mercredi 31 janvier 2024

Catherine Perrin et Pierre Thibault

Habiter la beauté : ces lieux qui nous font du bien

Montréal, La Presse, 2023, 272 p., 29,95 $.

Architecture et environnement : quelle fête!

Il m’arrive d’avoir besoin de m’éloigner de la fiction et de revenir dans les dimensions de la réalité. C’est ce qui s’est produit lors de l’arrivée d’Habiter la beauté : ces lieux qui nous font du bien, un essai de Catherine Perrin et Pierre Thibault, elle claveciniste, journaliste et écrivaine, lui architecte environnementaliste mondialement reconnu.

Aussi beau en dedans qu’en dehors, ce livre ressemble à un journal de voyage écrit par deux amis à l’occasion de pérégrinations dans divers lieux que l’architecte a conçus ou auxquels il a contribué. Il retrace, au bénéfice de sa compagne de route, les pourquoi et les comment de ces constructions ou de ces aménagements, tous s’inscrivant dans une forme d’osmose entre eux et l’endroit précis – surtout, ne pas oublier ce mot – où ils ont été érigés ou réalisés.

L’humanisme des conversations des protagonistes est à la dimension des sujets dont ils discutent que je résume ainsi : habiter la nature, non seulement dans la nature, mais en faisant en sorte qu’elle fasse partie du quotidien de celles et ceux qui y vivent, après tout c’est là leur demeure ou qu’ils ne font qu’y passer, comme dans un jardin, un musée ou une salle de concert.

Ils s’arrêtent d’abord sur le site de La Fondation Grantham pour l’art et l’environnement (Saint-Edmond-de-Grantham, Centre-du-Québec) – « résidence d’artiste et lieu d’exposition, perchée sur ses pilotis de métal » –, puis continuent vers les Jardins de Métis – « Pierre a proposé qu’on s’y retrouve, car ces jardins sont depuis longtemps un formidable terrain d’exploration et d’émerveillement pour lui. De manière informelle, il en est un peu devenu l’architecte en résidence, y réalisant plusieurs projets significatifs en plus d’y emmener régulièrement des groupes d’étudiants en architecture. Il poursuit un échange constant avec Alexander Reford, l’actuel directeur des Jardins, historien et arrière-petit-fils de la créatrice de ces lieux (Elsie Reford). » Sur ce site, il y a aussi la véranda, la résidence des stagiaires – « En longeant un petit pré qui sépare deux des jardins d’Elsie, on découvre soudain une création récente de Pierre, la Véranda, une structure de vois légère et diaphane qui doit son existence à la pandémie, justement : elle devait permettre de présenter temporairement des spectacles adaptés aux mesures sanitaires. Le lieu s’est avéré si inspirant qu’on a décidé de le préserver et d’en faire un nouveau pôle de programmation. ». Il faut aussi remarquer la Grande Halle (Bas-Saint-Laurent) – « … nous avons rendez-vous avec Alexander Reford pour explorer la Grande Halle, dont on achève une transformation complète. L’édifice côtoie un garage, un atelier et un modeste centre administratif, dans une zone de services adjacente aux Jardins de Métis. Une zone qu’Alexandre Reford compare à l’arrière-cour aux Jardins de Métis… [Pierre Thibault] … La Grande Halle est plus fonctionnelle, mais elle est très importante : elle va contribuer à améliorer la dynamique d’utilisation des Jardins toute l’année, à rendre la vie des lieux plus riche à long terme. »

Fait à noter, ces visites sont entrecoupées d’interludes, chacun soulignant le début d’une suite de haltes par une œuvre musicale identifiée par un vrai code-barre qui, saisi, mène à une pièce interprétée par un orchestre diffusée sur YouTube.

Le premier interlude propose l’écoute du Canon de Johann Pachelbel et nous amène sur l’autre rive du Saint-Laurent, au Pavillon du Saint-Laurent (Baie-Saint-Paul, Charlevoix) – [Catherine Perrin] « En route vers le Domaine Forget, à Saint-Irénée, je fais un arrêt à Baie-Saint-Paul, au Pavillon du Saint-Laurent, construit par l’atelier de Pierre Thibault tout près du vieux quai et de la plage. Conçu à la fois comme petit centre d’interprétation, point de rencontre et point de service quatre saisons pour les promeneurs, les sportifs, les groupes scolaires et les touristes de passage, le pavillon concilie tous ces rôles avec discrétion : c’est un édifice modeste à un seul étage, dont la silhouette élégante glisse dans le décor. »

Le chapitre « Patrimoine et modernité (Québec) » me semble un bon exemple d’intégration d’un certain classicisme aux allures surannées et d’une modernité non intrusive, d’une union symbiotique d’hier et d’aujourd’hui. Le modèle retenu pour illustrer cela, ce sont des bâtisses distinctes et précises de l’Université Laval où Mme Perrin et M. Thibault ont étudié à une autre époque et dont ils se souviennent, des facultés universitaires patrimoniales qui ont trouvé un nouveau lustre grâce aux travaux de l’architecte.

Je souligne avec insistance les nombreuses illustrations qui, dois-je l’avouer, m’ont incité à tourner lentement les pages pour scruter chacune d’elles, car la délicatesse ou même l’évanescence de ces aquarelles évoque l’atmosphère qui se dégage des propos de Perrin et Thibault, et du ton qu’ils emploient pour partager les multiples dimensions de ces lieux de création et de réflexion.

Le second interlude est une pièce de Caroline Shaw intitulée Partita for 8 voices, une œuvre évoquant un travail évolutif qui s’ouvre sur le grand marché – « Je voulais [P. T] créer un village. Chaque kiosque évoque l’idée d’une maison coiffée d’un toit en bois. Ça reproduit l’extérieur à l’intérieur de cette grande halle. Une allée plus large joue le rôle de rue principale… ».

