mercredi 30 octobre 2019


François Hébert
Miniatures indiennes
Montréal, Leméac, 2019, 176 p., 21,95 $.

Le roman décomposé ou le non-roman

Premier livre de la rentrée littéraire automnale recensé, le récit de François Hébert, Miniatures indiennes, a les allures d’un recueil d’éphémérides où sont superposés faits et anecdotes autobiographiques.



Il n’y a rien de fortuit dans ce que l’écrivain a choisi parmi les événements, les lieux ou les personnages qui composent la trame du roman, qu’il fait passer de la réalité à la fiction, car ce n’« est pas un roman, n’est pas une pipe, n’est pas pire ». Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Nathalie, la muse de l’auteur, « s’inquiète : vas-tu joindre un mode d’emploi à ton livre? »
Il faut comprendre que le roman est tel un rocher ayant une structure en feuilles se superposant. Ainsi, plusieurs strates soutiennent le récit : celle du narrateur, de l’amoureuse, du professeur et de quelques collègues, de ses élèves, des voyages en Inde et de la culture de ce pays. Il y a aussi que le récit se joue du temps et de l’espace. Quelle action est survenue avant ou après? Qu’importe puisque c’est l’ensemble qui constitue l’histoire que les péripéties soutiennent dans un continuum aux formes molles, comme celle imaginée par Dali.
Slalomant entre la narration de séquences, plus courtes que longues, où on croise un confrère ou une consœur du narrateur, une réflexion philosophique de ce dernier que lui inspirent les divinités indiennes – « une religion est un système de coïncidences significatives et troublantes, ni plus ni moins. » Il y a aussi celle que suscite l’amalgame de situations répétitives de la vie courante comme les habitudes si profondément ancrées dans les individus qu’ils les considèrent comme universelles.
Les parents illustrent bien la tentation d’universaliser à partir de sa propre expérience. Il y a ceux du narrateur, le père d’abord dont Martin Racine a raconté « le parcours hors du commun de [Julien Hébert] artiste et designer qui fut, entre autres, élève d’Ossip Zadkine à Paris, et qui est considéré comme étant le fondateur du design moderne au Québec ». (2016, du passage, coll. « Design et architecture », p. 53). Quant à sa mère, le narrateur regrette de n’avoir pas été assez présent auprès d’elle, le lot de plusieurs mères douées d’une immortalité imaginaire.
Toujours du côté famille, il y a aussi le père de Nathalie à qui il suggère d’en faire le portrait dans un projet de roman à réaliser comme celui dont l’écriture se réalise sous les yeux du lecteur. Il y a cet élève, en classe de création littéraire, qui rêve d’un roman comme la moitié de ses camarades et qui consulte monsieur le Professeur presque à chaque virgule. Hélas, le rêve de ce brave garçon fond comme neige au soleil le jour où, distrait par son projet, il néglige une vache mal en point du troupeau et que son père ramène à la ferme familiale pour réparer son erreur.
L’autre famille dont la présence émaille le récit est celle des dieux honorés en Inde et l’influence prégnante qu’ils ont sur les populations et leurs religions.
Autre strate du récit, l’image parfois idyllique parfois banale du professeur, des ateliers d’écriture, des élèves et de leurs rêves illusoires. Parlant de création littéraire, on est surpris de lire que : « Ça ne s’enseigne pas, ni l’amour. Une pauvreté. » Heureusement pour lui, car « tu seras bientôt septuagénaire, si ce n’est déjà fait et tu ne veux pas finir dans le passé, fini, fini… »
Si touffu qu’il puisse être, le roman recèle quelques mots d’auteur qui méritent d’être retenus. Par exemple : « Dire que les gens t’apparaissent n’est peut-être pas la bonne formulation…. C’est ta retraite qui les fait tels, dans l’à-rebours de l’âge, tels des revenants, exactement. » Ou encore : « On ne revient pas de la vie dans la vie, pas plus que de la mort, on ne se refait pas dans le temps qui nous varlope. » Ces images ne font pas un roman, mais elles cimentent parfaitement les fragments épars d’une trame qui semblerait autrement bancale.
Il m’arrive de suggérer de lire au-delà des 50 premières pages d’une œuvre dont l’élément déclencheur tarde à venir, car je sais que la petite magie du déclic va se produire à la page 52 ou 53. C’est le cas des Miniatures indiennes dont le titre est évocateur de ce que François Hébert raconte, c’est-à-dire des éphémérides ficelées au fil conducteur que sont des voyages, celui du roman et d’autres. Curieusement, malgré le déni du professeur, le roman est un véritable atelier de création qui peut servir d’exemple à celles et ceux qui ignorent ou doutent que l’ultime matériau est le produit par leur propre vie. François Hébert a accumulé suffisamment de matière pour écrire encore de nombreux livres, réels ou fictifs, pour le plaisir des lectrices et lecteurs.

