Serge Bouchard
L’Œuvre du Grand Lièvre Filou
Montréal, Bq, 2021, 232 p., 11,95 $.
Étouffer l’âme des peuples colonisés
J’ai fait un tour d’Amérique en août dernier tout en restant chez moi. Ce voyage m’a permis de rencontrer un communicateur, un conteur et un écrivain hors pair : le regretté Serge Bouchard. Ce voyage en sa compagnie s’est fait à travers les pages de L’Œuvre du Grand Lièvre Filou.
Cet ouvrage « rassemble les chroniques qu’il a tenues dans le magazine Québec Science entre 2009 et 2018. Observateur hors pair, il a y partagé son admiration pour les belles inventions de même que son indignation devant la bêtise humaine, la chimie pétrolière qui intoxique la planète ou l’architecture qui enlaidit les villes et les campagnes. Par ses réflexions et sa démarche scientifique toute personnelle, l’anthropologue de renom redonne du sens et de la beauté à un monde qui s’étourdit de jour en jour. »
Serge Bouchard – comme le biologiste
et océanographe Boucar Diouf – est un des observateurs de la société qu’il examine
attentivement, analyse et réfléchit tout en en traçant une suite de portraits à
l’intention de celles et ceux qui voient tout en technicolor ou, a contrario, tout
en noir et blanc. N’oublions pas que M. Bouchard était avant tout un anthropologue
qui savait traduire de façon imagée ses observations faites sur le terrain, qu’il
s’agisse de lieux – forêts, villages, villes, cours d’eau –; de sociétés – Amérindiennes,
blancs francophones, anglophones ou autres –; d’époques – d’aussi loin que nos connaissances
permettent d’estimer les changements ou l’évolution d’hier à aujourd’hui; de cultures
– selon les leaders et leurs pouvoirs, de jadis à aujourd’hui.
Ne l’ayant jamais lu, j’ai
profité de la parution de ce recueil pour enfin voir de quel bois se chauffait
sa plume. Pour bien faire, je me suis d’abord rappelé le champ d’expertise de l’anthropologie :
« science des caractéristiques physiques, sociales, politiques,
religieuses et culturelles de l’être humain, en le comparant aux animaux, ou en
comparant divers peuples ou sociétés humaines. » Cette définition en tête,
j’ai compris dès les premières pages comment Serge Bouchard met sa science, sa
longue expérience, son humanisme solidement ancré dans sa personnalité, au service
de ses recherches.
Le titre de l’ouvrage peut surprendre,
mais on comprend vite qu’il balise le cadre de la démarche générale de l’auteur.
« La légende veut que le Grand Lièvre Filou – le Nanabozo des Anichinabés
– ait créé la Terre en courant à toute vitesse sur une île au milieu de l’océan.
De bond en bond, l’île serait devenue un continent, puis le monde tel qu’on le
connaît. Suivant les traces du Grand Lièvre, Serge Bouchard, anthropologue
vagabond, s’est donné comme mission, à partir de ses voyages et de ses découvertes,
de raconter la beauté et la mémoire de ce qui nous entoure. »
Les soixante-quatre instantanés
qui composent l’essai sont présentés en quatre albums comme autant d’étapes d’un
long périple sur le territoire continental, surtout celui du Québec et de communautés
trop souvent oubliées. Notez les titres : la machine à pinottes, écrire le
livre blanc de la poésie du monde, mon pays est un ours blanc qui rencontre un
ours noir et rendez-vous à Butte des morts.
Si je devais choisir un de ces portraits,
ce serait « Il était une fois à Mégoumagué… » qui nous amène « de
Saint-Quentin, au Nouveau-Brunswick, à Restigouche, au Québec… » (209-211),
où l’anthropologue nous fait comprendre la rupture entre l’histoire et la
réalité sur le terrain. Ainsi, nous « imaginons toujours les Indiens dans
de petits canots d’écorce aux rivières sinueuses. Le peuple migmag était pourtant
un peuple de mer. » (210) Cela dit, il raconte qui sont « ces
Autochtones qui veulent leur part de homards », un conflit qui fait hélas
régulièrement résurgence sans qu’on parvienne à le solutionner.
Il y a beaucoup à retenir. Bouchard
ne donne pas de leçons, mais ses observations et commentaires nous obligent à
considérer ces chemins que l’histoire du Canada et celle du Québec ont empruntés
sous l’égide du potentat tout puissant de l’Église et de politiciens dont la
seule loi était celle de leurs intérêts et celle de leurs amis. L’écrivain n’a
pas attendu que l’enfer qu’on a fait subir aux Amérindiens depuis l’arrivée des
Français soit d’actualité, non pas pour décrire chacune des communautés dont il
nous fait visiter les territoires actuels, mais pour les mettre en lien avec
ces régions qui étaient les leurs bien avant l’arrivée des « civilisateurs »
européens. Il suffit de penser aux noms qu’on a donnés à des régions ou des
plans d’eau conquis dont la topographie amérindienne était en lien direct avec
la géographie des lieux et qu’on a rayés de la carte au profit du lexique des
saintes et des saints de la bonne mère l’Église ou d’illustres inconnus.
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