mercredi 19 décembre 2018


Antidote 10
Montréal, Druide Informatique, 2018
129,95 $

Tout le français au bout des doigts

L’éditeur Druide souligne le 25e anniversaire de son application phare en publiant Antidote 10. Depuis Antidote Prism (2001), j’ai souligné ici l’excellence sans cesse améliorée de ses dictionnaires de langue — définitions, synonymes, antonymes, famille de mots, etc. —, du conjugueur, des guides grammaticaux et, bien sûr, du correcteur.



Parmi les nouvelles fonctions apparues au fil des ans, soulignons Anti-Oups!, un correcteur de courriels associé aux messageries, et une version anglaise du correcteur répondant aux besoins des usagers sous Windows, OS et Linux, ou pour les appareils mobiles d’Apple.
Qu’allaient proposer les linguistes et informaticiens de Druide pour cet anniversaire? En tenant compte de l’évolution des technologies de l’information et de la langue française, ils devaient réviser les trois composantes du logiciel — dictionnaire, correcteur et guide —, les peaufiner et ajouter de nouvelles fonctions.
J’utilise Antidote 10 depuis novembre dernier. J’ai d’abord désinstallé la version précédente, modules français et anglais et Le Visuel intégré; l’installation s’est ensuite déroulée rondement. Ayant lu attentivement les consignes, j’ai été surpris que l’indispensable Anti-Oups! ne prît plus en compte Windows Mail, cette messagerie n’étant plus mise à jour. Heureusement, l’agent Connectix, une fonction d’Antidote, lie Anti-Oups! à d’autres messageries dont Outlook et le gratuiciel Thunderbird.
Grand utilisateur des dictionnaires, j’aime qu’ils soient mis à jour régulièrement. Ainsi, Antidote 10 compte 128 000 mots, dont 15 000 noms propres; 50 000 locutions; 1 000 000 de synonymes, hyponymes et hyperonymes; 100 000 antonymes; 950 000 cooccurrences avec de nombreux exemples d’utilisation.
À oui, les cooccurrences! « Larousse dit qu’il s’agit de l’apparition dans un même énoncé de plusieurs éléments linguistiques distincts, et de la relation entre eux. » Par exemple, le mot pomme peut être associé à manger, croquer, cueillir ou éplucher, mais aussi à pin, discorde, arrosoir, douche, etc.
Côté conjugueur, celui d’Antidote 10 compte de 9 000 verbes aux temps simples et composés. On consulte aussi les champs lexicaux; l’étymologie de 100 000 mots; l’évolution de 26 000 mots à travers les siècles; les homonymes et paronymes; les régionalismes et marques d’usage, etc.
Si vous êtes branchés à internet, Antidote 10 donne un accès direct à Wikipédia, au Grand Dictionnaire Terminologique (GDT) de l’Office de la langue française, au guide du rédacteur Termium et à un moteur de recherche. L’usager peut configurer un accès à d’autres ressources Web au choix.
Antidote 10 est LE correcteur en francophonie. C’est pourquoi il faut préciser le pays où on habite, l’usage qu’on en fera, le niveau de langue généralement utilisé, la forme classique ou révisée de certains mots, etc. Par exemple, une scientifique qui rédige des rapports pour ses collègues n’a pas le même discours lorsqu’elle écrit un article destiné au grand public.
Antidote 10 compte quelques 120 nouveautés, la plus remarquable à mon avis étant que les dictionnaires unissent le français et l’anglais en donnant la traduction de 2,5 millions de mots et expressions.
Enfin, je dois souligner l’excellence du guide d’utilisation d’Antidote 10. Intitulé Posologie, on peut y passer des heures à explorer, entre autres, les paramétrages qui permettent de l’adapter à nos besoins spécifiques et découvrir ses autres talents. Que voilà un cadeau à mettre sous l’arbre familial, car il sera utile à toutes et tous!

mardi 18 décembre 2018


Étrennes 2018

De beaux et bons livres sous le sapin

J’ouvre les pages de trois romans et de deux beaux livres, des ouvrages à offrir ou à recevoir. Les œuvres narratives sont de très longues histoires qui vous habiteront, alors que les images des albums vous feront visiter des habitations d’autrefois et retracer le parcours de femmes inspirantes.

Eric Dupont
La route du lilas
Montréal, Marchand de feuilles, 2018, 592 p., 34,95 $.

Le premier roman s’intitule La route du lilas et il a été écrit par l’auteur de La fiancée américaine (2012), Eric Dupont. Il s’agit d’un long récit dans lequel Shelly et Laura « traversent l’Amérique [en camping-car tous les ans] en suivant la floraison du lilas. Souhaitant vivre dans un printemps éternel, elles reprennent la route dès que les fleurs fanent, à destination d’une ville où le lilas vient tout juste d’éclore. À la demande d’une amie, elles ont une passagère, Pia Barbosa, une Brésilienne en fuite qui doit se rendre à Montréal sans laisser de traces.
Chaque soir, les trois femmes s’adonnent à l’écriture, faisant le récit de leurs secrets, de leur passé et de leur humanité. Outre l’histoire récurrente du lilas, ce sont les personnages et leur vie tumultueuse qui insufflent de l’énergie à une suite d’histoires d’amour. On rencontre ainsi Tucanos, un photographe qui fait tourner la tête de toutes les femmes et traque Édith Piaf. Maria Pia Barbosa au temps de ses études dans un couvent qui l’exaspère. Shelly, une horticultrice célèbre, qui se retrouve au cœur d’une guerre de pépinières. Du Brésil à Paris, on arrive dans un petit village de la côte gaspésienne où le lilas fleurira en juillet. » Je reviendrai longuement sur ce remarquable récit en janvier prochain.

David Goudreault
La bête intégrale
Montréal, Stanké, 2018, 720, 32,95 $.
L’univers de La bête intégrale, trilogie de David Goudreault, est tout autre. On dit que « l’auteur a ébranlé le paysage littéraire québécois. Repoussant les limites de l’humour grinçant, il a offert un regard à la fois dur et tendre sur les oubliés de la résilience, grâce à un protagoniste qui, en dépit de sa violence, est touchant de naïveté. » Voyez. La bête à sa mère (2015) s’ouvre ainsi : « Ma mère se suicidait souvent. Elle a commencé toute jeune, en amatrice. Très vite, maman a su obtenir la reconnaissance des psychiatres et les égards réservés aux grands malades. Pendant que je collectionnais des cartes de hockey, elle accumulait les diagnostics. » Puis, le début de La bête à sa cage (2016) est encore plus soufflant : « J’ai encore tué quelqu’un. Je suis un tueur en série. D’accord, deux cadavres, c’est une petite série, mais c’est une série quand même. Et je suis jeune. » Enfin, il y a Abattre la bête (2017) où l’écrivain annonce d’entrée de jeu qu’à «la fin de ce récit, je vais me tuer. Et puis mourir. C’est ainsi. Toute bonne chose a une fin, mais moi aussi. »

Madeleine Thien
Nous qui n’étions rien, traduit de l’anglais (Canada) par Catherine Leroux
Québec, Alto, 2018, 548 p., 32,95 $ (papier), 18,99 $ (numérique).
Le troisième roman s’intitule Nous qui n’étions rien. Madeleine Thien, l’auteur, nous amène à « Shanghai, pendant la Révolution culturelle [chinoise], où deux familles d’artistes nouent des liens que rien ne viendra briser. Des décennies plus tard, à Vancouver, une jeune femme entreprend de reconstituer leur histoire à l’aide du Livre des traces, un roman sans début ni fin, à la fois fictif et véridique, qui semble renfermer toutes les vies possibles. Ainsi débute une étourdissante quête des origines entre les mailles de l’histoire, la vraie, et l’inventée. Saga d’une humanité renversante, la romancière dépeint la Chine, des années trente jusqu’au nouveau millénaire, de la place Tian’anmen jusqu’au désert de Gobi. Elle raconte aussi l’injuste silence autour des disparus, la résilience, la force de la mémoire, le pouvoir de la musique et de l’écriture. Roman total d’une minutie presque irréelle, il pose avec compassion une question à jamais pertinente: qu’est-ce qu’une société juste? »

