mercredi 12 mars 2025

Sarah Bernstein

Étude pour l’obéissance, traduction de l’anglais par Catherine Leroux

Québec, Alto, 2025, 152 p., 27,95 $.

Laboratoire de l’obédience in vitro

Étude pour l’obéissance, un roman de Sarah Bernstein, fut le premier livre à me parvenir en 2025. J’appris, en tournant les pages, que l’autrice, originaire de Montréal, vit maintenant en Écosse. Ses textes – fictions, poésies et essais – sont parus dans diverses publications, dont le Contemporary Women’s Writing. En 2023, Étude pour l’obéissance (Study for Obedience), son deuxième roman, a été finaliste au prix Booker et il a remporté le prix Giller 2023. Elle enseigne la littérature moderne et contemporaine. »

À peine ai-je entrepris la lecture du roman que j’ai été tenté de le mettre de côté, car, même si la littérarité de l’œuvre est exceptionnelle, tout comme la traduction qu’en a faite Catherine Leroux, quelque chose résistait à mon entendement. Jadis, il en fut ainsi d’Ulysse de James Joyce et de Moby Dick de Melville.

Outre l’éclairante chronique que lui a consacrée le blogueur Eric Karl Anderson dans Lonesome Reader, un commentaire du The Daily Telegraph a jeté un peu de lumière sur le roman : « [Le livre] a le rayonnement d’une parabole : un caractère primordial, des personnages qui représentent chacun de nous. L’histoire est toutefois trop vivante pour reposer sur des messages faciles... L’écriture de Bernstein est philosophiquement opaque, électrique, élégante. Il est malheureusement courant de nos jours de parler de ce que les romans "veulent dire", de supposer qu’ils devraient, comme tout le reste, endosser une posture unique. Une telle puérilité ne peut que s’évaporer devant un tel roman, qui nous rappelle de si belle manière que la fiction est un art moral. »

Il y a aussi le propos du Irish Times : « Ce captivant roman adresse une puissante critique à ceux qui voudraient délimiter la société et l’identité commune de manière à restreindre la diversité et à punir ceux qui osent être différents. ». Quant à l’Observer : « Cet éblouissant second roman se présente comme une méditation sur la survie, sur le danger d’avaler les récits des puissants, et comme un avertissement : l’autoflagellation des opprimés finit souvent par se retourner contre les oppresseurs. »

L’actualité de ces commentaires m’a convaincu et je me suis laissé emporter par « la langue à la fois lyrique et analytique de Sarah Bernstein qui livre une fable inquiétante où la vérité se lit entre les lignes et dont les phrases vertigineuses nous emportent plus loin qu’on le croyait possible. »

D’autant plus que, dans une entrevue accordée au Devoir, l’écrivaine affirme que : « Pour imaginer ce personnage, j’ai beaucoup réfléchi aux manières dont l’éducation et le réseau auprès duquel on grandit nous construisent, et à ce que ça laisse émerger comme possibilités ou impossibilités pour chacun de nous. La narratrice de mon roman est victime d’une multitude de pressions extérieures, liées tant à son genre qu’à son héritage historique et ethnique. Comme elle est extrême, et qu’elle s’abandonne littéralement aux autres pour construire son identité, c’était intéressant d’étudier à quel point toutes ces pressions forgent sa subjectivité. » (Le Devoir, 25 janvier 2025, Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)

L’éditeur québécois a bien raison de résumer ainsi la trame : « Une femme – la narratrice jamais nommée – s’installe dans un pays nordique, d’où ses ancêtres ont été chassés, afin de s’occuper de son frère récemment divorcé et de sa maison. Autour de ce vaste manoir, la campagne est le théâtre d’événements inexplicables affectant les animaux de ferme. Misant sur sa dévotion et sur son obéissance pour se faire accepter des villageois, la jeune femme découvre bientôt que ses gestes ont l’effet inverse. Tandis que la suspicion dont elle fait l’objet se transforme en hostilité, l’héroïne de ce roman déroutant et hypnotique est plongée dans des rapports de force où le pouvoir, la soumission, l’Histoire et la violence s’opposent. »

D’entrée de jeu, une table des matières, rare dans une œuvre de fiction, définit en sept points l’ancrage de la trame, laquelle évoque un conte philosophique aux accents de fable moralisatrice : un commencement un autre commencement – car la narratrice et sa famille, nous apprend-elle, ont eu à faire table rase et à commencer leur vie ailleurs –, un problème d’héritage – il n’est pas tant question de biens matériel, mais d’une sorte d’atavisme génétique et culturel –, une langue mourante – celle dont les seuls locuteurs se sont isolés de toute autre forme de discours –, de l’agriculture communautaire – le devoir de partager la propriété du territoire devenu la responsabilité de tous –, un rituel privé – un chauvinisme exacerbé jusqu’à devenir de la xénophobie –, l’occasion d’un frère – heureux hasard de s’éloigner du ressentiment éprouvé en prenant soin de l’aîné de ses adelphes comme elle l’a fait son enfance durant – et une méditation du silence – l’indicible des maux en mots.

Certaines analyses voient dans le roman une référence directe à la communauté juive et au racisme dont elle a été victime au cours des siècles. Moins manifeste depuis la Shoah, elle connaît aujourd’hui une recrudescence sociopolitique. J’avoue ne pas avoir très bien compris cette observation, sinon par analogie avec l’asservissement dans lequel la narratrice semble se complaire comme si c’était là un devoir inscrit dans les gènes des femmes de sa communauté décimée et en quête d’une terre promise. Or, encore une fois, dans le contexte mondial actuel, la condition de vie faite aux migrants s’apparente aussi bien à l’antisémitisme qu’au racisme primaire.

J’ai résolu de ne pas partager d’extraits d’Étude pour l’obéissance dans la recension, car le texte est si dense qu’en portant l’attention sur quelques phrases en dénature la signification. Je tiens cependant à donner un exemple de l’intensité du propos tiré des dernières pages : « La question fondamentale que je pose maintenant… : est-ce qu’une personne peut continuer à vivre après tout, une personne s’étant échappée par accident, une personne censée avoir été tuée, peut-elle continuer à vivre?... De quel droit, pour quelle raison nos ancêtres ont-ils fuit dans la forêt, traversé les eaux, vendu des guenilles, fréquenté l’école, à quoi bon tout cela puisqu’en dernière analyse, on n’aurait jamais dû survivre? Que restait-il? Et cela était-il suffisant pour persister? Mais nous commençons à nous lasser de ce refrain, n’est-ce pas? Parce qu’après tout, nous sommes là… Tant de choses se produisaient à une échelle temporelle et spatiale plus longue qu’une vie, plus large qu’un pays, plus vaste que l’histoire de l’exil d’un seul peuple. Et plus grande encore. »

Étude pour l’obéissance est un bijou d’écriture dont la brillance, autant dans sa forme que dans les thèmes abordés, peut éblouir, voire étonner au premier abord. Ce roman aux allures ésotériques est un grand moment de littérature humaniste. La voix de Sarah Bernstein rendue par les mots de Catherine Leroux nous fait entendre une pensée universelle qui est, à sa façon, un miroir de la vie contemporaine.

mercredi 5 mars 2025

Valérie Chevalier et Matthieu Simard

Presse-Jus, Montréal

Hurtubise, 2024, 208 p., 22,95 $.

