mercredi 2 octobre 2024

Dominique Fortier

La part de l’océan

Québec, Alto, 2024, 328 p., 27,95 $ (papier); 16,99 $ (numérique).

Lecture-fiction version Dominique Fortier

Soyez bienvenus au domaine champêtre d’Herman Melville! L’écrivaine et traductrice Dominique Fortier nous y convie dans les pages de La part de l’océan, son nouvel opus. Après Emily Dickinson, la poétesse dont l’œuvre a vu le jour au lendemain de son décès, ou peut-être un peu plus tard voire jamais n’eut été des siens, voilà que la romancière se lie à un autre monument de la littérature états-unienne, sinon universelle.

Si vous doutez de cette affirmation, consultez les pages que Wikipédia consacre à Melville. De façon plus pragmatique, rappelez-vous la trilogie que Victor-Lévy Beaulieu lui a consacrée intitulée Monsieur Melville (lecture-fiction) qui a connu trois éditions distinctes dont une en France, chez Flammarion.

Évidemment la plume de Fortier et celle de Beaulieu sont fort distinctes. Chacun d’eux, au moment de s’approprier l’univers de Melville écrivant Moby Dick et fréquentant Nathaniel Hawthorne, est à pérenniser sa propre littérarité, son style dont l’originalité permet au lecteur de reconnaître d’emblée la signature littéraire d’elle et lui.

Il n’en demeure pas moins que ces deux écrivains partagent un semblable univers – un fragment de la vie de Melville qui s’émeut de la présence de Hawthorne à proximité et de leur « Fraternelle mélancolie » (Arla, 2018), comme l’écrit Stéphane Lambert.

Concentrons-nous sur La part de l’océan. Dominique Fortier est une écrivaine « bonne élève » qui sait respecter les règles qui régissent l’écriture d’une fiction narrative tout en les faisant siennes. Par exemple, elle organise la trame de son roman selon le cadre historique, c’est-à-dire l’époque où Herman Melville écrit Moby Dick en craignant que son roman ne soit pas à la hauteur de son dédicataire, Hawthorne.

Pour mettre en perspective les aléas entourant l’écriture du roman de Melville, Dominique Fortier s’invente un alter ego à qui elle raconte le livre qu’elle-même est en train d’écrire et que nous avons en main maintenant, comme s’il s’agissait d’une histoire dans une histoire, une mise en abyme d’un univers à un autre. Pour que cet aspect du roman ait une certaine profondeur narrative, elle dialogue avec son ami Simon sur le processus de la création littéraire, les hauts et les bas de cette activité, surtout le si important poids des mots. « Nous avons le même rapport à l’étymologie. Il nous faut sans cesse aller vérifier ce que les mots recouvrent, ce qu’ils recèlent, les trésors qu’ils cachent à la vue, les déplier pour en faire apparaître tous ces autres sens dont les ont dépouillés les siècles mais dont ils gardent la trace comme la pierre garde l’empreinte d’un coquillage des millénaires après que la mer s’est retirée. Ces sens comme autant de fossiles, le passage d’océans oubliés. »

Puisqu’il est ici question de la littérarité de Fortier, je me permets de souligner ce que j’appelle son côté proustien. Une phrase-paragraphe parmi d’autres illustre cette affirmation : « Chaque fois qu’arrive l’automne, les foins et les épis secs, les feuilles flambant dans les arbres, la lumière dorée, et sur tout cela l’odeur des feux qu’allument les lointains voisins, chaque fois que montent vers les nuages ces minces filets de fumée, sinueux et légers comme de l’eau, Melville se retrouve au pays de son enfance. »

L’histoire racontée par l’autrice de Les ombres blanches débute « aux premières heures de l’aube, le 8 août 1850 » alors que Melville va écrire « pendant quatre jours… un long texte qui commence par trois mensonges et renferme plus de vérité qu’il n’en a jamais dit dans ses livres ou dans sa vie ». « Dès ces premières phrases, il invente le décor et lui-même. Il se rêve différent, écrivant, car il ne connaît pas d’autre moyen de répondre à la fiction que par la fiction. Mentir est son seul moyen de dire vrai. »

J’écris Melville, mais il est plus juste de dire « le » Melville imaginé par Dominique Fortier, comme il en est d’autres personnages qui évoluent dans le même espace historique dont Elizabeth Shaw, l’épouse de Melville qu’il prénomme Lizzie. Le rôle de cette dernière est, entre autres, de transcrire lisiblement les pages que son écrivain de mari produit d’un jour à l’autre. Elizabeth n’est pas que copiste, car elle intervient, parfois directement, dans l’écriture de son époux que l’urgence de dire rend brouillon. Malgré tout, Lizzie est surtout considérée comme la bonne à tout faire pour la maisonnée qui a peu ou pas de reconnaissance à son égard. Ne se plaignant jamais, elle espère secrètement que quelqu’un aura enfin un peu de gratitude à son égard.

C’est à travers les treize séquences dont elle est la narratrice – séquences dont le texte est en italique et sans ponctuation, mais remarquablement scandé ou rythmée grâce au ton de son discours – que nous partageons le quotidien des Melville et les visites de la famille Hawthorne composée de Sophia (Peabody) et de leurs trois enfants, dont Una une fillette pour le moins perspicace.

Je soulignais que Dominique Fortier est à nouveau passé de l’autre côté du miroir de la fiction en intégrant à la trame ses échanges avec son ami Simon. À mon avis, il s’agit là de la genèse même de La part de l’océan qui est mise en parallèle avec celle de Moby Dick. À cela s’ajoutent les doutes qu’elle et son ami ressentent lorsqu’ils élaborent un projet d’écriture. Malgré cela, ce « récit, cette rencontre authentique, c’est le début d’un roman, un "vrai" roman comme je m’étais promis que j’allais en faire un cette fois, avec des personnages, une intrigue, une progression dramatique, une histoire qui ne serait pas la mienne et qui se suffirait à elle-même. »

Une fois l’ébauche terminée arrive le montage comme le faisait son « ami cinéaste »; elle va y parvenir en écrivant à Simon. « "Je crois que je n’aurai pas d’autre choix que de me mettre au milieu de ce roman, mais si je le fais, je t’emmène avec moi"… »

Le corps de la trame, c’est bien sûr Melleville travaillant son Moby Dick et les passages à vide qu’il rencontre, malgré son urgent besoin d’argent pour assurer ses obligations personnelles et familiales. Or, un autre obstacle de taille se dresse devant lui : son admiration sans bornes pour l’œuvre de Nathaniel Hawthorne. C’est d’ailleurs pourquoi il envoie une recension dithyrambique du dernier livre de celui-ci à The literary World, sans signer son texte. Dès la parution de l’article, Melville ose frapper à la porte des Hawthorne où il constate que son papier a été bien reçu, au point où Sophia considère que l’auteur anonyme est un des rares critiques à avoir compris une œuvre de son mari.

Cette reconnaissance insuffle une énergie nouvelle à Melville, si bien que : « Le romancier cet automne-là de lance chaque matin dans son manuscrit comme on se jette à la mer, yeux fermés, en retenant son souffle. Il écrit au fil de la plume sans s’arrêter, une longue coulée qui jaillit de la pointe dorée pour aller danser en vagues sur le papier. » Puis, le « romancier navigue parmi les bélugas blancs comme du lard; les cachalots dont la grosse tête renferme une épaisse substance laiteuse, le spermaceti; les grands requins aux yeux éteints. »

Hélas, La part de l’océan nous l’apprend, son imagination connaît de plus en plus de ratés dès qu’il pense aux qualités littéraires des livres de Hawthorne, à qui il dédie d’ailleurs Moby Dick. Cette admiration tourne à l’obsession dans laquelle Melville s’enferme. Par exemple, il va à la poste tous les jours – une, deux ou même trois fois – pour voir si Hawthorne ne lui a pas envoyé un pli en réponse aux nombreuses lettres qu’il lui a adressées. Cela sans parler des visites impromptues qu’il lui fait, parfois au grand dam de Sophia H. qui finit par être exaspérée.

Dominique Fortier imagine littéralement la lourdeur de la passion dévorante, sinon débilitante, de Melville à l’endroit de Hawthorne. On dirait qu’il y a là cette balance qui représente l’idéal de la justice : dans un plateau, un livre qui s’écrit à pas de tortue; dans l’autre, une passion qui submerge toute autre activité. La romancière pousse littéralement Melville dans les cordages de ce combat existentiel qui le rapproche physiquement de son idole. « Moby Dick, c’est l’histoire d’un amour qui n’a pas su commencer, et d’un livre qui refusait de finir. Une année et demie, ce n’est pas suffisant pour faire un roman. Il aurait fallu d’autres juillets. »

Comme si cela ne suffisait pas pour imaginer le poids de cette scène, banale en soi, la romancière imagine une liaison furtive entre l’épouse de Melville et Hawthorne, comme si Lizzie transcrivait avec grâce la maladresse de son mari. On le sait, ce n’est pas la première fois que Dominique Fortier s’approprie une histoire avérée et en fasse le tissu original de sa propre fiction tout en y insérant, vingt fois ici, le fil de sa propre histoire, aussi imaginée que personnelle, en discussion avec Simon. Est-il nécessaire de distinguer la part du vrai et du mensonge imaginé? Réponse simple : non. Réponse longue : cela peut confondre le lecteur qui observe les activités publiques de l’autrice, notamment sur les médias sociaux.