Perry Mastrovito
Maisons anciennes du Québec, volume 2
Saint-Constant, Broquet, 2018, 168 p., 39,95 $.
Allons au rayon des beaux livres y trouver Maisons anciennes du Québec, volume 2 de Perry Mastrovito, photographe montréalais. L’ouvrage « compte plus de 365 photos mettant en vedette de magnifiques maisons en pierre des champs et pièce sur pièce recouvertes de planches de bois et en crépi, construites pour la plupart dans les années 1700 et 1800. On retrouve même une maison dont la construction initiale remonte vers l’année 1650. Les images détaillées et inspirantes accompagnées de descriptions par l’auteur nous transportent à nouveau dans le temps pour y découvrir l’ambiance apaisante et unique que les maisons anciennes dégagent. »

Chiara Pasqualetti Johnson
Ces femmes qui ont influencé le monde
Saint-Constant, Broquet, 2018, 224 p., 29,95 $.
Une dernière suggestion, mais non la moindre : Ces femmes qui ont influencé le monde de Chiara Pasqualetti Johnson. L’auteur y raconte « la vie de cinquante femmes remarquables d’hier et d’aujourd’hui dont les réalisations ont marqué profondément la société. On y rencontre reines et artistes, politiciennes et icônes de la mode, actrices et scientifiques, exploratrices et femmes d’affaires, athlètes et femmes ordinaires qui, avec courage et détermination, ont donné un sens à leur vie. Elles ont toutes relevé le défi de leurs ambitions et démontré, avec force et passion, que quiconque peut réaliser ses rêves, même ceux que le monde estime, à leur époque, inappropriés ou impossibles pour une femme. Souvent ponctuées de succès et de triomphes, mais aussi de tragédies et d’épreuves, leurs vies sont aussi excitantes et touchantes que les intrigues de grands romans. Parmi les notes biographiques et les photos qui composent l’ouvrage, on croise aussi bien Coco Chanel que Simone de Beauvoir, Estée Lauder que Rosa Parks, Joan Baez que Malala Yousafzai. » Toutes sont des femmes aussi inspirantes qu’inspirées.
Joyeux Noël à toutes et tous.

mercredi 12 décembre 2018

Nadine Bismuth
Un lien familial
Montréal, Boréal, 2018, 328 p., 27,95 $.

Crise de la quarantaine? Pfft!

Je m’ennuyais de la plume tantôt sérieuse et souriante, parfois satirique de Nadine Bismuth. Mon attente ne fut pas vaine, la trame d’Un lien familial me faisant découvrir la microsociété des quarantenaires, un temps jadis pour moi.
J’ai d’ailleurs remarqué que, d’un livre à l’autre, l’âge de ses personnages est généralement le sien, comme si la romancière projetait des séquences d’un film racontant sa génération, dont les acteurs se nomment ici Magalie, Charlotte, Isabelle, Romane, Sophie, Monique, Karine, Julianne, Nancy, Annabelle, Mathieu, Olivier, Guillaume, André ou François.




Chacun a un rôle bien défini dans l’espace et le temps du récit. Les lieux où ils vivent ou travaillent : résidence, bar, chambre d’hôtel, auto. Leur vie personnelle et sentimentale : amoureuse, amoureux, conjoint, enfants, amant, maîtresse. Leur vie professionnelle : avocat, policier, blogueuse, auteure, designer-cuisiniste, retraités.
Chacun des neuf chapitres du roman a pour narrateur Magalie ou Guillaume, et la transition de l’un à l’autre évoque l’instant d’avant ou d’un proche avenir. Cela donne du rythme à l’action, des séquences spatiotemporelles aux péripéties, des rebondissements à la chute finale. Un épisode s’insère aussi dans la trame comme un fil conducteur sans lien apparent, mais néanmoins déterminant sur l’ensemble du récit.
En bref, Un lien familial raconte six mois dans la vie de couples qui traversent des turbulences. Vouloir résumer le roman comme s’il s’agissait d’une fresque de la crise de la quarantaine serait injuste, car il redéfinit la problématique complexe de cet âge au 21e siècle, en s’attardant aux personnes, comme individu ou la demie d’un couple, ainsi qu’à l’image que chacun a de lui-même ou qu’il veut projeter.
Ainsi, Magalie, la voix féminine du roman, découvre que Mathieu, son avocat de mari, a une aventure avec Sophie, une collègue de travail. Elle préfère ne pas trop s’en soucier et se concentrer sur sa fille Charlotte. Il faut dire que, de son côté, elle n’a pas été plus fidèle : elle a couché avec Olivier, son associé, dont elle connaît bien l’épouse, Isabelle, car, comme Sophie, elles partagent le même espace de travail. Cette duplicité nourrit sa réflexion sur l’état actuel de la condition féminine qu’elle semble considérer sérieusement et assumer pleinement.
De son côté, Guillaume, la voix masculine, représente un certain art de vivre de sa génération. Divorcé, il occupe la maison où il vivait avec Karine et leur adolescente Julianne, car cela facilite la garde partagée. Lors d’une fête de famille, il rencontre Monique, la nouvelle compagne de son père, ainsi que Magalie, la fille de cette dernière. A-t-il un coup de foudre pour la designer-cuisiniste? Chose certaine, elle ne lui est pas indifférente, au point où, excellent prétexte selon lui, il va la consulter au sujet des rénovations de sa cuisine.
De Magalie à Guillaume, on apprend ce qui mijote dans la vie émotive et sentimentale de chacun, et l’influence déterminante du quotidien sur leurs pensées et leurs actions. Dans un tel contexte, il suffit d’un événement anodin pour qu’explose un tsunami intérieur. Du côté de Magalie, Romane, l’employée d’Isabelle, lui reproche son aventure avec Olivier, pour lequel elle a elle-même le béguin. Du côté de Guillaume, son expérience d’ex-conjoint et de père d’une ado illustre la valse-hésitation ressentie quant à l’avenir des hommes de son âge.
Un lien familial nous fait donc partager l’intimité de personnages d’un tel réalisme qu’on semble les connaître au point de presque ressentir leurs émotions. Y aura-t-il des millénariaux ou de la génération Y, pour raconter de semblables péripéties ou d’autres qui s’y apparentent? Qui sait, mais on peut déjà en découvrir les turbulences à travers celles des Magalie et Guillaume de ce monde.

mercredi 5 décembre 2018


Marie-Ève Martel
Montréal, Somme toute, 2018, 208 p., 24,95 $.

Le prix social de la liberté de presse

La presse subit sans cesse l’ire du public, ce n’est pas nouveau. Pourtant, les médias sociaux relaient sans relâche ses contenus. Pendant ce temps, les revenus distribués aux plateformes de nouvelles sont les mêmes, alors que celles-ci se multiplient. On comprend alors que les médias traversent une crise majeure, ce qu’analyse Marie-Ève Martel dans un essai percutant, Extinction de voix : plaidoyer pour la sauvegarde de l’information régionale.