Aventure épistolaire, petits et grands souvenirs

Si je vous dis Ça sent la coupe, la plupart d’entre vous verront surgir de sa boîte à souvenirs la comédie dramatique mettant en vedette Louis-José Houde. Le scénario de ce film de Patrice Sauvé fut écrit par Matthieu Simard, l’auteur du roman éponyme paru en 2004.

Le même Matthieu Simard – oui, oui avec deux t – compte à ce jour huit romans, tous abordant de façons diverses les aléas de la vie de couple. De la rupture de Julie tannée que son amoureux lui préfère les matchs du Canadien, du temps où il remportait la coupe, à Jeanne, âgée de 81 ans, qui fait tout pour retrouver Suzor, son compagnon parti il y a 40 ans et qu’on dit atteint de la maladie d’Alzheimer. Le romancier était-il allé au bout du sentiment amoureux et des écorchures qu’il peut faire ou non?

Répondre positivement à cette interrogation eut été trop hâtif, voire douteux du talent de Simard à imaginer des histoires de couples explorant tous les passages, même les plus secrets, du désamour. J’en tiens pour preuve Presse-Jus, un roman épistolaire écrit avec Valérie Chevalier.

Cette dernière, comédienne et écrivaine à succès, s’intéresse aussi à la vie de couple comme on le constate dans son plus récent opus, Les certitudes vagabondes (Hurtubise, 2024) : « J’ai cherché "le bon" toute ma vie, jusqu’à ce que je me rende compte qu’il n’y en avait pas qu’un. Aucun ne parviendrait à me combler entièrement. Plus j’en fréquentais, plus je m’infligeais ce constat : j’avais besoin de tout. »

Deux auteurs au talent reconnu, c’est bien, mais cela n’assure en rien que leurs imaginaires fusionnent harmonieusement, surtout sur la question des relations de couple. Rassurez-vous, la pâte a levé et leur histoire n’est pas de la tarte!

Le roman épistolaire, né au XVIIe siècle, met une réelle distance physique entre les deux plumes, claviers dit-on aujourd’hui, qui échangent des lettres. Si aujourd’hui, on pense plutôt à un échange de courriels ou de messages via le cyberespace, les protagonistes de Presse-Jus sont de la vieille école, celle du pli postal, et cela pour une raison bien simple : une lettre adressée au Père Noël.

Hugo, père du petit Noah, profite du programme de Postes Canada pour envoyer une lettre au vieux barbu à laquelle un ou une bénévole répondra, prolongeant ainsi un peu le mystère de Noël, tout en faisant oublier à l’enfant la relation tumultueuse de ses parents divorcés.

La bénévole qui lui répond signe du générique "père Noël". Noah-Hugo donne suite à cet envoi en s’adressant directement au bonhomme Noël, en espérant que sa missive lui parviendra. Contrairement aux habitudes des correspondants bénévoles, celui-ci signe Lutine Pauline. Le père de Noah reprend alors son identité de Hugo et s’adresse par la suite à Pauline. Leurs échanges épistolaires se transforment, petit à petit, en un journal personnel, tantôt quotidien, tantôt sans régularité. J’anticipe.

J’ignore si Chevalier et Simard ont écrit Presse-Jus de la même façon, mais, chose certaine, ils sont parvenus à créer deux personnages crédibles qui se dévoilent l’un l’autre par petites touches, comme un ou une peintre donne vie à un portrait. Ce sont d’abord les traits grossiers de leur personnalité qui se dévoilent, soit par une remarque ou un commentaire sur le propos de l’autre, soit en divulguant parcimonieusement un détail de leur vie. On sait depuis le début que Hugo est un traducteur pigiste et que l’insécurité financière de son travail lui pèse plus qu’il ne le laisse croire. Quant à Pauline, elle se montre plus prudente et se raconte en laissant un léger brouillard sur son propos. Ce qui, dans une certaine mesure, la rassure, elle connaît la véritable adresse postale de Hugo, contrairement à lui.

Si Hugo a écrit la toute première lettre au père Noël, c’était bien sûr pour faire plaisir à son fils âgé de quatre ans. Mais, nous apprenons une à une les raisons pour lesquelles Pauline s’est engagée comme correspondante bénévole. Ce qui peut sembler être de la confiance en soi de la part du père et du doute chez Pauline s’avère plus complexe. Un détail me semble bien illustrer le caractère de chacun d’eux : l’échange traditionnel de correspondance comme mode de communication à une époque où on ne le pratique plus, sinon pour recevoir des comptes ou des publicités. Fait à remarquer : Hugo utilise du papier fin, Pauline le note et l’explication qui lui fournit est révélatrice de son caractère.

Pourquoi s’est-elle jointe au programme de Postes Canada? Parce qu’elle avait du temps à donner, écrit-elle, avant de raconter qu’elle est infirmière spécialisée en périnatalité et que faire plaisir aux enfants est de son ressort, presque de façon égoïste.

Le voile sur la vie sentimentale des deux correspondants tombe, un lambeau à la fois, car tant Hugo que Pauline a connu son lot d’échecs amoureux. À distance l’un de l’autre, ignorant tout de la personnalité physique et sentimentale l’un de l’autre, ils se sentent protéger pour raconter, souvent avec ironie pour Hugo pour qui rire de soi est un moyen d’autodéfense pour contrer son manque d’estime de soi.

Le sérieux de Pauline, qui préfère l’autodérision à l’ironie, est un brouillard qui cache une période de sa vie d’adulte qui lui a laissé des cicatrices profondes, jamais complètement guéries : un accident d’auto, la perte d’un enfant à naître, une intervention chirurgicale d’urgence aux conséquences désastreuses et la déroute de son couple qui s’en suivit.