mercredi 23 octobre 2019


Rodney Saint-Éloi
Nous ne trahirons pas le poème
Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Poésie », 2019, 120 p., 17 $.

Le livre de la plénitude

Rodney Saint-Éloi est devenu, en quelques années, l’éditeur et l’animateur d’une société d’auteurs issus des minorités dites visibles et d’autres, marginalisés, même si leurs diversités incarnent notre avenir. Originaire de Cavaillon, Haïti, il est l’homme du renouveau de la culture et de la littérature québécoises. Pensons à Joséphine Bacon ou à Natasha Kanapé Fontaine dont les ouvrages mettent en lumière la communauté innue trop longtemps restée muette, étouffée par les cultures dominantes, française et anglaise.



Rodney Saint-Éloi est aussi un écrivain, Nous ne trahirons pas le poème étant le douzième recueil de poésie qu’il publie. Et quel recueil! Déjà le titre hisse une toile sur laquelle ses mots seront peints pour fusionner les thèmes qui lui sont chers pour en faire une remarquable fresque épique.
pour me défendre
je dirai que je suis poète
les mots m’ont précédé
je n’ai pas tété ma mère
je n’ai pas connu mon père
j’habite loin de mon île
mon ventre n’est pas mon ventre
je n’étais pas convié à ma naissance
Ces huit vers résument le fil conducteur du livre et mettent en perspective les univers où le poète nous entraîne.
À cette mise en contexte, semblable à une mise en abyme poétique, se greffe le prologue où le poète tracent, à grand coup de mots multicolores, les marges de ses poèmes :
écrire pour ne pas mourir… continue ma route au hasard des saisons
allume le feu la conscience… je veux écrire un poème qui ne trahisse ni passé
ni présent ni futur… je veux fouler les sentiers du poème
résister
exister vivant parmi les vivants
utopie que je signe et hurle
Rodney Saint-Éloi habite les dits du recueil, ce genre littéraire moyenâgeux qu’il renouvelle, l’apparentant à une autofiction dont l’univers est au cœur de ses préoccupations comme de ses images. Ce faisant, il arrive qu’on passe d’un sujet à l’autre, sans s’en rendre compte, l’unité du discours aidant, et qu’on aperçoive les strates d’univers que les vers nous font découvrir.
Outre l’auteur, le personnage de l’ancêtre, sa grand-mère Tida, est omniprésent sur la ligne poétique. La voix intérieure de cette femme semble devenue la conscience de l’écrivain, lui rappelant l’horizon vital qu’elle lui a appris durant son enfance. « Chaque fois que j’écris un mot, c’est son visage qui me revient. Tendresse. Beauté. Vérité. Elle avait un nom pour moi : Pèpi. Elle avait des fruits, des fleurs et des sucreries pour moi. Elle avait aussi des rêves pour moi. Et ses rêves étaient simples et doux comme ceux des grands-mères. Elle veut que je devienne un homme. L’homme qui part sur les grands chemins. L’homme qui effacera la mémoire meurtrie du pays. L’homme qui lit et qui gardera les archives familiales au chaud dans son cœur. » (Lettres québécoises, no 163, automne 2016)
Quand arrive le poème « je suis un être humain », tout est en place pour que le poète s’affirme :
je m’appelle saint-éloi
vous demande de pardonner mon empressement
à faire votre connaissance
à vous encombrer de mon nom d’emprunt
j’ai rendez-vous avec l’histoire
Cet autoportrait est aussi celui de ses frères et sœurs – :
je suis le porteur
le garçon d’ascenseur
