mercredi 28 mars 2018


Jean-François Caron
De bois debout
Chicoutimi, La Peuplade, coll. « Roman », 2017, 414 p, 26,95 $.

Oratorio pour un conteur éphémère

Depuis 2006, l’écrivain Jean-François Caron a proposé deux recueils de poésie et autant d’œuvres narratives, tous biens reçus. Le printemps dernier, La Peuplade, éditeur de Chicoutimi aux ouvrages remarqués, publia De bois debout, un roman tant acclamé qu’il est en lice pour le Prix des libraires, le Prix littéraires des collégiens 2018 et le Prix France Québec 2018. Voyons pourquoi cette histoire soulève un tel engouement.
De bois debout, c’est d’abord une histoire de famille, parents et progéniture, mais aussi la communauté que forment les citoyens de Paris-du-Bois, petit village inventé baigné par la Petite-Seine, un clin d’œil intelligent et utile à la Ville lumière. Ici, tout le monde connaît tout le monde, les secrets de famille sont l’affaire de tous, chacun respectant la discrétion ou le silence qu’ils exigent.




Les Marchant — André, Pauline et le jeune Alexandre — y vivent. Leur secret à eux, c’est d’où vient Fils-à-Broche, comme on nomme André à Paris-du-Bois, car il répare presque tout ce qui se brise au village, des choses matérielles à la violence avinée des hommes faite aux leurs. Cela, les péripéties du roman nous l’apprennent par le mouvement répété de retours en arrière, un événement en évoquant un autre, puis un autre et ainsi de suite jusqu’à donner vie au cœur de la trame du récit.
La situation initiale nous fait témoins du décès d’André, tiré par un policier sous le regard ahuri de son fils. Ne comprenant pas pourquoi on a fait un trou dans la tête de son père, le garçon s’enfuit à toutes jambes, ignorant où sa course folle va le mener. Il traverse un paysage sauvage, ce lieu mythique qui a fait vivre Paris-du-Bois jusqu’à ce qu’on ferme la scierie et qu’elle n’attire plus que de rares villégiateurs. Embusqué dans ce bois, au fin fond d’un rang, Alexandre se réfugie chez Tison, le grand brûlé et grand lecteur.
L’histoire est simple, ce sont les points de vue et les niveaux du discours qui lui confèrent son originalité, sa vitalité. Il y a le jeu du temps et des lieux, entre passé et avenir, ici et ailleurs, inventant leur chronologie dans la première partie du récit. On suit la narration, on entend les dialogues ou les réflexions intérieures qui engendrent des souvenirs. Plus la trame évolue, plus elle porte l’empreinte d’André, comme si le compteur de l’existence de chacun avait été remis à zéro le jour de sa mort.
Nous accompagnons Alexandre à Québec dans la deuxième partie du roman où il vient étudier. Il apprend aussi par bribes les devoirs, les obligations et les sentiments du quotidien. C’est grâce au maire de Paris-du-Bois qui l’a pris en charge après le décès de ses parents, qu’il dispose d’un petit pécule lui permettant de fréquenter l’université, puis de devenir professeur. Pour combler ses temps libres et nourrir sa passion des livres, il travaille dans une bouquinerie. C’est d’ailleurs grâce à Jean-Pierre, le propriétaire du commerce, que nous apprenons plus tard qu’André a autrefois fait des études en lettres, un petit mystère qui en alimente un autre.
Douze ans se sont écoulés depuis qu’Alexandre a quitté son patelin. Il y revient pour faire la paix avec le passé en prenant possession du chalet que son défunt père a construit dans un coin retiré où le fils n’a jamais mis les pieds. Au village, il retrouve celles et ceux qu’il connaissait et aimait à l’adolescence, et dont il découvre leur visage d’adultes. Les retrouvailles aplanissent certains doutes d’autrefois, banalisent quelques inquiétudes et ouvrent les portes d’un univers assumé.
Le chalet enfin trouvé réserve une surprise pour Alexandre : son père l’a conçu comme une bibliothèque à aire ouverte, des rayons incrustés sur tous les murs. Il comprend alors que, malgré le désaccord d’André de le voir lire sans arrêt durant son enfance, son père partageait sa passion des mots des autres qui l’avait jadis mis à mal.
De bois debout mérite d’être louangé, car Jean-François Caron y crée une nouvelle alchimie de la fiction, une osmose par laquelle le romancier donne vie à sa propre littérature et un mode d’emploi renouvelé. Bref, une remarquable épiphanie de son art d’écrire.

mercredi 21 mars 2018


Aurélie Campana
L’impasse terroriste : violence et extrémisme au XXIe siècle
Montréal, MultiMondes, 2018, 144 p., 22,95 $ (papier), 16,99 $ (numérique).