Chaque nouvelle confidence bâtit la relation entre Pauline et Hugo tout en préservant leur incognito, du moins jusqu’à ce que Hugo tente de découvrir le visage de sa « penpal » en lui envoyant une moitié de sa propre photo; cela tourne à la blague comme d’autres tentatives de sa part d’aborder certains sujets que Pauline élude habilement. Cela ne l’a pas empêché d’envoyer à Hugo une photo de son dogue prénommé Gaël-Monfils, comme le tennisman français.

Le quadrupède oblige sa maîtresse à marcher tous les jours. C’est aussi grâce à l’animal qu’elle rencontre Marc-André au parc à chiens, alors que Chaos, l’American Bully de ce dernier, attaque violemment de pauvre Gaël. Marc-André insiste pour amener la victime à la clinique vétérinaire où Pauline comprend qu’il en est le propriétaire.

Un détail à retenir de l’ensemble du roman-correspondance, c’est la fragilité de Hugo et sa tendance à se ridiculiser en se montrant incapable de donner le change à son interlocutrice dont les détails de sa vie lui donnent l’impression d’être un bon à rien, un incapable de vivre la moindre adversité.

Il faudra un silence de plusieurs jours de Pauline pour faire réagir Hugo pour qui leur correspondance est devenue une raison de vivre et de sortir de sa coquille de mis en échec. Il croira que son amie est partie à l’aventure avec le vétérinaire, se disant qu’elle l’oublierait vite fait et qu’il se retrouvera à nouveau dans une solitude dont il mesure désormais mieux l’ampleur et le poids. Pauline a aussi appris à apprécier leur relation épistolaire qui lui est devenue presque indispensable. Or, quand elle brise son long silence, elle sait que Hugo ne peut encaisser le choc qu’elle a subi et qu’elle lui raconte malgré tout.

Je tais le détail de l’événement qui marque un tournant dans la relation épistolaire, mais, s’il tient à la sourde colère de Pauline et au désarroi que Hugo ressent quand elle le lui raconte, il ne les rapproche pas moins. Puis, quand la poussière du temps sera retombée, il ne leur restera qu’un geste à faire, un pas à poser pour compléter leur échange.

Valérie Chevalier et Matthieu Simard savent bien jouer de la nature humaine et de sa complexité, et les deux personnages au cœur de Presse-Jus en sont de bons exemples. Leurs différences font leur complémentarité qui va plus loin que le fait d’être une femme et un homme, blanc et hétérosexuel, un modèle parfois mis à mal de nos jours. C’est leur humanisme qui les rend attachants et leur donne la capacité de passer des petites joies aux grands malheurs de la vie des trentenaires qu’ils sont.

mercredi 26 février 2025

Sylvie Simmons

I’m your man : la vie de Leonard Cohen

Montréal, Édito, 2017, 576 p., 34,95 $.

Cohen en deux temps

Il a suffi qu’un éditeur annonce la parution de Leonard Cohen : l’homme qui voyait les anges (Boréal), un essai biographique de Christophe Bold d’abord paru en France, pour que je retourne sur la carrière de ce grand artiste. Certes, le récit est fort bien documenté par un auteur qui y a consacré plus d’une vingtaine d’années dans le cadre d’un projet de fin d’études universitaires. Or, il n’est pas toujours évident de distinguer les faits de l’analyse sociolittéraire, les uns étant imbriqués dans les autres.

Je me suis alors souvenu de l’essai biographique de Sylvie Simmons, I’m your man, the life of Leonard Cohen (McClelland & Stewart, 2013), acheté et lu quelques jours après le décès de Cohen, le 7 novembre 2016. Quelques frappes sur le clavier m’ont permis de constater qu’une traduction française de cet ouvrage est parue aux éditions montréalaises Édito, en 2017, sous le titre de I’m your man : la vie de Leonard Cohen.

Je gardais un excellent souvenir de la façon dont Mme Simmons avait abordé et traité son sujet, peut-être parce qu’elle est une journaliste d’expérience du milieu musical, une auteure d’autres biographies – dont celle de Serge Gainsbourg, Neil Young, Johnny Cash –, elle savait très bien faire la narration du cours d’une vie que le biographié lui-même lui avait raconté au cours de diverses rencontres ou entrevues. Comme si cela n’eut été suffisant, Mme Simmons a fouillé sur la planète média à la recherche de confirmations et d’informations complémentaires de façon significative à son travail de biographe.

À la version originale de I’m your man : la vie de Leonard Cohen, traduite intelligemment de l’anglais (États-Unis) par Élsabeth Domergue et Françoise Vella, Sylvie Simmons a ajouté une postface intitulée « Voyager léger » dont la dizaine de pages sont une fresque, aussi minimaliste qu’étonnante de toute la vie de Cohen.

Ce voyage au pays de Leonard Cohen me fut aussi un retour à l’époque où j’étudiais à l’Université McGill, où il a lui-même étudié, et dont les Selected Poems 1956-1968 m’accompagnent depuis.

La biographie de Simmons a aussi projeté, sur l’écran d’inoubliables souvenirs, les recueils de Cohen traduits par un autre regretté écrivain, Michel Garneau. J’ai alors fait un pas de côté et relu les poèmes de Sylvain Garneau, le frère aîné de Michel, décédé trop jeune.

Revenant à l’univers de Cohen, j’ai sous les yeux Poèmes du traducteur (L’Hexagone, 2008), un recueil que Michel Garneau a écrit en « traduisant Book of Longing en Livre du constant désir pour chaque poème traduit j’ai fait le mien… » La couverture de ces poèmes illustre, en rires enthousiastes, les amis Garneau et Cohen réunis sur les marches du 28 de la rue Vallières, une maison appartenant à Cohen, coin Saint-Dominique, en face du Parc des Portugais à Montréal.

Cette couverture m’a rappelé une autre photo d’Olivier Hanigan prise à la même occasion, alors que Cohen donne sa casquette à une jeune femme, Marie-Pierre Barathon, décédée trop tôt quelques années plus tard; la dernière fois que j’ai croisé Marie-Pierre fut lors du lancement de 666 Friedrich Nietzsche, dithyrambe beublique de Victor-Lévy Beaulieu, en 2015.

Revenons à I’m your man : la vie de Leonard Cohen, l’ouvrage de Sylvie Simmons, considéré comme la dernière biographie de Leonard Cohen disponible en français.

« Grâce à ses chansons d’une qualité d’écriture peu commune, Leonard Cohen est assurément l’un des artistes les plus estimés et admirés du paysage musical des cinquante dernières années. Il est de ceux qui, tout au long de leur carrière, ont su se réinventer pour répondre aux attentes du public. Difficile, néanmoins, de raconter Leonard Cohen tant il y a à dire sur cet être charismatique à bien des égards et ô combien fascinant.

