Dominique Fortier
La part de l’océan
Québec, Alto, 2024, 328 p.,
27,95 $ (papier); 16,99 $ (numérique).
Lecture-fiction version Dominique Fortier
Soyez bienvenus au domaine champêtre d’Herman Melville! L’écrivaine et traductrice Dominique Fortier nous y convie dans les pages de La part de l’océan, son nouvel opus. Après Emily Dickinson, la poétesse dont l’œuvre a vu le jour au lendemain de son décès, ou peut-être un peu plus tard voire jamais n’eut été des siens, voilà que la romancière se lie à un autre monument de la littérature états-unienne, sinon universelle.
Si vous doutez de cette
affirmation, consultez les pages que Wikipédia consacre à Melville. De façon
plus pragmatique, rappelez-vous la trilogie que Victor-Lévy Beaulieu lui a
consacrée intitulée Monsieur
Melville (lecture-fiction) qui a connu trois éditions distinctes dont une en
France, chez Flammarion.
Il n’en demeure pas moins que ces
deux écrivains partagent un semblable univers – un fragment de la vie de
Melville qui s’émeut de la présence de Hawthorne à proximité et de leur « Fraternelle
mélancolie » (Arla, 2018), comme l’écrit Stéphane Lambert.
Concentrons-nous sur La part
de l’océan. Dominique Fortier est une écrivaine « bonne élève » qui
sait respecter les règles qui régissent l’écriture d’une fiction narrative tout
en les faisant siennes. Par exemple, elle organise la trame de son roman selon
le cadre historique, c’est-à-dire l’époque où Herman Melville écrit Moby
Dick en craignant que son roman ne soit pas à la hauteur de son
dédicataire, Hawthorne.
Pour mettre en perspective les
aléas entourant l’écriture du roman de Melville, Dominique Fortier s’invente un
alter ego à qui elle raconte le livre qu’elle-même est en train d’écrire et que
nous avons en main maintenant, comme s’il s’agissait d’une histoire dans une histoire,
une mise en abyme d’un univers à un autre. Pour que cet aspect du roman ait une
certaine profondeur narrative, elle dialogue avec son ami Simon sur le
processus de la création littéraire, les hauts et les bas de cette activité, surtout
le si important poids des mots. « Nous avons le même rapport à
l’étymologie. Il nous faut sans cesse aller vérifier ce que les mots
recouvrent, ce qu’ils recèlent, les trésors qu’ils cachent à la vue, les
déplier pour en faire apparaître tous ces autres sens dont les ont dépouillés
les siècles mais dont ils gardent la trace comme la pierre garde l’empreinte
d’un coquillage des millénaires après que la mer s’est retirée. Ces sens comme
autant de fossiles, le passage d’océans oubliés. »
Puisqu’il est ici question de la
littérarité de Fortier, je me permets de souligner ce que j’appelle son côté
proustien. Une phrase-paragraphe parmi d’autres illustre cette
affirmation : « Chaque fois qu’arrive l’automne, les foins et les
épis secs, les feuilles flambant dans les arbres, la lumière dorée, et sur tout
cela l’odeur des feux qu’allument les lointains voisins, chaque fois que
montent vers les nuages ces minces filets de fumée, sinueux et légers comme de
l’eau, Melville se retrouve au pays de son enfance. »
L’histoire racontée par l’autrice
de Les ombres blanches débute « aux premières heures de l’aube, le
8 août 1850 » alors que Melville va écrire « pendant quatre jours… un
long texte qui commence par trois mensonges et renferme plus de vérité qu’il
n’en a jamais dit dans ses livres ou dans sa vie ». « Dès ces
premières phrases, il invente le décor et lui-même. Il se rêve différent,
écrivant, car il ne connaît pas d’autre moyen de répondre à la fiction que par
la fiction. Mentir est son seul moyen de dire vrai. »
J’écris Melville, mais il est
plus juste de dire « le » Melville imaginé par Dominique Fortier, comme
il en est d’autres personnages qui évoluent dans le même espace historique dont
Elizabeth Shaw, l’épouse de Melville qu’il prénomme Lizzie. Le rôle de cette
dernière est, entre autres, de transcrire lisiblement les pages que son
écrivain de mari produit d’un jour à l’autre. Elizabeth n’est pas que copiste,
car elle intervient, parfois directement, dans l’écriture de son époux que
l’urgence de dire rend brouillon. Malgré tout, Lizzie est surtout considérée
comme la bonne à tout faire pour la maisonnée qui a peu ou pas de
reconnaissance à son égard. Ne se plaignant jamais, elle espère secrètement que
quelqu’un aura enfin un peu de gratitude à son égard.
C’est à travers les treize
séquences dont elle est la narratrice – séquences dont le texte est en italique
et sans ponctuation, mais remarquablement scandé ou rythmée grâce au ton de son
discours – que nous partageons le quotidien des Melville et les visites de la
famille Hawthorne composée de Sophia (Peabody) et de leurs trois enfants, dont
Una une fillette pour le moins perspicace.