le cireur de bottes
 – passant de l’individuel au collectif :
je suis histoire
la terre dessine
la somme de mes visages…
je suis l’infraction
le mot en trop dans la prose…
je suis l’exil
atlas à la dérive.
Connaître ses origines pour savoir où on va est une convention trop souvent oubliée, si bien qu’on retombe sans cesse dans les mêmes ornières, c’est pourquoi « l’histoire de mes chaînes » est un nécessaire rappel, car « l’histoire m’appelle / à contre-jour ».
Arrive le cœur du recueil – « je nage décolonial [mot choc]… / je ne trahirai pas le poème » – qui appelle la renaissance, celle où « la femme dit à son amant » « pour vivre / j’aurai besoin de ton ombre » et lui de répondre : « je te demande pardon à mes amours / d’être cet homme sans bagages / qui tourne entre les légendes », ajoutant : «aimons-nous grandiloquents et beaux ».
Cette reviviscence sera sans limites, car « il n’existe pas de synonymes au mot rêve » et que, pour que cela advienne, « il ne faut jamais s’excuser » d’être ce que l’on est. Même les exilés ont le droit d’espérer, « les frontières ne [gardant] pas les vents », « l’exil est figé dans ta paume / l’exil est ton viatique / courage / la route est ta victoire ». L’exilé, c’est l’écrivain lui-même qui fait alors le tour de ses horizons, de Cavaillon où il est né jusqu’aux rives du Saint-Laurent, affirmant « je suis noir… je n’ai pas de race ». Pas plus que les Sénégalais, « sévère au royaume de sine / felwine m’a nommé ».
L’ancêtre, Tida, présente à tous les moments de la quête du petit-fils, lui dit : « bâtis la maison de la phrase insoumise ». Pour y parvenir, il doit défendre, entre autres, le fait qu’il soit poète, qu’il n’a pas tété sa mère ni connu son père et qu’il habite loin de son île. Il doit également défendre par solidarité d’autres exilés :
migrants au corps lacéré
gonflés d’un rêve radical
n’abandonnons pas la mer aux douaniers
n’abandonnons pas les mots aux douaniers
la méditerranée n’est pas la mer bleue
la méditerranée est un cimetière.
Pour arriver au bout de la quête d’identité sans cesse explorer d’un dit à l’autre, du personnel à l’universel, le narrateur se souvient à nouveau des mots de Tida et de sa mère – « quand ma mère a fermé les yeux / j’ai demandé au soleil / de ne jamais rentrer ». Pour achever ce projet, « je voulais écrire un roman  / pour ne pas m’arrêter / au poème / au cœur du poème / des épines sont plantées / les regards d’enfants / coulaient café amer ». Rodney Saint-Éloi a réussi ce pari en actualisant et en faisant sien la forme ancienne du dit, lui laissant toute la légèreté du poétique aux contours rigoureux, tout en scandant les segments qui s’adaptent à la nature de chacune des péripéties.
Je n’hésite pas à dire que Nous ne trahirons pas le poème se hisse au sommet de tous les livres que Rodney Saint-Éloi a publiés à ce jour, dans son fonds comme dans sa forme, peut-être même plus en faisant sien ce genre ancien qu’est le dit. J’ai lu, relu et encore relu le recueil, fasciné par les univers lumineux et sombre où il nous amène et par la cohérence de ce voyage tous azimuts que lui confère le discours poétique qui le soutient.

mercredi 16 octobre 2019

Louis-Philippe Hébert
Le view-master, roman poème
Saint-Sauveur-des-Monts, de la Grenouillère, coll. « L’atelier des inédits », 2019, 136 p., 16,95 $.