Vous vous souvenez du projet de l’école Stadacona, une école repensée en fonction de notre siècle par Jérôme Lapierre, en collaboration avec le Lab-École – dont Pierre Thibault, Pierre Lavoie et Ricardo Larrivée sont les instigateurs? « Le monde a changé depuis cinquante ans, mais pas l’école. » – et ABCP architecture 2022 (Limoilou, région de la Capitale Nationale). Il y a aussi le Collège Sainte-Anne (Dorval, région de Montréal), « un réseau scolaire privé qui comprend cinq établissements, situés à Dorval et à Lachine` : deux primaires, deux secondaires et un au niveau collégial… L’établissement le plus récent du réseau est une école secondaire conçue par Pierre Thibault avec Architecture 49, ouverte à la rentrée 2022. »

L’interlude suivant, Petroushka d’Igor Stravinsky, annonce l’architecture chantée au Bois-de-Coulonge, « une collaboration avec le Chœur de l’Orchestre symphonique… [où] matin et après-midi, sur deux fins de semaine, les chanteurs ont créé des tableaux sonores. Un concert déambulatoire que le public suivait, d’un lieu à l’autre. »

Catherine Perrin nous amène ensuite sur la rue Resther (Plateau-Mont-Royal), non loin du métro Laurier, devant une maison signée Pierre Thibault dont la « façade de brique couleur beurre frais et son lattis de bois châtain : sans détonner dans son milieu, elle présente des lignes plus nettes et plus modernes que ce qui l’entoure. ». On reprend la route en direction de Frelighsburg, en Estrie, pour visiter le chantier de la maison multigénérationnelle conçue par Pierre Thibault et Mathieu Leclerc qu’habiteront l’écosociologue Laure Waridel, son conjoint l’avocat Bruce Johnston, leurs enfants et ses beaux-parents. Inutile de dire que les propriétaires exposent clairement leurs besoins d’une telle maison et leurs préoccupations environnementales dans sa conception et dans son érection.

Nous voilà en mai 2023 et la conversation de Catherine Perrin et Pierre Thibault s’envole vers Paris, « alors que la Galerie d’architecture, dans le Marais, présente une belle exposition sur le travail de ce dernier », mais aussi pour « analyser avec lui le succès d’un quartier récent et encore peu connu, Clichy-Batignolles. » Je n’en dis pas plus sur ce projet, car, passionné de la Ville lumière, je citerais l’entièreté des pages qui lui sont consacrées à ce projet, en insistant sur les illustrations qui les accompagnent.

Pour prolonger le séjour parisien, l’interlude donne à écouter le Marteau sans maître de Pierre Boulez alors que les protagonistes se dirigent vers l’atelier de Renzo Piano dans le Marais, mais doivent se mettre à l’abri de la pluie Place Beaubourg (Centre Pompidou). Même la justice peut habiter en beauté (Paris).

Toute bonne chose ayant une fin, nos guides proposent, en épilogue, une visite de l’écoquartier de Lachine-Est.

Habiter la beauté : ces lieux qui nous font du bien reste fidèle à son titre du début à la fin, des projets que nos hôtes nous font visiter tout en racontant les motifs de leur réalisation à leur intégration à la nature environnante. Pour accompagner leurs périples, ils ont agrémenté leur discours d’observations plus pratiques que théoriques, mais toujours justes. Ils nous amènent même à croire en tous ces possibles qu’architecture et aménagements peuvent réaliser pour une certaine plénitude de l’environnement et de ses habitants.

mercredi 24 janvier 2024

Claudine Bourbonnais

Le destin c’est les autres

Montréal, Québec Amérique, coll. « III », 2023, 152 p., 21,95 $.

Le brouillard d’une quelconque évidence

Que d’individus croise-t-on sur le chemin de l’existence! Certains ne font que passer, d’autres laissent derrière eux une empreinte indélébile, même au-delà de leur trépas. Si bien que toutes ces personnes sont inscrites dans l’ADN de notre personnalité.

Ces présences ineffaçables font l’objet des ouvrages de la collection III publiée chez Québec Amérique, chaque livre renfermant « trois récits inspirés de moments marquants dans la vie de leur auteur. Peut-être s’y glisse-t-il une part d’invention. Peut-être pas. » Or, Claudine Bourbonnais, journaliste et chef d’antenne week-end à la télé nationale, propose Le destin c’est les autres à cette enseigne. Je me suis souvenu de Métis Beach (Boréal, 2014), la première fiction de l’autrice qui suggérait un avenir littéraire enviable grâce à sa façon de mener les péripéties de son roman avec cette curiosité du détail journalistique.

Son nouvel opus est d’un autre horizon, car il s’agit d’une possible autofiction s’appuyant sur trois moments concomitants de sa vie. Vraie ou imaginée, la trame du récit gravite autour du personnage nommé Claudine. Bien que je me méfie de l’alter ego des écrivains devenus narrateurs, j’ai compris qu’il s’agit bien ici de Mme Bourbonnais, le peu qu’internet nous apprend de sa vie personnelle et professionnelle concorde avec la trame du récit. Là n’est pas mon intérêt, sinon pour mettre en perspective cette histoire.

Nous sommes à Durham, une ville au nord du Royaume-Uni, en 1988. S’y trouve une des universités de la région. L’étudiante Claudine, après des études à McGill en science politique, est venue y approfondir ses connaissances de la culture des pays arabophones et de la langue arabe. Elle habite un deux-pièces meublé d’une résidence étudiante réservée aux gradués, semblable à Douglas Hall, une résidence étudiante de McGill située derrière le stade Percival-Molson.