L’enquête de l’essayiste porte sur les journaux, radios et télés en dehors des grands centres, comme Montréal et Québec. À quoi servent les médias locaux, demande-t-elle? Réponse courte: rendre compte de la vie des micros sociétés où ils sont installés. Version longue: ils sont les chiens de garde de la vie démocratique; le ciment de la vie sociale et économique; les partenaires de la vie culturelle et de ses manifestations; la voix des sans voix; la mémoire d’une collectivité.
Ces rôles polarisants ne s’exercent pas à la légère et sont régis par un code d’éthique et une rigueur intellectuelle à toute épreuve. Écrire dans un journal ou traiter d’affaires publiques à la radio ne s’improvisent pas. C’est d’autant plus important, car le « journalisme citoyen » peut aisément sombrer dans un populisme dont le discours s’alimente de fausses nouvelles.
Jadis, la moindre municipalité québécoise avait au moins un hebdo. La liberté de presse était « encadrée » et les publicités, une obligation morale. Sans rouler sur l’or, les journaux étaient rentables en informant la population de la région, la rivalité entre eux équilibrant les opinions. Puis, ces journaux étaient vendus et la population, fière de les supporter.
Autres éléments de leur érosion, sinon d’une destruction massive : l’arrivée de Google, Apple, Facebook, Amazon (GAFA). Ces sociétés ont squatté les communautés en appâtant leurs sources de financement publicitaire. Marie-Ève Martel donne des exemples de cela, entre autres que les divers gouvernements ont fait passer la majorité de leur budget de publicité du côté d’internet, dont GAFA.
Que dire de la gratuité des médias passés sur la toile et cessés d’être imprimés? La gratuité n’est qu’illusion, le consommateur les payant en achetant les produits des publicitaires.
L’essai aborde aussi la situation des journalistes. Devenus les bêtes noires de certains élus qui ignorent tous des relations avec les médias, les journalistes en région, parfois dans les villes, n’ont plus les coudées franches. Leur rôle de conscience sociale est devenu la risée de gens d’influence. Certes, rien n’est parfait au pays de la presse, mais la majorité de celles et ceux qui ont choisi le journalisme comme profession ont d’abord acquis la formation nécessaire pour l’exercer leur indispensable rôle en démocratie.
« Quelles solutions pour l’avenir des médias en région? » demande M.-È. Martel. L’aide financière de l’État est une piste non négligeable à condition d’être sévèrement encadrée pour bloquer toute interférence politique ou autre. Par exemple, cela peut se faire en ramenant l’obligation de publier dans la presse écrite les avis publics, l’abolition de certaines taxes ou des frais postaux.
Si la recherche de nouvelles sources de financement est déterminante, elle doit être accompagnée d’une sensibilisation de la population au rôle des médias régionaux dans la vie sociopolitique, économique et culturelle du milieu. Une bibliothécaire me confiait récemment avoir expliqué aux élèves de son institution qu’il y a plusieurs sources d’information autres que Wikipédia et qu’une information sérieuse et rigoureuse s’appuie sur plus d’une source. Le droit à l’information doit être accompagné du devoir de celle-ci d’être irréprochable. Les journalistes professionnels sont, pour la majorité d’entre eux, encadrés par des règles strictes en démocratie et savent s’autoréguler.
En lisant cet essai, j’ai aussi appris que la société Icimédia, dont Le Canda français est le bateau amiral, est actuellement l’entreprise de presse regroupant le plus d’hebdos régionaux au Québec. Or, quand j’associe toutes les informations relatives à la situation de ces périodiques à la mission que s’est donnée Icimédia, je crois que, partout où cette société opère un journal, la population a des chances d’être bien informée puisque sa première préoccupation est justement de l’informer en tenant compte des réalités du milieu.

mercredi 28 novembre 2018


Jean Lemieux
Une sentinelle sur le rempart : parcours d’un médecin
Montréal, Québec Amérique, 2018, 208 p., 21,95 $.

Le voyage abracadabrant

Je soulignais l’autre jour en recensant Chez la Reine (Bq, 2018), roman d’Alexandre Mc Cabe, que les liens entre une fiction et un événement personnel peuvent déranger. C’était alors un grand-père agonisant là où mon père est décédé. Maintenant, Une sentinelle sur le rempart, le récit autobiographique de Jean Lemieux, me rappelle ma petite enfance passée si souvent auprès d’un grand-père médecin et grand lecteur.




Jean Lemieux a grandi à Iberville, sur la rive du Richelieu, auprès de Paul et Jeanne, à qui il dédie ce récit. Il se souvient de l’école Saint-Georges, de l’ennui au fond de la classe, des amis et du patinage l’hiver, de son besoin de solitude et celui de créer des univers inspirés par ses lectures. Ado, il arrive au séminaire de Saint-Jean, passage obligé pour entrer à l’université.
L’image qu’il dessine de lui-même collégien n’est pas flatteuse, entre un rebelle mou et un artiste rêveur. Faisant un clin d’œil à Jacques Boulerice et au regretté Jean-Marie Poupart, qui lui ont enseigné, on le voit hésiter à faire un choix de carrière. Attiré par les lettres, il se prépare néanmoins aux études en médecine, espérant faire la double carrière de médecin et d’écrivain comme Jacques Ferron. Même à la faculté, il ne parvient pas à sacrifier une vie de bohème nonchalante à des études contraignantes. Comme bien d’autres, il joue avec le temps, préférant le stress de la dernière heure au labeur quotidien.
Devenu médecin, il relate les aléas de la profession, dont les contingences de l’internat où il apprend sur le tas ce que les classes ne peuvent enseigner. Il découvre ainsi préférer la médecine d’équipe à celle de la clinique privée. Profitant d’un urgent besoin de médecins aux Îles-de-la-Madeleine, il va y poursuivre son apprentissage. Durant deux ans, il fait l’expérience de diverses situations qu’un docteur peut rencontrer sur le terrain. Sa pratique d’une médecine humaniste s’intègre au mode de vie que les gens des Îles lui inspirent. Puis, il y a la Sirène, cette Madelinienne dont le chant l’ensorcelle, s’ajoutant à la langue mélodieuse des Îles et à l’écriture qui ne cesse de le charmer.
À 60 ans et des poussières, sur le point de prendre sa retraite, Jean Lemieux est médecin généraliste en milieu psychiatrique. Son amoureuse et leurs enfants l’ayant amené à Québec après 12 ans aux Îles pour simplifier la scolarisation de la progéniture, il a répondu à nouveau au besoin criant de médecins dans cette zone grise, celle des fous, comme on stigmatisait autrefois la maladie mentale. Le docteur s’est fait « sentinelle sur le rempart », veilleur humanitaire sur des esprits aussi troublés que troublants.
Hélas, il a l’impression d’être plus un gestionnaire qu’un praticien, le système de santé faisant dans le méga, des hôpitaux au ministre. Ses veilles de nuit et ce projet de livre l’aident à tenir la tête en dehors de l’eau trouble qui fait déjà trop de victimes collatérales, particulièrement ces malades à qui il faut plus qu’un quelconque médicament pour vivre dignement.
Une sentinelle sur le rempart aurait aussi pu s’intituler « Le Voyage abracadabrant » ou « La Passe verte », selon les périodes de la pratique médicale de l’écrivain et tout ce qui compose sa vie personnelle comme autant de strates existentielles, les unes appuyées sur les autres. Si sa profession est au centre du récit, le rôle de son esprit de création et son espoir amoureux sont tout aussi importants. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il raconte le cheminement de sa carrière d’auteur, des cahiers Canada de la petite école au clavier d’ordinateur, de la réalité qui l’inspire aux fictions qui en découlent. Ce sont là des avenues qui lui redonnent un peu de liberté, comme ses voyages à l’étranger.
Jean Lemieux est loin de La lune rouge, son premier roman paru en 1991, aussi loin que l’adolescence et l’heure de la retraite. Je constate que la flamme qui brûlait alors en lui n’a pas vacillé, mais plutôt qu’elle a pris les tons d’un coucher de soleil par un beau soir d’été aux Îles-de-la-Madeleine qu’il sait bien mettre en mots pour nous faire ressentir l’intensité de sa lumière, sans pour autant oublier les délaissés.

mercredi 21 novembre 2018


François Ricard
La littérature malgré tout
Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 2018, 208 p., 24,95 $.

