mercredi 28 juin 2023

Mario Girard

Clémence : encore une fois

Montréal, Les Éditions La Presse, 2023, 312 p., 49,95 $.

« À l’ombre de la véranda »

On se réfère parfois aux écrivaines et écrivains par leur seul patronyme : Hébert, Blais, Royer, DesRochers, etc. Pour d’autres, le prénom suffit : Félix, Barbara, Clémence, etc. C’est à cette dernière que le journaliste Mario Girard consacre un remarquable ouvrage intitulé Clémence : encore une fois.

Plus d’une génération dit connaître Clémences DesRochers par cœur, car elle est entrée dans leur vie en même temps que l’avènement de la télé, ou presque. De plus, certaines de ses chansons habitent nos souvenirs collectifs. Nathalie Petrowski trace d’elle un portrait instantané en préface : « Clémence, ce prénom qui passe de présentation, ce prénom doux comme une prière, qui évoque la première grande monologuiste du Québec, nous dit qu’il n’y a qu’une seule Clémence… Pour en arriver à ce statut-là avec un simple prénom qui suscite autant la reconnaissance que la familiarité, qui relève autant de l’intimité que de la notoriété, il faut en avoir parcouru du chemin sur les scènes du Québec et dans la tête et le cœur de ses habitants. C’est que Clémence, la fille de Rose et d’Alfred DesRochers a fait. » (9)

Le nom DesRochers était déjà connu, surtout depuis qu’Alfred DesRochers (1901-1978), son père, a fait paraître L’Offrande aux vierges (1928) et À l’ombre de l’Orford (1929).

Pour que la jeune DesRochers devienne simplement Clémence, elle a travaillé très fort pour tailler sa place dans la culture québécoise, laquelle se renouvelait au début des années 1950, jusqu’à ce que cette place soit bien à elle, unique.

Ce parcours s’étale sur plusieurs décennies et Mario Girard le retrace depuis ce jour d’avril 1941 où fut présentée « La marche aux millions », une comédie burlesque interprétée entre autres par Juliette Béliveau, Denis Drouin et Henri Poitras. L’adolescente Clémence assiste seule à ce spectacle qui est pour elle une véritable épiphanie : « Je veux chanter comme elle. Je veux faire rire les gens. C’est ce que je veux faire. », avoue-t-elle à sa famille.

Avant d’en arriver là, le biographe rappelle qu’en 1923, Alfred DesRochers, 22 ans, fréquente Rose-Alma Breault et qu’ils se marient le 20 mai 1925. Clémence-Irène-Claire naît le 23 novembre 1933, « le jour de la Saint-Clément », ce qu’elle raconte dans le poème « Ma naissance ».

Un drame frappe la famille le 20 novembre 1936 : Germain, un des fils DesRochers, se noie dans la rivière Magog. À partir de ce jour, toute la famille est mise à mal, car Alfred ne s’en remet jamais vraiment, passant de périodes où il gagne raisonnablement bien la vie des siens à des périodes de profonde dépression que son alcoolisme exacerbe. Heureusement, Rose tient la barre du bateau familial qui tangue et donne le meilleur d’elle-même à ses enfants, ce qui n’est pas rien à cette époque.

On comprend pourquoi cette femme est très importante dans la vie de sa fille comme le raconte le chapitre intitulé « Rose et Clémence ». En toile de fond, le décès de cette mère adulée qu’illustre le poème « Maman » : « Mais depuis ton départ ma maison est vide / J’ai beau y mettre tout ce dont j’avais rêvé / Mes rêves ne sont plus que des gestes livides / C’est de ta seule absence que je suis habitée ». Impossible ici de ne pas rappeler qu’« Alfred créera les sonnets d’Élégies pour l’épouse en-allée dans le petit chalet du lac Clair (aujourd’hui lac Sylvère), à Saint-Donat, que Clémence avait acheté pour ses parents quelque temps plus tôt. » (135)

Ce poème et d’autres, des fac-similés de manuscrits et de dessins, des photos d’archives, des coupures de journaux et d’autres souvenirs font partie de l’ouvrage dont les vingt-trois chapitres sont construits à l’identique : une photo, quelques pages racontant les faits saillants de l’époque abordée, quelques « artéfacts » les illustrant et un poème y correspondant.