Sylvie Simmons, journaliste, l’a fait. Elle a rencontré Cohen, ainsi que ceux et celles qui l’ont côtoyé, connu ou aimé. Dans cet ouvrage, elle explore toutes les facettes de sa vie d’artiste, remontant ainsi à son enfance et sa jeunesse à Montréal, baignées dans la culture de ses origines juives; relate l’émergence de son talent d’auteur, de poète et de compositeur, et les rencontres qui ont jalonné et façonné sa carrière; raconte l’amoureux tourmenté et volage, et comment les femmes ont inspiré ses plus belles compositions; révèle l’être en quête de spiritualité et d’absolu… sans oublier ses épisodes dépressifs, sa dépendance aux drogues et au sexe.

Sylvie Simmons a eu accès aux archives privées de Cohen et elle a réalisé des entrevues exclusives avec ses plus proches collaborateurs, ses ami(e)s et ses amoureuses, et avec des artistes connus et inspirés par son travail. Il en résulte une œuvre magistrale et très fouillée, d’une grande rigueur, mais ponctuée d’anecdotes inédites et cocasses, qui apporte un nouvel éclairage sur la vie de Leonard Cohen. »


Leonard Cohen

Un ballet de lépreux

Paris, Seuil, 2024, 295 p., 34,95 $.

«Un homme habite seul une pension à Montréal. Suite à l’appel d’un inconnu, il va accueillir son grand-père arrivé de New York; il ne le connaissait pas, mais la ressemblance avec son père est indéniable. Le vieillard se montre facétieux, caractériel, rustre, agressif. Retourné chercher à la gare la valise égarée du grand-père, le héros surprend l’employé du service des réclamations en délicate posture, le harcèle et l’humilie. Tout à coup, une question l’assaille: l’homme venu bousculer sa vie est-il vraiment son grand-père? Cohen réussit un bref roman en forme de fable kafkaïenne; c’est surtout une voix singulière qui a déjà tout pour s’imposer, tout comme les nouvelles qui accompagnent cette édition posthume.»

mercredi 19 février 2025

Antoine Boisclair, Jean-François Bourgeault et Thomas Mainguy (dir.)

Au bout du chemin, lettres à Jacques Brault

Montréal, Boréal, 2024, 200 p., 25,95 $.

« L’éternité n’est qu’un mot une peu long »

J’emprunte le titre de cette chronique au regretté Jacques Brault. J’aurais aussi pu utiliser ce vers tiré d’À jamais, recueil posthume : « Poésie, souffle vital, rien de moins, rien de plus. » L’un ou l’autre ouvrent parfaitement les pages d’Au bout du chemin, lettres à Jacques Brault, un recueil de dix-neuf correspondances adressées à l’écrivain publiées sous la direction d’Antoine Boisclair, Jean-François Bourgeault et Thomas Mainguy.


Depuis le 18 février 1976, jour deux de mes chroniques hebdomadaires, j’ai suivi régulièrement la construction d’une œuvre, Jacques Brault se considérant, avant tout, comme un artisan. S’y trouvent poésie, fiction et essais, un patrimoine bâti de mots et d’images que cet écrivain iconoclaste pratiquait, tout comme d’autres formes d’art, des arts plastiques à aux dits hérités de temps immémoriaux qu’il affectionnait.

Homme d’une très grande discrétion, il est entré en écriture en braquant les phares de son altruisme en publiant « Miron, le magnifique », un essai que lui et son admirable ami allaient toujours porter depuis. Il a aussi écrit sur Alain Grandbois et préparé la publication des œuvres de Saint-Denys Garneau en compagnie du Père Benoît Lacroix.

Il allait de soi que d’anciens élèves et collègues veulent lui rendre hommage maintenant, sachant qu’il n’aurait jamais accepté une telle déférence, bien qu’il a reçu de nombreux prix littéraires, dont le Prix David (1965) – attribué à l’époque pour un seul ouvrage soit Mémoire (Librairie Déom, 1965) paru la même année qu’Objets retrouvés du regretté Sylvain Garneau –, le Prix Athanase-David (1986) et le Prix Gilles-Corbeil (1996) de la Fondation Émile-Nelligan.

Parmi ces missives envoyées dans un espace indéfini, je lis d’abord les mots d’Emmanuelle, sa fille, qui dit en peu de mots, mais en images fulgurantes, ce qu’elle a écrit de façon intimiste dans son essai Dans les pas de nulle part : parcours de l’œuvre de Jacque Brault (Leméac, 2019. Je retiens de son regard porté sur son père, ce passage : « Ta poésie est le plus bel héritage que tu pouvais nous laisser. J’ai donc résolu de partir. À la recherche non pas du temps perdu, mais de ce qui demeure vrai pour la poésie et qui le devient pour le silence qu’elle enferme. Tu disais ne pouvoir écrire qu’en état de mélancolie, sans quoi l’inspiration t’échappait. » Puis, cet autre qui évoque la possible communion entre l’écrivain et l’auditoire : « Silences formels, nommés en avant-plan, suggérés en arrière-plans, notre code typographique occidental, qui ne demande qu’à éclater chez toi, procède de la même manière en réservant des espaces pour la réflexion du lecteur qui écrira peut-être à son tour quelques notes qui entreront peut-être à leur tour en résonance, en dialogue morcelé avec le texte. Une pratique commune à tous que tu as posée d’emblée et systématiquement dans ton premier essai, Chemin faisant, en y incorporant tes propres notes marginales… »

Je choisis ensuite quelques autres correspondants que je connais mieux. D’abord, son vieil ami Gilles Archambault, réalisateur radio et écrivain, qui l’a souvent invité et qui propose ici « Est-ce un hommage? », une boutade tout à fait archambaultesque. « Il était alors devenu un auteur dont on parlait de plus en plus… Je n’avais pas tardé à me rendre compte que l’universitaire qu’il était savait aussi donner les clés qui permettaient d’entrer dans les œuvres les plus exigeantes. Issu comme lui d’un milieu populaire, je croyais sans trop de naïveté que la radio pouvait être une initiation à la littérature, à l’art. » Un jour, Brault lui annonce qu’il va quitter la Métropole, connaissant la réprobation d’Archambault. « Je respectais son silence, Jacques était à l’occasion un taiseux. Jamais bavard, brillant analyste des œuvres littéraires, qu’elles lui soient proches ou non, sachant en extraire l’essence en trois ou quatre phrases, il devenait plus intraitable des cachottiers dès qu’il s’agissait de sa vie personnelle. »