Avant de planter ce décor qui devient un personnage protégeant ses habitants, la narratrice décrit l’élément déclencheur de la trame : « Quelque chose de grave s’était donc passé sans que nous en mesurions toute la portée. Peut-être en avions-nous minimisé le sérieux parce que c’était impensable, tout simplement. Mais ne pas savoir est une chose, ne pas chercher à savoir en est une autre… J’ai vingt-trois ans, une conception plutôt sentimentale de la justice et une soif impérieuse de comprendre le monde. » (13)

L’événement en question était l’agression d’une jeune vendeuse chez Body Shop, suivi de l’anathème lancé par son père à l’endroit des responsables de ce crime. « Au 38 Old Elvet, nous étions sidérés. Nous allions passer cet été 1988 ensemble, occupés par nos études et préoccupés par la sécurité de nos camarades arabes, Sami, Marwan, et tous les autres qui étudiaient avec moi au département d’études moyen-orientales. » (17)

Qui sont ces camarades? Ce sont Sami, Marwan, Alex – « le plus sanguin d’entre nous… À la maîtrise en études turques, plutôt bohème » –, Paul – « un grand rouquin au visage piqueté de rouille, à l’éducation très British, fou de politique et de petites voitures » – et Christine – « une grande brune de la taille de Paul, un visage à la mâchoire carrée, séductrice avec les hommes, en compétition avec les femmes ». La personnalité de chacun donne du relief à leurs discussions, alors que l’incident initial souligne le « fossé très clair entre les étudiants et les habitants de la région… La notion de classes sociales comme une fatalité; c’était nouveau pour moi, et troublant [dira Claudine]. » (19)

Le discret Marwan, absent depuis quelques jours, « était un grand gaillard de plus de six pieds, la barbe sombre bien taillée, de grosses lunettes d’aviateur. Un Palestinien de la bande de Gaza qui, avant d’arriver à Durham, avait enseigné l’économie dans une université là-bas. » (20) Or, le doctorant a déjà été arrêté, un sujet dont on évitait de discuter. « Quelque chose de trop flou dans cette histoire nous incitait à ne pas avoir envie d’en apprendre davantage… Des hommes à l’air sinistre vêtus de noir – des policiers? – étaient entrés [dans la résidence] et en étaient ressortis en escortant Marwan. » (21-22)

Les événements laissent Claudine songeuse, car elle était en relation directe avec Marwan. « Mon mémoire de maîtrise portait en partie sur cette révolte de la jeunesse palestinienne [l’Intifada ayant alors cours au cœur de Gaza], et Marwan me donnait des nouvelles du terrain avec un détachement émotif qui m’étonnait et que je prenais pour du courage et de la maturité. Il avait six ans de plus que moi. » (24)

Dans ce climat de suspicion, on se demande comment Claudine s’est retrouvée à Durham, elle qui n’était pas toujours certaine d’elle-même. « Faire quelque chose d’inattendu de ma vie. C’était cette peur de ne pas y arriver qui m’avait donné le courage de partir pour deux ans dans cette université dont je n’avais jamais entendu parler, dans un pays que je ne connaissais pas, d’entreprendre une spécialité qui était loin de m’assurer un travail, et tout cela sur la foi d’une simple brochure de quelques feuillets consultée un après-midi de novembre à l’Université McGill… Le marché de l’emploi était bouché, le "no future" et la peur du sida nous tétanisaient. J’appartenais à une génération à laquelle les médias ne s’intéressaient pas et la publicité ne s’adressait jamais. » (27)

Malgré tout, la session universitaire allait bientôt se terminer et se devait d’être soulignée par des rencontres ou des fêtes. Paul invite Claudine à celle des finissants en économie, une occasion pour elle de constater le discours d’étudiants militants pour ce qu’ils croient une juste cause les autorisant à faire de leurs propos du harcèlement. « … nous étions à la fin d’une décennie qui s’était ouverte sur le courage obstiné de grévistes polonais forts de l’appui du pape politique, et s’achèverait l’année suivante par la chute du mur de Berlin. Nous assistions à l’écroulement de tout un système… » (51)

Le premier des trois récits se termine sur le départ des locataires du 32 Old Elvet et sur l’horizon de l’avenir de chacun que « Paul réunirait près de vingt ans plus tard dans un club privé de Londres. Car quelque chose de grave s’était passé sans que nous en mesurions toute la portée à l’époque. » 57)

Le second volet se déroule au Caire, en 1989, une « métropole entre anarchie et langueur. En plein ramadan, le mois du jeûne et d’abstinence pour les musulmans. » Claudine s’est promis de faire de ce séjour en Égypte « un grand moment de liberté comme je n’en vivrais plus… À l’affut d’une sorte d’épiphanie qui, peut-être, m’aiderait à voir plus clair. Mon avenir n’était pas tracé comme il l’était pour Paul. Le chemin que j’empruntais était plus tortueux, avec des détours et des égarements, mais il me réservait – du moins je l’espérais – des surprises et des cadeaux insoupçonnés. » (63)

Le dépaysement total aidant, la narratrice alterne le récit entre les images de son enfance – « … la petite fille que j’avais été et qui, étrangement, n’avait pas aimé être un enfant… Pour ma part, je me sentais tout simplement à l’étroit dans cette antichambre de la vie adulte. » (65, 67) – et celles de sa vie de jeune adulte pour qui ce séjour à l’étranger lui ouvrait de nouveaux horizons.