L’épopée version 21e siècle

Enfant, au début des années 1950, j’enviais le view-master de mon cousin Georges. Selon Wikipédia, la « visionneuse View-Master se présente sous forme de jumelles dans lesquelles l’utilisateur insère un disque cranté cartonné, comportant 7 paires de diapositives (on parle alors de 7 " vues "), soit 14 au total. » En somme, il s’agissait d’un projecteur personnel d’images 2 ou 3 D, ancêtre du cinéma du même nom, voire de la réalité augmentée. C’est dans de tels univers que nous plonge le nouveau roman de L.-P. Hébert, Le view-master.



L’écrivain résume bien son projet en quatrième couverture affirmant que ce livre « pousse encore plus loin l’expérience narrative déjà amorcée par Marie Réparatrice (2014) et Monsieur Blacquières (2014). Dans ce monde que seule une écriture à trois dimensions peut permettre, le temps, le rêve et la réalité ne forment plus qu’un. » Rien d’étonnant à cela comme le rappelle une entrevue, tirée des archives de la SRC, où le jeune écrivain, devenu homme d’affaires, explique que la micro-informatique naissante pourrait devenir un support à la création ou même engendrer un nouveau genre littéraire. C’est celui-ci, semblable à une réalité augmentée, que je retrouve dans Le view-master.
L’auteur raconte ici l’histoire de trois personnages partageant le nom de Maxime Parent, un récit qui devient une véritable épopée adaptée au 21e siècle. Pourquoi enchâsser la trame dans cette forme narrative, l’épopée, tombée en désuétude depuis longtemps? D’abord pour son lustre ancien consistant à utiliser le discours poétique pour faire un récit, puis pour mettre l’aventure des homonymes dans une perspective tridimensionnelle.
Qui sont ces Maxime Parent, se demande-t-on? Le premier est une femme dont les parents ont choisi le prénom avant sa naissance, ignorant le sexe de l’enfant à venir. Maxime leur convenait, comme Claude ou d’autres confondant féminin et masculin. C’est cette Maxzime-là qui raconte l’histoire à deux visiteurs venus la rencontrer dans le home pour personnes âgées qu’elle habite. Sont-ils vraiment des policiers comme elle le prétend, personne ne s’intéressant à elle depuis très longtemps?
Le va-et-vient entre le présent et un passé défini profite aussi de l’effet 3D en permettant à la narratrice de nombreux retours en arrière, la trame des événements justifiant ce qu’elle leur raconte.
Jadis, habitant seule un logement du boulevard Dorchester, devenue depuis René-Lévesque, elle découvre un jour qu’il y a un autre Maxime Parent dans l’annuaire téléphonique, cet énorme index distribué aux portes des villes, durant des décennies. Doit-elle risquer sa vie et traverser le boulevard pour rencontrer son homonyme? L’hésitation étant un de ses traits de caractère, la femme Maxime tergiverse, comme tous les indécis, avant d’aller frapper à la porte de l’autre Maxime, un homme. L’adresse de ce dernier n’a qu’un chiffre différent du sien, ce qui les rapproche un peu plus, mais aussi ce qui occasionne à chacun des visites ou des appels importuns.