La nostalgie : entre oui et non

Les recueils d’essais brefs de la collection « Papiers collés » (Boréal) m’interpellent à tout coup, comme si leurs textes réunissaient en un même lieu le cheminement de la pensée de leurs auteurs. Comment oublier La littérature est inutile (2009) de Gilles Marcotte et, maintenant pour des raisons semblables, La littérature malgré tout de François Ricard?




Pas question des ressemblances ou des différences entre ces deux hommes de lettres, sinon pour souligner que Gilles Marcotte a reçu le prix Athanase-David en 1997 et que François Ricard vient tout juste de recevoir la plus distinction du Québec qui « couronne l’ensemble de la carrière et de l’œuvre d’un écrivain québécois. »
Attardons-nous plutôt à l’étude de M. Ricard portant sur l’état des lieux de la littérature d’aujourd’hui. Il met cette dernière en perspective de la décennie 1970-1980, au temps où la moisson était non seulement abondante, mais d’une telle richesse que certains la croyaient éternelle. Presque tout était à inventer par ces écrivains, femmes et hommes, qui débordaient d’une imagination tout juste libérée de son joug « clérico-étatique » symbolisé par l’obligatoire imprimatur.
Puis, il y eut le projet de Nation qui, sans être l’apanage de tous, fut le paradigme d’univers inventés. Collégiens et étudiants en lettres se nourrissaient de la poésie, des fictions, des essais et du théâtre, bref d’un patrimoine qui, d’une saison littéraire à l’autre, se gonflait telle une outre.
Or, François Ricard constate que l’engouement s’est attiédi sans que ralentisse le tempo des presses, plusieurs petites maisons d’édition voyant le jour et imposant leurs propres lois, plus plébéiennes que celles imposées par la tradition venue de France, souvent considérée comme la mère patrie de toutes les littératures francophones.
Ricard croit « malgré tout » à la littérature et aux œuvres qui en constituent les assises, même si une nouvelle révolution érode les bases mises en place il y a une cinquantaine d’années. N’a-t-on pas l’impression qu’un buisson touffu est en pleine croissance de façon erratique au point où l’idée même de littérature s’y égare? L’universitaire n’est pas nostalgique, ou si peu. Il constate seulement la désertion des apprentis écrivains des sentiers tracés et des règles respectées.
L’essayiste constate une certaine normalisation du discours, qu’écrire « aujourd’hui au Québec, c’est d’abord, c’est presque obligatoirement écrire ce qu’on appelle un roman. » Bien que ne partageant pas entièrement cet avis, je trouve intéressante la topologie qu’il tire de son analyse. Il y a ainsi « le roman étudiant » issu des classes de création littéraire universitaires et favorisant « la transgression des codes communs ». Vient ensuite le « roman light » dont « l’écriture n’est pas spécifiquement québécoise »; puis, ce qu’il appelle « le roman cute » dont « le héros est une sorte de demeuré sympathique ». Enfin, il observe le « roman historico-régional » où « le réalisme est plus cru, la religion moins présente, et la prose plus relâchée » que dans le roman du terroir d’autrefois.
Je n’oublie pas que La littérature malgré tout ce sont également des articles sur plusieurs écrivains qui ont retenu l’attention de François Ricard, dont Gabrielle Roy; exégète de son œuvre, il a, entre autres, écrit une biographie remarquable. D’ailleurs, ce qu’il dit de la biographie en général mérite d’être enseigné haut et fort.
Je ne peux terminer cette recension, si partielle soit-elle, sans m’arrêter à « L’art de la critique » où l’auteur s’attarde à cette profession « qui requiert ultimement […] l’admiration, la méditation, l’engagement personnel à la fois le plus abstrait et le plus intime, sans quoi ni l’expérience, ni la connaissance littéraires ne peuvent avoir lieu. » Et d’ajouter que « toute critique a quelque chose à la fois de polémique et de chevaleresque ». Que dire de plus, sinon que je partage ce point de vue que j’aurais bien aimé écrire, comme si cette opinion reflétait mes nombreuses années de chronique hebdomadaire : on ne choisit pas d’être un critique, on le devient.

vendredi 16 novembre 2018

Le Prix littéraire des collégiens 2019 : la controverse

La participation volontaire d’étudiants, filles et garçons, à une activité de lectures d’œuvres québécoises et de débats, a quelque chose de rassurant tant pour les habitudes de lecture que pour la pérennité de notre littérature. Ce sont là les aspects, éducatif et social, du Prix littéraire des collégiens, du moins ce que j’en ai compris quand j’ai participé à son instauration, avec des collègues, au Cégep Saint-Jean-sur-Richelieu.
Ayant consacré la majeure partie de mes activités professionnelles à la défense et à l’illustration de notre patrimoine littéraire, j’ai continué à m’intéresser au Prix même à la retraite. Je vois dans cette activité l’indissociable partenariat écrivains, éditeurs, distributeurs et libraires québécois.
Or, les gestionnaires du Prix littéraire des collégiens, en acceptant que la société Amazon devienne le principal partenaire financier, ont lézardé cette fragile indissociabilité. Ils n’ont pas ou ils ont mal évalué « l’acceptabilité sociale » de ce nouveau partenariat. La levée de boucliers qui a suivi a presque fait oublier les œuvres en lice et leurs auteurs. Il en est de même du débat provoqué : on ne peut être pour ou contre l’activité scolaire ou parascolaire dont découle le choix des collégiens et on doit trouver des partenaires financiers pour assurer sa viabilité, puis sa pérennité.
Peut-on parler ici d’un choix de société? Dans une certaine mesure, je crois que oui, un choix en phase avec le projet éducatif de la formation générale des collèges. Non seulement les étudiantes et étudiants doivent-ils acquérir des connaissances et développer des habiletés, mais on doit faire d’eux des citoyens avisés et responsables. Or, dans le contexte socioculturel actuel, il est inconvenant qu’une société reconnue pour avoir miné, entre autres, le milieu des librairies états-uniennes s’associe au Prix littéraire des collégiens.
Quel est le statut légal du Prix? Est-ce un organisme à but non lucratif ou d’un autre type? Quelles peuvent être ses sources de financement qui respectent l’indissociable partenariat écrivains, éditeurs, distributeurs et libraires québécois? Même si tous les intervenants au dossier souhaitent que l’activité poursuive sa mission, et j’en suis, en a-t-on les moyens?
Ce sont là des questions auxquelles il faut répondre maintenant.

mercredi 14 novembre 2018


Salon du livre de Montréal 2018

Lire autrement

Il y a des lustres que j’ai cessé de comptabiliser le nombre de salons du livre et de festivals littéraires qui se tiennent annuellement au Québec. Il en va de même des nouvelles maisons d’édition qui, à l’encontre de ce que l’on peut croire, poussent comme des champignons d’une saison à l’autre. Que dire des distributeurs de livres qui font le lien entre les éditeurs et les librairies, sinon qu’ils traversent eux aussi des changements majeurs qui, tôt ou tard, auront une résonnance dans le portefeuille des lecteurs, individus et bibliothèques publiques.
Pour faire un tour d’horizon et observer l’état des lieux du monde du livre d’ici et d’ailleurs, quoi de mieux que le Salon du livre de Montréal. Cette grand-messe annuelle qui s’ouvre aujourd’hui, 14 novembre, et se terminera le lundi 19 novembre, à la Place Bonaventure.