Au Caire, c’est Daniel, un ami de son confrère Paul, qui l’accueille. « Le Caire n’était donc pas une simple destination pour moi. J’y étais pour me trouver. Je n’y étais pas pour me fuir. Ici, j’allais faire tout pour la première fois. Une toile "vide" – comme je disais, petite – à l’image de celles que ma mère préparait pour moi, qu’elle montait sur un cadre de bois et enduisait de "gesso", prêtes à recevoir mes premiers coups de pinceau que ma main, incertaine, hésitait à donner. » (68)

Son séjour en Égypte est aussi l’occasion d’étudier et de perfectionner sa connaissance de la langue arabe à l’International Language Institute, une « école fréquentée par du personnel d’ambassades, des étudiants, comme moi, et des journalistes, comme Jon et Ernst – Jon est un Américain qui écrivait dans The Interview Magazine et Ernst, un Allemand, pour Der Spiegel – avec qui je m’étais liée d’amitié. » (69) Cette rencontre, comme l’ont été celles faites en Angleterre, appartient à l’image du titre du livre, « le destin c’est les autres », car ses nouveaux camarades lui font découvrir divers aspects du journalisme qu’ils pratiquent dont de longs reportages sur des thèmes aussi sérieux que la mort. « L’idée de la mort est effrayante quand la vie n’a pas encore livré toutes ses promesses, écrit-elle. » (71)

Claudine, Jon et Ernst abordent d’autres sujets, dont l’émancipation des femmes dans certains pays ou la radicalisation de l’Égypte « après la défaite en 1967 face à Israël – et la fin du rêve nationaliste arabe de Nasser – [que] ses films la préservaient d’une certaine amnésie collective. » (73) C’est avec eux qu’elle rencontre Ali Salem – dramaturge, satiriste et journaliste indépendant – et le Dr Hacim « qui [se] porte au secours des jeunes femmes effrayées à l’idée d’être répudiées… » (76) en pratiquant « l’hyménoplastie » pour leur permettre d’obtenir un certificat de virginité "en bonne et due forme". (76-77)

Chose certaine, pour Claudine être « à table avec des journalistes enthousiasmée, c’était comme se trouver avec des joggeurs et ne pas être capable de les suivre… Cette nuit-là, sous le croissant de lune, en compagnie de mes amis journalistes, je me disais pour la première fois : voilà, c’est ce que je veux faire. » (79-80)

La narratrice n’est pas au bout de ses surprises. Ainsi, Ali leur parle des services de renseignements égyptiens, ce qui rappelle à Claudine l’arrestation mystérieuse de Marwan qu’elle évoque; selon Ali, les « Israéliens ont refilé l’information aux Britanniques, ça me paraît évident. Il était déjà fiché… Les islamistes n’ont pas nécessairement la tête de l’emploi que vous leur prêtez. Il n’y a pas que des illuminés, chez les islamistes. On y trouve des Arabes, des Égyptiens instruits, intelligents. Ce qui les unit, c’est une grande colère envers l’Occident et Israël. » (85-86)

Une dernière rencontre que Jon, Ernst et Claudine feront est celle de Salwa Helmy, une chanteuse et une actrice égyptienne de grande renommée qui, à 69 ans, vivait recluse et n’accueillait que rarement des visiteurs. Ce bref tête-à-tête fut comme une tombée de rideau sur la vie sociopolitique égyptienne et ses dictats, notamment ceux à l’endroit des femmes. Claudine en retient notamment que « Toutes les questions se posent, des plus difficiles aux plus délicates, je l’apprendrai plus tard quand, à mon tour, je pratiquerai le métier. Seulement, il faut savoir comment bien les formuler, ce que nous n’arrivions pas à faire devant l’imposante et déconcertante Salwa Helmy. » (95)

C’est aussi à ce moment que Claudine se souvient de Habib, un suppléant en classe d’éducation physique alors qu’elle a huit ans et qui, « sans s’en douter, [était] sur le point de donner une tournure à mon destin. Nous sommes la somme des rencontres déterminantes que nous faisons… Habib nous parle des pyramides de Gizeh bâties pour servir de tombeaux et accueillir les corps momifiés des pharaons et de leurs femmes… Mes yeux fermés. Je me crée des images du désert et de ces immenses ouvrages érigés vers le ciel et les étoiles, en fais un montage, celui de mon propre film. » (98-99)

Ultime saut dans le temps, le troisième volet du récit se situe à Montréal en avril 2006, alors qu’elle travaille à Radio-Canada et reçoit un courriel intriguant : « News from our "old friend". » (105) Sur le coup, elle ne comprend pas, puis elle croit que ce peut être « un ami de l’époque de Durham… dix-sept ans déjà. Le temps est un train furieux sans personne aux commandes. » (105) Ouvrant la correspondance, il s’agit d’un message du FBI concernant des terroristes recherchés, accompagné de trois photos. Choc! : sur l’une d’elles on voit Marwan. Soufflée, Claudine se remet rapidement de ses émotions, car elle est en ondes du téléjournal week-end dans quelques instants durant lequel elle est en entrevue avec Danièle Kriegel, collaboratrice à Jérusalem qu’elle connaît tout comme son mari Charles Enderlin, au sujet d’un attentat en Israël revendiqué pas le Djihad islamiste palestinien dont Marwan est le chef depuis 1995 comme le lui a appris la récente correspondance. On serait bouleversé pour moins que cela, on la comprend.

Sa journée de travail terminée, Claudine rentre à la maison, à la campagne, où l’attend Gilles, son époux dont elle ne donne pas le patronyme, mais qui était alors le regretté Gilles Le Bigot (1943-2017). Suivent des discussions sur l’aveuglement qu’elle déplore face à Marwan et son refus de croire qu’il était déjà un djihadiste actif à l’époque de Durham.

C’est l’occasion pour la narratrice d’évoquer sa relation avec son conjoint, une histoire d’amour aussi intense que l’engagement journalistique de chacun d’eux. Si elle peut donner la fausse impression de froideur, cela correspond à la préservation d’une vie intime loin des feux de la rampe auxquels leur quotidien est soumis. La maison que le couple habite est à l’image d’eux-mêmes : ouverte sur la campagne environnante et refermée sur les pièces de leur intimité.