Je soulignais que Dominique
Fortier est à nouveau passé de l’autre côté du miroir de la fiction en
intégrant à la trame ses échanges avec son ami Simon. À mon avis, il s’agit là
de la genèse même de La part de l’océan qui est mise en parallèle avec
celle de Moby Dick. À cela s’ajoutent les doutes qu’elle et son ami
ressentent lorsqu’ils élaborent un projet d’écriture. Malgré cela, ce « récit,
cette rencontre authentique, c’est le début d’un roman, un "vrai"
roman comme je m’étais promis que j’allais en faire un cette fois, avec des
personnages, une intrigue, une progression dramatique, une histoire qui ne
serait pas la mienne et qui se suffirait à elle-même. »
Une fois l’ébauche terminée arrive
le montage comme le faisait son « ami cinéaste »; elle va y parvenir en
écrivant à Simon. « "Je crois que je n’aurai pas d’autre choix que de
me mettre au milieu de ce roman, mais si je le fais, je t’emmène avec
moi"… »
Le corps de la trame, c’est bien
sûr Melleville travaillant son Moby Dick et les passages à vide qu’il rencontre,
malgré son urgent besoin d’argent pour assurer ses obligations personnelles et
familiales. Or, un autre obstacle de taille se dresse devant lui : son
admiration sans bornes pour l’œuvre de Nathaniel Hawthorne. C’est d’ailleurs
pourquoi il envoie une recension dithyrambique du dernier livre de celui-ci à The
literary World, sans signer son texte. Dès la parution de l’article,
Melville ose frapper à la porte des Hawthorne où il constate que son papier a
été bien reçu, au point où Sophia considère que l’auteur anonyme est un des
rares critiques à avoir compris une œuvre de son mari.
Cette reconnaissance insuffle une
énergie nouvelle à Melville, si bien que : « Le romancier cet
automne-là de lance chaque matin dans son manuscrit comme on se jette à la mer,
yeux fermés, en retenant son souffle. Il écrit au fil de la plume sans
s’arrêter, une longue coulée qui jaillit de la pointe dorée pour aller danser
en vagues sur le papier. » Puis, le « romancier navigue parmi les
bélugas blancs comme du lard; les cachalots dont la grosse tête renferme une
épaisse substance laiteuse, le spermaceti; les grands requins aux yeux
éteints. »
Hélas, La part de l’océan
nous l’apprend, son imagination connaît de plus en plus de ratés dès qu’il
pense aux qualités littéraires des livres de Hawthorne, à qui il dédie d’ailleurs
Moby Dick. Cette admiration tourne à l’obsession dans laquelle Melville
s’enferme. Par exemple, il va à la poste tous les jours – une, deux ou même
trois fois – pour voir si Hawthorne ne lui a pas envoyé un pli en réponse aux
nombreuses lettres qu’il lui a adressées. Cela sans parler des visites
impromptues qu’il lui fait, parfois au grand dam de Sophia H. qui finit par être
exaspérée.
Dominique Fortier imagine littéralement
la lourdeur de la passion dévorante, sinon débilitante, de Melville à l’endroit
de Hawthorne. On dirait qu’il y a là cette balance qui représente l’idéal de la
justice : dans un plateau, un livre qui s’écrit à pas de tortue; dans
l’autre, une passion qui submerge toute autre activité. La romancière pousse
littéralement Melville dans les cordages de ce combat existentiel qui le
rapproche physiquement de son idole. « Moby Dick, c’est l’histoire
d’un amour qui n’a pas su commencer, et d’un livre qui refusait de finir. Une
année et demie, ce n’est pas suffisant pour faire un roman. Il aurait fallu
d’autres juillets. »
Comme si cela ne suffisait pas
pour imaginer le poids de cette scène, banale en soi, la romancière imagine une
liaison furtive entre l’épouse de Melville et Hawthorne, comme si Lizzie
transcrivait avec grâce la maladresse de son mari. On le sait, ce n’est pas la
première fois que Dominique Fortier s’approprie une histoire avérée et en fasse
le tissu original de sa propre fiction tout en y insérant, vingt fois ici, le
fil de sa propre histoire, aussi imaginée que personnelle, en discussion avec
Simon. Est-il nécessaire de distinguer la part du vrai et du mensonge imaginé?
Réponse simple : non. Réponse longue : cela peut confondre le lecteur
qui observe les activités publiques de l’autrice, notamment sur les médias
sociaux.
Il n’en demeure pas moins que
Melville « écrit une histoire de cachalot parce qu’il n’existe rien de
plus grand qui vive sur terre ou dans l’eau. S’il le pouvait, il choisirait
l’océan pour un personnage (il l’a presque fait), la tempête qui le ravage, la
nuit qui s’abat sur lui, le merveilleux bestiaire des constellations peuplant
le ciel. (Il l’a presque fait). // Écrire, c’est un autre mot pour aimer. »
« Qu’est-ce donc, après
pareil exploit d’imaginer un vaisseau, son équipage, sa grande proie blanche et
l’océan sur lequel il navigue? Peut-être pas un jeu d’enfant, mais enfin, la
véritable invention, périlleuse, semée d’écueils, n’est-elle pas celle par
laquelle il aurait créé presque de toutes pièces le lecteur qu’il lui fallait
pour pouvoir écrite son roman? »
La conclusion la plus juste de La
part de l’océan me semble aussi celle que tout lecteur, ou lectrice devrait
avoir et que Dominique Fortier propose : « Un livre nous appartient
quand on a la certitude, en le lisant, d’écrire la moitié qui manque ou, plus
justement, quand il vient non pas à combler mais construire cette part en nous
qui toujours reste manquante – rêve, ombre, désir. Un livre nous est destiné
quand il nous apprend à écrire notre nom. »