Il n’en demeure pas moins que Melville « écrit une histoire de cachalot parce qu’il n’existe rien de plus grand qui vive sur terre ou dans l’eau. S’il le pouvait, il choisirait l’océan pour un personnage (il l’a presque fait), la tempête qui le ravage, la nuit qui s’abat sur lui, le merveilleux bestiaire des constellations peuplant le ciel. (Il l’a presque fait). // Écrire, c’est un autre mot pour aimer. »

« Qu’est-ce donc, après pareil exploit d’imaginer un vaisseau, son équipage, sa grande proie blanche et l’océan sur lequel il navigue? Peut-être pas un jeu d’enfant, mais enfin, la véritable invention, périlleuse, semée d’écueils, n’est-elle pas celle par laquelle il aurait créé presque de toutes pièces le lecteur qu’il lui fallait pour pouvoir écrite son roman? »

La conclusion la plus juste de La part de l’océan me semble aussi celle que tout lecteur, ou lectrice devrait avoir et que Dominique Fortier propose : « Un livre nous appartient quand on a la certitude, en le lisant, d’écrire la moitié qui manque ou, plus justement, quand il vient non pas à combler mais construire cette part en nous qui toujours reste manquante – rêve, ombre, désir. Un livre nous est destiné quand il nous apprend à écrire notre nom. »

Bref, un livre n’est initialement rien en soi qu’un assemblage de feuilles imprimées. Il ne devient une ode, un récit, une étude et je ne sais quoi d’autre que lorsque nous nous l’approprions. De là à dire qu’il n’y a pas de mauvais livre, mais plutôt de mauvais lecteurs, il n’y a qu’un pas, ce à quoi j’adhère en ajoutant qu’il y a aussi un temps pour chaque livre. Question d’âge, d’atmosphère, de quotidien et de mille autres facteurs qui influence immanquablement toute lecture.

mercredi 25 septembre 2024

Dahlia Namian

La société de provocation : essai sur l’obscénité des riches

Montréal, Lux, coll. « Lettres libres », 2023, 238 p., 26,95 $.

L’État des tout-puissants : la planète

Pas besoin d’un abonnement à Netflix ou à Crave pour suivre d’heure en heure la politique fiction états-unienne, les services d’informations en continu s’en chargent. Et ce n’est pas fini! Parallèlement à ce mauvais cinéma, il y a des guerres qui se jouent sous nos yeux, au point où on en vienne à banaliser les morts alignés devant les yeux ébaubis des mères et les cités n’étant plus que champs de ruines et de désolations.

Tentons de comprendre l’incompréhensible en lisant La société de provocation : essai sur l’obscénité des riches, véritable diatribe sur la misère (sic) des riches telle qu’étudier de façon détaillée par la sociologue et universitaire Dahlia Namian, un ouvrage récompensé cette année par le prix « Essai » remis par Les librairies du Québec.

« Ce pamphlet cinglant énumère et analyse les mille façons qu’ont les ultrariches de nous nuire, et invite à rompre avec cette société de provocation. » Cette seule phrase fait image et résume bien le propos du livre qui, dans ce contexte, s’intéresse aussi à la crise environnementale. « Le destin tragique de l’Atlantide – un mythe raconté par Platon dans les dialogues du Timée et du Critias – nous interpelle aujourd’hui, dans un monde plus exposé que jamais à des canicules terribles, à des tornades de feu, à des ouragans puissants et à des inondations dévastatrices, où une poignée de riches s’acharnent à maintenir à tout prix un système qui les comble de pouvoir, de gloire et d’argent… L’empreinte carbone des plus riches, alourdies par leurs goûts opulents, leurs yachts, leurs VUS et leurs jets privés, dépasse de loin celle du consommateur moyen. »

C’est là une conclusion parmi celles auxquelles en arrive l’essayiste après avoir littéralement déconstruit l’univers sur lequel règnent les plus riches de la planète aux dépens de cette dernière et tout ce qui vit sur terre. Leur toute-puissance, sinon leur règne sur d’immense territoire et sur des populations devenues des esclaves du 21e siècle sont bel et bien réels au point où s’ils retirent leurs billes, ces États s’effondreront comme château de cartes.

« Malgré les inégalités indécentes et le flot de provocations qui en découle, nous continuons à admirer les riches et à les hisser sur un piédestal, nous agrippant comme des âmes en peine aux illusions de confort et de bonheur qu’ils personnifient. Le rêve américain et la croyance en la méritocratie sont les prix de consolation des classes moyennes et des moins nantis… Aujourd’hui, le problème n’est pas tant qu’on gomme les contradictions de la richesse, mais qu’on puisse exhiber celle-ci de façon aussi crue et grotesque, sans rencontrer de résistance digne de ce nom. Comme plusieurs l’ont fait remarquer, il semble désormais plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme. »

Je vous propose quelques passages de chacun des chapitres, des passages me semblant résumer.

1. La guerre des petits pains

Si les paradoxes du grand capitalisme évoqués et étudiés par Dahlia Namian les résument tous, celui relatif à l’alimentation donne le tournis comme une boisson empoisonnée. D’une part, il y a les banquets réunissant les riches et, d’autre part, la quasi-impossibilité pour ceux de la classe de moins en moins moyenne d’acheter les denrées à un prix correspondant à leur maigre budget.

Un autre paradoxe du même genre consiste à inventer une façon de nourrir le petit personnel sans qu’il ait à faire une pause repas, une quelconque boisson créée en laboratoire leur apportant tous les nutriments qui leur sont nécessaires. Du même coup, plus leur efficacité au travail est améliorée, plus grande est la richesse de leur employeur. « Selon le Programme alimentaire mondiale de l’ONU, près de 50 millions de personnes sont actuellement au bord de la famine et 800 millions vivent, au quotidien, tenaillées par la faim. »

« Il faut dire qu’au Québec, comme nulle part ailleurs, à l’exception peut-être de l’Australie, le commerce de l’alimentation est concentré dans les mains de quelques entreprises. Les trois plus grands distributeurs alimentaires (Loblaw, Sobeys et Métro) accaparent à eux seuls plus de 80 % des parts de marché. Ces oligopoles permettent par exemple à trois boulangeries industrielles de vendre environ 88 % du pain tranché, qui constitue la base du régime alimentaire des Québécois. »

« Nous vivons dans un monde obscène où des milliardaires repus rêvent d’abolir les repas pour accroître l’efficacité de leur course folle vouée à l’impasse, tandis qu’on crie famine partout sur le globe. »

2. La révolution sans faim

« Dans une Amérique vendue à l’illusion méritocratique, on cherche souvent à camoufler l’indécence de ces écarts de richesse en ayant recours à diverses stratégies. Les multiples fondations privées portant le nom des milliardaires qui les ont créées en sont un exemple flagrant. Il n’est pas anodin d’observer que plus les inégalités se creusent dans une société, plus le nombre de fondations charitables s’y multiplie... Cette générosité de façade permet en tout cas de redorer l’image de celui qui tire des revenus pharaoniques de la surveillance et de l’exploitation de la vie privée de ses utilisateurs. »

« … ces philantrocapitalistes financent des solutions de surface aux problèmes qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. » (53)

« Dans un contexte d’hyperproduction quasi insoutenable, le recours aux travailleurs migrants temporaires est envisagé comme seule "soupape" possible. Les politiques de libre-échange permettent en effet aux producteurs horticoles et maraîchers d’avoir recours, en toute légalité, à une force de travail bon marché pour occuper les emplois moins convoités. Si les travailleurs saisonniers représentent moins de 3 % de la main-d’œuvre totale au Canada, ils y représentent plus du quart des employés agricoles. »

« Pour la première fois de sa brève histoire, la production alimentaire de masse se cogne partout le nez sur les limites objectives du vivant. La disponibilité de plus en plus réduite des terres, de l’eau et de l’énergie nécessaire à la mise en mouvement des machines menace l’agriculture productiviste. »

3. Lean Machine

Paul Romer, récipiendaire du prix des sciences économiques décerné par la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, « proposait [en pleine pandémie de 2020] de sacrifier les personnes âgées pour assurer la prospérité, tout comme on procédait jadis au sacrifice d’êtres humains pour convaincre le Soleil de rendre les champs fertiles… L’idée d’assujettir la valeur de la vie humaine aux impératifs de Wall Street est la conclusion d’un énoncé économique rationnel qu’on ne cesse de réitérer depuis des décennies. »

« À entendre la novlangue managériale d’aujourd’hui, celle qui nous parle inlassablement, et sans humanité aucune, de "réingénierie de l’État", d’"optimisation fiscale des services", d’"orientations stratégiques exogènes" ou de "gestions des flux de patients", il est légitime de se demander si ce poison dont parlait Klemperer n’a pas atteint notre faculté – ou plutôt notre responsabilité – collective d’agir contre ce qui nous nécrose l’esprit. »

« Au Québec, l’application de cette logique, mieux connue sous le nom de "nouvelle gestion publique" (NGP), s’est faite par le truchement des multiples réformes vouées à accroître la "rentabilité" et l’"optimisation" des services publics, au détriment de leurs finalités sociales. »

Cela s’est fait au détriment du personnel et de la qualité des services. « Mais si on en vient à préférer des automates aux humains, si on priorise l’utilité technique et le rendement économique plutôt que la dignité de la vie, on peut craindre que le loup soit bien installé dans la bergerie humaine et que plus grand-chose ne nous garde à l’abri du mal.