Claudine et Gilles ont prévu un séjour à Paris et il lui suggère de faire un détour par Londres pour rencontrer ses amis. Claudine les retrouve donc dans le club privé très « british » où Paul les a conviés. Tous dans la quarantaine, ils sont devenus homme d’affaires prospère, haut fonctionnaire au Foreign Office et aux services de renseignements (M15), députée dans le gouvernement de Tony Blair et, elle, journaliste à Radio-Canada. L’objet de la « convocation » que Paul leur a adressée est bien sûr l’avis de recherche lancé par le FBI à l’endroit de Marwan et, surtout, la menace à peine voilée de chantage d’un journaliste ayant retrouvé une ou des photos de leur groupe en compagnie du djihadiste. Pour chacun d’eux, sauf Claudine, une telle révélation publique menace leur carrière. Si Christine blâme Claudine de ne pas avoir vu venir et de les avoir informés du statut de Marwan, Paul et Alex avouent avoir accompagné Marwan, à sa demande, à Londres à quelques reprises et sous divers prétextes; ils comprennent qu’il a abusé de leur bonne foi. « La vérité, poursuit Phillip, c’est que lorsqu’on l’a connu, il menait une double vie d’universitaire et de terroriste. Et les services de renseignements britanniques le savaient. » (139)

La chute du récit est une question qu’on se pose parfois en vieillissant : « Nos intérêts ont-ils remplacé nos idéaux. » (145) Pour l’écrivaine, c’est aussi ceci : « Dans la nuit londonienne fouettée de pluie, je pense au chemin parcouru et m’en étonne. De la petite fille aux cheveux nattés impatiente de grandir, à cette femme de quarante et un ans que je suis devenue. Comment aurait réagi cette enfant si on me lui avait présentée en lui disant : "Voilà. C’est ce que tu deviendras"? »

J’aime croire, sans réserve, à l’essentiel du récit que fait Claudine Bourbonnais dans les pages de Le destin c’est les autres, car j’y retrouve une sorte de saine naïveté que trop peu de gens se permettent à l’âge adulte, le plus long temps d’une existence. Cette forme d’émerveillement, même durant les pires tempêtes du quotidien, est une façon d’aborder l’existence en nous rappelant justement que notre destin, ce sont aussi les autres, ce que je préfère à la vision de Sartre pour qui : « L’enfer, c’est les autres. »

mercredi 17 janvier 2024

Nathalie Petrowski

La vie de ma mère

Montréal, La Presse, 2023, 136 p., 24,95 $.

Un désert émotif est-il possible?

Il en est passé de l’eau sous les ponts depuis que Nathalie Petrowski, journaliste dont la rentrée au Journal de Montréal en 1975, à l’âge de 21 ans, fut remarquée et, plus tard, qu’elle soit devenue « agitatrice » culturelle au sein de la Bande des six en compagnie de René Homier-Roy, Marie-France Bazzo, Georges-Hébert Germain et Dany Laferrière. Elle a aussi fait ses premiers pas sur la route sinueuse de la littérature en publiant Il restera toujours le Nebraska (1990). Puis, ce fut Maman Last Call (1995), une histoire qui sera portée à l’écran par François Bouvier où on « suit les tribulations d’une femme, issue du baby-boom, de celles qui ont tant contesté l’esclavage de la maternité. Cette femme raconte qu’elle a conçu – malgré elle – un enfant et dit pourquoi elle l’a gardé ».

Cette fiction place certaines des pièces sur l’échiquier qui lui serviront à créer Un été à No Damn Good (2016). Cet été à NDG, un coin de l’île de Montréal, Nora P., l’héroïne et la narratrice, a 14 ans. Pour elle, tout est possible même si les parents limitent ses lancées vers un univers où seuls les adultes semblent avoir des droits. Après sa petite enfance en France, auprès de sa grand-mère, elle vécut à Ottawa avant d’arriver rue Marcil, dans NDG. Elle s’y est fait des amies, Élise et Marie-T. Chevrier, et leur famille est devenue un peu sa famille de substitution, ses propres parents semblant être plus absents que présents.

Trois romans, trois histoires, un premier mal accueilli dieu sais pourquoi, un même fil conducteur pour les deux suivants, un fil qui emprunte largement, dit-on, à la vie de l’écrivaine, bref tout ce qu’il faut pour squatter réellement sa vie personnelle dans un récit intitulé La vie de ma mère.

À moins d’avoir vécu sur Mars ou être millénariaux, le nom de Minou Petrowski vous n’est pas inconnu. Si c’est le cas, googlez-le et vous en aurez pour quelques minutes à passer en revue les faits saillants de sa vie qui fut tout sauf banal. Mais il y a mieux pour connaître cette femme, car La vie de ma mère raconte Minou Petrowski, la femme flamboyante, séductrice finie mais jamais achevée, l’imaginative scénariste de sa propre existence, fuyant le mâle scénario écrit pour diriger toutes les femmes de ce monde et leur imposer une stabilité ennuyeuse qui exclut l’idée même de fête.

Ne manque qu’une chose à ce portrait de « femme de rêve » : l’esprit maternel.

