoupées d’interludes, chacun soulignant le début d’une suite de haltes par une œuvre musicale identifiée par un vrai code-barre qui, saisi, mène à une pièce interprétée par un orchestre diffusée sur YouTube.

Le premier interlude propose l’écoute du Canon de Johann Pachelbel et nous amène sur l’autre rive du Saint-Laurent, au Pavillon du Saint-Laurent (Baie-Saint-Paul, Charlevoix) – [Catherine Perrin] « En route vers le Domaine Forget, à Saint-Irénée, je fais un arrêt à Baie-Saint-Paul, au Pavillon du Saint-Laurent, construit par l’atelier de Pierre Thibault tout près du vieux quai et de la plage. Conçu à la fois comme petit centre d’interprétation, point de rencontre et point de service quatre saisons pour les promeneurs, les sportifs, les groupes scolaires et les touristes de passage, le pavillon concilie tous ces rôles avec discrétion : c’est un édifice modeste à un seul étage, dont la silhouette élégante glisse dans le décor. »

Le chapitre « Patrimoine et modernité (Québec) » me semble un bon exemple d’intégration d’un certain classicisme aux allures surannées et d’une modernité non intrusive, d’une union symbiotique d’hier et d’aujourd’hui. Le modèle retenu pour illustrer cela, ce sont des bâtisses distinctes et précises de l’Université Laval où Mme Perrin et M. Thibault ont étudié à une autre époque et dont ils se souviennent, des facultés universitaires patrimoniales qui ont trouvé un nouveau lustre grâce aux travaux de l’architecte.

Je souligne avec insistance les nombreuses illustrations qui, dois-je l’avouer, m’ont incité à tourner lentement les pages pour scruter chacune d’elles, car la délicatesse ou même l’évanescence de ces aquarelles évoque l’atmosphère qui se dégage des propos de Perrin et Thibault, et du ton qu’ils emploient pour partager les multiples dimensions de ces lieux de création et de réflexion.

Le second interlude est une pièce de Caroline Shaw intitulée Partita for 8 voices, une œuvre évoquant un travail évolutif qui s’ouvre sur le grand marché – « Je voulais [P. T] créer un village. Chaque kiosque évoque l’idée d’une maison coiffée d’un toit en bois. Ça reproduit l’extérieur à l’intérieur de cette grande halle. Une allée plus large joue le rôle de rue principale… ».

Vous vous souvenez du projet de l’école Stadacona, une école repensée en fonction de notre siècle par Jérôme Lapierre, en collaboration avec le Lab-École – dont Pierre Thibault, Pierre Lavoie et Ricardo Larrivée sont les instigateurs? « Le monde a changé depuis cinquante ans, mais pas l’école. » – et ABCP architecture 2022 (Limoilou, région de la Capitale Nationale). Il y a aussi le Collège Sainte-Anne (Dorval, région de Montréal), « un réseau scolaire privé qui comprend cinq établissements, situés à Dorval et à Lachine` : deux primaires, deux secondaires et un au niveau collégial… L’établissement le plus récent du réseau est une école secondaire conçue par Pierre Thibault avec Architecture 49, ouverte à la rentrée 2022. »

L’interlude suivant, Petroushka d’Igor Stravinsky, annonce l’architecture chantée au Bois-de-Coulonge, « une collaboration avec le Chœur de l’Orchestre symphonique… [où] matin et après-midi, sur deux fins de semaine, les chanteurs ont créé des tableaux sonores. Un concert déambulatoire que le public suivait, d’un lieu à l’autre. »

Catherine Perrin nous amène ensuite sur la rue Resther (Plateau-Mont-Royal), non loin du métro Laurier, devant une maison signée Pierre Thibault dont la « façade de brique couleur beurre frais et son lattis de bois châtain : sans détonner dans son milieu, elle présente des lignes plus nettes et plus modernes que ce qui l’entoure. ». On reprend la route en direction de Frelighsburg, en Estrie, pour visiter le chantier de la maison multigénérationnelle conçue par Pierre Thibault et Mathieu Leclerc qu’habiteront l’écosociologue Laure Waridel, son conjoint l’avocat Bruce Johnston, leurs enfants et ses beaux-parents. Inutile de dire que les propriétaires exposent clairement leurs besoins d’une telle maison et leurs préoccupations environnementales dans sa conception et dans son érection.