Après avoir évoqué la mère de Clémence, le biographe met en lumière sa relation avec son père Alfred. Elle a plus connu ce dernier dans les années de turbulence qui ont suivi le décès de son frère. Lorsqu’il était à la maison, des auteurs déjà reconnus le visitaient. Germaine Guèvremont, par exemple, dont le Survenant lui aurait été inspiré par Alfred DesRochers. Or, « Clémence a toujours eu cette crainte : connaître l’indifférence du public qu’a affreusement vécue son père, Alfred. Voir le talent de ce grand poète ignoré par ses contemporains a beaucoup fait souffrir l’auteure et humoriste. Combien de fois, dans ses spectacles ou lors d’entrevues, a-t-elle rappelé à la mémoire du public le génie de celui qui lui a donné la vie. Elle avait raison de le faire. » (35)

Alfred DesRochers est, à mon avis, un des grands poètes de sa génération, sinon le plus grand. Il m’est ainsi impossible de ne pas voir l’influence de son discours poétique sur celui de sa fille, entre autres l’usage de la langue parlée ou d’expressions du discours populaire qu’on a reproché au père et à la fille.

Saut dans le temps : la famille DesRochers s’installe à Montréal; Clémence fait l’École normale; son désarroi devant une classe de 37 garçons; son entrée au Conservatoire en 1954; son premier engagement à La Roulette le théâtre ambulant de Paul Buissonneau; son texte « Rue Pacifique » remporte un premier prix au concours organisé par Télé-Ciné-Radio Productions ce qui lui apprend qu’« elle pourra compter sur les mots pour se rendre à la scène. » (55)

Parmi les membres du jury, il y a « le père de la dramaturgie moderne au Québec, Marcel Dubé. Ce sera le début d’une belle et longue amitié entre elle et l’auteur d’un "Simple soldat" ». (55-59) Plus tard, elle joue dans « La Côte de sable », un des téléromans de Dubé diffusés par Radio-Canada.

Clémence fait son entrée à la télé d’État en 1957 en jouant dans la mythique émission jeunesse La Boîte à surprise, une véritable pépinière de jeunes talents. Un extrait du monologue « Ce que toute jeune débutante doit savoir, ou Mon entrée à Radio-Canada » illustre avec humour cette période. Elle interprète cette saynète au Saint-Germain-des-Prés, le cabaret dont Jacques Normand ouvre les portes aux jeunes gens talentueux tels Pauline Julien ou Normand Hudon.

Les réalisateurs de Radio-Canada finissent par s’intéresser à cette jeune femme qui hante littéralement les corridors de l’hôtel Ford et frappe à leur porte pour qu’on l’engage. Dès lors, il y a un effet boule de neige et Clémence prend de plus en plus d’espace sur les ondes de la télé nationale. De la variété à l’animation, de la comédie au drame, des entrevues accordées à celles qu’elle anime : cette omniprésence arrive à saturation pour la principale intéressée qui, en écrivant des dialogues pour les autres, réalise à quel point écrire est son port d’attache.

La grève des réalisateurs francophones de la SRC va lui permettre d’allier écriture et scène. « La fille du groupe » raconte la création des Bozos, « un groupe de cinq jeunes artistes de la chanson qui va marquer à tout jamais l’histoire de la musique au Québec. À la base, la formation est composée de Clémence, Raymond Lévesque, Claude Léveillée, Hervé Brousseau et Jean-Pierre Ferland. » (84) Le groupe recrutera le pianiste André Gagnon pour les accompagner.