C’est sur cette absence que Nathalie Petrowski a bâti la trame de son récit qui raconte le trajet sinueux de sa mère que le journaliste Étienne Paré résume ainsi : « Minou Petrowski, ou Georgette Visda de son nom de baptistaire, est née à Nice, en 1931, de parents originaires d’Union soviétique, fort possiblement juifs, qui la donneront en adoption. Durant l’Occupation en France, elle vécut avec la peur d’être persécutée. Puis, elle connut toute la période de foisonnement culturel et de libération sexuelle de l’après-guerre, avant d’immigrer au Canada avec son mari, le réalisateur André Petrowski. » (Étienne Paré, Le Devoir, 6 septembre 2023)

Décrit ainsi cela peut sembler presque banal, car on a lu et vu tant d’images de la guerre 1939-1945 qu’on a l’impression que ce film en noir en blanc s’est effacé. Ce n’est sûrement pas le cas de Minou P. et, par une hérédité lourde à porter qui aurait pu devenir une tare, pour celle de Nathalie P. et son frère Boris.

Le début du livre nous fait comprendre le scénario tantôt réel, tantôt fictif dans lequel Minou P. a joué le rôle qu’elle s’est donné, quitte à faire des victimes collatérales de ses espiègleries, ses enfants d’abord.

L’exemple parfait de la non-existence du sentiment maternel ce sont les cinq premières années de vie de l’écrivaine qui se sont passées chez sa grand-mère paternelle à Nancy, en France, ce qu’elle a d’ailleurs raconté dans Un été à No Damn Good.

Le voyage dans la vie de Minou P. est une succession ininterrompue de fuites en avant dans toutes les directions que lui inspire sa quête de liberté absolue, un fantasme que l’écrivaine résume ainsi : « Pour ma mère la fiction a toujours été plus importante que la réalité. Pour moi, sa fille, c’est exactement le contraire. »

Un des paradoxes – et dieu sait qu’ils sont nombreux dans la vie de Minou P. – c’est son refus de vivre dans le passé, alors qu’elle sait que, sans sa venue au Québec avec André P., son époux et père de ses deux enfants, elle n’aurait jamais connu une vie professionnelle comme la sienne et que ses fréquents retours sur la Côte d’Azur, notamment pour le Festival du cinéma de Cannes, sont autant de symboles d’un retour en arrière sur les côtes méditerranéennes.

Nathalie Petrowski sait bien que, loin du discours public, la relation mère-fille peut souvent être acrimonieuse. Celle entre elle et sa mère fut ainsi, ce que des gens qui ont fréquenté Minou P. peuvent avoir de la difficulté à comprendre. Comme l’écrit le journaliste É. Paré : « Sans être moraliste ou réactionnaire, La vie de ma mère montre l’envers de la médaille de cette vie de bohème, de cet existentialisme qui a fait voler en éclats les vieilles valeurs familiales dans les années 1960 et 1970 au Québec. Ce livre fait du même coup contrepoids à tout un discours actuel, qui érige en modèle féministe les mères indignes, les cougars et autres anticonformistes, comme Minou Petrowski. »

Le portrait que fait Nathalie P. de sa mère n’est pas reluisant même si elle tente par tous les moyens d’être la fille idéale d’une mère idéale. L’image qui m’est venue en tête maintes fois à la lecture du récit, c’est celle d’une personne prise dans une bourrasque qui tente, tant bien que mal, de garder le cap malgré toute l’énergie que cela lui demande.

À quel moment de notre existence peut-on lire un tel récit et bien le comprendre? Ado, on a peu ou pas d’autre référence de mère que la sienne. Adulte, on en a trop ou trop peu. Âgé, on en a perdu le compte. La vie de ma mère ajoute à ce dernier groupe une référence forte : de mère indigne à fille qui brise le miroir où sa génitrice brillait. Car, oui, Minou Petrowski a brillé de tous les feux du strass et des paillettes toute sa vie d’adulte jusque dans sa fin de vie semblable à une tragicomédie.

Le récit que propose Nathalie Petrowski et la forme donnée à sa prose donnent à penser que la trame est à deux niveaux : le niveau périphérique évoque les réflexions de l’autrice sur ce qu’elle écrit en relation avec son sujet et elle-même; le niveau central, c’est la description détaillée de faits et gestes glanés au fil de ses rapprochements et ses éloignements de cette « mère indigne ».

Nul besoin d’épiloguer sur la littérarité du livre, l’écrivaine en exploitant très bien tous les outils qui lui sont nécessaires. Non seulement passe-t-on un bon moment de lecture, mais nous sommes amenés à faire une réflexion sur notre relation avec notre propre mère.

mercredi 10 janvier 2024

Stanley Péan

Cartes postales d’outre-monde, illustrations de Jean-Michel Girard

Montréal, Mains libres, coll. « Nouvelles », 2023, 270 p., 34,95 $.

Des images et des mots : double plaisir

L’édition québécoise connaît, depuis quelques années, un renouveau, alors que l’imprimé est mis à mal. Les éditions Mains libres sont de cette nouvelle génération qui fait tourner les rotatives à vive allure. Depuis 2021, cette maison propose de la poésie – Stéphane Despatie son directeur littéraire ayant une solide expérience du domaine –, mais aussi des fictions, des essais et même des bandes dessinées. Près de quarante livres en peu de temps, c’est énorme, trop diront certains, mais la passion de ses dirigeants – outre S. Despatie, l’écrivaine Corinne Chevarier agit comme directrice administrative – n’a de cesse.

Stanley Péan, un auteur d’expérience, a publié à cette enseigne cinq ouvrages dont La plage des songes, un recueil de nouvelles d’abord paru en 1988 qui « révèle les fondations d’un univers sur lesquelles Stanley Péan a su construire une œuvre solide. Si l’écrivain a bien évidemment évolué au fil de ses trente-cinq ans d’écriture, soulignons qu’il écrivait déjà magnifiquement. »

Il a aussi collaboré avec Jean-Michel Girard, l’illustrateur de la bédé Fuites : Izabel Watson (tome 1, 2022). Lors de leurs rencontres de travail, Péan admira une suite d’illustrations de l’artiste lui rappelant l’illustrateur états-unien Norman Rockwell, le même qui éveilla, chez le jeune enfant que j’étais, l’intérêt pour les illustrations hyperréalistes.