Du terrorisme des uns à celui des autres

Est-il possible qu’un trop-plein d’informations nous distraie de contenus qui méritent d’être pris au sérieux contrairement aux balivernes éphémères? Mais, il y a des limites à voir des atrocités commises au nom de la foi ou de la sécurité nationale. Avouons qu’il n’est pas simple de comprendre le terrorisme, souvent banalisé par des jugements approximatifs, aussi haineux que l’inquiétude qui les provoque. Or, voulant aller au-delà des infos en rafale, j’ai lu l’essai d’Aurélie Campana, professeur titulaire de science politique à l’Université Laval de Québec, intitulé L’impasse terroriste: violence et extrémisme au XXIe siècle.




« Terrorisme » a de multiples significations, selon le point de vue d’où on l’aborde. Il n’est pas une affaire de sémantique, mais de jugements sociopolitiques posés sur des actions réelles, légales ou non. Ainsi, les pays soumis à une dictature ont recours à un « ensemble des mesures arbitraires et violentes qui visent à imposer un pouvoir sur une population ». Cela s’avère depuis la Révolution française du 18e siècle.
La terreur politique actuelle a pris la forme d’associations d’individus épousant une cause commune visant à imposer sa loi à l’ensemble d’une ou de plusieurs populations. On pense, entre autres, à Al-Qaida et au 11 septembre 2001, et à l’organisation « État islamique » (Daech) qui a provoqué « une guerre globale contre le terrorisme ». Ce faisant, on a employé un modèle de guerre traditionnelle sans remettre en question son efficacité. Hélas, une « telle approche contribue à dépolitiser en partie cet ennemi que l’on présente avant tout sous couvert religieux, nourrissant des stéréotypes et créant des amalgames entre islamisme, djihadisme, islam et violence. »
« Une lutte impossible? », de demander l’essayiste. Elle poursuit en analysant, puis en expliquant pourquoi « le risque zéro n’existe pas ». À son avis, Al-Qaida est considérée comme le modèle d’organisation terroriste du 21e siècle. Il a été exporté, puis adapté à diverses causes défendues par des militants ou des activistes qui ont imposé leurs lois à une majorité allant parfois jusqu’à la convertir à leur point de vue.
Cette « pollution » idéologique et ses moyens d’action d’une extrême violence ont même intoxiqué des individus qui sont passés au terrorisme sans conviction, prétextant un engagement, même inexistant. Ces personnes sont parfois appelées des « loups solitaires ».
Avec le « Web, interface entre le réel et le virtuel », l’auteure met en perspective ce qui semble être la mondialisation du terrorisme par plates-formes interposées. Si les médias traditionnels sont toujours un moyen de semer la terreur grâce aux bulletins de nouvelles en continu, Internet est le support de diffusion préféré d’un groupe comme Daech qui y investit temps et argent pour répandre sa propagande. Faut-il imposer un contrôle des contenus diffusés sur la toile pour autant? Non, car cela va à l’encontre de la liberté d’expression, surtout que ces groupes terroristes savent contourner les portes closes.
Le terrorisme, ne l’oublions pas, vient d’insatisfactions d’une frange de la population. C’est en cela que les extrémismes de droite ou de gauche se rejoignent, parfois même dans l’action. Le chômage, réel ou intellectuel, qui perdure devient un vide, un mal-vivre inguérissable.
L’impasse terroriste : violence et extrémisme au XXIe siècle étudie, analyse et aide à comprendre les enjeux et les actions du terrorisme actuel. Il n’y a pas un seul terrorisme, mais plusieurs, tant dans leurs fondements que dans les moyens d’exprimer leurs revendications. Si on s’insurge devant l’assassinat d’écoliers, on semble impuissant devant le terrorisme larvé de la puissante NRA. À se demander si le terrorisme des uns n’engendre pas le terrorisme des autres.

mercredi 14 mars 2018


Marc Seguin
Les repentirs
Montréal, Québec Amérique, coll. « III », 2017, 160 p., 19,95 $.