Le poète et journaliste au Devoir Gilles Hénault écrit à leur sujet : « C’est surtout sur le mode frondeur, ironique, sarcastique, caricatural que la troupe trouve son unité. Cet humour latent dans notre peuple, ce génie du mimétisme caricatural, on le retrouve condensé dans quelques chansons qui présentent une image inversée de nos travers, de nos tics, bref de nos ridicules que nous surmontons par le rire. » (88)

Clémence chansonnier – autrice, compositrice, interprète – émerge. « J’écris, tout en prétendant que je suis comédienne et que je suis chanteuse… En un mot, je m’exprime énormément. Je pense que le terme "chansonnier" résume mieux tout cela, un chansonnier à la française qui exprime l’actualité humaine et quotidienne. Je suis le reflet de ce qu’on est. Je suis ce que l’on est. » (97)

Le début des années 1960 est un feu roulant pour Clémence. Outre la télé, elle est aussi sur la scène dont dans la pièce de Jarry, « Ubu roi », à l’Égrégore. Quand son carnet d’activités mincit, elle monte elle-même des spectacles avec des amies. En mai 1963, paraît son premier disque sur lequel on trouve « La vie d’factrie » qu’on peut lire dans le livre. Non seulement cette chanson est-elle monumentale, mais c’est un des textes de son répertoire qui est le plus près des grands poèmes de son père. Par exemple « City-Hôtel » : « Le sac au dos, vêtus d’un rouge mackinaw, / Le jarret musculeux étranglé dans la botte, / Les shantimen partants s’offre une ribote / Avant d’aller passer l’hiver à Malvina. »

Clémence a 32 ans lorsqu’elle quitte la maison familiale, après le décès de sa mère. Seule en appartement, elle s’ennuie et ne rentre que pour y dormir. C’est sûrement une raison supplémentaire pour multiplier les engagements, les projets de spectacles, l’écriture de monologues et de chansons. « Le tourbillon de sa vie » résume les années 1965-1969 dont « Les Girls » est, en quelque sorte, l’apothéose; le spectacle réunit Chantal Renaud, Louise Latraverse, Diane Dufresne, Paule Bayard et Clémence.

Raconter Clémence DesRochers sans parler de Louise Collette, sa compagne depuis la fin des années 1960, est impossible. Clémence ne croyait pas à la vie de couple, mais elle s’est elle-même prise au piège de Louise C. L’une et l’autre sont tantôt le complément direct de l’autre, tantôt, l’indirect. Généralement, ce jeu de rôle se fait sans heurt bien que Clémence ne soit pas tout à fait la bonne fille naïve qu’elle laisse croire.

Le chapitre intitulé « Ce n’est pas vrai qu’elle "haït" écrire » raconte que « Clémence a souvent blagué à ce sujet. Mais au fond, elle ne peut se passer de ce geste pour exprimer ses émotions, pour ancrer ses idées ou pour fixer sa mémoire. Cette auteure, mieux que quiconque, a embrassé tous les genres pour assouvir cette envie irrépressible de jouer avec les mots. Poésie, chanson, monologue, nouvelle… Toutes ces formes ont accueilli sa prose trôle ou touchante. / Et comme cela ne suffisait pas, elle a rempli des dizaines de carnets tout au long de sa vie… Ils regorgent de textes de monologues, de chansons, de poèmes, de notes, d’idées, de récits de voyage, de titres de livres à lire, de restaurants à visiter, de parfums à essayer, de phrases glanées ici et là. Certains passages relèvent du journal intime, d’autres de la liste de choses à se rappeler. » (201-202)

La vie de Clémence a changé à maints égards depuis que Louise Collette est entrée dans sa vie. Les voyages à l’étranger pour le plaisir des découvertes ou au soleil pour le repos se sont ajoutés à son horaire. Elle a aussi découvert un côté agréable aux tournées qui l’ont parfois ennuyée, sa compagne veillant sur l’organisation et la gestion quotidienne. Puis, « cette gloire qu’elle n’attendait plus » arrive, l’organisation des tours du Québec assurée par sa compagne et ces tournées prennent une tout autre allure.