4. Les Ostrogoths en vacances

« Selon le sociologue Norbert Elias, le tourisme et les pratiques de loisir remplissent une fonction de "défoulement pacifié."… Cependant, les classes sociales ne se défoulent pas toutes de la même manière et les jugements que l’on porte sur ces exutoires reposent sur des conceptions variables du "bon goût". Les modes de vie des classes supérieures vont généralement dicter au reste de la société les normes de "respectabilité" et de distinction, tandis que les classes populaires sont plus souvent associées aux excès, aux mœurs condamnables, à la vulgarité. »

Ces distinctions comportementales s’observent aisément sur les bateaux de croisière, aussi bien dans les espaces communs que dans les visites guidées, selon que les destinations soient touristiques ou balnéaires. Cela ne veut pas dire que l’argent donne automatiquement un vernis de respectabilité, remédiant à une déficience d’éducation.

« Se marier, déménager dans un pavillon de banlieue, fonder une famille, aller à la plage deux semaines par année, consommer et accumuler des biens jusqu’à sa mort, c’est ce mode de vie, ce nouveau rêve américain, que l’auteur du livre Sur la route [Jack Kerouac] a cherché à rejeter en sillonnant le continent de ville en ville, jusqu’aux confins du Mexique. »

5. Ceci n’est pas un yacht

« L’expansion de l’industrie des superyachts est intimement liée à l’expansion du capital financier et patrimonial et à la concentration des richesses dans le monde depuis les années 1980 : elle est "l’une des manifestations les plus frappantes de l’envolée des très hauts revenus et patrimoine à l’échelle globale." »

« Le superyacht est un signe par excellence de la grande richesse du XXIe siècle. Il est le symbole d’une classe dominante mobile et ouverte sur le monde, qui navigue sur des océans où l’on échappe à cette pesanteur qui rive à la terre ferme le commun des mortels – familles modestes, payeurs de taxes ordinaires, travailleurs enchaînés à leurs gages…. Tout l’art du riche, ici, tient dans sa capacité de provoquer l’admiration en évitant que l’indécence de sa fortune privée ne pousse à la révolte. »

6. Paradis City

Les « lifestyle centers », tels le Dix-30 ou Uniqlo Royalmount, sont des quartiers créés dont le consumérisme est le centre d’intérêt.

L’achat d’immeubles pour les convertir en logements ou condo au loyer est si élevé que les habitants, incapables de les payer, doivent se relocaliser avec tous les effets sociaux qui en découlent.

7. Amazonie

La déforestation de divers territoires, dont ceux du Congo et du Brésil.

« Les conditions de travail des ouvriers d’Amazon comme chez d’autres entreprises de l’économie numérique telles qu’Uber et compagnie, sont souvent enrobées dans un discours entrepreneurial jovialiste. Les travailleurs ne sont ni des ouvriers ni des employés, mais des "entrepreneurs", des "partenaires", des "subleaders", des "agents d’exploitation logistique". »

8. L’impossibilité d’une île

« Le mythe de l’Atlantide de Platon… n’existe en réalité qu’en tant que miroir tendu aux puissants… Le destin tragique de l’Atlantide nous interpelle aujourd’hui, dans un monde plus exposé que jamais à des canicules terribles, à des tornades de feu, à des ouragans puissants et à des inondations dévastatrices, où une poignée de riches s’acharnent à maintenir à tout prix un système qui les comble de pouvoirs, de gloire et d’argent… L’empreinte carbone des plus riches, alourdie par leurs goûts opulents, leurs yachts, leurs VUS et leurs jets privés, dépasse de loin celle du consommateur moyen. »

« Mythe ou pas, la morale platonicienne de l’Atlantide s’incarne aujourd’hui dans un triste constat : le paradis effrayant vers lequel nos convient les Atlantes du XXIe siècle n’est rien d’autre que notre naufrage collectif. »

En conclusion

« Pendant que l’on contraint les migrants à errer dans des camps ou à sombrer dans la mer, des traders de bitcoin et des pirates libertariens perfectionnent l’art de la fuite et se réfugient sur leurs mégayachts, leurs îles artificielles, voire dans des fusées à l’allure phallique. Tandis que la terre brûle, Elon Musk envoie une voiture flotter dans l’espace et rêve de coloniser Mars. Alors que le prix des aliments de base ne cesse de grimper, l’industrie agroalimentaire gonfle ses profits et, à la télé, on célèbre des chefs qui transforment la cuisine paysanne en haute gastronomie.

Bernés par les prestidigitations des ultrariches, nous les regardons, stupéfaits, dilapider les ressources de la planète. Dans son roman Chien blanc, Romain Gary appelle "société de provocation" cet ordre social où l’exhibitionnisme de la richesse érige en vertu la démesure et le luxe ostentatoire tout en privant une part de plus en plus large de la population des moyens de satisfaire ses besoins réels. »

mercredi 11 septembre 2024

François Marcotte

Tant d’hivers

Montréal, Sémaphore, coll. « Mobile » 06, 2024, 208 p., 29,95 $.

Avant, après, maintenant

Il arrive qu’une histoire imaginée semble plus vraie que la réalité qu’elle raconte. Il en est ainsi de Tant d’hivers, premier roman de François Marcotte, mais aussi « la première œuvre québécoise à être écrite à l’aide d’un logiciel de reconnaissance vocale. » Comprenez bien : l’écrivain a dicté son récit à un ordinateur dont une application a ensuite traduit à l’écrit ses paroles enregistrées.

Cette façon de faire était incontournable, car François Marcotte, aujourd’hui dans la cinquantaine, vit en résidence puisqu’il est lourdement paralysé – des épaules aux pieds – par la sclérose en plaques (SP). L’écriture est devenue pour lui un acte de libération et de résistance. Il s’est d’ailleurs fait remarquer, en étant finaliste du Prix récit 2019 de la Société Radio-Canada, grâce à « Un jour jusqu’à la fin de mes jours », en quelque sorte le préambule au roman.

Tant d’hivers raconte deux époques de la vie de l’auteur. La première, intitulée « Les hivers de front », est composée de huit moments choisis de l’enfance à l’âge adulte, de ses jeux dans la neige à ses voyages en Europe où l’architecture des bâtiments éveille son intérêt, jusqu’à ses premiers émois amoureux.

La deuxième période, « Les hivers de force », compte également huit épisodes tirés du présent. Ils décrivent la lente, mais irrévocable invasion de son corps par la SP, un chemin de croix jusqu’à l’ultime calvaire de l’inaptitude.

Entre les deux séquences, il y a l’« intermède » qui fait le lien entre le froid des vrais hivers d’antan et la froidure d’un corps où le blanc n’est pas celui « que la neige a neigé », mais ces taches blanches qui apparaissent sur les images d’une IRM du cerveau – imagerie par résonance magnétique –, ces taches qui sont autant de signes que la maladie dégénérative envahit de plus en plus le corps jusqu’à l’emprisonner totalement. Ne reste alors que la tête et l’esprit de pleinement actifs et trop lucides de son état. « Quand l’hiver dans ma tête a commencé sa descente après cinq années de dormance et que je suis tombé en pleine rue à proximité de la bibliothèque de l’Université de Montréal, c’était la preuve qu’il n’occupait plus seulement mon cerveau et mon tronc cérébral, après être entré je ne sais où, je ne sais comment, je ne sais quand, je ne sais pourquoi. J’avais toutefois une certitude : il allait paralyser mon corps. J’étais condamné à prendre les hivers de force. »

Voyons de plus près. En introduction, « La fin du contretemps » décrit les derniers jours du narrateur encore apte à vaquer à ses activités d’étudiant en architecture et de flirter avec une jeune femme, espérant que cette idylle se transforme en une relation amoureuse stable. Puis, les premiers symptômes de la maladie apparaissent, par exemple la fatigue devient chronique au point où le moindre effort exige la fin de ses activités. Cela peut sembler normal, car qui n’éprouve pas un peu de fatigue après une journée de travail? Or, la fatigue d’une personne atteinte de SP se transforme en épuisement total que seule une pause de durée variable lui permet d’émerger.

Qu’en est-il des « hivers de front »? Ils rappellent les hivers d’avant, des murmures au toit rouge ou argenté, hors saison ou en un hiver, etc. Ce sont là divers souvenirs, de sa plus tendre enfance à sa vie de jeune adulte en quête de nouveaux apprentissages. Ces réminiscences se déroulent l’hiver, le froid et la neige devenant les images de sensations inexplicables, le jeune homme ignorant l’épée de Damoclès qui lui pend au-dessus de la tête.

L’hiver joue ici un double rôle : celui de la saison, de son froid et de sa neige blanche dans laquelle il fait bon jouer, mais aussi celui des taches blanches qui apparaissent lors de l’analyse des images d’une IRM où on observe la détérioration de la myéline qui constitue la gaine des fibres du système nerveux central.

Obligé de retourner vivre chez sa mère, arrive un moment où cette dernière s’épuise à prendre soin de lui et qu’il faut trouver une aide extérieure. Débute alors un très long processus pour que les services sociaux évaluent les réels besoins quotidiens du malade et du temps qu’un préposé pourra s’y consacrer. Le malade devient ainsi un nombre d’heures et un budget qui peut lui être accordé.

On se souvient certainement du patient qui avait alerté les médias parce qu’on ne lui accordait qu’une seule douche par semaine, et encore. Ce visage pouvant illustrer le cri de plusieurs autres était celui de François Marcotte.

Tant d’hivers n’est pas un réquisitoire contre le système de santé, mais le récit autobiographique d’un être humain aux prises avec une maladie dégénérative qui l’a emprisonné dans son corps et attaché à un système de santé publique pour qui toutes les maladies passent au sas des règles administratives et de la bureaucratie. Jamais l’écrivain ne se plaint, mais il fait ressortir des moments de grands désarrois dans lesquels la maladie et le manque de soins le plongent.