Autre ami de Jacques Brault, son éditeur Paul Bélanger qui prit la relève de René Bonenfant et Célyne Fortin au Noroît, maison à laquelle il resta fidèle pour ses projets de poésie. « Ainsi donc, l’homme gris a quitté son banc et il déambule seul, sans attache ni maison. Solitaire et errant, tu l’étais depuis longtemps dans la longue mémoire du temps oublieux, bien que pour combattre l’oubli tu notais souvent des phrases et des mots dans tes carnets, sur des feuilles volantes, des bouts de carton… Tes mots, Jacques, tes mots sans domicile cherchent à présent une maison, un corps pour vivre par eux-mêmes, pour transformer la douleur en expérience joueuse. Pour révéler le merveilleux qui sommeille en toute forme d’expression. » Je transcrirais volontiers l’entièreté de cette lettre, tellement elle illustre le lien indicible d’un écrivain, ou d’une écrivaine, avec son éditeur. Cette relation est ainsi mise en mots : « Tout ce qui sommeille dans l’âme devient un écho du monde, un dialogue informel, une critique par sa seule présence, et non un contenu déterminé, avec à la clé un message, comme les bruyants rapporteurs de la réalité le voudraient. Le poète assure un contrepoint, un creux qui transforme la réalité et lui attribue de nouvelles valeurs. »

C’est « En cheminant avec Jacques Brault » que l’écrivaine Louise Dupré rappelle un compagnonnage avec le destinataire. Elle le cite dans Au fond du jardin (Noroît, 1996) : « "Il arrive ainsi qu’un chœur de voix anciennes et nouvelles, indistinctement, parvienne par la fenêtre de la chambre où l’on se réveille enfant extasié après cinquante ans d’existence nulle. Quelqu’un qui est-ce, ressuscite." Votre question est aussi la mienne : qui le je deviens-il quand une chorale de voix s’empare de lui? Qui est le je qui prendra la plume – ou ouvrira son ordinateur – et se mettra à écrire ?... Le je de l’écriture est un autre, en effet… »

Je tourne les pages et la voix de Robert Melançon, vieux compagnon d’armes poétique et universitaire, me ralentit, car : « On ne comprend jamais tout à fait soi-même ce qu’on écrit. C’est sans doute pourquoi on publie, en cherchant quelques lecteurs qui nous éclaireront. J’en ai trouvé quelques-uns, et parmi eux tu as été un de ceux qui m’ont tiré de mon demi-sommeil. »

Qui d’autre pouvait signer la dix-neuvième et dernière lettre que Nathalie Watteyne? Écrivaine et universitaire comme Jacques Brault, elle était de son ultime garde rapprochée avec François Hébert, son compagnon. « Tu es parti en octobre 2022 et François t’a suivi quelques mois plus tard, le 30 mai 2023. Vous n’êtes plus là pour les discussions sur la langue française, la littérature et les arts, la poésie de l’existence, non plus d’ailleurs que pour vous étonner rêveusement de notre bref séjour sur terre. » Je dois dire que mes vieux amis Fortin-Bonenfant m’ont fait connaître Nathalie et François autour de la table familiale de la rue Mercier, à Saint-Lambert, à deux pas d’où le couple habitait alors. Watteyne-Hébert seyaent parfaitement bien avec nos hôtes, dont la table fut un lieu privilégié de rencontres sans prétention d’écrivaines et d’écrivains de diverses époques, de différents genres d’écriture.

Quant à la relation entre Jacque B. et François H., outre qu’ils furent collègues à l’U de M, elle prit la forme de collaborations réciproques dans des projets de livre où les arts plastiques et la littérature étaient réunis en une osmose créatrice, notamment dans les livres-objets parus au Temps retrouvé, la très discrète maison d’édition de Marc Desjardins qui fabrique, je choisis ce mot, des ouvrages artistiquement globalisants. L’Élan de l’écrevisse (2010) en est un double exemple, une édition dite définitive étant parue post-mortem en 2023.

Je laisse la conclusion à mon regretté ami Jean Royer. Dans la seconde édition de son Introduction à la poésie québécoise (Bq, 2009), il résume comme il sait si bien le faire tout Jacques Brault en quelques phrases : « Si la poésie de Brault est passée en vingt ans du lyrisme au lapidaire, c’est pour ne pas abandonner la question fondamentale : comment habiter le réel? Interrogeant la mort, le poète découvre la "saveur de l’existence". Au cours d’un long entretien avec Robert Melançon (Voix & Images, no 35), Jacques Brault précise sa pensée sur la poésie : "Ce que j’attends de la poésie, aujourd’hui, c’est de vivre moins bêtement, de ne pas crever dans la stupeur." Plus loin, il dira "J’aime le mot saveur : il inclut le sensible. Une certaine saveur qui n’est pas à dédaigner même si elle n’est qu’éphémère." »

mercredi 12 février 2025

Alain Saulnier

Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique

Montréal, Écosociété, coll. « Polémos », 2024, 288 p., 27 $.

Danger : les dictatures démocrates ou comment nous museler

Le moins que l’on puisse dire de 2024, c’est que les démocraties s’en vont à vau-l’eau. Outre les jeux de chaises musicales des partis politiques au pouvoir et les « changez de bord la compagnie », de nouveaux joueurs s’incrustent dans la joute : « les géants du web ».

Recensant Les barbares numériques (Écosociété, 2022), un essai d’Alain Saulnier, j’écrivais qu’à l’heure des guerres et des insurrections en direct, il fallait savoir qu’un meneur de jeu s’implantait sans qu’on y porte trop d’attention : la toute-puissance des GAFAM et de leurs porte-voix, les réseaux sociaux incontrôlés.

Ce qui pouvait sembler un propos alarmiste s’avère plus vrai qu’on pouvait alors imaginer. Les observations de Saulnier méritaient d’être actualisées, discutées et exemplifiées, ce que fait Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique.

Pourquoi taper à nouveau sur ce clou, sinon parce que vous et moi ne nous rendons pas compte du pouvoir grandissant, apparemment sans limite, des ultras mieux nantis de la planète et de leur mainmise sur tous les enjeux sociopolitiques des démocraties, notamment grâce au web.

Ce qui n’était pas mesurable auparavant, ce sont, entre autres, certains effets délétères de la pandémie, dont la fidélisation aux achats en ligne. Amazon et Temu (site chinois de commerce en ligne) sont devenus la panacée d’un grand nombre de consommateurs au détriment des commerces locaux.