Les illustrations de Girard méritaient d’être connues du grand public et l’écrivain Péan lui proposa de choisir 35 de ces œuvres autour desquelles il allait imaginer des histoires brèves, des nouvelles, ce genre qu’il pratique avec brio. Leur collaboration s’est concrétisée par la parution de Cartes postales d’outre-monde, un livre d’une remarquable qualité tant au niveau des illustrations, des histoires inventées que du travail d’édition et d’impression.

Le premier contact avec ce livre consiste à scruter attentivement, une à une, les illustrations afin de nous familiariser avec l’univers de Jean-Michel Girard et d’en apprécier pleinement son souci des détails hyperréalistes qui ont tous quelque chose de suranné en nous ramenant à une époque, pourtant pas si lointaine, où la femme était élevée au niveau d’un mythe sacré qu’on se devait d’admirer et de respecter en toutes situations, même fantasmées. Il en va ainsi des personnages imaginés par l’illustrateur qui sont magnifiés par les nouvelles écrites à l’aune des fictions classiques, fantastiques, de suspens ou relevant de science-fiction qu’ils ont inspirées à Stanley Péan.

À l’appui de cette harmonie, je retiens que les « illustrations originales de Jean-Michel Girard qui ont inspiré la majorité des fictions réunies ici (ainsi que les rares qui, à l’inverse, s’inspirent des textes de Stanley Péan) ne portent pas forcément le même titre que les nouvelles. » Dans ce cas, il s’agit d’une variation sur un même thème, rien à son opposé.

S’il est difficile de recenser et de rendre justice à un tel livre, notamment en raison de la variété des sujets abordés, il y a quand même des planches et des textes qui me semblent bien illustrés l’unisson de l’illustrateur et de l’écrivain. Il en va ainsi de « Londres sous la pluie » dont l’illustration représente un contrebassiste noir l’air dépité sous la pluie, ce qu’explique la prose du récit. Les indices du propos m’ont paru couler de source : un musicien de jazz, ce genre musical dont Péan est un aficionado comme Gilles Archambault ou le regretté Jean-Marie Poupart. Je n’ai pas fait fausse route, lisez : « Rares sont les mélomanes qui se souviennent de Spencer T. Johnson même si, au cours de sa brève carrière, le contrebassiste originaire du Kentucky s’est illustré aux côtés de plusieurs grands noms du jazz, du blues et du rhythm and blues… » (121)

Que dire de « Reviens en un morceau » dont l’illustration représente un soldat en train de lire une lettre d’Alex, son amoureuse, alors qu’il est en mission, en plein champ de bataille dans « les environs de Caen » (61), ville française à 14 km de l’Atlantique, et qu’il rêve de la rejoindre après la Seconde Guerre mondiale se terminer. Ce qu’il ignore, c’est qu’il servira de chair à canon pour l’avancée militaire des alliés que les Allemands repousseront.

L’illustration de la page couverture s’intitule « Je t’ai attendu des heures durant » et le récit qui l’accompagne, « Au-delà des montagnes ». Le nouvelliste y raconte l’histoire de Josie qui « ne pouvait distinguer que les Cascades, la chaîne de pics enneigés qui ceinturait Seattle » en attendant Adam Hille, son amoureux. Cela me semble un parfait exemple de la lecture que l’écrivain a faite du tableau de l’illustrateur, une compréhension qui va au-delà de ce que ce dernier a représenté.

Il y a parmi les trente-cinq planches certaines qui évoquent plus qu’elles ne représentent. C’est notamment le cas de cette chaise berçante défraîchie devenue « La "dodine" de maman ». Celle-ci représente l’habitude de Philibert de ramasser des « objets hétéroclites, de vieilleries disparates, pour la plupart dans un état lamentable » et qu’il accumule dans un chaos d’objets brinquebalants dans lequel, Nancy son amoureuse, peine à vivre. Mais la « dodeline », tirée de ce fatras, lui sera un jour une oasis que rien n’annonçait ou si peu.

Chaque fois que je tourne et retourne les pages de ce recueil, une image ou un paragraphe capte mon attention comme si je m’y attardais pour la première fois. Aussi bien dire que le travail conjugué de Péan et de Girard m’a charmé en me guidant dans des mondes singuliers malgré un contexte initial parfois banal. La complicité des deux créateurs que les images mis en mot ou les mots illustrés sont le résultat d’une lecture très personnelle comme lorsqu’une œuvre littéraire est portée au grand écran, le résultat ne peut être autre que la lecture qu’en fait le cinéaste.

mercredi 3 janvier 2024

François Hébert

Si affinités, postface de Nathalie Watteyne

Montréal, l’Hexagone, 2023, 80 p., 17,95 $.

Pour saluer François Hébert (1946-2023)

Nous faisons de remarquables rencontres à tout âge. Jeune, nous n’en mesurons l’importance que par le temps compter en heures de jeu. Vieux, nous en percevons la dimension à l’instant même. Il en fut ainsi lorsque nos amis Célyne Fortin et René Bonenfant nous présentèrent François et Nathalie autour d’une table bien garnie pour des agapes joyeuses et animées. Il y eut quelques autres repas en leur compagnie toujours aussi joyeux et animés. François, c’était François Hébert, universitaire retraité et écrivain polymorphe. Nathalie, c’était Nathalie Watteyne, universitaire active et aussi écrivaine polymorphe.