Je retiens cette phrase, à la fois conclusion du récit et image forte de la relation entre la SP et l’écrivain : « C’est alors que l’hiver cesse d’être une saison, un jalon de souvenirs familiaux ou d’aventures, et devient la métaphore d’un lent glissement vers la froideur de l’absurdité administrative, des deuils d’une jeunesse sabotée par la maladie et des murs où l’on attend que le temps cesse. »

Atteint d’une forme non intrusive et non débilitante de la SP, je peux comprendre l’inexorable quotidien de François Marcotte. En y réfléchissant, je me répète mon mantra : la vie est injuste, je n’ai eu que le meilleur.

mercredi 4 septembre 2024

Jean Désy

Soigner la médecine : ramener l’humain au cœur de la santé

Montréal, XYZ, coll. « Réparation », 2024, 128 p., 19,95 $.

« Ramener l’humain au cœur de la santé »

C’était il y a sept ans, je préparais le numéro 165 de Lettres québécoises, ma dernière collaboration à cette revue depuis 2003. L’écrivain invité était Jean Désy, médecin du Grand Nord, professeur des sciences médicales et de littérature à l’université Laval, écrivain souvent récompensé. L’autoportrait qu’il signait dans le périodique, « Amériquoise nordicité », me fit comprendre l’authenticité de l’homme, toujours fidèle à lui-même quelque soit ses pratiques au quotidien.

Plus tard, Entre le chaos et l’insignifiance : histoires médicales (XYZ, 2009) me troubla profondément, car les neuf récits qui le composent m’ont ramené à de beaux moments de ma petite enfance auprès de mon grand-père maternel, lui aussi médecin, et super héros de mon apprentissage de la vie. Certains propos du docteur Désy m’ont rappelé l’inquiétude souvent décelée dans les yeux de mon propre père, un des premiers administrateurs laïcs d’un hôpital québécois.

La relation du médecin et du patient, telle que Jean Désy la comprend et la pratique, n’a rien à voir avec certaines images des disciples d’Esculape dans l’espace public. Dans L’accoucheur en cuissardes (XYZ, 2015), un recueil d’une quarantaine de récits, il écrit : «Mon souhait, c’est qu’à partir de faits bien réels, d’histoires parfois tristes, parfois croustillantes, parfois tragiques ou parfois comiques, nous arrivions à réfléchir un peu mieux aux grands enjeux entourant l’éternelle obligation de nous soigner les uns les autres, par-delà la stricte réalité, jusqu’aux limites de la poésie. Je refuse que la médecine soit de plus en plus considérée comme une seule science. Je crois à l’amalgame de l’art et de la science pour aborder l’univers de la maladie… et de la santé. »

Rien d’utopique dans le credo de Jean Désy dont il poursuit les observations, les réflexions et les actions dans douze circonstances où Soigner la médecine : ramener l’humain au cœur de la santé s’avère vital.

À la fin d’une lecture dont les mots résonnent des jours après avoir tourné la dernière page, il m’arrive d’écrire ne pas en être sorti indemne, sans pouvoir en exprimer la raison. Une sorte Waterloo du cœur, du corps et de l’esprit subjugués par des mots ayant rejoint ma vulnérabilité. Soigner la médecine a décuplé de telles inquiétudes. Certes, la prose de Jean Désy y est pour beaucoup, car elle nous fait vivre ce qu’elle raconte. L’auteur sait mesurer le sens et la portée des mots, comme la posologie d’un remède de soi à soi, de soi aux autres. Il y a aussi ce que racontent les événements choisis, la façon dont l’auteur les introduit et la réflexion qu’il en tire. Par-dessus tout, il y a l’humain au cœur de ces péripéties semblables à des radiographies de l’entendement des femmes et des hommes.

Qu’arrive-t-il alors sur le terrain? « Soigner, à mon sens, c’est accepter de se préoccuper de l’être humain dans son entièreté, corps et esprit réunis. Car c’est l’âme humaine qui doit être prise en compte lorsque tout malade consulte, "soma" et "psyché" amalgamés… L’art de soigner, c’est savoir recevoir l’autre… » (14-15) Cette pratique médicale considère « le corps d’un patient comme un tout, pas seulement comme la somme de ses différents aspects physiques et psychologiques », elle est holistique. Quant au mot « âme », il n’est pas entendu ici au sens religieux, mais en référence à l’anima, le souffle qui rythme la vie des êtres humains jusqu’à leur trépas.

L’écrivain médecin revient sur cette composante vitale, presque insaisissable sinon au moment du dernier souffle qui n’est ultime que pour cet élément, le corps ne cessant de vivre qu’ultérieurement.

« L’âme en psychologie analytique désigne la vie intérieure de l’être. Les termes de système psychique, de psyché - la psyché désigne l’ensemble des phénomènes psychiques. Synonyme de l’activité mentale, elle englobe toutes les manifestations conscientes et inconscientes d’un individu ou d’âme sont équivalents dans le cadre de la psychologie jungienne. »

Que soigner alors? Soigner les mains, l’équipe, le lieu, le choc, Ruth, la violence, l’erreur, Rose-Monde, les pendus, toubib or not toubib, la grâce, la mort, la chute? Voilà autant de perspectives dans lesquelles Jean Désy se place pour décrire ces situations, les analyser et en tirer une leçon ou non, le lâcher-prise étant parfois le seul remède pour le patient et pour le médecin.

La pratique médicale dans une urgence n’est pas la même qu’en clinique, car elle exige que tout le personnel soignant soit pleinement actif et réactif. Un vieux monsieur qui s’y pointe pour une inquiétude quelconque reçoit la même attention qu’un grand blessé, à la différence que l’empathie et les mots rassurants suffisent à sa guérison.

Et que faire de cette jeune enfant au corps tuméfiée que son père a amenée après qu’elle ait fait une chute dans l’escalier et échoué sur le plancher de ciment de la cave? Docteur Désy demande au père de le laisser seul avec la fillette à qui il dit alors : « Il te bat? » La réponse affirmative lui ordonne d’agir sur le champ, d’abord en rassurant la jeune victime qui ne retournera pas avec son bourreau et qu’il va traiter son corps et son cœur.

Cet adolescent amené après une tentative de suicide, qui subira les traitements appropriés, sera ensuite amené dans une chambre où il se pendra presque sous les yeux du médecin, ce dernier comprenant que les soins apportés au corps étaient nettement insuffisants.

Je retiens ici que des situations extrêmes pour illustrer le quotidien d’un urgentiste, alors qu’en milieu hospitalier ou en clinique, surtout en terres lointaines du Nord québécois, le rythme du travail permet une relation plus humaine avec chaque patient et avec toute l’équipe de soignantes et soignants, chacune et chacun oubliant son titre au profit de leur mission commune : prodiguer des soins.

La nature du Grand Nord est vite devenue la meilleure source de revitalisation du médecin dès qu’il y a mis les pieds à un moment déterminant de sa pratique médicale qu’il remettait alors en question. Imagine-t-on être constamment en face de femmes et d’hommes souffrants et que cette situation n’en vienne pas à user prématurément le soignant? Soigner la médecine aborde aussi cette question pour mettre en perspective une pratique trop souvent déshumanisée.

« Les études médicales comme la pratique de la médecine demandent d’être vécues dans un réel état "vocationnel", une manière d’être et de percevoir le monde qui fait en sorte que tout ne se transforme pas trop rapidement en épreuve ou en souffrance… la prise de conscience de la vocation, quel que soit l’âge, demeure quelque chose d’extraordinairement pertinent au cours d’une vie, surtout aux forces heureuses que cela procure. »

Un autre exemple, moins dramatique que les précédents, est la visite de Ruth à l’urgence. La coiffeuse a mal à la gorge et l’urgentiste pense qu’il a des cas plus urgents. Après un examen sommaire et un diagnostic à l’avenant, il la salue et passe à une autre urgence. Un patient fait du chahut dans une salle de soin et s’arrête brusquement sans que l’on comprenne; c’est Ruth, habituée à l’intimité de ses clientes du salon de coiffure, qui l’a rassuré. « Le "soin" donné à autrui va de la chirurgie cardiaque la plus sophistiquée au simple regard d’encouragement quand quelqu’un s’interroge à propos d’une crise anxieuse qui est en voie de faire chanceler sa psyché. »

Je suis d’accord avec cette assertion, car j’ai vu ma mère, hypocondriaque avec un H majuscule, revenir d’une visite médicale soulagée jusqu’au prochain malaise, vrai ou imaginé.

Jean Désy a bien raison de dire qu’il faut soigner la médecine afin de ramener l’humain au cœur de la santé à une époque où l’instantanéité semble l’impossible panacée des soins médicaux donnés au corps, au cœur et à l’esprit. Oui, Soigner la médecine : ramener l’humain au cœur de la santé mérite d’être lu attentivement autant par les soignés que les soignants, espérant que chacune et chacun y trouve une meilleure compréhension l’un de l’autre.

mercredi 28 août 2024

Claudia Larochelle

Les Disgracieuses

Montréal, Québec Amérique, coll. « III », 2024, 136 p., 21,95 $.

« Réussir à délier toutes mes chaînes »

Confondre réalité et imaginaire : tel est l’environnement que proposent les récits publiés dans la « Collection III » des éditions Québec Amérique. Après Les repentirs (2017) de Marc Séguin, Roman familial (2018) de Maxime Olivier Mouthier, Forteresses et autres refuges (2023) de Rafaële Germain et Le destin c’est les autres (2023) de Claudine Bourbonnais, des livres dont je vous ai entretenus et six autres titres, l’écrivaine et journaliste Claudia Larochelle vient ajouter sa part de dire, de non-dire et de dire autrement.