Ce 41e Salon marquera, nous a-t-on prévenus, une transition tant dans les orientations qui l’ont guidé à ce jour que dans sa forme et que cela se poursuivra en 2019. Le nouveau directeur général du SlM, Olivier Gougeon, vient du monde de l’édition et succède à Francine Bois, en poste depuis 32 ans. Le dg a accepté de relever le défi de reprendre la barre de cet immense bateau qu’est le SlM et d’opérer d’importants changements en tenant compte de ceux qu’a connus le monde du livre, tant au Québec qu’à l’étranger, au cours des dernières années.
Il a ainsi tenu compte de la parité hommes-femmes, expression tendance, dans le choix des invités d’honneur qui sont : Joséphine Bacon, poète autochtone et réalisatrice; Samuel Champagne, auteur jeunesse LGBTQ+; Martine Delvaux, romancière et essayiste; Marianne Ferrer, auteure et illustratrice; Dany Laferrière, auteur et académicien; Heather O’Neill, auteure anglo-montréalaise; Alain Vadeboncœur, chef du service de médecine d’urgence de l’Institut de cardiologie de Montréal, professeur, auteur et chroniqueur; et Bernard Werber, auteur parmi les plus lus en France.
Une nouveauté qui, à mon avis, n’en est pas vraiment une est celle de la présence d’écrivains anglo-québécois. Les plus âgés, rictus aux lèvres, penseront immédiatement à Mordecai Richler dont on redécouvre l’œuvre rééditée par Boréal dans une remarquable traduction signée Lori Saint-Martin et Paul Gagné. Il y a aussi Heather O’Neill dont deux livres ont été traduits par Dominique Fortier et publiés par Alto; Les Beed de Dimitri Nasrallah paru à La Peuplade; ou Nous qui n’étions rien (Alto) de Madeleine Thien. Etc.
Autre nouveauté, loin des soucis des visiteurs celle-là : la distribution des livres dans le réseau des ventes a connu des changements majeurs, des maisons d’édition passant d’une agence à l’autre. Or, les exposants du SlM étant justement regroupés sous la bannière des distributeurs, il faut donc pouvoir identifier l’ilot où loge tel ou tel éditeur et, surtout, leurs auteurs anciens comme nouveaux.
Par exemple, les éditions de La Grenouillère qui a récemment réédité les premiers livres de L.-P. Hébert — Le Roi jaune, Le cinéma de Petite-Rivière et Le dernier catéchisme illustré, ouvrages illustrés par Micheline Lanctôt — et publié, entre autres, Une peine d’amour, roman graphique de Félix Crépeau, loge sous la bannière de Dimedia (stand 460). Où trouver les polars de Louise Penny ou À la soupe de Josée Di Stasio? Sous la bannière de Flammarion, éditeur et diffuseur (stand 532).
Le guide du salon, disponible sur Internet (http://www.salondulivredemontreal.com/), est une référence indispensable pour tous les visiteurs, surtout si vous passez au Salon au cours de la fin de semaine alors que la foule accourt voulant battre des records. Le meilleur outil pour préparer son passage au SlM demeure le carnet du visiteur, accessible sur le site du SlM; il permet de choisir chez soi parmi les nombreuses séances de dédicace, tables rondes, conférences, ateliers et autres activités auxquels on veut assister.
La visite du Salon du livre de Montréal, le plus important du genre, est une activité familiale exigeante, prévoyez donc des pauses. Surtout, n’hésitez pas à parler avec les nouveaux auteurs sur place, intéressez-vous à autre chose que les ouvrages à succès et prenez de l’avance sur la littérature de demain. Surtout, notez les livres qui vous intéressent et passez chez votre libraire johannais pour les acheter.
Sur ce : bon Salon du livre de Montréal, à la Place Bonaventure, à un jet de pierre du terminus du 1000 de la Gauchetière.


La lecture en cadeau 2018

La Fondation pour l’Alphabétisation poursuit son partenariat avec le Salon du livre de Montréal afin de sensibiliser les visiteurs à une cause qui lui est chère: «La lecture en cadeau». Créé il y a 20 ans, ce programme national vise à prévenir les difficultés de lecture et d’écriture susceptibles de mener au décrochage scolaire, puis à l’analphabétisme. Pour un enfant issu d’un milieu défavorisé, c’est souvent le premier livre neuf qu’il reçoit et il l’apprécie d’autant plus la valeur d’un livre neuf, surtout dans un contexte où il a été choisi spécialement pour lui par un donateur anonyme.
L’objectif cette année est de recueillir 100 000 livres et plus. Les dons recueillis par la fondation, les librairies indépendantes ou les bibliothèques participantes partout sur le territoire, en novembre et décembre, seront remis aux enfants le prin­temps prochain.
Aux côtés de ces enfants se trouvent souvent des parents faibles lecteurs, cantonnés dans des secteurs d’emploi précaire mal rémunéré ou sans emploi. Or, le parcours scolaire de ces adultes influe directement sur celui de leurs enfants. Donner un livre neuf à un enfant permet à la Fondation d’entrer aussi en contact avec des adultes qui voudraient un jour entreprendre une démarche d’alphabétisation dans le but de contribuer à l’éducation et à la qualité de vie de leurs enfants.
À ce jour, «La lecture en cadeau» a rejoint plus de 500 000 enfants issus de toutes les régions du Québec et la Fondation a pour objectif de soutenir encore plus d’enfants. «Offrir un livre neuf à un enfant, c’est percer le mur, faire entrer la lumière et lui permettre enfin de découvrir le champ des possibles », de dire Salomé Corbo, porte-parole du programme.

mercredi 7 novembre 2018


Normand Cazelais
Et si le Québec avait dit oui
Montréal, Fides, 200 p., 24,95 $.

Croire en soi, croire en nous

Réécrire l’histoire n’est pas que jongler avec le passé. Les auteurs du Nouveau Testament s’y sont adonnés, au point où, faute de preuves, ils ont hypnotisé des générations avec leurs récits. Cela s’appelle une uchronie, la « reconstruction historique fictive à partir d’un fait historique qui aurait eu des conséquences différentes si les circonstances avaient été différentes ».
Normand Cazelais s’adonne à une telle reconstruction dans un roman dont la trame gravite autour du référendum de 1995. Et si le Québec avait dit oui détourne le destin en accordant la victoire aux partisans du OUI. Je l’ai lu cette histoire en pleine campagne électorale 2018 et j’ai d’abord eu de la difficulté à me laisser prendre par cette proposition, le contexte ne s’y prêtant pas. Heureusement, la prose réaliste du romancier a eu raison de ma résistance passive.




Normand Cazelais décrit ainsi son projet : « Cet ouvrage est une fiction; c’est un roman qui s’appuie sur des faits avérés, sur d’autres également qui auraient pu se produire. Il met en scène des personnes qui ont vécu ou qui vivent encore. Des personnes qui, par leurs métiers (politiciens, juristes, journalistes), ont eu ou ont encore une carrière publique. J’ai aussi créé des personnages et imaginé des situations fictives. » Autre chose, «les propos attribués à des personnalités publiques, sauf en quelques cas […], sont la transcription fidèle de ce qu’elles ont dit ou écrit. »
D’une page à l’autre, j’ai ressenti le trouble dans lequel l’utopie du récit nous laisse, entre enthousiasme et scepticisme, entre victoire et échec. Cette valse-hésitation vient de l’immense puzzle imaginé par l’auteur dont chaque fragment provient de conférences de presse, de bulletins d’informations radio ou télé, de discussions entre amis animées par la position de chacun dans le débat référendaire, etc.
Certains discours politiques m’ont semblé plus troublants qu’au moment où ils ont été prononcés. Je pense, entre autres, aux « Extraits de l’allocution de Jacques Parizeau devant la Fédération des chambres de commerce du Québec – Québec, le 3 mai 1996 » qui, si elles ont été détournées des objectifs d’alors, expriment ce qui fut la trame originale de l’engagement politique de Monsieur, comme on le nommait respectueusement. Cela m’a même amené à relire Monsieur Parizeau : la plus haute autorité (Édition Trois-Pistoles, 2015), un « recueillement » signé Victor-Lévy Beaulieu.
Outre les analyses et commentaires des principaux artisans et observateurs du référendum de 1995, les conversations familières des personnages imaginés par l’auteur tiennent au point de vue de chacune et chacun, les rapprochant des débats qui ont parfois fait des victimes collatérales au sein des familles ou des cercles d’amis.
Un personnage permet cependant à Normand Cazelais de s’aventurer dans des zones plus intimes. Il s’agit d’un professeur de chimie et amateur de photographie qui participe, avec son épouse, à un rassemblement pour célébrer la victoire du OUI qui se tient sur les plaines d’Abraham. Ce jour-là, il aperçoit dans le viseur de son appareil un individu au comportement louche; constatant qu’il tient une bombe entre les mains, il accourt pour l’empêcher de tout faire sauter. L’engin explose, tue l’agresseur et blesse gravement le professeur.
Cet événement est une incise à l’histoire principale. On suit cet homme, son épouse et leurs enfants adultes, dans des remises en question très personnelles, mais qui sont aussi compatibles avec celles provoquées sur la société canadienne et québécoise par le référendum dont le OUI est sorti gagnant. C’est là, à mon avis, une image forte et réaliste des conséquences que la victoire référendaire aurait pu avoir sur la population et la suite de l’Histoire du Canada et du Québec.
Grâce à l’écriture maîtrisée du romancier, l’histoire d’Et si le Québec avait dit oui m’a semblé aussi palpitante que, a contrario, la récente campagne électorale fut monotone. Ce roman m’a aussi amené à réfléchir sur le Parti québécois au cœur des référendums sur l’indépendance politique du Québec, du passé et de l’avenir de ce parti. Au lieu de conclure sur cette interrogation, j’ai choisi de rester dans l’imaginaire victoire du roman de Normand Cazelais.