Lucidité assassine

Il m’arrive encore d’être sans mot devant une grande œuvre. Le nouveau roman de Marc Séguin, Les repentirs, m’a ainsi chamboulé par l’histoire de l’été des 11 ans du narrateur faite de jeux, des premiers émois amoureux, du décès de l’ami Med, etc. L’enfant devenu adulte ressent toujours l’impact de ces vacances, au-delà même du récit qu’il en fait ici.
La trame de fond est en trois dimensions, chacune empruntant un point de vue pour aborder des événements emmaillés les uns dans les autres. Comme si l’histoire se déroulait devant un miroir, lequel reflétait une seule des trois images en avant-plan. Comme si la naïveté de l’enfance traversait le tain de la glace et la transformait en réalités d’autres âges.




Le narrateur se prénomme Marc. Or, même si celui-ci est l’alter ego littéraire de l’auteur, il faut le considérer comme un personnage fictif. C’est d’autant plus difficile ici, car le Marc conteur semble se confondre avec l’artiste à maints égards.
Le premier récit raconte la genèse d’un grand amour prénommé Arielle. Il y a aussi ces huit semaines emplâtrées durant lesquelles Marc découvre le monde de la littérature à travers les livres de la bibliothèque maternelle. C’est l’occasion pour le narrateur de se situer par rapport à l’art et, le temps venu, de choisir les moyens d’expression qui lui conviennent.
Marc avoue ici être réfractaire aux émotions et aux sentiments convenus. Cette misanthropie l’oblige à se jouer des événements pour éviter de paraître insensible et d’avoir à se justifier. Même l’idée d’aimer ou d’être aimé ne lui semble pas convenable. Malgré cette apparente timidité affective, Marc aime sa mère comme il aime Arielle.
Le deuxième récit fait la narration des activités quotidiennes de l’été 1981. Marc passe les journaux et joue avec ses amis. Il évite Arielle un peu malgré lui, car, à 11 ans, les garçons ne frayent pas avec les filles. L’amitié des garçons et les jeux qu’ils s’inventent sont comme un passage obligé, une initiation à l’adolescence et à la liberté.
Le grand défi de ces camarades consiste à mettre des pièces de cinq sous sur la « track » pour qu’elles soient écrasées par un convoi et épouse la forme des vingt-cinq sous que les machines de jeux vidéo avalent plus vite que les enfants n’en ont les moyens.
Un jour, l’ami Georges-Ahmed n’est pas au rendez-vous, Marc imagine un contretemps. Il part distribuer les journaux, bavarde avec Arielle, puis rentre chez lui. En soirée, il y a l’appel du père de Med, inquiet du retard de son fils, puis la visite des policiers voulant connaître son emploi du temps ce jour-là. De questions en réponses, ils lui apprennent le décès de son ami dans d’horribles circonstances, sur la voie ferrée. Ce drame change la vie de Marc et galvanise ses rapports avec les émotions et sa façon de les exprimer : « Cet été 1981, j’ai appris, chanceux et avec violence, à faire confiance à mon instinct. Sans faillir depuis. »
Le dernier volet trace une arabesque au-dessus des années après cet été déterminant. Dans ces pages, le narrateur semble plus Séguin que Marc comme si la face publique de l’artiste était plus rationnelle que sensible et celle de l’homme, plus émotive. Surtout qu’ici ce sont les liens et la relation d’Arielle et de Marc qui sont évoqués. Ce chapitre est aussi le plus intimiste, car l’auteur y lie les aspects de sa personnalité et de son existence qui font qu’il est tel qu’il raconte, que l’homme, l’artiste et le narrateur ne font qu’un.
Les repentirs propose un vaste espace de réflexions existentielles et spirituelles dans une langue et avec un art d’écrire au ton juste. C’est une chose rare en ce temps où règnent les diktats de l’éphémère, où le vrai et le faux sont parfois aléatoires comme l’être et le paraître. Cela rappelle qu’entre une idée et sa réalisation, il y a la volonté de créer et le devoir de mettre en œuvre.

mercredi 7 mars 2018

Leonard Cohen
Étrange musique étrangère
Montréal, Ville-Marie littérature, coll. « Typo », 2018, 304 p., 17,95 $.