L’allure de Maxime Parent lui plaît. Il lui raconte effectuer des recherches en biologie aquatique, sa mission étant de compter le nombre de grenouilles dans un étang, un seul bien identifié. Elle ne comprend pas l’utilité d’une telle étude, mais elle feint de l’intérêt pour rester plus longtemps auprès du jeune homme et pour juger s’il y a une véritable gémellité entre eux. Elle reviendra le visiter, faut-il comprendre.
L’autre chose qu’elle raconte à ses visiteurs, c’est l’arrivée de Maxime Parent, l’enfant garçon. Grossesse inopinée, souhaitée ou espérée? Tout ce que l’on sait, c’est que le père est bel et bien le Maxime Parent habitant de l’autre côté du boulevard, celui qu’elle ne semble plus voir maintenant. Ce flou narratif suggère que ce roman en vers est bel et bien une épopée, car il auréole certaines péripéties d’un mystère évanescent comme le brouillard d’un matin d’automne.
Il est où le Maxime enfant, la troisième dimension du patronyme, semble-t-on lui demander? Louis-Philippe Hébert, on l’a déjà souligné, est un passionné de science-fiction et je crois qu’il adapte ici l’épopée à ce genre. Quand arrive le point culminant du récit, Maxime mère fait une balade avec son fils les menant jusqu’à l’étang où Maxime, le père, effectue ses recherches, car elle veut que le garçon connaisse le travail de son géniteur, à défaut de ne l’avoir jamais vu. Nous sommes alors au début du printemps et le plan d’eau luit sous les rayons du soleil tel un miroir. L’enfant, foulard rouge au cou, s’aventure sur les eaux glacées pour observer les batraciens que son père affectionne. Puis, crac! Sa mère fait tout pour le sauver, comme ceux qui répondent à ses appels désespérés, mais sans parvenir le sortir des eaux froides.
Le trio des Maxime Parent n’existe désormais plus. A-t-il vraiment existé ou était-il que le sujet d’une histoire fantastique, d’une épopée des temps modernes? À la suite du roman, l’auteur propose trois nouvelles brèves expliquant, de façon fictive, d’où lui est venu ce sujet d’homonymie, cette histoire d’une mère ayant perdu un enfant sous les eaux et cette autre d’un bébé étouffé. Loin de troubler la magie de l’épopée, ces récits brefs lui confèrent une réalité… en trois dimensions distinctes.
Le view-master me semble l’image la plus juste pour évoquer la trame de ce roman épique. La vie, la mort et l’incommunicabilité des êtres, malgré les essais de rapprochement, y sont parfaitement articulées. En s’appropriant le fonds et la forme la plus ancienne du récit en langue française, l’épopée, l’écrivain a de nouveau choisi d’étonner ses lecteurs, sans trop les dérouter, mais en demeurant le maître du jeu qu’est cette fiction littéraire dont il a l’art.