mercredi 31 octobre 2018


Roxane Desjardins et Jean-Simon Desroches (dir.)
La poésie des Herbes rouges, anthologie
Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Poésie », 2018, 460 p., 25,95 $.

La génération invincible

On affiche un air dubitatif quand j’affirme qu’on publie plus de poésie au Québec que de tous les autres genres littéraires confondus. Il est donc remarquable qu’une des maisons d’édition, consacrant la majeure partie de sa production aux poètes, atteigne les 50 ans d’existence la tête haute. C’est cet âge vénérable que les éditions Les Herbes rouges célèbrent en 2018 en publiant La poésie des Herbes rouges, une anthologie telle à une vaste fresque illustrant la pluralité des poètes qu’elles ont fait paraître, un recueil à la fois.



Un peu d’histoire. Les Herbes rouges ont d’abord été une revue de création littéraire —fondée en 1968 par Marcel Hébert et Maryse Grandbois — avec « la volonté de ne pas participer aux débats idéologiques et esthétiques »[1] qui avaient cours à La Barre du jour et à Hobo-Québec tout en reflétant « l’éclatement des formes et des discours qui marque la poésie québécoise des années 1970. »[2]
Dix ans plus tard, la maison d’édition est créée par Marcel et François Hébert qui, tout en dirigeant la revue, s’associent à divers éditeurs en prenant en charge leur collection respective de poésie, dont « Les Poètes du Jour » (Le Jour) et « Lecture en vélocipède » (L’Aurore). Quand ce dernier ferme ses portes, les frères Hébert entraînent avec eux plusieurs poètes y publiant et leur revue se transforme, petit à petit, en une véritable maison d’édition.
Comment mieux célébrer 50 ans de poésies qu’en faisant paraître une anthologie qui reflète l’ensemble des recueils publiés? Projet insensé, si l’on considère l’éclectisme des œuvres et leur évolution, mais néanmoins essentiel pour rappeler et illustrer, en un seul ouvrage, l’étendue des réalisations des créateurs sous la bannière des Herbes rouges. Roxane Desjardins, coéditrice aux Herbes rouges depuis janvier 2017, et Jean-Simon Desrochers ont mené à terme avec succès la réalisation du projet.
En présentation, Desjardins et Desrochers précisent que cette « anthologie présente un texte tiré de chaque livre de poésie publié aux Herbes rouges, dans l’ordre chronologique de leur parution. » Plus loin, ils ajoutent : « Les années ont passé, soit: les textes restent. Nous désirons les offrir à la lecture non pour contempler le chemin parcouru, mais pour voir ce qui, en eux, demeure disponible… Voici donc près de quatre cents poèmes présentés côte à côte, prêts à être actualisés dans une multiplicité de lectures. »
Cette dernière proposition ouvre toutes grandes les pages du recueil dont les textes seront nouveaux pour plusieurs générations, mais aussi pour les gens de mon âge, les baby-boomers, qui n’ont pas toujours su découvrir, puis apprécier ce que les frères Hébert publiaient au fil des ans. Je souligne au passage qu’après le décès de Marcel en 2007, François Hébert est resté à la barre de la maison et qu’il a poursuivi le travail tout en le mettant à jour au fur et à mesure que de nouveaux talents apparaissaient. C’est-là un euphémisme de dire qu’il assure ainsi la continuité, voire même la pérennité des Herbes rouges.
Je suis de ceux qui furent plus attirés vers les poètes du Noroît ou des Écrits des forges, mais qui, devoir de journaliste littéraire oblige, ont posé un regard de plus en plus attentif sur les recueils paraissant aux Herbes rouges, et même du côté de  l’ultra avant-gardisme de La Barre du jour. Je constate aujourd’hui avoir surtout eu de la difficulté à rendre justice au travail des frères Hébert et de leurs auteurs, sinon dans de rares recensions, tard dans leur longue existence. Nulle doute : ils méritaient mieux.
Quand je lis ou relis les premiers poèmes de Roger Des Roches – un indéfectible de la maison –, de Louis-Philippe Hébert – revenu à la poésie après des années à œuvrer en nouvelles technologies –, à François Charron lui-même, et à ces femmes et ces hommes ayant consacré leur plume à l’art premier qu’est la poésie, je regrette ma frilosité d’alors en constatant l’importance de ce carrefour que fut et demeure Les Herbes rouges. Je vous invite à littéralement plonger dans La poésie des Herbes rouges non seulement parce que cette anthologie souligne les 50 ans de la maison d’édition, mais surtout parce que l’ouvrage propose un panorama exceptionnel de l’évolution d’un projet artistique collectif qu’on aurait identifié, jadis et ailleurs, comme étant de plein droit une école littéraire.

Et ça continue…
Je m’en voudrais de terminer cette chronique sans mentionner les derniers recueils publiés aux Herbes rouges. Passez chez votre libraire lire ces vers qui vous séduiront sans aucun doute. Voici ces titres par ordre alphabétique des auteurs :
·         Daphnée Azoulay, Le pays volant
·         François Charron, L’herbe pousse et les dieux meurent vite
·         Carole David, Comment nous sommes nés
·         Roxane Desjardins, Le revers
·         Marcel Labine, Bien commun

[1] Michon, Jacques, Histoire de l’édition au Québec au XXe siècle, Tome 3 : La bataille du livre – 1960-2000, Montréal, Fides, 2010, p. 187.
[2] Michon, op. cit., p.188.

mercredi 24 octobre 2018

Simon Paradis
Reine de miel
Montréal, Marchand de feuilles, 2018, 352 p., 27,95 $.

Sucré. Salé. Aigre-doux.