Nous voilà en mai 2023 et la conversation de Catherine Perrin et Pierre Thibault s’envole vers Paris, « alors que la Galerie d’architecture, dans le Marais, présente une belle exposition sur le travail de ce dernier », mais aussi pour « analyser avec lui le succès d’un quartier récent et encore peu connu, Clichy-Batignolles. » Je n’en dis pas plus sur ce projet, car, passionné de la Ville lumière, je citerais l’entièreté des pages qui lui sont consacrées à ce projet, en insistant sur les illustrations qui les accompagnent.

Pour prolonger le séjour parisien, l’interlude donne à écouter le Marteau sans maître de Pierre Boulez alors que les protagonistes se dirigent vers l’atelier de Renzo Piano dans le Marais, mais doivent se mettre à l’abri de la pluie Place Beaubourg (Centre Pompidou). Même la justice peut habiter en beauté (Paris).

Toute bonne chose ayant une fin, nos guides proposent, en épilogue, une visite de l’écoquartier de Lachine-Est.

Habiter la beauté : ces lieux qui nous font du bien reste fidèle à son titre du début à la fin, des projets que nos hôtes nous font visiter tout en racontant les motifs de leur réalisation à leur intégration à la nature environnante. Pour accompagner leurs périples, ils ont agrémenté leur discours d’observations plus pratiques que théoriques, mais toujours justes. Ils nous amènent même à croire en tous ces possibles qu’architecture et aménagements peuvent réaliser pour une certaine plénitude de l’environnement et de ses habitants.

mercredi 24 janvier 2024

Claudine Bourbonnais

Le destin c’est les autres

Montréal, Québec Amérique, coll. « III », 2023, 152 p., 21,95 $.

Le brouillard d’une quelconque évidence

Que d’individus croise-t-on sur le chemin de l’existence! Certains ne font que passer, d’autres laissent derrière eux une empreinte indélébile, même au-delà de leur trépas. Si bien que toutes ces personnes sont inscrites dans l’ADN de notre personnalité.

Ces présences ineffaçables font l’objet des ouvrages de la collection III publiée chez Québec Amérique, chaque livre renfermant « trois récits inspirés de moments marquants dans la vie de leur auteur. Peut-être s’y glisse-t-il une part d’invention. Peut-être pas. » Or, Claudine Bourbonnais, journaliste et chef d’antenne week-end à la télé nationale, propose Le destin c’est les autres à cette enseigne. Je me suis souvenu de Métis Beach (Boréal, 2014), la première fiction de l’autrice qui suggérait un avenir littéraire enviable grâce à sa façon de mener les péripéties de son roman avec cette curiosité du détail journalistique.

Son nouvel opus est d’un autre horizon, car il s’agit d’une possible autofiction s’appuyant sur trois moments concomitants de sa vie. Vraie ou imaginée, la trame du récit gravite autour du personnage nommé Claudine. Bien que je me méfie de l’alter ego des écrivains devenus narrateurs, j’ai compris qu’il s’agit bien ici de Mme Bourbonnais, le peu qu’internet nous apprend de sa vie personnelle et professionnelle concorde avec la trame du récit. Là n’est pas mon intérêt, sinon pour mettre en perspective cette histoire.

Nous sommes à Durham, une ville au nord du Royaume-Uni, en 1988. S’y trouve une des universités de la région. L’étudiante Claudine, après des études à McGill en science politique, est venue y approfondir ses connaissances de la culture des pays arabophones et de la langue arabe. Elle habite un deux-pièces meublé d’une résidence étudiante réservée aux gradués, semblable à Douglas Hall, une résidence étudiante de McGill située derrière le stade Percival-Molson.

Avant de planter ce décor qui devient un personnage protégeant ses habitants, la narratrice décrit l’élément déclencheur de la trame : « Quelque chose de grave s’était donc passé sans que nous en mesurions toute la portée. Peut-être en avions-nous minimisé le sérieux parce que c’était impensable, tout simplement. Mais ne pas savoir est une chose, ne pas chercher à savoir en est une autre… J’ai vingt-trois ans, une conception plutôt sentimentale de la justice et une soif impérieuse de comprendre le monde. » (13)

L’événement en question était l’agression d’une jeune vendeuse chez Body Shop, suivi de l’anathème lancé par son père à l’endroit des responsables de ce crime. « Au 38 Old Elvet, nous étions sidérés. Nous allions passer cet été 1988 ensemble, occupés par nos études et préoccupés par la sécurité de nos camarades arabes, Sami, Marwan, et tous les autres qui étudiaient avec moi au département d’études moyen-orientales. » (17)