La pérennité des mots, rien que des mots

Leonard Cohen est entré dans ma vie à la fin des années 1960, alors que j’étudiais à McGill. Mes camarades écoutaient en boucle ses chansons, certains lisaient aussi sa poésie ou ses romans publiés depuis 1956. C’est avec Selected Poems, 1956-1968, recueil acheté à la librairie Classic Bookstore, sise en face de l’université, que j’ai vraiment découvert, puis apprécié son univers, vaste et polyvalent.
Juif, montréalais, anglophone et francophile, esprit universel, Cohen devançait déjà le communautarisme des siens, sans le renier. Ainsi, je crois que, très tôt dans sa vie publique, Leonard Cohen s’est montré un homme libre comme on en rencontre peu.




À cette époque, j’ai choisi de lire sa poésie, ses histoires et ses chansons en langue anglaise. Certes, j’ai eu entre les mains des traductions venues de France, mais l’absence de l’état d’esprit purement montréalais et celui de la diaspora juive qui le caractérisaient me consternait. Comme si le rêve états-unien de la France d’après-guerre brouillait le sens de ses vers ou de ses proses et en détournait la compréhension.
Décédé le 7 novembre 2016 à Los Angeles où il habitait, on n’a pas cessé depuis de lui rendre hommage après hommage. Qui saurait oublier le spectacle Tower of Song? Pour l’occasion, son fils Adam a réuni une pléthore de grands musiciens et interprètes au Centre Bell pour la soirée du 5 novembre 2017, puis télédiffusé sur les ondes de la SRC en janvier dernier.
À ce jour, la plus belle reconnaissance que le Québec a pu rendre à Leonard Cohen est la réédition, en format de poche, d’Étrange musique étrangère. Paru chez McClelland & Stewart, à Toronto en 1993 sous le titre de Stranger Music : Selected Poems and Songs, l’ouvrage était, en quelque sorte, une anthologie des recueils qu’il avait alors publiés.
La légende veut que Cohen ne fût pas tout à fait satisfait des traductions qui avaient été faites de ses textes. Il demanda alors à son vieil ami, Michel Garneau, de refaire le travail au grand complet. L’auteur-compositeur-interprète connaissait non seulement Garneau, mais l’œuvre littéraire de ce dernier, tant sa poésie que son théâtre. Quand on voit les photos des deux camarades en couverture de Poèmes du traducteur (l’Hexagone, 2008), leurs regards moqueurs illustrent bien la complicité qui les anime.
En quatrième de couverture de l’édition québécoise originale d’Étrange musique étrangère, parue en 2000, Garneau explique, sous forme d’un poème, ce qui l’a amené à faire cette traduction :
vous avez sûrement remarqué
que les traducteurs s’excusent
et se justifient et même se traitent
élégamment de traître
alors j’affirme tout de suite
que j’ai fait de mon mieux
j’ai traduit Leonard
parce qu’il me l’a demandé
c’est un honneur
et ce fut un plaisir
un plaisir sévère? austère?
comme est la traduction
je traduis pour étudier
j’étudie pour apprendre
à vivre en pur plaisir fugace les épiphanies
les purs moments d’être dans le dire
qu’on trouve plus souvent dans les poèmes
qu’ailleurs dans le littéraire
et peut-être même dans l’existence
Lorsque cette nouvelle édition en format de poche m’est parvenue, j’ai pris plaisir à effectuer une recherche semblable à un jeu de chasse au trésor pour retrouver les premiers poèmes de Cohen qui avaient ému l’étudiant que j’étais. Cela m’a permis de faire encore de belles découvertes, mais aussi de retrouver le fil conducteur de l’écriture de l’auteur qui ne s’est jamais brisé et qui a alimenté ma confiance en la poésie, cet incontournable genre littéraire essentiel par-dessus tout.
Comme pour résumer l’entièreté d’Étrange musique étrangère, je retiens les vers de « The reason I write », car je crois qu’ils illustrent parfaitement l’idée qu’il n’est pas nécessaire qu’un poème soit un feu d’artifice littéraire pour être pérenne, mais qu’il soit doté d’une puissance d’évocation telle qu’il ouvre tous les accès de la réalité comme de l’imaginaire. Ici, c’est l’amour, thème globalisant de Cohen, qui tisse le firmament de tous les possibles.