Je me souvins avoir recensé certains des livres de l’une et l’autre. Récemment, ce fut Frank va parler (Leméac, 2023), roman de François H. dont je disais que, bien que les premières pages m’aient pris au dépourvu, je me suis laissé emporter par les eaux vives de la narration. La suite fut une errance imaginaire dans des univers tantôt convergents, tantôt divergents, mais toujours distrayants. Après tout, qu’est-ce que la littérature sinon ce qu’en conclut l’écrivain : «… la littérature consistant à écrire des mots, c’est-à-dire à parler sans parler de gens qui ne sont pas là à des gens qui ne sont pas là. On peut comprendre qu’on se cherche.»

À peine quelques jours après la parution de cet article, j’apprenais le décès du romancier, à peine plus âgé que moi. J’en suis encore troublé, car, bien que le connaissant si peu, j’ai découvert en lui un homme plein de contradictions et de cohérences assumées à travers ses pratiques littéraires et artistiques, dont les collages illustrant des livres d’artiste partagés avec Jacques Brault.

J’ignorais en ce jour de mai 2023 que F. H. allait publier Si affinités (L’Hexagone, 2023), un recueil réunissant 65 poèmes comme autant de collages faisant du sens pour quiconque se laisse prendre par l’agilité des mots composant chacun d’eux comme la fluidité d’une aquarelle. 65 poèmes illustrant parfaitement l’alpha et l’oméga de la littérature que sont les mots et les images qui en jaillissent en donnant du sens dans toutes les directions.

La majorité des poèmes sont des miniatures dont la tessiture tient autant dans leur brièveté, une page parfois deux, que dans l’éclat de leur évocation. Voyez cet exemple : « mais si on m’interpelle / quand je ne demande rien / n’étant pas moins mort / c’est la fin / de ce qui n’aura pas commencé / en ce poème / qui n’admet au tourniquet de la parole / personne / à proprement parlé ». (12)

D’un poème à l’autre, j’ai eu la sensation d’épier dans la cour d’un voisin imaginaire qui faisait exprès pour attirer mon attention sur une image ou une métaphore ludique afin de partager la fluorescence de ses mots. « quand tu mourras Miron de mort un jour / puisqu’il t’a inventé caracolant à son image / Dieu ne va pas voir à travers ses larmes / ne pourra se regarder dans le miroir / va devenir fou / (les cabalistes l’ont assuré / vous allez voir) ». (30)

Parmi tous ces vers que j’aimerais tant partager ceux de « L’exposé », le plus long poème de l’ensemble – plus d’une quarantaine de strophes réparties sur sept pages – est un récit abracadabrant comme aurait dit le Miron. Un étudiant discourt alors que « le professeur lui avait donné vingt minutes / l’étudiant n’a toujours par terminé son exposé ». (37) Je tais la chute qui fait sourire comme les fables d’autrefois.

Le poème le plus court va ainsi : « "Bref poème" à Réjean Ducharme – monté au ciel / à vélo ». C’est là une autre façon de mettre en mots le collage de François Hébert qui illustre la couverture, « Ducharme à bicyclette ». Il arrive parfois d’ailleurs que l’écrivain se serve des mots comme s’ils étaient des objets fabriqués de bric et de broc passant du disparate ou de l’incongru à une réelle vérité, celle des lectrices, celles des lecteurs, celles des autres comme celles du poète.

« Pochade » est de ceux-là : « si un jour je m’enfarge / dans les fleurs du tapis des apparences / j’aurai une petite pensée pour les lueurs / dans les pastels du vieil Horace Champagne / perdant la lumière de ses yeux / devant les petites fleurs des champs / de sa campagne ». (60) Ou encore dans « Secret partagé avec Buster Keaton » : « la poésie est le sixième sens / que les dieux magnanimes confèrent / aux parfaits idiots ». (61)

Je parlais récemment d’À jamais (Noroît, 2023), le recueil posthume de Jacques Brault. Or, François Hébert était très près de ce dernier avec qui il a coécrit quelques livres-objets. Il allait de soi qu’il remercie Brault « pour sa lecture généreuse et méticuleuse du manuscrit » (91) de Si affinités en l’évoquant dans le poème intitulé « Nous promenant dans le Bas du fleuve » : « marchons sur la grève de Saint-Siméon / avec Jacques cherchant / (c’est un trouvère) / des bois flottés pour ses sculptures… » (78)

Je soulignais au début de cette chronique avoir rencontré F. H. et sa compagne Nathalie Watteyne. C’est à cette dernière que l’éditeur a confié la postface du recueil. À la fois brève fresque périphérique de l’œuvre globalisante de François Hébert et regard oblique sur le recueil dont elle souligne la littérarité autant que les croisées d’horizons que le poète y évoque, elle enchâsse dans son propos l’absence de l’homme Hébert : « Trop vite, trop jeune, tu es parti, et ta présence nous manque terriblement, mais tu demeures, aimant et aimé, avec ton sourire profond, étincelant, qui sait si bien rendre ses couleurs au monde, éclairées par la musique d’un cœur. » (102)

Qui a dit que la poésie est insaisissable n’a jamais lu François Hébert et sa façon de prendre à brasse-corps l’univers, tous les univers. Pour remédier à cette incurie, rien de mieux que d’ouvrir Si affinités et d’en saisir les mots et les bouquets d’images comme un arc-en-ciel au lendemain des orages de l’existence.

Je m’en voudrais de terminer cet hommage à l’homme-ami en-allé sans souligner un ultime recueil Comment naître paru au temps volé éditeur dans la collection « à l’escole de l’escriptoire », un ouvrage hors du commun tant par l’écriture du poète que par le travail de l’éditeur. À la même enseigne paraît une nouvelle édition d’Est-ce qu’on s’égare? un livre de Jacques Brault et François Hébert, ultime réalisation de deux hommes de lettres comme un héritage à ne jamais oublier.