Qui sont ces camarades? Ce sont Sami, Marwan, Alex – « le plus sanguin d’entre nous… À la maîtrise en études turques, plutôt bohème » –, Paul – « un grand rouquin au visage piqueté de rouille, à l’éducation très British, fou de politique et de petites voitures » – et Christine – « une grande brune de la taille de Paul, un visage à la mâchoire carrée, séductrice avec les hommes, en compétition avec les femmes ». La personnalité de chacun donne du relief à leurs discussions, alors que l’incident initial souligne le « fossé très clair entre les étudiants et les habitants de la région… La notion de classes sociales comme une fatalité; c’était nouveau pour moi, et troublant [dira Claudine]. » (19)

Le discret Marwan, absent depuis quelques jours, « était un grand gaillard de plus de six pieds, la barbe sombre bien taillée, de grosses lunettes d’aviateur. Un Palestinien de la bande de Gaza qui, avant d’arriver à Durham, avait enseigné l’économie dans une université là-bas. » (20) Or, le doctorant a déjà été arrêté, un sujet dont on évitait de discuter. « Quelque chose de trop flou dans cette histoire nous incitait à ne pas avoir envie d’en apprendre davantage… Des hommes à l’air sinistre vêtus de noir – des policiers? – étaient entrés [dans la résidence] et en étaient ressortis en escortant Marwan. » (21-22)

Les événements laissent Claudine songeuse, car elle était en relation directe avec Marwan. « Mon mémoire de maîtrise portait en partie sur cette révolte de la jeunesse palestinienne [l’Intifada ayant alors cours au cœur de Gaza], et Marwan me donnait des nouvelles du terrain avec un détachement émotif qui m’étonnait et que je prenais pour du courage et de la maturité. Il avait six ans de plus que moi. » (24)

Dans ce climat de suspicion, on se demande comment Claudine s’est retrouvée à Durham, elle qui n’était pas toujours certaine d’elle-même. « Faire quelque chose d’inattendu de ma vie. C’était cette peur de ne pas y arriver qui m’avait donné le courage de partir pour deux ans dans cette université dont je n’avais jamais entendu parler, dans un pays que je ne connaissais pas, d’entreprendre une spécialité qui était loin de m’assurer un travail, et tout cela sur la foi d’une simple brochure de quelques feuillets consultée un après-midi de novembre à l’Université McGill… Le marché de l’emploi était bouché, le "no future" et la peur du sida nous tétanisaient. J’appartenais à une génération à laquelle les médias ne s’intéressaient pas et la publicité ne s’adressait jamais. » (27)

Malgré tout, la session universitaire allait bientôt se terminer et se devait d’être soulignée par des rencontres ou des fêtes. Paul invite Claudine à celle des finissants en économie, une occasion pour elle de constater le discours d’étudiants militants pour ce qu’ils croient une juste cause les autorisant à faire de leurs propos du harcèlement. « … nous étions à la fin d’une décennie qui s’était ouverte sur le courage obstiné de grévistes polonais forts de l’appui du pape politique, et s’achèverait l’année suivante par la chute du mur de Berlin. Nous assistions à l’écroulement de tout un système… » (51)

Le premier des trois récits se termine sur le départ des locataires du 32 Old Elvet et sur l’horizon de l’avenir de chacun que « Paul réunirait près de vingt ans plus tard dans un club privé de Londres. Car quelque chose de grave s’était passé sans que nous en mesurions toute la portée à l’époque. » 57)

Le second volet se déroule au Caire, en 1989, une « métropole entre anarchie et langueur. En plein ramadan, le mois du jeûne et d’abstinence pour les musulmans. » Claudine s’est promis de faire de ce séjour en Égypte « un grand moment de liberté comme je n’en vivrais plus… À l’affut d’une sorte d’épiphanie qui, peut-être, m’aiderait à voir plus clair. Mon avenir n’était pas tracé comme il l’était pour Paul. Le chemin que j’empruntais était plus tortueux, avec des détours et des égarements, mais il me réservait – du moins je l’espérais – des surprises et des cadeaux insoupçonnés. » (63)

Le dépaysement total aidant, la narratrice alterne le récit entre les images de son enfance – « … la petite fille que j’avais été et qui, étrangement, n’avait pas aimé être un enfant… Pour ma part, je me sentais tout simplement à l’étroit dans cette antichambre de la vie adulte. » (65, 67) – et celles de sa vie de jeune adulte pour qui ce séjour à l’étranger lui ouvrait de nouveaux horizons.