Son enchaînement de trois « récits inspirés de moments marquants dans la vie de l’autrice » joue très bien le jeu du vrai ou du faux. Tout personnage public qu’elle soit, comme ses prédécesseurs, elle est susceptible de voir sa vie privée colporter sur les réseaux sociaux qui s’en repaissent avidement. Ainsi, bien malin qui peut faire cette distinction en lisant « Le cagibi de la hantise », « Frankenstein sur les ailes d’Ingeborg » et « Qui se nourrit d’attente risque de mourir de faim », les trois récits composant Les Disgracieuses.

Il y a, d’entrée de jeu, deux exergues qui tracent la ligne d’horizon sur lequel l’autrice va poser la trame de ses histoires, sans vraiment la quitter. « Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été. » (Annie Ernaux, Mémoire de fille, 2016); « Je bifurque : surtout, il ne faut pas prendre les livres au pied de la lettre, on en rajoute pour émouvoir; la réalité est toujours en deçà, elle est décevante, c’est pour ça que ce n’est pas elle qu’on raconte. » (Philippe Besson, Dîner à Montréal, 2020)

Que se passe-t-il dans le placard des angoisses de l’adolescente du premier récit? Ce réduit se trouve dans un collège privé de jeunes filles de bonne famille, institution menée de main de maîtresses par des religieuses. Nous sommes au cours des années 1990, la Révolution tranquille a fait son œuvre et il ne reste que quelques vestiges du Québec du temps passé, dont certains couvents ou collèges. Non seulement les bonnes sœurs sont-elles garantes de bonne conduite et d’une éducation appropriée, mais elles veillent à ce que ces oiselles ne fréquentent pas la gent masculine de trop près.

Heureusement, il y a des groupes d’amies qui ont leur propre code régissant leur quête d’une personnalité qu’elles croient leur convenir; par exemple, fumer la cigarette est alors un signe de distinction et de maturité. Plus important pour elles : faire des plans d’avenir tels des châteaux en Espagne dont elles seraient les maîtres, sinon les maîtresses.

Les amies de la narratrice, appelons-la Claudia, ont un esprit de classe – tant scolaire que sociale – qui les distingue, surtout des filles qui fréquentent l’école voisine, bien que leur concédant le droit de leur vendre des cigarettes un dollar pièce. « Dès lors, la clope est devenue un symbole de la transgression qui ne m’a jamais lâché. » (40) Mais, les violations de certaines règles de la vie en société des adolescentes des années 1990 se multiplient presque à chaque occasion possible. Le suicide d’un garçon de leur âge remet ainsi en question leurs certitudes, le baiser avec la langue d’une compagne sème le doute, les squelettes s’accumulent ainsi dans le placard de chacune.

« Puisque je n’ai jamais su me contenter du réel, que je cherche un sens à tout, je me suis raccrochée aux beaux mensonges de Ouija à l’été 1994… Depuis, j’ai remplacé Ouija par l’oracle rock conçu par Virginie Despentes, mis en images par La Rata, tatoueuse et illustratrice. » (24-25) La réalité la rattrape pourtant, notamment par le féminicide de Mélanie, dix-neuf ans, et de Marie-Chantal, dix ans. « Si moi, j’avais le droit de rester vivante, je me devais aussi de les venger. Œil pour œil, dent pour dent. J’ai l’esprit vengeur et la loi du talion gravée sur le cœur. » (36)

Comme pour tamiser le jet de lumière vive que la narratrice envoie sur des événements de son adolescence, utilisant parfois le filtre du futur présent, dont ce que la maternité lui apprit ou les hommes avec qui elle a fait un bout de chemin, cela lui permet de relativiser certains événements. « Le temps magnifie le passé pour rendre le présent plus vivable. » (45) D’ailleurs : « Un des plaisirs de vieillir tient dans le fait de savoir enfin tirer les ficelles de ce qui nous donne satisfaction… Si je connais maintenant la voie à suivre pour atteindre mes buts, je doute toujours de la valeur du résultat. » (46)

Le second récit, « Frankenstein sur les ailes d’Ingeborg », nous amène dans l’univers du journalisme et des attentes de la jeune femme qui a choisi d’y faire carrière comme son idole Reine Malo, alors au firmament des vedettes de l’information culturelle. Le hasard étant ce qu’il est, le nom de Reine Malo m’a ramené à mon adolescence, à Joliette, où la fort jolie jeune femme était un rêve incarné pour les garçons de mon âge, certains jaloux de son amoureux d’alors.

L’entrée de Claudia, le personnage, dans le milieu du journalisme tel qu’elle l’avait imaginé, ne fut pas à la hauteur de ses attentes. Après ses études à l’UQAM et les stages non rémunérés, des années de croix et de bannière l’attendaient, le machisme de ses collègues masculins et de certains patrons de presse, dont elle devait taire les gestes et commentaires déplacés, la guettait sans cesse. « Il m’est arrivé de m’en vouloir à mort en pensant que j’avais sans doute cherché l’attention de ces messieurs, leur acceptation… Y repenser dans mes nuits d’insomnie et faire taire l’angoisse à coups de somnifères. Viendraient la poudre et le champagne. » (53)

« Il y a les amies, aussi. Les Veilleuses… Ce qu’elles ont dû en baver, les résistantes ou les désenchantées, à force de se heurter aux vices de leur époque, que ce soit en journalisme, en littérature ou ailleurs. Puis, il faut bien l’avouer, je ne suis pas dépourvue d’orgueil. » (55) Cette confiance en soi, vraie ou imaginée, la pousse-t-elle au compromis, voire à la compromission? « Je ne suis pas une victime, je suis de celles qui qui constatent et s’évertuent à dénoncer pour ne jamais qu’on oublie que dans les années 90 et jusqu’à récemment, le manège du sexisme ordinaire ou systémique se poursuivait. » (57)

Dénonciation d’un état de fait d’avant et d’après « moi aussi », toujours est-il que le gouffre existentiel dans lequel la narratrice est plongée et dans lequel elle s’enfonce un litre d’alcool à la fois entre deux mésaventures. « Pourtant, chaque fois que j’ai renoncé à cette morale pour embrasser le diable, les lendemains se sont avérés brutaux, et la honte a été glaçante. » (60) Dans ces combats, du cœur et du corps, les autres femmes du milieu ne sont pas jamais de vraies alliées, car elles sont fidèles au « boys club » qu’elles ont conquis, le croient-elles du moins.

La maternité et l’engagement bénévole à la Maison Jouvence s’avèrent de bon catalyseur d’énergie positive face à cette constante adversité du milieu de travail. Le sommet, si tant est, de toute cette malveillance survient lorsqu’elle interviewe Alain Robbe-Grillet, père du nouveau roman français devenu vieillard cacochyme, lui prend un sein, geste négligeable si l’on considère l’histoire de Matzneff, pédophile patenté.

La vision idyllique de la profession de journaliste, le désir de performance qui se traduit par le succès ou même l’admiration se heurtent à une réalité connue du milieu, mais rarement dénoncée, la loi du talion étant imposée. « J’ai le réflexe de pardonner à celle que j’étais, il y a plus de vingt ans, de vouloir la délester du poids des regrets, lui permettre de se libérer de la honte d’avoir été ou de ne pas avoir été, d’avoir fait ou de ne pas avoir fait… On ne m’atteindra plus. » (79)

N’en demeure pas moins que la narratrice a, malgré tout, gardé une vision idéalisée de la profession de journaliste, malgré un regard critique sur ce qu’elle observe sur le terrain. « Avec le recul… je me sens enfin capable, sans peur, de témoigner ouvertement de la toxicité du milieu, tout en cultivant ce regard autocritique qui me fait aspirer à davantage de professionnalisme. » (80)

De l’adolescente cherchant à être autant qu’à paraître à la journaliste idéaliste désillusionnée, l’écrivaine réfléchit : « Qui se nourrit d’attente risque de mourir de faim. » J’aimerais que la troisième histoire tienne plus du rêve que de la réalité, mais il semble que Claudia Larochelle, son double du moins, attire plus la déconvenue que le succès en matière des relations entre les femmes et les hommes.

Au cœur de ce dernier récit, le vilain se prénomme Théo, politicien réputé à la personnalité de séducteur. L’autrice reprend presque à la lettre le scénario stéréotypique des relations adultérines où l’homme marié a le beau rôle, imposant sa loi sans recours possible. Le personnage féminin imaginé souffre d’une dépendance affective envers un homme pour qui seuls ses diktats ont de l’importance. Dans ce contexte, il n’est jamais question de laisser sa légitime épouse et, si une telle idée est formulée, l’amant coupe net la relation, du moins le temps que l’amante réfléchisse à deux fois avant d’évoquer cet impossible scénario.

« Comment mon féminisme assumé, assombri par aucune incertitude, comment mes centaines de lectures des plus grandes guerrières de tous les temps, mes écrits, réflexions et propres affranchissements depuis l’adolescence avaient pu me mener dans cette soumission » (100), se demande la narratrice. Un tel asservissement est une drogue dure : « Accro aux sensations qu’il allait m’offrir pour me garder prisonnière de son ego, je traquais sa présence dans les médias. » (105)

Évoquant un roman de Chloé Delaume, elle écrit que, contrairement à l’héroïne de Pauvre folle, « ma psyché se trouvait capable d’accueillir les contradictions et paradoxes, de retourner piétiner les mêmes terrains minés, m’y enfonçant même la tête jusqu’aux orteils pour être bien sûre que je n’en sorte pas. » (111)

C’est dans un autre livre, L’événement d’Annie Ernaux, qu’elle trouve les mots qui la décrivent le mieux : « Il est une chose dont je suis sûre plus que tout : les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte. Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. » (116)

Cet apprentissage à la dure du sentiment amoureux connaît de meilleurs jours à la naissance de ses enfants, la découverte de son rôle de mère, l’excellente relation avec leur père après leur séparation et la présence de son « Bien-Aimé ». C’est d’ailleurs ce dernier qui boucle la trame du récit en parvenant patiemment à démêler trois colliers, « à délier toutes mes chaînes », métaphore faisant image.