Rafraîchissons notre mémoire. « Les barbares numériques » ou GAFAM, « acronyme dont les lettres correspondaient à l’origine aux cinq firmes numériques dominantes du marché : Meta (anciennement Facebook), Alphabet (Google, YouTube, Chrome, Android, Gmail, etc.), Apple, Amazon et Microsoft ». Certains chefs d’entreprise associés à ces sociétés sont souvent évoqués : Mark Zuckerberg, le dirigeant de Meta (Facebook, Instagram, Messenger, WhatsApp, Oculus VR, etc.); Jeff Bezos, à la tête d’Amazon et ses filiales, dont Amazon Prime Video; Tim Cook qui dirige l’empire Apple, etc.

Un autre joueur mentionné par Saulnier n’est autre qu’Elon Musk. Le propriétaire de Tesla, Starlink (fournisseur d’accès Internet par satellite) et Space-X, sans oublier Twitter devenu X sous sa gouverne. Dès l’acquisition de ce réseau, il a licencié le personnel et imposé ses propres règles de la liberté d’expression. On connaît ses coups de gueule devenus des diktats dont X est une « chambre d’écho médiatique, description métaphorique d’une situation dans laquelle l’information, les idées, ou les croyances sont amplifiées ou renforcées par la communication et la répétition dans un système défini. » Sans oublier ses accointances avec le président élu des États-Unis qui en a fait l’unique responsable du nettoyage des écuries d’Augias qu’est, à ses yeux, l’organisation gouvernementale états-unienne.

Revenons à Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique. L’essayiste s’intéresse aux effets réels de l’empreinte de ces géants sur les démocraties, les pouvoirs politiques, socioéconomiques et socioculturels. S’il applaudit les nouvelles législations fédérales contraignant ces derniers à des règles précises d’opération, il n’en déplore pas moins leur façon de détourner l’obligation de rémunérer les médias traditionnels pour les contenus qu’ils leur volaient en excluant les informations journalistiques locales et nationales de leur plateforme. Ce qui est déconcertant, c’est qu’une vaste proportion des usagers des réseaux sociaux y puisent uniquement leurs informations provenant de sources approximatives.

Le modèle d’affaires des médias traditionnels – presse écrite et électronique – ne tient plus la route et menace de faire imploser même les plus sérieux joueurs, ce qui s’observe déjà par la fermeture de nombreux journaux régionaux et par la mise à mal des revues culturelles, malgré les efforts déployés par la Société de développement des périodiques culturels du Québec (Sodep). Cette situation concerne aussi la chaîne de diffusion d’informations rigoureusement recueillies, les moyens de communication des divers aspects de la culture et de ses valeurs. Pensons à la télévision traditionnelle qui perd annuellement un nombre croissant de téléspectateurs au profit des plateformes numériques, tel YouTube, Netflix, Crave, Disney+ ou Amazon Prime Video, ou des services de diffusion en continu (streaming), tel Spotify.

Le loup dans la bergerie que je vois poindre un peu partout dans Tenir tête aux géants du web, se nomme algorithme prédictif. Il serait plus juste de parler d’une meute de loups, car chaque joueur du web possède son propre système d’algorithme prédictif. Prenons un exemple que tout usager du web a rencontré : vous cherchez de l’information sur un modèle d’automobile et, l’instant suivant, votre page Facebook vous propose les offres de dépositaires de la marque dans votre région. Il en va de même des fureteurs, quels qu’ils soient, qui vous proposent des réponses à vos recherches selon les règles de leurs propres algorithmes prédictifs financièrement rentables.

Mentionnant Facebook, il est clair pour Alain Saulnier que les réseaux sociaux sont devenus LA première source d’informations, peu importe l’origine de ces dernières, ce qui laisse place aux « fake news » et autres rumeurs répétées jusqu’à en perdre le message initial. Un exemple que j’ajoute à ceux de Saulnier : le pouvoir des réseaux sociaux de microblogages consacrés à un sujet spécifique. Truth Social de D. Trump en est un exemple patent, d’autant plus qu’il est aussi une puissante chambre d’écho des messages qu’il diffuse. Dans ce cas spécifique, l’homme d’affaires exprime ses opinions et ses commentaires sur tout et sur rien. Par exemple, avant même d’entamer son mandat, il a lancé l’offensive contre ceux qu’il appelle « les ennemis du peuple », les médias. (La Presse+, 19 décembre 2024)

Alain Saulnier a raison d’écrire que de tenir tête à ces géants est un devoir démocratique. Certains pays d’Europe ont commencé à mettre des holà aux géants du web, notamment par l’imposition « de normes d’identification des contenus culturels ». D’autres États, même les É.-U., tentent de briser des monopoles, par exemple celui de Google et de son moteur de recherche. Il en va de notre état de droit, de notre démocratie, malgré l’indifférence générale. L’écosystème qui régit la société québécoise est à risque plus que tout autre pour les raisons d’ordre linguistiques et culturelles, ferment de notre société. Si nous ne trouvons pas rapidement comment protéger nos canaux de création et de diffusion, ce sont les assises de notre société qui sont menacées.

Que dire de l’intelligence artificielle, l’IA générative, et de ses effets pouvant être dévastateurs sur de nombreux champs d’activité, incluant l’environnement, car les serveurs, gardiens des données de l’IA, ont des exigences énergétiques incommensurables. L’infonuagique – le « modèle informatique dans lequel le stockage des données et leur traitement sont externalisés sur des serveurs distants accessibles à la demande à partir de tout appareil bénéficiant d’une connexion Internet » (GDT) – est très, très gourmande. Et je ne parle pas de l’insécurité que différents usages de l’IA peuvent faire peser sur les populations, pays et nations.

Le réalisme d’Alain Saulnier n’augure pas des lendemains heureux si nous et nos gouvernements ne prenons des mesures concrètes et adéquates pour stopper les effets de va-en-guerre des géants du web. En cette année 2025, il est temps de prendre des résolutions sociétales et de s’engager à les tenir. Ainsi, lire Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique et poser, dès maintenant, les gestes nécessaires pour contrer leur toute-puissance sont un premier pas.

mercredi 5 février 2025

Odile Tremblay

Le bestiaire à pas perdus, illustrations de Marie-Hélène St-Michel

Montréal, Boréal, 2024, 240 p., 27,95 $.