Au Caire, c’est Daniel, un ami de son confrère Paul, qui l’accueille. « Le Caire n’était donc pas une simple destination pour moi. J’y étais pour me trouver. Je n’y étais pas pour me fuir. Ici, j’allais faire tout pour la première fois. Une toile "vide" – comme je disais, petite – à l’image de celles que ma mère préparait pour moi, qu’elle montait sur un cadre de bois et enduisait de "gesso", prêtes à recevoir mes premiers coups de pinceau que ma main, incertaine, hésitait à donner. » (68)

Son séjour en Égypte est aussi l’occasion d’étudier et de perfectionner sa connaissance de la langue arabe à l’International Language Institute, une « école fréquentée par du personnel d’ambassades, des étudiants, comme moi, et des journalistes, comme Jon et Ernst – Jon est un Américain qui écrivait dans The Interview Magazine et Ernst, un Allemand, pour Der Spiegel – avec qui je m’étais liée d’amitié. » (69) Cette rencontre, comme l’ont été celles faites en Angleterre, appartient à l’image du titre du livre, « le destin c’est les autres », car ses nouveaux camarades lui font découvrir divers aspects du journalisme qu’ils pratiquent dont de longs reportages sur des thèmes aussi sérieux que la mort. « L’idée de la mort est effrayante quand la vie n’a pas encore livré toutes ses promesses, écrit-elle. » (71)

Claudine, Jon et Ernst abordent d’autres sujets, dont l’émancipation des femmes dans certains pays ou la radicalisation de l’Égypte « après la défaite en 1967 face à Israël – et la fin du rêve nationaliste arabe de Nasser – [que] ses films la préservaient d’une certaine amnésie collective. » (73) C’est avec eux qu’elle rencontre Ali Salem – dramaturge, satiriste et journaliste indépendant – et le Dr Hacim « qui [se] porte au secours des jeunes femmes effrayées à l’idée d’être répudiées… » (76) en pratiquant « l’hyménoplastie » pour leur permettre d’obtenir un certificat de virginité "en bonne et due forme". (76-77)

Chose certaine, pour Claudine être « à table avec des journalistes enthousiasmée, c’était comme se trouver avec des joggeurs et ne pas être capable de les suivre… Cette nuit-là, sous le croissant de lune, en compagnie de mes amis journalistes, je me disais pour la première fois : voilà, c’est ce que je veux faire. » (79-80)

La narratrice n’est pas au bout de ses surprises. Ainsi, Ali leur parle des services de renseignements égyptiens, ce qui rappelle à Claudine l’arrestation mystérieuse de Marwan qu’elle évoque; selon Ali, les « Israéliens ont refilé l’information aux Britanniques, ça me paraît évident. Il était déjà fiché… Les islamistes n’ont pas nécessairement la tête de l’emploi que vous leur prêtez. Il n’y a pas que des illuminés, chez les islamistes. On y trouve des Arabes, des Égyptiens instruits, intelligents. Ce qui les unit, c’est une grande colère envers l’Occident et Israël. » (85-86)

Une dernière rencontre que Jon, Ernst et Claudine feront est celle de Salwa Helmy, une chanteuse et une actrice égyptienne de grande renommée qui, à 69 ans, vivait recluse et n’accueillait que rarement des visiteurs. Ce bref tête-à-tête fut comme une tombée de rideau sur la vie sociopolitique égyptienne et ses dictats, notamment ceux à l’endroit des femmes. Claudine en retient notamment que « Toutes les questions se posent, des plus difficiles aux plus délicates, je l’apprendrai plus tard quand, à mon tour, je pratiquerai le métier. Seulement, il faut savoir comment bien les formuler, ce que nous n’arrivions pas à faire devant l’imposante et déconcertante Salwa Helmy. » (95)

C’est aussi à ce moment que Claudine se souvient de Habib, un suppléant en classe d’éducation physique alors qu’elle a huit ans et qui, « sans s’en douter, [était] sur le point de donner une tournure à mon destin. Nous sommes la somme des rencontres déterminantes que nous faisons… Habib nous parle des pyramides de Gizeh bâties pour servir de tombeaux et accueillir les corps momifiés des pharaons et de leurs femmes… Mes yeux fermés. Je me crée des images du désert et de ces immenses ouvrages érigés vers le ciel et les étoiles, en fais un montage, celui de mon propre film. » (98-99)