Je me suis souvent senti spectateur devant Reine de miel, premier roman de Simon Paradis semblable à de la haute voltige d’une narration fragile suspendue au-dessus du temps et de l’espace, avec pour toile de fond la science de l’apiculture ancestrale, réelle ou imaginée




Le roman s’annonce d’abord comme une enquête policière après qu’un inconnu fut retrouvé au fond d’une cuve de miel de l’entreprise des Paradis, apiculteurs depuis le 19e. Double mystère puisque Vincent, septième de la génération, est aux abonnés absents. Ne sautons pas trop vite aux conclusions, car il faut connaître et comprendre les origines de cet engagement familial et les faits saillants d’une aventure dont la trame se confond avec celle de l’apiculture au Québec, en Amérique du Nord et même en Europe.
Le romancier a raconté, en entrevue, que l’histoire de sa propre famille l’a inspiré et qu’il en a fait une très large fresque. Au cœur de ce récit, la « reine de miel », une espèce que des apiculteurs du Canada et des États-Unis ont mis temps et argent à développer pour remplacer la reine autochtone incapable de survivre aux rigueurs de l’hiver.
Cette quête sera parsemée d’embûches tant du côté humain que de la part de l’insecte qu’on dit social. Pour bien comprendre les enjeux, l’auteur projette sur quatre écrans – Québec, É.-U., Mexique et France – le déroulement d’intrigues complémentaires. Mais, il y a d’abord la famille Paradis, son apprentissage de l’apiculture, sa volonté d’implanter cet élevage qui n’est encore qu’une activité parmi les tâches annuelles des agriculteurs, d’en susciter l’intérêt et de suivre l’évolution de la production du miel.
Dire que Reine de miel a des aspects d’un « Apiculture pour les nuls » ou de « Miel 101 » est un euphémisme. Je pense ici au lexique descriptif des variétés de miel selon le terroir des ruches – climat, sol, végétation, etc. – qui évoque une science presque aussi rigoureuse que celle de l’œnologie. Que dire de la rencontre d’apiculteurs, tenue lors de l’Exposition universelle de Paris en 1878, à laquelle participèrent, entre autres, un certain Thomas Valiquet, le maître Celso et Charles Dadant, sinon qu’elle marqua l’entrée dans la modernité de l’apiculture et de la production du miel.
Simon Paradis a le talent d’un conteur, sans toujours distinguer l’essentiel du superflu, semant la confusion entre les lieux, les époques, les personnages et même les péripéties de ce qui est tantôt une histoire de famille, tantôt celle de 100 ans d’évolution de l’apiculture. Sans oublier de relater comment on devient l’héritier d’un art hissé au rang d’une science et d’expliquer l’ultime test confirmant qu’on est véritable apiculteur.
Je ne saurais reprocher à Simon Paradis la qualité de la langue du roman, que du contraire. S’il faut avoir un dictionnaire sous la main, comme cela va de soi quand on lit, pour bien comprendre quelques mots du langage de l’apiculture, il faut aussi faire diligence à l’emploi parfois abusif de métaphores et d’autres figures. Certes, la périphrase est utile, entre autres, pour éviter les répétitions, mais cela peut parfois peser lourd sur le discours narratif.
Toujours du côté de l’écriture, le romancier réussit à partager la dimension émotive de l’apiculture en mettant en évidence les liens qui unissent l’éleveur et les abeilles, surtout ceux qu’il tisse avec la reine qui vont bien au-delà de la domestication d’un chien ou d’un chat. C’est d’ailleurs, selon moi, un des aspects les plus marquants du livre.
Partager un univers dont le miel est l’or liquide n’est pas une mince affaire. Il ne faut surtout pas que cela édulcore la saveur aigre-douce propre aux aléas d’un long roman comme celui de Simon Paradis. Et, ma foi, l’auteur y est parvenu avec brio.

mercredi 17 octobre 2018

Alexandre Mc Cabe
Chez la Reine
Montréal, Bibliothèque québécoise, 2018, 144 p., 9,95 $.

Superposition d’images

Lorsqu’un lieu qui nous est familier apparaît dans une fiction, on a l’impression d’entrer dans cet univers imaginé. Voir la Méditerranée me fait revivre L’été de Camus, lire Modiano me ramène à Paris. Parfois, la rencontre de la fiction et de la réalité bouleverse. Le début de Chez la Reine — roman d’Alexandre Mc Cabe d’abord paru à La Peuplade en 2014 — m’a ramené au chevet de mon père à l’hôpital de Joliette, où Jérémie, le grand-père du récit, agonise lui aussi.




C’est dans cet état d’esprit que j’ai poursuivi la quête de souvenirs, comme une histoire de famille que raconte le petit-fils par bribes, avec nostalgie. La fin de la vie du grand-père maternel est l’occasion pour lui de revenir à Sainte-Béatrix, le village lanaudois où sa famille a vécu, où il a grandi et vécu des moments importants de son enfance à l’adolescence.
La Reine d’abord. C’est la tante du narrateur, la sœur aînée de sa mère. Elle doit son sobriquet au commerce que tient de son mari, Le Roi du couvre plancher. La Reine, c’est aussi celle chez qui tous se retrouvent pour les fêtes de famille depuis que les grands-parents se sont installés dans une maison mobile près de chez elle.
De retour à Sainte-Béatrix pour se reposer avant de retourner auprès de Jérémie, le narrateur en profite pour faire un détour en empruntant les rangs qui lui rappellent de bons souvenirs. Un arrêt s’impose chez son ami Thomas avec qui il croit avoir fait les 400 coups, bien modestes d’ailleurs. Longtemps inséparables, les deux jeunes hommes ont pris des voies distinctes où chacun a exploité leurs expériences communes selon où le destin les avait menés. On apprend que Thomas était un tombeur que rien n’arrêtait, une conquête n’étant pour lui qu’une conquête. C’est d’ailleurs un soir de fête bien arrosée qu’il a poussé son ami dans les bras d’Hélène, un flirt du temps de l’école secondaire. Ce qui devait arriver arriva et le narrateur vécut sa première relation amoureuse sans lendemain.
Poursuivant sa route, le héros timoré arrive à destination et nous fait visiter la propriété rurale de la Reine. Il raconte les habitudes agricoles qui permettent à sa tante d’oublier les soucis du commerce familial et les tracas que lui causent, bien malgré eux, ses vieux parents. Si j’ai mentionné plus haut l’aspect nostalgique du roman, il s’amplifie dès qu’il est question des moments heureux du passé de la vie familiale et même des inévitables travers de chacun dont on s’accommode.
Il est impossible de ne pas rappeler le dernier Noël du grand-père avec les siens. On ne peut oublier les visites de Victor Proteau, l’ancien compagnon d’une tante qui était resté près de la famille après leur séparation, son histoire se confondant avec la leur. Et la politique? Le grand-père a toujours eu son franc parlé sur ce sujet et on comprend que le petit-fils tient bien de lui.
« La mort de Jérémie » est celle d’un véritable patriarche, un chef d’un clan uni à la vie à la mort. Les larmes, oui, mais en n’oubliant pas que le grand-père a demandé en ouverture de l’histoire: «Quand est-ce que ça va finir?» Ce à quoi, Maude, la sœur du narrateur qui travaille auprès de gens en fin de vie, lui répond: «Ça va finir quand tu vas le décider.» Ce qui est souvent la banale vérité.
Un curieux épilogue se greffe au roman dans lequel l’auteur raconte une visite à la fille d’Albert Camus qui le reçoit à Lourmarin, une communauté du Vaucluse, en France, dans la dernière propriété de son père. D’une certaine façon, la mort du grand-père et le rapprochement de l’écrivain adulé s’associent dans un même devoir de mémoire, exemple supplémentaire que quotidien et imaginaire peuvent se confondre, ici pour le meilleur.

mercredi 10 octobre 2018


Nouveau projet
Numéro 14, automne-hiver 2018, 16,95 $.

« Québec conscient » : qui sait?

Le numéro 14 de la revue Nouveau projet, automne et hiver 2018, m’est parvenu au mi-temps de la campagne électorale. En parcourant ses 162 pages, j’ai constaté à quel point les articles qui le composent sont non seulement d’actualité immédiate, mais qu’ils amorcent et prolongent une réflexion documentée comme peu de périodiques parviennent à faire.