mercredi 9 octobre 2019


Myriam Beaudoin
Épiphanie
Leméac, 2019, 144 p., 14,95 $.

L’impossible rêve

Au temps de mon enfance, l’Épiphanie, avec une majuscule, marquait la fête des Rois, le 6 janvier. Ce mot, sans majuscule cette fois, c’est aussi « la compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose ». Or, Épiphanie, le quatrième roman de Myriam Beaudoin, aborde justement la découverte fulgurante d’un sentiment, une révélation de soi à soi.



L’autrice de cette autofiction nous fait les témoins de sa quête : devenir mère. Rien ne va du côté de ses ovules et des spermatozoïdes de son conjoint N. qui semblent se fuir plutôt que de se fondre en un enfant à naître. En six tableaux et un épilogue, nous accompagnons la narratrice Myriam – l’autofiction, aussi vraie soit-elle, demeure une œuvre d’imagination – dans le dédale des thérapies de tout ordre.
Consultations et conseils ésotériques se succèdent, suite d’abus de la crédulité d’une femme et d’un conjoint prêts à tout pour devenir parents. Quelle misère que d’exploiter ainsi les gens de certains thérapeutes alternatifs – l’alternatif ici, c’est de devoir rémunérer rubis sur l’ongle chacun d’eux en ajoutant le prix des potions, tisanes ou crèmes recommandées.
Cette hâte prénatale démesurée fait perdre tous ses repères à la narratrice. N, le père en devenir, pense abandonner leur projet de fonder une famille traditionnelle. Arrive le diagnostic final : on ne peut expliquer l’impossibilité d’enfanter, la science ne pouvant pas tout élucider. Le couple se tourne alors vers l’adoption et ses longs préalables. Enfant d’ici ou d’ailleurs? Naissant ou de 2-3 ans? Quelles sont les principales caractéristiques recherchées? Ou bien la narratrice a choisi de ne pas entrer dans plus de détails du bébé cible parfait ou les gens consultés ont bâclé le dossier.
Peu importe, le problème n’est pas là, mais dans la rencontre de parents aux espoirs gonflés à bloc avec un potentiel enfant, un poupon dont on doute de l’état de santé réel. Le temps que la narratrice tienne dans ses bras ce petit être et comprenne que cela ressemble à un supplice imposé à un condamné. L’état de santé de Luna Grâce, le bébé en question, est préoccupant au point où il ne convient pas à un couple sans expérience parentale; hélas, Myriam subira longtemps les conséquences déroutantes de cette rencontre.
L’adoption d’un enfant n’est pas, à mon avis, un acte de générosité, mais le projet de toute une vie. Si jadis l’adoption avait une dimension secrète – de cette situation est né, entre autres, le mouvement retrouvailles encadrées aujourd’hui par une législation –, c’était parce que les mères célibataires étaient au ban de la société pour avoir conçu un enfant en dehors du lien sacré du mariage. En donnant son enfant, la mère naturelle– qui n’avait généralement pas le choix – s’engageait à ne jamais le revoir. Autre temps, autres mœurs, les diktats d’autrefois ont été remplacés par de nouveaux ni meilleurs ni pires.
Pour Myriam et N., la seule idée qu’on pourrait leur retirer l’enfant après en avoir fait le leur au fil des jours, des mois ou même des années leur est impensable. Même s’ils reconnaissent que la mère biologique peut éventuellement rester en contact avec l’enfant sous certaines conditions, il leur est impossible d’imaginer une garde partagée entre les parents biologiques et les parents adoptifs, entre eux et des inconnus, même pour l’enfant.
L’histoire que Myriam Beaudoin raconte dans Épiphanie n’a rien de joyeux. C’est la croix et la bannière du début jusqu’à la fin, ou presque, mais c’est surtout la volonté presque maladive d’avoir un enfant à qui donner le meilleur de soi. Le roman illustre bien que l’égoïsme de la parentalité peut devenir une nécessité vitale du couple et ainsi se transformer en pur altruisme, en générosité de tous les instants.
Croyez-moi, c’est possible, je peux en témoigner ayant vécu une telle expérience avec mes propres parents venus me chercher à l’hôpital de la Miséricorde à ma naissance, il y a plus de 72 ans.

mercredi 2 octobre 2019

Philippe Lançon
Le lambeau
Paris, Gallimard, coll. « NRF », 2018, 512 p., 37,95 $.

Vaincre la peur de soi

Entre l’instant d’avant et l’instant d’après, il y a un événement qui a un tel impact que l’existence ne sera plus jamais la même, selon la nature de cette action singulière et de l’épiphénomène qu’elle provoque. Diagnostic médical sévère, accident de la route ou action de terrorisme urbain sont des exemples d’une telle adversité dont on ne sort jamais indemne.