Les Disgracieuses a quelque chose d’une thérapie qui permet à l’écrivaine de faire un bilan de sa vie à la fin de la quarantaine. Que ce soit avec ses consœurs d’école, avec son entrée dans une salle de presse, avec sa quête inconditionnelle d’un amour éthéré, la Claudia du livre a quelque chose du maître chanteur prénommé Théo : être au centre de toutes, de tous et même de tout. Dire que le livre est un « ego trip » serait faire court, sans être faux. Il est cependant ce que Claudia Larochelle a voulu en faire : écrire à l’encre des douleurs des récits utiles pour des générations de femmes actuelles et à venir.

mercredi 21 août 2024

Carl Bessette

Le propriétarisme : proposition très concrète pour un nouveau système économique

Montréal, Somme toute, coll. « Manifestement », 2024, 80 p., 15,95 $.

L’écorichesse libre : entre utopie et dystopie

Quand, au petit déjeuner du 1 janvier, on nous apprend que les plus riches de la planète ont déjà engrangé plus que ce que le salarié moyen gagnera durant les 365 jours du Nouvel An, il y a « quelque chose de pourri au Royaume du Danemark », une odeur qui ennuage l’atmosphère. De plus, le revenu annuel net de ces richissimes ou de leurs sociétés sera plus élevé que le budget de nombreux États. Arrêtez, la pollution économique nous étouffe autant que la pollution environnementale dont elle est une des conséquences.

De tels constats me sont venus à travers les pages de l’essai Le propriétarisme : proposition très concrète pour un nouveau système économique, un ouvrage de Carl Bessette. Économiste l’auteur? Non, diplômé en philosophie – comme un certain PKP – et co-fondateur des éditions de l’Écrou, en compagnie de Jean-Sébastien Larouche, une maison « exclusivement axée sur la publication d’ouvrages de poésie ».

Or, cette absence de littéracie financière oblige trop souvent d’accorder une foi aveugle aux économistes de tous les ordres, même si l’Économie tient les cordons de la bourse de chacune, chacun. Comment alors définir ce concept abstrait, parfois vide de sens commun? « Un système économique est le mode d’organisation de l’activité économique, qui détermine la production, la consommation, l’utilisation des ressources et la distribution des ressources d’une société ou d’une aire géographique donnée. Il comprend la combinaison des diverses institutions, agences, entités, processus décisionnels et modes de consommation qui composent la structure économique d’une communauté donnée.

Il peut être également compris comme l’organisation sociale induite par le système. Le système économique influence de nombreux facteurs, comme le niveau de vie des habitants, le niveau des inégalités, les relations avec les autres pays, ou la puissance économique. » (Wikipédia, 24 mai 2024)

Communisme, capitalisme, socialisme, coopératisme et tutti quanti établissent, théoriquement du moins, les paramètres de l’économie qui leur sont propres. J’ajoute la notion de « sociétisme », néologisme faisant référence aux mégas entreprises, souvent monopolistiques dans leur champ d’activités, dont les revenus annuels bruts dépassent l’entendement sans que les États n’y puissent quoique ce soit, sinon d’exiger que ces entités soient fragmentées, entraînant une diversification de leurs parts.

Le propriétarisme, cette « proposition très concrète pour un nouveau système économique » que fait Bessette dans son bref essai, semble un projet intéressant que je situe entre la dystopie planétaire que les vieux systèmes semblent avoir établie et l’utopie d’une écorichesse collective et libre.

L’essayiste est bien conscient du peu d’intérêt, sinon du désintérêt de la population pour l’économie en tant que système, parfois même de l’économie domestique, en dehors des crises qui touchent directement à leur portefeuille. C’est pourquoi une de ses premières raisons d’être de ce livre est d’offrir un discours intelligible en matière d’économie pour le citoyen ordinaire.

Bon pédagogue, Bessette dresse d’abord un bilan des systèmes communiste et capitaliste, et conclut : « En résumé, capitalisme et communisme sont deux systèmes éprouvés et imparfaits. La dictature du patronat autant que la dictature de l’État privent d’une part substantielle de l’humanité des moyens de son épanouissement. » À ce constat, il propose « le propriétarisme, un système économique qui se situe à la charnière de ces monuments connus et testés. » Au cœur du propriétarisme, il y a, entre autres, l’appropriation collective de toutes les ressources naturelles, même celles actuellement détenues par des sociétés privées, telles les sociétés minières ou forestières. Ces entreprises, comme les États le cas échéant, continueraient les extractions, le développement, etc., sans en être les propriétaires légaux, mais en partenariat avec les individus constituant leur personnel. J’insiste sur le mot individu, car il est là l’assise du propriétarisme, ce qui exige une pleine et entière collaboration entre toutes et tous. Les entreprises à l’actionnariat diversifié doivent ainsi modifier leur structure administrative pour qu’il n’y ait plus qu’un unique actionnaire. Vous voyez déjà l’immense chantier que cela exige, notamment, le changement des mentalités du plus, plus, plus au niveau des revenus.

Qu’est-ce que le propriétarisme au sens où Carl Bessette l’entend? « Il s’agit d’une doctrine dans laquelle la personne qui est propriétaire d’une entreprise – ou les propriétaires, au moyen d’un consensus – détermine, au début de chaque année financière, un montant de bénéfice net qu’elle souhaite personnellement réaliser, au-delà duquel elle s’engage à distribuer le montant restant, s’il y a lieu, aux employés, proportionnellement à leur cumul des heures de travail pour l’année en question.

Pour le bien de la proposition, nous utiliserons la notion de cadre de bénéfice net ou CBN pour désigner le chiffre que le propriétaire doit déterminer à chaque début d’année financière comme en deçà duquel les bénéfices seront conservés.

Nous nommons bénéfice net infra ou BNI le montant récolté en deçà du CBN.

Nous nommons bénéfice net extra ou BNE le montant qui sera partagé entre les membres du personnel employé. »

Non, nous ne sommes pas au pays des licornes, ni dans un quelconque État sur lequel règne un Communisme 2.0, mais bien devant une proposition de société dont l’équilibre n’est plus uniquement basé sur la relation travail-salaire, mais travail et vie collective. Je vous arrête tout de suite : le modèle économique proposé vise d’abord et avant tout les petites et moyennes entreprises – celles à dimension humaine – à propriétaire unique ou limité à quelques individus y œuvrant généralement. J’ajoute que de telles entreprises sont fréquemment reconnues comme étant de bons citoyens corporatifs.

« Le propriétarisme ne porte pas ce nom parce qu’il cherche à faire de tous les employés des propriétaires; ce serait mal comprendre. Le système est ainsi nommé parce qu’il place la personne qui est propriétaire de l’entreprise au centre de l’équation économique, au centre et sur la sellette, c’est-à-dire que sous le propriétarisme, les propriétaires, sans aller jusqu’à devoir se justifier, se voient tout de même obligés de répondre à une question : combien cette année.

Question à laquelle, accessoirement, ils devront se conformer pour remettre, par la suite, l’excédent sous forme de bonus annuel à l’ensemble de leur personnel. »

L’essai se poursuit en abordant « des problèmes à résoudre » : « le sentiment d’aliénation du salariat, la pénurie de main-d’œuvre et le roulement du personnel, les écarts de richesse qui vont grandissant, le défaut de transparence qui mène à une perte de confiance en milieu de travail… »

Il est ensuite question « des avantages collatéraux » que procure le propriétarisme, théoriquement du moins : plus grande productivité, plus grands bénéfices, production de meilleure qualité et plus de clients, présence au travail plus volontaire, équité à l’échelle mondiale, moins de vols de la part du personnel, moins de travail mal fait ou bâclé, moins de corruption, impôt propriétariste ou de la triple structure gagnante, avantage fiscal pour le propriétaire, pour la société et pour l’employé. »

Avec autant d’hypothèses de réussite du propriétarisme, l’essayiste évoque quelques réactions contraires des parties impliquées : « les propriétaires ne voudront pas », « les mauvais employés », « les mauvais patrons », « les banques veulent des revenus, pas des profits ». Il évoque ensuite l’application des règles du propriétarisme dans différents domaines d’activité et souligne que : « Partout, où que l’on regarde, la petite taille des structures administratives des PME offre, bénéfice net ou non, l’opportunité de tester le propriétarisme et d’en apprécier les résultats. »

La conclusion de l’ouvrage Le propriétarisme : proposition très concrète pour un nouveau système économique peut sembler simpliste, mais ne l’est pas pour autant, car « il s’agit d’un système économique qui tirera toute sa force de sa mise en application, et aux premiers la chance. » Pour nous convaincre de la viabilité du projet de propriétarisme, Carl Bessette termine son propos en citant L’enracinement, un essai que signait Simone Weil en 1943 et qui évoque, sans le nommer, le concept de propriétarisme qui « aurait pour orientation, non pas la formule qui tend aujourd’hui à devenir à la mode, l’intérêt du consommateur – cet intérêt ne peut être que grossièrement matériel –, mais la dignité de l’homme dans le travail, ce qui est une valeur spirituelle. »

En complément de cette réflexion sur l’économie, je vous suggère La société de provocation : essai sur l’obscénité des riches (Lux, 2023), un essai de Dahlia Namian sur lequel je m’attarderai bien.

mercredi 10 juillet 2024

Geneviève Blais

Une histoire dans une histoire dans une

Montréal, Poètes de brousse, coll. « Poètes de brousse », 2024, 104 p., 22,95 $.