Atelier 10, la société qui produit Nouveau projet et d’autres publications poursuivant les mêmes objectifs, est « une entreprise sociale œuvrant au développement de projets susceptibles de nous permettre de mieux comprendre les enjeux de notre époque, de prendre part activement à la vie de notre société et de mener une existence plus signifiante et satisfaisante. » Je pense ici à la collection « Documents » où sont publiés de «courts essais portant sur les enjeux sociaux, culturels et individuels de notre époque», dont Un présent infini de Rafaële Germain sur la maladie d’Alzheimer dont son père, Georges-Hébert Germain, fut victime. Que dire de cette autre collection « Pièces » où parut J’aime Hydro, le théâtre documentaire de Christine Beaulieu qui fut, entre autres, finaliste au Prix littéraires du Gouverneur général 2018.
Le bateau amiral d’Atelier 10 est bien entendu Nouveau projet. Il s’agit d’un « magazine culture et société qui a pour raison d’être la publication de textes nouveaux, soignés et susceptibles de nous permettre de mieux comprendre les enjeux de notre époque et de mener une vie plus équilibrée, satisfaisante et signifiante. Catalyseur et point de rassemblement des forces vives du Québec des années 2010, il cherche à susciter et à nourrir la discussion publique, tout en posant sur notre époque un regard curieux, sincère, approfondi. »
Depuis le premier numéro paru en mars 2012 avec pour thème «(Sur)vivre au 21e siècle », je crois que l’équipe éditoriale a respecté à la lettre ses objectifs, entre autres par la diversité des discours qu’utilisent ses collaboratrices et collaborateurs. Jamais n’y ai-je perçu du prêchi-prêcha d’une quelconque idéologie, mais bien un pluralisme d’opinions qui nous incitent à réfléchir sur les sujets abordés ou même à faire nos propres recherches afin de poursuivre cette démarche intellectuelle.
Si je prends le temps de faire une recension plus longue du magazine, c’est que le thème de ce numéro m’a vivement interpelé. Comment peut-il en être autrement quand il est question d’un « Québec conscient »? D’entrée de jeu, Nicolas Langelier, l’éditeur et rédacteur en chef, propose un essai-tremplin suscitant chez le lecteur des interrogations sociales en cascades. « Notre temps est à la tempête [d’écrire Langelier]. Au Québec comme ailleurs, la colère gronde, les insatisfactions se font entendre. Mais ce vent qui souffle est aussi porteur de promesses et d’espoirs, pour qui saura en profiter. Comment enfin cesser de gaspiller les formidables opportunités de ce pays, de cette époque? »
Suivent dix-sept articles (essais brefs, photos, entrevues, reportages) qui poursuivent l’animation intellectuelle d’une vaste réflexion sur ce que nous sommes et pouvons être. Ce qui est remarquable, c’est qu’on nous propose de penser de diverses façons concrètes et, ma foi, réalistes dans la mesure où nous sommes prêts à sortir d’une certaine torpeur ou d’un je m’enfoutisme bon aloi.
Je l’écrivais en amorce, nous sommes en campagne électorale et avons entendu mille bulletins de nouvelles et de publicités des principaux partis politiques. Il nous faut peut-être fermer radio et télé et nous concentrer sur des lectures non partisanes qui alimenteront notre jugement afin d’être aptes à choisir celle ou celui qui nous représentera à l’Assemblée nationale, mais aussi quel gouvernement nous semble le plus apte à faire avancer notre société au cours des quatre prochaines années.
[Ce choix a été fait depuis et la voix du peuple s’est fait entendre en faveur de la CAQ, adhérer au projet politique de QS et mis en veilleuse l’option du PQ. Une nouvelle réflexion sociopolitique collective s’amorce ainsi.]
Ce sont-là des opinions que les articles de Nouveau projet nous aident à exprimer consciemment et consciencieusement dès maintenant.

mercredi 3 octobre 2018

Virginie Francoeur
Jelly bean
Montréal, Druide, coll. « Écarts », 2018, 184 p., 19,95 $.

Et si c’était vrai

Raconter une histoire dont le cœur de l’action se déroule dans un club de danseuses nues n’est pas simple. Cela implique des choix artistiques, tant du côté langage que de la personnalité des protagonistes et des préjugés sociaux. Il faut jouer de la vraisemblance et de la rectitude politique, cette hypocrisie sociétale crasse. Inévitablement, le roman qui se joue aux frontières de ces eaux-là pourra être reçu avec la même violence qu’il évoque ou, à contrario, avec des éloges de l’ignorance. Comment Virginie Francoeur allait-elle surfer sur ces vagues escarpées dans un premier roman intitulé Jelly bean?




En toile de fond, le Sex Bar, ses danseuses, barmaids, portiers et gérant sortant tout droit de l’univers stéréotypé de ce milieu concurrencé par l’omniprésence de la porno sur Internet. Reste quelques bouges caricaturaux comme des dessins immondes où figurent des naufragés d’une société sexe, drogue et rock and roll.
C’est là l’univers d’Ophélie et Sandra, deux amies d’une enfance petite bourgeoise et d’école privée BCBG. Sandra défendait alors son amie contre l’impétuosité adolescente des camarades, mais rien ne laissait présager leur amitié. Sandra et sa mère monoparentale prostituée, habituée aux blagues salaces des amants de sa génitrice. Ophélie et ses père et mère intellectuels, mise sur le piédestal de la fierté parentale. Bref, l’amitié d’Ophélie et Sandra reposait sur leurs différences, voire leurs contradictions culturelles extrêmes.
C’est la lettrée Ophélie qui raconte leurs folles aventures dans ce milieu sinistre, glauque. Leur travail de serveuse leur permet de choisir comment et avec qui faire des gains supplémentaires pour s’offrir voyages, drogues et éloignements obligatoires.
L’ingénuité des deux jeunes femmes surprend va sans dire. La narratrice tente de museler les élans de son éducation et de sa culture, son amie fait preuve d’une naïveté décuplée par ses allures de nunuche bon enfant. On y croit un peu, beaucoup, comme si trop n’était pas assez. Ce trop, c’est le troisième membre de ces BFF (« best friends forever »), Djamila.
Cette dernière a grandi dans une famille d’immigrants magrébins de tradition musulmane. Ses références culturelles, parfois satiriques, ne sont pas celles de ses amies, pas plus que les combines mafieuses de ses amants. C’est une vamp, la leader du trio, celle qui organise des voyages de dernières minutes, des rencontres subodorant le crime et des coups fumants.
Va sans dire que les amoureux des filles n’ont fait ni HEC ni Crime 101 au collège de la vie. Ils ne sont pas des gentilshommes qui provoquent en duel leurs adversaires, préférant en finir rapidement avec leurs concurrents.
Jelly bean est une charge qui pèse sur l’univers des paumées au racisme primaire, d’une certaine culture populaire jusqu’à celles des intellectuels. Virginie Francoeur ne cache pas sa parentèle — sa mère, la poète et journaliste culturelle Claudine Bertrand; son père, le rocker et poète Lucien Francoeur —, et leurs amis écrivains dont elle évoque des souvenirs. Certains lecteurs le lui reprocheront comme ceux qui avaient critiqué, injustement, sa poésie en disant s’attendre à plus d’une auteure avec un tel patrimoine génétique. Ici, il me semble que faire référence au milieu outremontais d’Ophélie accentue le contraste avec celui de ses camarades.
Et si c’était vrai tout ce que raconte Ophélie? Vrai, le langage déjanté des protagonistes; vrai, l’invraisemblance de certaines péripéties; vrai, la caricature grossière ou grotesque de certains personnages. On dit d’un premier roman qu’il est en réalité la troisième mouture d’un récit sans cesse remodelé, cette version où l’auteur puise sans vergogne dans son propre univers, celui qu’on lui a raconté, ou, peut-être, celui qu’il s’est imaginé. Cela ressemble à Jelly bean, la proposition de Virginie Francoeur qui se réclame d’Anaïs Nin, Nelly Arcan et Josée Yvon. C’est un pari risqué que la romancière a bien relevé en claironnant son droit d’exprimer sa véritable personnalité littéraire.