Aujourd’hui, retirée dans ses terres longeant le Memphrémagog, Louise et elles mènent une vie un peu à l’image des deux vieilles de sa chanson, ensemble tout en étant chacune à son affaire. Pour le public, il y a toujours ses disques, dont « De la factrie au jardin » (2005) et quelques spectacles en vidéo, dont « Clémence à cœur ouvert » (2008). Il est cependant regrettable que ses recueils de textes – Tout Clémence, 1 et 2 (VLB éditeur 1995) – ne soient plus disponibles en format papier.

Clémence : encore une fois, une biographie majuscule écrite par Mario Girard, se termine par une entrevue de Clémence qui s’est déroulée chez elle en août 2022. À la question qu’est-ce que la poésie, elle répond : « La poésie permet d’embellir la réalité. Libre à chacun de l’aborder à sa façon, mais pour moi, c’est procurer une musicalité aux mots. La forme que tu lui donnes va faire en sorte que ça va entrer dans l’esprit des gens. C’est ça que le poète de son époque doit atteindre. » (292) Quelle tombée de rideau! Tout est dit.

mercredi 21 juin 2023

 Gilles Archambault

La candeur du patriarche

Montréal, Boréal, 2023, 112 p., 19,95 $.

Il habite tous ses livres, tous ses livres l’habitent

Un quarante-quatrième ouvrage paraissant en soixante ans d’écriture, ce n’est pas une mince affaire en cette Amérique française. Gilles Archambault mérite mieux que cette simple constatation, car non seulement a-t-il créé un univers narratif original, mais il lui a insufflé sa façon de penser, son ironie et sa manière de dire. Il habite tous ses livres et tous ses livres l’habitent.

La candeur du patriarche, arrivé mi-avril, est un recueil de récits brefs comme le furent ses trois ou quatre précédents titres. Ici, les vingt-sept narrations sont des instantanés de souvenirs qui se reflètent dans le miroir de l’âge, leur prégnance les rendant intemporels. Ainsi, « Naissance » et « Tout dire », le premier et dernier récit, expriment l’émerveillement du patriarche devant Gustave, son arrière-petit-fils, et l’avenir que la seule présence de l’enfant annonce, ne serait-ce que de se tenir debout. Sera-ce que la position du corps, la détermination ou les deux? Comme l’écrivain le rappelle en citant Chamfort (1740-1794) : « L’homme arrive novice à chaque âge de la vie ».

Depuis Combien de temps encore? (2017), Gilles Archambault pratique la remembrance. Pas question de se flageller en raison d’erreurs du passé sur lesquelles il n’a aucune emprise. Pas question non plus d’élaborer des projets d’un avenir à trop courte vue. Que faire de tout le fatras que la vie laisse derrière soi comme autant d’objets accumulés qui n’ont de sens que pour nous et qui, éventuellement, embarrasseront les héritiers, tels ces souvenirs de voyage ou ces livres écornés, sinon de les regarder une dernière fois pour les vider de la mémoire ou du souvenir qu’ils y ont laissé.

Parmi cet enchaînement d’instantanés, je reviens sur « Naissance » que l’écrivain lut sur Ici-Radio, le 18 juin 2022, à « l’occasion du départ à la retraite de Joël Le Bigot » avec qui il a collaboré pendant 23 ans, livrant quotidiennement un billet d’humeur. Pour avoir été un fidèle auditeur de cette émission comme je le suis des livres de G. A., son humeur était comme un vent sur lequel la journée prenait son envol. Subrepticement, ses mots du matin rejoignaient ceux de ses livres dont j’ai lu et recensé la majorité avec un plaisir sans cesse renouvelé. Et même si l’écrivain s’en défend, il est pour moi une des grandes voix de la littérature québécoise des cinquante dernières années.