La poésie n’a pas de frontières

S’il peut sembler plus simple d’observer l’évolution d’une œuvre picturale que littéraire, il n’en demeure pas moins que toute œuvre artistique profite généralement du passage des ans et d’une certaine maturité créatrice sans pour autant dénaturer son élan premier.

Cette réflexion m’est venue en ouvrant Une histoire dans une histoire dans une, le sixième recueil de Geneviève Blais. En exergue, une citation d’Elena Ferrante, femme de lettres italienne : « Le temps est un souffle, pensais-je, aujourd’hui c’est mon tour, dans un instant celui de ma fille, c’est arrivé à ma mère, à tous mes ancêtres, peut-être cela était-il encore en train d’arriver à elles comme à moi, simultanément, cela se pourrait. »

Ces mots appellent ceux de Blais qui se les approprie dans les vers de trois poèmes – « Vienna », « Vives-eaux » et « Veiller » – lesquels s’harmonisent en des images de femmes semblables dans leurs différences en se passant le témoin invisible de l’existence dans une course à relai infinie.

Cela m’a rappelé La danse du figuier (Mémoire d’encrier, 2021), premier recueil d’Emné Nasereddine, dont l’intensité poétique de l’image de trois femmes hissées en haut du mat des souvenirs faisant ainsi flotter les étendards de Téta, la grand-mère, de Fadwa, la mère, et d’Emné, « la fille qui dit la tendresse de celles qui l’ont précédé ».

La sororité des deux écrivaines se poursuit un peu ici dans un décor semblable :« Elle s’est Vienna, c’est la femme / qui connaît le sable et les tempêtes / qui pioche des tunnels jusqu’à vos rétines // Elle veille les vautours / qui tournent au-dessus de son corps. » Il en sera tout autrement de l’image des hommes : « Les hommes arrivent / ils érigent une charpente. // Ils agrippent Vienna la traînent / la soulèvent entourent son cou / la soulèvent les pieds sur le baril / la soulèvent tirent la corde / la soulèvent son corps à la verticale. // La laissent tomber. »

L’image forte de mère et de fille prend une autre dimension dans « Vives-eaux », le second poème du recueil. Lisez : « Des affiches sont placardées sur les murs d’un village, une mère et son enfant sont recherchées. Les rumeurs ne parlent que de ça : une marâtre, une damnée, une fascination. On dit que ça fait partie de son ADN. » Cette vindicte populaire ne semble pas convenir au personnage de la mère et de son enfant-fille, car l’aînée porte l’enfant dans une nage longue et périlleuse dans les eaux d’une mer inhospitalière jusqu’à une mangrove, tout aussi hostile. Leur survie compromise, que fera la mère? « Elle couche son enfant-fille sur le dos, lui caresse doucement la tête. Elle s’éloigne. Elle voudrait renoncer à son idée qui devient une obsession qui devient sangsue qui devient halètement. Elle tente de penser à autre chose. »

Le troisième et dernier poème s’intitule « Veiller », comme dans « prendre soin de ». La voix qui lit cette prose poétique est aussi celle d’une mère qui, cette fois, se préoccupe de son enfant-fille. « Ton enfance s’éloigne en même temps que tes mains des miennes. Les miennes, mes mains, elles tracent le contour de ta peau, grattent un peu aussi, traversent le derme. Et s’enfoncent. Jusqu’à cette odeur mammifère. » La tension du propos est soutenue, car d’autres dangers guettent l’enfant malgré la vigilance de la mère. Des dangers qu’abrite la forêt environnante qui appelle la fillette ou était-ce elle-même qui le fait. « Avant que tu ne portes les dizaines ou que ma main pende seule en traversant la rue, je récupère tout ce que je peux d’unités de toi. / Je m’en fais un habit, une beauté. »

En recensant L’incident se répète (Poètes de brousse, 2007), le premier recueil de Geneviève Blais, je concluais qu’il fallait y porter sérieusement attention à cette nouvelle venue. Cette remarque est cette fois amplifiée par le dramatique du thème des relations mère-fille et l’affinement de l’écriture de l’écrivaine. La réflexion féminine, sinon féministe, suggère une prise en charge des responsabilités matriarcales au sein d’une société qui s’adapte aux nouvelles exigences qu’elle impose elle-même à celles et ceux qui la composent.

mercredi 3 juillet 2024

Hugues Corriveau

Autour de l’enfance

Montréal, Mains libres, coll. « Nouvelles », 2024, 138 p., 23,95 $.

« Au fond, ça peut faire tout c’qu’on leur apprend »

Hugues Corriveau est poète, romancier, nouvelliste, essayiste et critique littéraire à l’impressionnante carrière, à l’œuvre généreuse. Certes, ce n’est pas au nombre d’ouvrages qu’on reconnaît un grand écrivain, mais à l’évolution de son style et de l’appropriation qu’il fait de l’appareil littéraire, ce qui se constitue la littérarité originale de son œuvre.

L’écrivain Corriveau propose aujourd’hui Autour de l’enfance, un recueil de 22 nouvelles regroupées en deux segments, « côté clair » et « côté sombre ». Chacune de ces histoires brèves rappelle ces films super-8 longtemps à la mode dans les familles modérément fortunées qui captait le moindre événement d’importance comme d’autres le faisaient grâce aux innombrables photos ou diapositives.

La narration est généralement assumée par une voix hors champ, omnisciente, dont le monologue décrit un événement précis, le titre de la nouvelle en évoquant le sujet. Par exemple, Thomas le lecteur, Jules le discret, la chatte et l’enfant, le deux dollars, le jour du père, l’enfant envasé, etc.

Il n’y a pas à proprement parler de « morale de l’histoire » comme dans les fables, mais un certain regard sur l’action décrite ou racontée qui guide la compréhension du lecteur là où l’écrivain veut l’amener. Il en est ainsi du « garçon sur la chaise » où le narrateur est aussi un des deux personnages en action. Cet enfant raconte cet autre assis dans un fauteuil roulant : « Nous restons là, lui prisonnier de son fauteuil, moi me tenant debout face à lui. Un grand silence nous protège du reste du monde, crée une bulle de tranquillité qui nous pénètre d’un bienfait sans nom. » Se dessine, en peu de mots, le rapprochement des protagonistes jusqu’au silence absolu qu’impose la disparition du plus faible, le narrateur ignorant la cause, mais supputant le décès.

« Jumeaux », un des plus longs textes du recueil, raconte Éloi et Élie, les jumeaux du titre, qui éprouvent une dépendance affective l’un envers l’autre, les déboires et les joies, que cette fusion émotionnelle leur fait vivre. La puissance de cette gémellité les fait basculer en dehors de toute réalité, la leur suffisant largement. « Ils sont pris dans un étau. Forcés de se replier sur eux-mêmes dans la trop pesante beauté de leur prénom, dans la fable qu’ils représentent, pipistrelle [chauve-souris] et polatouche dans la nuit quand ils se sauvent près de la falaise, si tentés de se jeter du haut du promontoire, saut dans l’effervescence de Dieu. » Cette nouvelle est une véritable symphonie d’euphonies, ces sons qui en cachent d’autres, comme ceux de leur prénom, Élie et Éloi, devenant « Et lis les lois ».

« L’espace clos » relate la rencontre de François et de Noah. « Quand, de force, on le [François] dehors, c’est pour le laisser tomber dans la solitude moite de l’été. Pour qu’il joue avec sa tristesse de petit garçon expulsé vers l’extérieur, vidangé au milieu des bruits des élytres. » C’est ainsi qu’apparaît Noah : « L’enfant noir se remet debout et marche sans prendre garde ni aux tiges, ni aux corolles, ni aux insectes coupeurs de chair. Il se rapproche de François assis… Ils admirent le désastre des fleurs écrasées par Noah et ils sourient. » Les garçons font des interdits des adultes un jeu dévastateur qui les mène au-delà de la palissade devenue l’inutile protectrice du jardin.

La dernière nouvelle du « côté clair » associe sept brefs récits comme autant d’arrêts sur image d’un instant fulgurant. Ainsi « Jouer avec le cochon » où l’amusement des sœurs Germaine et Caroline m’est apparu pour le moins déstabilisant. Je vous fais grâce du plaisir charnel de voir égorger l’animal, car on « ne peut pas soupçonner qu’il y a pire que d’assister à l’égorgement d’un cochon, je n’aurais jamais pu, jamais pu supposer pire que cette histoire. »

Dans l’ensemble du recueil, cette histoire annonce celles de la seconde et leur « côté sombre ». Encore là, onze nouvelles semblables à l’envers de l’endroit, au bien du mal. Nous sommes toujours dans le monde de l’enfance qui est sans frontières autres que celles qu’on leur impose et dont ils trouvent parfois une façon de contourner.