C’est ce qu’a vécu Philippe Lançon, « journaliste à Libération et chroniqueur à Charlie Hebdo, présent lors de la conférence de rédaction du journal satirique le 7 janvier 2015. Victime de l’attaque terroriste, gravement blessé au visage et aux bras, il est l’un des rares survivants. » Que s’est-il passé dans les minutes précédant l’attentat, comment y survivre et préparer la vie après?
Lançon relate le passage d’une vie à l’autre à travers les mailles d’un sas sans retour possible dans Le lambeau, considéré comme le roman de l’année 2018 en France, récipiendaire du prix Femina 2018, du prix « spécial » Renaudot et en liste pour le Prix des libraires, 2018.
Il y a dans ce livre de la violence. Pas tant celle de l’attentat, mais celles de tous les instants qui ont suivi et propulsé le journaliste dans une dimension différente de celle de ses semblables comme de la nôtre.
En bref, comme on l’a écrit, « Le lambeau retrace les moments tragiques de cette funeste matinée, puis les mois d’hospitalisation dans le service de chirurgie maxillo-faciale de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et aux Invalides afin de récupérer une mâchoire fonctionnelle pour parler et manger ainsi que les lourdes conséquences psychologiques dues au traumatisme. »
L’attentat lui-même arrive à la page 74 du livre quand monte le cri d’assaut « Allah Akbar ». L’auteur replace l’événement dans son contexte, celui de l’équipe du journal satirique en conférence hebdomadaire, à discuter du dernier Houellebecq. L’atmosphère est à la fois sérieuse et bon enfant. C’est l’avant.
L’après commence dès que le brouhaha résonne, puis le tir des kalashnikov et l’odeur du sang qui envahit l’espace. Personne n’est à l’abri des frères revanchards, il n’y a pas de sauve-qui-peut possible. Le narrateur ne peut concevoir la réaction de ses collègues, c’est à peine s’il aperçoit les jambes d’un tireur et la silhouette de Bernard Maris, son ami. L’évocation de l’attentat est brève et n’a rien à voir avec les infos télé. Lançon nous fait ressentir un fragment de ses émotions, seconde après seconde, sans mélodrame.
Le récit du temps entre la réunion et la guérison débute alors. Nous sommes le 7 janvier 2015 et la santé relative viendra à la fin du roman qui raconte cette période transitoire. Qu’en retenir, sinon les liens que l’alter ego de l’écrivain tisse avec la chirurgienne Chloé Bertolus, d’autres médecins, le personnel soignant, les policiers affectés à sa garde, des amis, des amours, sa mère et son père, et son frère présent à tous les instants.
Vivant oui, mais le narrateur de l’autofiction est aussi prisonnier de son corps blessé à tout jamais. Incapable de parler et de se nourrir, il communique en écrivant, mais doit laisser aux autres sa liberté d’agir au quotidien. Cette situation lui permet de réfléchir à sa vie passée et à celle qu’il traverse de son entrée à l’hôpital la Pitié-Salpêtrière en janvier jusqu’à sa sortie des Invalides. Puis, son voyage à New
York au moment de l’attentat du Bataclan, le 13 novembre 2015.
Pour un homme libre, il n’est pas facile de vivre en état de dépendance physique presque complète, il mise donc sur sa capacité de résilience, sur sa confiance à celles et ceux qui l’amènent à la guérison, sur celles et ceux qui viennent à son chevet, et sur son talent de journaliste de la presse écrite, sa seule liberté alors possible.
Soigner le corps c’est bien, mais comment guérir ce qui l’anime, des réflexes anodins aux sentiments les plus intimes, aux convictions chaudement défendues? Que dire de l’angoisse provoquée par l’appropriation d’une identité qui n’est plus tout à fait la même qu’avant la fusillade? Il y a aussi la vie partagée entre gens en santé et grands malades, les odeurs et les saveurs anciennes ou nouvelles, le bruit du silence, etc.
La fiction était le meilleur moyen pour Philippe Lançon de raconter pour donner du sens au calvaire qu’il a vécu. Il a fait ce récit grâce au filtre de l’imagination, du trajet de son alter ego du trépas de la vie d’hier à celle d’aujourd’hui. Je comprends le grand succès du livre tant par sa trame que par la fluidité de la plume de l’écrivain. On ne sort pas indemne des réflexions sociopolitiques qu’impose Le lambeau, car elles vont bien au-delà de l’air du temps.