« Plus humaines que bien des conquérants »

Tenir et écrire une chronique sont des actions distinctes. La première définit la régularité d’une rubrique, la seconde évoque sa littérarité. Il en est ainsi, de la prose journalistique d’Odile Tremblay, qui attirait régulièrement mon attention grâce à la finesse de ses observations et à la pertinence du propos. Parfois, elle tenait chronique, mais, plus fréquemment, elle écrivait – on dit « torchait » dans le milieu – un papier qui méritait mieux que l’éphémère d’un journal quotidien.


Voilà que madame Tremblay, sortie des pages du Devoir, nous propose Le bestiaire à pas perdus, un recueil de vingt-huit récits, chacun attirant notre attention sur un animal, à plume ou à poil, volant, rampant ou déambulant à petits pas, prudemment ou non, dans l’espace que nous leur avons laissé depuis que nous squattons leurs territoires qui, désormais, s’érodent comme peau de chagrin.

Le bestiaire du titre peut évoquer les fables, celles de La Fontaine n’étant jamais loin dans la mémoire collective des générations passées. Les fabulistes, ces marchands de « fake news » de l’époque d’Ésope (XVIIe siècle), dressaient les pauvres bêtes à imiter plus bêtes qu’eux, c’est-à-dire les humains, pour dire leurs quatre vérités, soulignant leurs travers les plus terribles qui, parfois, donnaient la peste suggérée par La Fontaine lui-même.

Heureusement, les animaux paradant dans l’univers d’Odile Tremblay ne sont pas de ces monstres essaimant des valeurs morales sur leur passage, mais de véritables sujets d’observation dans la nature d’ici ou d’ailleurs, rarement dans des milieux d’enfermement, comme les jardins zoologiques ou les réserves protectrices.

Ces rencontres, si elles sont arrangées par la dame au clavier, n’en sont pas moins sans autres filtres que leur personnalité, agréable ou patibulaire, et la communication que l’écrivaine établit avec elles ou eux selon sa perception et son imaginaire. Elle fait de ses observations des récits plein d’ironie et d’une autodérision joviale, mais jamais jovialiste. Vous aurez compris mon enthousiasme par-devers ce recueil. Je vais l’illustrer mon engouement par quelques exemples tirés des vingt-huit récits.

Un mot avant pour souligner la qualité des illustrations originales de Marie-Hélène St-Michel présentées en ouverture de chacun des textes, dans un cadre en forme de médaillon. Si on les remarque sans trop d’attention, il faut y revenir et découvrir que chacun des dessins apporte une troisième dimension au propos de l’autrice, un regard original sur le sujet.

Ainsi, le béluga qui nous accueille aux portes de « L’adieu aux baleines blanches » a une allure de gamin qui se moque de l’intérêt que les humains lui portent, comme s’il se payait leur tête en leur offrant un spectacle dont il est l’unique maître de piste. Croyez-moi, ce petit mammifère marin a plus un tour dans son sac et sa naïveté lui occasionne trop souvent des ennuis.

Les premiers cétacés, « ci-devant appelés marsouins », qu’Odile Tremblay observa, le furent à Saint-Joseph-de-la-Rive, un village des Éboulements en face de L’Île-aux-Coudres où sa famille passait les vacances d’été. « Pourtant un beau jour, ces joyeux baigneurs se sont éclipsés de notre panorama, bien déterminés à ne plus dépasser le fjord de Tadoussac. Expulsés du fleuve pour cause d’habitat pollué, sans un dernier adieu au peuple des berges, comment aurions-nous pu deviner qu’ils nous manqueraient autant? »

Or, le cinéma, que l’écrivaine connaît par cœur, vient au secours de la mémoire collective grâce au documentaire Pour la suite de monde de Pierre Perreault et Michel Brault, où les « acteurs aquatiques avaient courtoisement attendu son clap de fin avant de plier bagage. Ils ont de la classe, les bélugas. » Que leur arrive-t-il par la suite? C’est la suite du récit où la réalité, aussi triste soit-elle pour le charmant cétacé, rappelle que la « cohabitation avec les humains ne leur a jamais vraiment porté chance. Ces derniers, durs d’oreille, ne saisissent rien à leurs récits. Entre les baleines et nous, des langues différentes privées de racines communes hissent la tour de Babel jusqu’à la surface des eaux. »

Un dernier passage de la saga des baleines blanches où apparaît une des plus célèbres d’entre elles : « Malheureux Moby-Dick, cétacé déchu des océans perfides! En prenant sa plume au milieu du XIXe siècle pour raconter son terrible destin, Herman Melville offrait à l’Amérique sa plus grande chanson de geste. L’allégorie de la reine des baleines, accusée de mille maux par un homme plus hargneux qu’elle, fit frémir les lecteurs jusqu’à la chair de poule. // Le cétacé aime se mettre en vedette, comme on l’a démontré. Ils transmettent des mythes sacrés aux écrivains de génie, seuls susceptibles de décoder leurs univers. Ensuite, tout est affaire de style… Melville fut leur plus grand scribe. »

« La chute du ookpik » est une autre histoire où Odile Tremblay s’approprie la réalité observable de cet oiseau, aussi appelé harfang des neiges, cet « oiseau totémique à grands yeux qui louchaient, réinventé dans la pierre à savon ou la peau de phoque. » « J’avais onze ans quand le premier harfang des neiges, en réponse à mon invitation, vint se profiler à Saint-Pétronille de l’île d’Orléans. Il regardait au loin comme un vieux sage… » Elle vit le même le lendemain, ensanglanté par le tir d’un chasseur. « On perd son innocence par à-coups, dit-on. Ce jour-là, j’ai su que l’immortalité n’existait pas et que les adultes pouvaient détruire des mythes en les prenant pour des oiseaux. »

Si je vous dis que madame Tremblay nous amène « Dans l’antre du dragon », vous croirez certainement qu’elle nous entraîne dans les sables mouvants de la Fiction, avec une majuscule. L’illustration lançant son propos convaincra même ceux d’entre vous qui doutent. Pourtant, « la fonte du pergélisol les ressuscite à la queue leu leu. Sortis de l’hibernation avec la ferme intention de nous en faire voir, leur mine de déterrés et leur langue bifide font frémir les plus téméraires... Omniprésents, ces monstres-là… À plein écran, les épouvantails d’antan ont bon dos et queue claquante… La mémoire archaïque entretient le brûlant souvenir des combats épiques entre dragon et hommes des cavernes pour la conquête d’une grotte à plusieurs chambres d’écho. Car la crise du logement ne date pas d’hier… »