Ultime saut dans le temps, le troisième volet du récit se situe à Montréal en avril 2006, alors qu’elle travaille à Radio-Canada et reçoit un courriel intriguant : « News from our "old friend". » (105) Sur le coup, elle ne comprend pas, puis elle croit que ce peut être « un ami de l’époque de Durham… dix-sept ans déjà. Le temps est un train furieux sans personne aux commandes. » (105) Ouvrant la correspondance, il s’agit d’un message du FBI concernant des terroristes recherchés, accompagné de trois photos. Choc! : sur l’une d’elles on voit Marwan. Soufflée, Claudine se remet rapidement de ses émotions, car elle est en ondes du téléjournal week-end dans quelques instants durant lequel elle est en entrevue avec Danièle Kriegel, collaboratrice à Jérusalem qu’elle connaît tout comme son mari Charles Enderlin, au sujet d’un attentat en Israël revendiqué pas le Djihad islamiste palestinien dont Marwan est le chef depuis 1995 comme le lui a appris la récente correspondance. On serait bouleversé pour moins que cela, on la comprend.

Sa journée de travail terminée, Claudine rentre à la maison, à la campagne, où l’attend Gilles, son époux dont elle ne donne pas le patronyme, mais qui était alors le regretté Gilles Le Bigot (1943-2017). Suivent des discussions sur l’aveuglement qu’elle déplore face à Marwan et son refus de croire qu’il était déjà un djihadiste actif à l’époque de Durham.

C’est l’occasion pour la narratrice d’évoquer sa relation avec son conjoint, une histoire d’amour aussi intense que l’engagement journalistique de chacun d’eux. Si elle peut donner la fausse impression de froideur, cela correspond à la préservation d’une vie intime loin des feux de la rampe auxquels leur quotidien est soumis. La maison que le couple habite est à l’image d’eux-mêmes : ouverte sur la campagne environnante et refermée sur les pièces de leur intimité.

Claudine et Gilles ont prévu un séjour à Paris et il lui suggère de faire un détour par Londres pour rencontrer ses amis. Claudine les retrouve donc dans le club privé très « british » où Paul les a conviés. Tous dans la quarantaine, ils sont devenus homme d’affaires prospère, haut fonctionnaire au Foreign Office et aux services de renseignements (M15), députée dans le gouvernement de Tony Blair et, elle, journaliste à Radio-Canada. L’objet de la « convocation » que Paul leur a adressée est bien sûr l’avis de recherche lancé par le FBI à l’endroit de Marwan et, surtout, la menace à peine voilée de chantage d’un journaliste ayant retrouvé une ou des photos de leur groupe en compagnie du djihadiste. Pour chacun d’eux, sauf Claudine, une telle révélation publique menace leur carrière. Si Christine blâme Claudine de ne pas avoir vu venir et de les avoir informés du statut de Marwan, Paul et Alex avouent avoir accompagné Marwan, à sa demande, à Londres à quelques reprises et sous divers prétextes; ils comprennent qu’il a abusé de leur bonne foi. « La vérité, poursuit Phillip, c’est que lorsqu’on l’a connu, il menait une double vie d’universitaire et de terroriste. Et les services de renseignements britanniques le savaient. » (139)

La chute du récit est une question qu’on se pose parfois en vieillissant : « Nos intérêts ont-ils remplacé nos idéaux. » (145) Pour l’écrivaine, c’est aussi ceci : « Dans la nuit londonienne fouettée de pluie, je pense au chemin parcouru et m’en étonne. De la petite fille aux cheveux nattés impatiente de grandir, à cette femme de quarante et un ans que je suis devenue. Comment aurait réagi cette enfant si on me lui avait présentée en lui disant : "Voilà. C’est ce que tu deviendras"? »

J’aime croire, sans réserve, à l’essentiel du récit que fait Claudine Bourbonnais dans les pages de Le destin c’est les autres, car j’y retrouve une sorte de saine naïveté que trop peu de gens se permettent à l’âge adulte, le plus long temps d’une existence. Cette forme d’émerveillement, même durant les pires tempêtes du quotidien, est une façon d’aborder l’existence en nous rappelant justement que notre destin, ce sont aussi les autres, ce que je préfère à la vision de Sartre pour qui : « L’enfer, c’est les autres. »