Je note au passage – « Il est un chasseur de dinosaures époufroyables. » –qualificatif qui rappelle le regretté Claude Gauvreau « surtout reconnu pour son langage exploréen, une glossolalie poétique et un travail sur la langue basé sur l’automatisme. » (Wikipédia, 14-05-24)

Ainsi, il y a petit Pierre, l’antihéros du texte intitulé « Le deux dollars » où il est victime de la violence perverse de ses camarades plus âgés de l’école primaire. Non seulement l’enfant est-il violenté verbalement et physiquement, mais ses peurs sont aussi alimentées par sa mère qui ignore cette violence, son fils ne se résolvant pas à le lui dire. Un jour pourtant, il « garde ses sous pour qu’il puisse vivre dans les livres et dans les dessins. »

La violence des enfants n’a rien d’infantile pour la victime et les bourreaux. Celle que subit « Lula, la belle » à cause de son surpoids est aussi difficile à supporter que celle de Pierre dans le précédent récit. Victime des railleries et des mauvais coups de ses camarades, madame Louise, son enseignante, ne sait comment réagir le jour où Raphaëlle plante « la pointe de son compas dans le dos de Lola afin de vérifier si elle ne va pas se dégonfler "comme une baudruche". « Elle est complètement dépassée. Elle ne veut pas d’ennui, la voici avec une blessée qui râle. Il lui faudrait comprendre pourquoi on imagine toujours les enfants sans méchanceté. »

Le titre, « L’Eulalie à son papa », annonce hélas! l’ignominie d’une relation incestueuse que l’écrivain aborde avec le plus de délicatesse possible en évoquant la situation et en décrivant le trouble physique et psychologique de la jeune fille. Le défi pour Hugues Corriveau consiste ici à écrire une page de littérature à partir d’une situation sur laquelle il n’y a que de l’ignoble à dire, et il y parvient en faisant le récit du côté de l’enfant et de l’ampleur de son émoi aussi vif que sa fin tragique.

En refermant Autour de l’enfance, je me suis souvenu de L’enfance (Noroît / Phi,1994), un recueil de Corriveau dont les « poèmes en prose baignent dans l’eau tantôt calme, tantôt trouble des évocations les plus sensibles de ce que l’enfance inspire » et qui, trente ans plus tard, sont devenus des récits tout aussi évocateurs. M’est aussi venue en mémoire une strophe d’une chanson de Paul Piché, « L’escalier », où il est dit : « Pis les enfants c’est pas vraiment vraiment méchant / Ça peut mal faire ou faire mal de temps en temps / Ça peut cracher, ça peut mentir, ça peut voler / Au fond, ça peut faire tout c’qu’on leur apprend ».

Hugues Corriveau, le critique redouté, est ici un redoutable prosateur dont les récits sont teintés d’une poésie sur laquelle se pose la trame, qu’elle soit délicate ou impertinente.

mercredi 26 juin 2024

Aki Shimazaki

Urushi

Arles, Actes Sud, 2024, 144 p., 29,95 $.

Au pays de l’adolescence de Suzuko

Aki Shimazaki, née au Japon et vivant à Montréal depuis 1991, a publié son premier roman, Tsubaki, en 1999 et n’a cessé depuis de faire paraître en continu une vingtaine de récits, regroupés en quatre suites – aussi appelées pentalogies – de cinq histoires indépendantes l’une de l’autre. Cela permet aux lectrices et lecteurs de choisir l’un ou l’autre de ces romans sans se préoccuper de ceux d’avant ou d’après. Celles et ceux qui aiment les romans-fleuves peuvent s’offrir une suite complète où ils retrouveront le même noyau de personnages, l’un d’eux devenant le narrateur d’un épisode.

Suzuran, paru en 2020, débutait la séquence intitulée « Une clochette sans battant », Anzu Niré, céramiste et mère célibataire, assurant la narratrice. Arrive en mai 2024, le dernier volet intitulé Urushi, ce qui signifie « laquier, arbre à laque, vernis du Japon, la laque elle-même » qui a pour usage de souder ou de coller deux ou plusieurs pièces d’un article en poterie ou en verre brisé.

La narratrice de cette histoire se nomme Suzuko Niré et elle est âgée de 16 ans. Elle fait partie de la famille Niré élargie puisque son père était le conjoint de Kyôko Niré, décédée à la naissance de Suzuko, qu’il a épousé Anzu, sœur de la défunte, et adopté son fils Tôru. Tous les quatre forment ainsi une famille reconstituée : « Nous étions tous les quatre des morceaux de familles brisées. »

La jeune narratrice ressent un grand amour pour Tôru, devenu son frère par la force des choses. Il y a un grand écart d’âge entre eux, si bien qu’il a souvent gardé Suzuko quand leurs parents s’absentaient. Qu’importe, elle cherche à lui avouer ses sentiments, ce qui la trouble profondément. Il faut savoir qu’au Japon le mariage entre cousins et cousines est permis, ce qui est le véritable lien entre elle et Tôru.

Il y a aussi ce moineau à l’aile brisée qu’elle a recueilli et dont elle prend soin tout en tentant de lui apprendre à dire quelques noms, dont le sien et celui de son frère. Que dire des études de Suzuko qui la préoccupe presque autant que son amour pour Tôru, car elle ignore dans quelle discipline poursuivre ses études universitaires, une décision qu’elle doit prendre bientôt. Elle aimerait bien aller dans une université sise dans la ville où habite Tôru, mais ce dernier et leurs parents lui conseillent de choisir une université de la ville où la famille habite, ce qui faciliterait son intégration à l’éducation supérieure.

Suzuko est solitaire et elle ne fréquente pas ses consœurs ou confrères en dehors de l’école. Il y a bien Yoshio Katô qui lui a laissé un message dans lequel il lui avoue son béguin, mais l’adolescente ne veut pas fréquenter un garçon de son âge et laisser naître un sentiment amoureux, réservant cet espoir à son propre frère.

Suzuko ne vit pas reclus pour autant. Outre sa vie familiale très active – ses parents étant très présents dans sa vie quotidienne, malgré le travail de chacun, et lui permettant généralement de s’inscrire aux activités parascolaires de son choix, voyant là des sources du développement de sa personnalité –, il y a ses cousines Miyoko et Namiko, les filles de Nobuki, le frère de sa défunte mère et d’Anzu, sa mère adoptive. Mais, il y a une ombre au tableau :Namiko rêve d’épouser Tôru, ce qui contrarie Suzuko.

Au début du roman, Tôru est en voyage à Hawaï et il doit passer quelques jours dans sa famille avant de rentrer chez lui à Nagoya. Suzuko croit que c’est le temps ou jamais de lui faire sa déclaration d’amour. Aki Shimazaki nous donne à nouveau l’occasion d’observer la dynamique d’une famille japonaise éduquée, financièrement à l’aise – le père, jamais nommé dans le texte, est chimiste pour une grande société et Anzu est une céramiste réputée – et dont les liens familiaux sont tissés serrer.

Toujours à la recherche de nouvelles activités parascolaires susceptibles de l’aider à choisir un métier ou une profession qui lui conviendrait, ses parents l’encouragent à suivre des cours de "kintsugi", la « réparation de céramiques avec la laque "urushi" et de la poudre d’or, un art japonais remontant à plus de quatre siècles aussi appelé art de la résilience. » Ils lui proposent même des objets auxquels ils tiennent et qui méritent d’être réparés, dont une clochette achetée lors d’un voyage important.

Au premier atelier, Suzuko se croit la plus jeune du groupe jusqu’à ce qu’un garçon de son âge arrive juste à temps pour le début de la leçon. Elle croit le reconnaître, mais préfère se concentrer sur ce qu’on lui apprend, car, perfectionniste, elle veut mener à bien les travaux qu’on lui a confiés. À la fin de l’atelier, Yoshio Katô lui confie qu’il est le dernier à s’être inscrit à l’atelier, surtout parce qu’on lui a dit qu’il ferait un bon compagnon pour la plus jeune inscrite, Suzuko. Or, c’est Yoshio qui lui a laissé une lettre d’amour à laquelle elle n’a pas donné suite, même si cela l’a troublé.

Tôru est rentré de voyage, son bref séjour chez les siens est fort occupé, au point où Suzuko ne parvient qu’in extremis à lui avouer son amour. La réaction de Tôru blesse l’adolescente, car, si son frère ressent un amour fraternel à son endroit, il ne deviendra jamais son époux. Dépitée, elle se promet bien de revenir à la charge. D’ici là, les activités de chacun, chacune se déroulent dans une atmosphère de quiétude familiale : sortie à la mer, visite du père d’Anzu – Tetsuo Niré –, travail des parents, études et ateliers de l’adolescente.

Cette dernière a enfin une nouvelle occasion pour relancer son frère et lui redire tout l’amour qu’elle a pour lui. Devant tant d’insistance, Tôru lui fait une confidence que même leurs parents ignorent : il a un amoureux depuis cinq ans. Inutile de dire que Suzuko est d’abord dépitée, mais elle en vient à comprendre que, si elle aime vraiment son frère, elle doit respecter son choix qui le rend heureux.

La vie de famille ne cesse pas pour autant, pas plus que la vie personnelle de chacune et chacun. Ainsi, Suzuko continue les ateliers de "kintsugi" et répare les pièces que ses parents lui ont confiées. Elle pense même approfondir ses connaissances et ses habiletés pour en faire carrière. Elle se rapproche aussi de son jeune prétendant et découvre chez lui des intérêts communs ou complémentaires à la personnalité de chacun d’eux. Bref, une histoire d’amour naît entre eux.

À nouveau, Aki Shimazaki a su imaginer des personnages attachants, les mettre dans des situations éprouvantes dont ils apprennent à se sortir ou à en tirer le meilleur, et mettre la famille à la croisée de toutes les routes que la trame narrative emprunte. En cette ère où règnent l’éphémère et les grands conflits, la quiétude qui se love au creux des différences des personnages de Urushi fait du bien à découvrir. J’allais oublier : Suzuko signifie « petite clochette ».