Enfin, « Dans la marmite des sorcières » (207) est un beau prétexte pour faire vivre une longue liste d’animaux à poil ou à plume qui n’ont d’autre existence que celle inventée par des humains au grand plaisir des collectionneuses et collectionneurs, Odile Tremblay étant du nombre. « Ma première proie fut, dans le bric-à-brac d’un bled floridien perdu, une araignée d’argent aux yeux de feu. Le lézard serti de marcassite se glissa en douce près d’elle un peu plus tard… Ces bêtes ne marchent ni ne respirent. Qu’importe. Elles s’entassent dans mon bestiaire en réclamant aussi leur place au soleil. Si nombreuses, si repoussantes pour ceux qui ne savent pas voir; à mes yeux, d’autant plus précieuses… Reste que les amateurs éclairés m’ont comprise. »

Je soulignais plus haut l’autodérision dont l’écrivaine fait preuve, en voici un exemple amusant : « Désormais les rabatteuses des brocantes me claironnent leurs dernières trouvailles et les amis savent quoi m’offrir aux anniversaires. La marmite de la sorcière est en ébullition et réclame son butin renouvelé. » (208) Sur le même ton moqueur, elle termine ainsi cette apologie des bêtes sur broche : « Profanateur de marmite, ayez un peu de discernement et d’élégance dans le crime comme en toutes choses. Cambriolez, oui, mais pas nos délires! »

Lisant Le bestiaire à pas perdus, je me suis souvenu d’une chronique d’Odile Tremblay, « De 12 à 500 romans par an en 50 ans – Inventer la parole » (Le Devoir, 15 novembre 2020 – https://www.ledevoir.com/lire/310362/de-12-a-500-romans-par-an-en-50-ans-inventer-sa-parole). J’ai relu l’article qui fait un tour d’horizon des œuvres jugées marquantes de 1910 à aujourd’hui, en soulignant la vitesse sans cesse croissante du nombre de livres publiés annuellement. J’ajouterais son bestiaire à ce répertoire, car il a toutes les qualités requises pour y figurer grâce aux thèmes développés et à sa littérarité unique. Oui, unique, car on y reconnaît sans hésiter la plume de l’écrivaine qu’on a tant aimé lire dans Le Devoir et qu’on espère retrouver prochainement.

mercredi 29 janvier 2025

Lise Gauvin et Fawzia Zouari (dir.)

La francophonie au féminin : un espace à inventer

Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Legba », 2024, 200 p., 19,95 $.

Femmes de tous les pays francophones : unissez-vous!

Devant La francophonie au féminin : un espace à inventer, un collectif dirigé par Lise Gauvin et Fawzia Zouari, mille images ont émergé de mes plus intimes convictions, dont celle évoquée par Jean Ferra en 1975 voulant que la femme soit l’avenir de l’homme. Ce livre est composé des actes de la cinquième rencontre internationale du Parlement des écrivaines francophones, tenue en avril 2024, sous les auspices du festival Metropolis bleu, en partenariat avec l’Académie des lettres du Québec.

Cet ouvrage est composé de dix-neuf communications présentées lors de cette rencontre, lesquelles reflètent des préoccupations des participantes sur les rapports avec la langue, son usage et sa vulnérabilité, sur le partage des territoires où la langue maternelle, au sens littéral, n’est pas le français, mais plutôt la langue de la société, ce qui entraîne que la littérature dite nationale peut se multiplier comme au Canada où coexistent la littérature canadienne-anglaise, québécoise et francophone hors Québec.

Le titre des cinq chapitres en balise le contenu, tout en évoquant l’étendue des projets. Ainsi, il y a « la francophonie au féminin : un espace à inventer », « les commencements : écrire quand on est une femme », « écrire en français : pour une francophonie décomplexée », « écrivaines francophones en Amérique : une espèce menacée » et « procès : les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses? »

En parcourant chacune de ces avenues où on aperçoit l’intelligence personnalisée et diversifiée d’une francophonie à inventer, on découvre que l’ensemble des communications dessine l’architecture d’un projet global. En introduction, Lise Gauvin suggère « une francophonie revisitée et resémantisée » et Fawzia Zouari, « le Québec comme emblème d’un féminin francophone ». Pour sa part, Gérald Gaudet, président de l’Académie des lettres du Québec, souligne « un devoir de littérature. »

Chacun des chapitres s’ouvre sur une brève mise en situation, composée d’une suite d’interrogations sur le sujet abordé. Si on se concentre sur l’ensemble des questions, on distingue, sans équivoque, les pièces d’un puzzle planétaire qui, assemblées, forment une gigantesque fresque d’un univers où les femmes occupent tous les espaces fondamentaux de la société, sans aucune discrimination.

Les chapitres suggèrent des réponses concrètes à cet essaim de revendications. Ce faisant, selon la culture et l’engagement de chaque auteure, certaines problématiques sont résolues sans ambages, d’autres ont pour toute explication encore plus de questions.

Un exemple m’a particulièrement fait réfléchir : le français, langue du colonisateur. Au Québec, le colonisateur Français, après nous avoir abandonnés aux mains de l’Angleterre, n’est plus un odieux maître, mais la France conserve une aura de supériorité sur notre culture, la dépendance à l’Académie française en est un exemple. Or, nous avons notre propre Académie des lettres et, en matière linguistique, nous avons l’Office de la langue française du Québec dont la réputation n’est plus à faire au sein des pays francophones, ses divers lexiques étant à l’affut des néo-vocabulaires, dont la féminisation de titres de fonction et le vocabulaire des nouvelles technologies comme des réalités sociales émergentes.

« Comment se conjugue la francophonie au féminin? Que signifie aujourd’hui pour les écrivaines "écrire en français"? Pour qui écrivent-elles? Pourquoi? La francophonie au féminin est un ouvrage polyphonique qui met en dialogue les voix, vécus et réflexions d’écrivaines des Amériques, de l’Afrique, des Antilles et du monde arabe. Elles écrivent à la croisée des langues dans des contextes où le français se trouve en relation concurrentielle, parfois conflictuelle, avec d’autres langues. Ce livre est une prise de parole féminine sur les grandes questions qui secouent les sociétés. Penser la langue, c’est aussi penser le monde dans lequel elle est pratiquée, et penser le monde auquel les écrits s’adressent. Un monde où la voix des femmes a souvent été empêchée, sinon interdite encore aujourd’hui. Cette voix aux multiples tonalités, le Parlement des écrivaines francophones s’est donné le mandat de la faire entendre. »

Débuter 2025 par une réflexion sur « la francophonie au féminin » me semble un projet porteur d’avenir. Je vous y invite comme chacune de ces écrivaines venues de partout sur la planète de la Francophonie qu’il faut connaître, reconnaître et, surtout, protéger.