Rodney Saint-Éloi
Nous ne trahirons pas le poème et autres recueils
Paris, Points, coll. « Points poésie », 2021, 368
p., 12,95 $.
Une image heureuse, une tribu en fête
Paru aux éditions Points, à Paris, en mai dernier, Nous ne trahirons pas le poème et autres recueils est une anthologie regroupant quatre ouvrages écrits par Rodney Saint-Éloi et publiés aux éditions Mémoire d’encrier : Nous ne trahirons pas le poème (2019), J’ai un arbre dans ma pirogue (2006), Je suis la fille baobab brûlé (2015) et J’avais une ville d’eau de terre et d’arcs-en-ciel heureux et autres poèmes (1999). Ce livre nous permet d’observer d’un point de vue périphérique une œuvre en train d’ériger le patrimoine de l’écrivain et éditeur, une œuvre déjà en pleine maturité tant dans sa thématique que dans sa littérarité.
L’ordre des volumes ici assemblés ne suit pas la chronologie de leur parution originale ce qui permet de voir des constances dont le thème des femmes de sa vie : Tida son arrière-grand-mère, Contita sa grand-mère et Bertha sa mère. Elles sont essentielles à sa création littéraire, notamment sa poésie, comme une forme de la fragilité au cœur de son discours.
Nous
ne trahirons pas le poème, bateau amiral de l’anthologie, porte les traces
de la démarche de l’écrivain en les marquant de signes indélébiles. Huit vers mettent
en perspective les univers où le poète nous entraîne :
« pour me défendre / je dirai
que je suis poète / les mots m’ont précédé / je n’ai pas tété
ma mère / je n’ai pas connu mon père / j’habite loin de mon
île / mon ventre n’est pas mon ventre / je n’étais pas
convié à ma naissance ».
Je ne me lasse pas de relire Nous
ne trahirons pas le poème, car il brosse une fresque de toutes les quêtes
poétiques et narratives de Rodney Saint-Éloi et souligne la recherche constante
de l’éditeur qu’il est de donner la parole aux voix autochtones et à celles
issues de la migration.
J’ai un arbre dans ma pirogue
(2006) débute par un prologue semblable à une carte indiquant le chemin à
suivre pour arriver au bout de la quête qu’elle définit, comme celui de Nous
ne trahirons pas le poème et celui de Je suis la fille baobab brûlé.
On comprend bien qu’écrire
« la vie
et la ville qui percent sous les brumes du soir; se rappeler que tout serait un
chant si on le voulait, si les mots et les phrases avaient la conviction d’un
quelconque bonheur. // Et pourquoi cet arbre qui habite mon corps,
m’écrit et me convoque là-bas quand je suis ici, dans la tourmente des formes
et des couleurs? // Pourquoi ce poème? Sinon pour dire l’absence qui
engage la présence, le vide et l’angoisse d’une terre qui désapprend à être
terre. // Départ et non absence. Le pays est encore le seul paysage
discernable et renaissant. Vivre-entre-baillé-ici-ailleurs. Vivre l’enfance, le
soleil nu! L’île, ses rêves, ses dérives, ses fantasmes et ses dérives. L’île,
le trop bleu de ses mers au miroir de ses ciels. // Au bout, il y a
une pirogue… là-dedans des mots, comme un arbre qui voyage seul dans la forêt,
un conte contrarié par un fusil. // Et si tout n’était qu’un grand arbre
quelque part, debout dans la constance de la terre? » (p. 121-122)
Bref, Rodney Saint-Éloi est en
quelque sorte l’homme-poème, celui qui transforme son être au fur et à mesure
que les mots, puis les vers prennent forme.
Je suis la fille baobab brûlé
(2015) est dédié à Bertha, la mère du poète dont la vie se retrouve au cœur du
roman Quand il fait triste Bertha chante (Québec Amérique, 2020), un
récit qui mérite une lecture attentive pour comprendre d’une perspective intérieure
le poids de la négritude assumée. L’écrivain dira, en entrevue (Lettres
québécoises, no 163, automne 2016) : « Je me suis rendu compte,
en écrivant La fille du baobab brûlé, que c’était un exercice difficile
de se mettre dans la peau d’une femme. J’ai dû laisser libre cours à ma propre
féminité, me laisser investir par la voix de ces femmes qui m’ont élevé. Ce mécanisme
d’altérité, c’est le respect de l’autre. L’important pour moi est de ne pas
trahir ces voix qui m’ont grandi. J’ai voulu apprendre à être un homme, à
devenir une meilleure personne, par le seul fait de pouvoir dire que Tida,
c’est moi. Je suis entré dans une communication mystérieuse avec elle jusqu’à
ce qu’elle soit mon identité. Aucune frontière ne nous sépare désormais. »
J’avais une ville d’eau de
terre et d’arcs-en-ciel heureux et autres poèmes (1999) est un livre en
quatre mouvements : j’avais une ville d’eau de terre et d’arc-en-ciel
heureux, les courriers de l’amandier, toporythme géopoétique cauchemardesque,
post-image postface de l’en-ville. J’ignore à quels moments de sa carrière –
cet instant précis où on passe d’auteur à écrivain – les vers de ce quatuor
poétique ont été écrits, mais il y a fort à parier que c’était avant que Rodney
Saint-Éloi quitte son Haïti natal pour le Québec, car le décor qu’il y a planté
est celui de sa terre natale, celle dont on s’éloigne sans oublier les racines
de l’enfantement, ce jadis rappelant qu’il est toujours présent dans l’en-soi.
Je ne suis pas surpris de découvrir
que
« le poème
une image heureuse / une tribu en fête // à l’envers naît
cette terre / bougies et peurs entrées / ville nyctalope
aux mille tambours / ville caraïbe paradiso // élue ville
entre toutes / pour mieux t’aimer au purgatoire. » (306) Ou
encore cette prose : « j’ai appris dans cette ville à me taire par
éthique, à revende au marché aux puces mes identités volés, à cantonner la
fanfaronnade de l’île, le petit large libertin et le nomadisme payant ». (p.
350)
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