Constater, puis réfléchir à voix haute : voilà, je crois, l’essentiel du propos de La candeur du patriarche. Au hasard, ce « je ne lis plus tellement de romans » (17), une opinion à laquelle j’adhère secrètement. Parlant de Montaigne, Diderot ou Stendhal – terreaux fertiles de générations d’intellectuels – il écrit : « Puis-je surtout les accuser d’avoir fait de moi un manieur de mots qui, devant la mort qui guette, note des impressions parfois contradictoires, s’éblouit, se désespère, s’étonne et se trouve bien naïf? » (18)

Cette naïveté peut-elle encore seoir à un homme de bientôt 90 ans ou était-ce une façon de confondre la réalité du grand âge? Au tournant d’une page comme d’un récit à l’autre, la naïveté dont Gilles Archambault se réclame s’apparente à la candeur du titre, plus près de l’honnêteté que de l’innocence. « Fumée sans feu », récit d’un assoupissement sur la galerie de sa résidence que des voisins empressés ont confondu avec un quelconque malaise – encore le grand âge mis à mal – et qui ont composé le 911, auquel les premiers répondants – pompiers, autopatrouille, ambulance, etc. – ont vite répondu, sortant de son val le dormeur sans qu’il comprenne cet émoi. Ah! les bonnes intentions dont l’enfer est pavé, car « [ma] sieste prenait [ainsi] une étrange allure. Je croyais me réfugier dans une oasis, je devenais un cas médical. » (21)

« Peur de la mort », une question ou non? « Que puis-je répondre sinon que je crains surtout la dégénérescence qui précède souvent l’entrée dans le néant? » (23) Ou alors, la définition qu’Ambrose Bierce donne à la longévité, cette « "prolongation peu commune de l’angoisse de la mort." » (27)

Parmi les choses de la vie qui sont importantes pour Gilles Archambault, outre sa famille, il y a ces quelques personnes qui furent ce qu’il est convenu d’appeler des amis au sens ancien du terme, lequel n’a rien à voir avec les clics facebookiens. L’écrivain et professeur François Ricard est en tête de cette courte liste. « Cet homme était pour moi l’incarnation rêvée de l’amitié. » (28) Décrire la réalité de l’amitié, du sentiment aux gestes, n’est pas chose facile, mais G.A. en trace le périmètre en relatant diverses situations que Ricard et lui partagèrent. Sur le plan professionnel, il fut : « Conseiller littéraire aux éditions Quinze, chez Alain Stanké, puis au Boréal, François m’a servi de guide pendant plus de quarante ans. Lecteur exigeant, il savait tout aussi bien reconnaître la justesse d’une phrase que souligner avec tact une maladresse. » (30) Du côté de l’intimité, « Jacques Brault était déjà un ami très cher. Il a suffi de quelques années, dix ou douze, pour que François devienne lui aussi un confident d’exception. » (31)

Le nom de Jacques Brault évoqué, c’est lui qui est le sujet de l’avant-dernier récit. « La mort des amis, bien que répétée, n’est jamais une habitude. Il était entendu que Jacques mourrait dans peu… Sa mort, je la souhaitais depuis plusieurs mois [J. B. souffrait d’un cancer]. Pour moi, Jacques Brault a été à la fois un confident et un maître… Il était un universitaire reconnu, j’étais au mieux un ouvrier de l’écriture, tâchant de manier des mots qui m’aideraient à trouver un sens de la vie. » (97-98) Souhaiter sa mort pour ne pas le voir souffrir, Archambault lui-même ne voulant pas avoir à sombrer dans la déchéance ultime d’une fin de vie cancéreuse.

J’annote mes lectures pour m’approprier les œuvres. Or, La candeur du patriarche est à ce point surligné et commenté en marge que je pourrais presque construire un vingt-huitième récit que j’intitulerais « État d’esprit » et qui relaterait la philosophie existentielle de l’écrivain Archambault qui se cache derrière son expérience d’un homme de grand âge. « Est-ce à cause de cela ou était-ce à cause de mon âge, depuis quelques années, on semble s’attendre à ce que je sois devenu une sorte de vieux sage. J’en ai l’âge, après tout. Pourtant je n’ai aucune disposition à ce rôle. Si j’affirme ne pas avoir de cauchemars peuplés par l’ombre de la mort, je n’oublie pas que je n’y suis pour rien. Ce trait de mon caractère, je ne l’ai pas façonné. Il m’a été donné à la naissance. » (61)

Je ne peux parler de ces récits sans dire un mot de « Montparnasse ». L’écrivain y raconte sa relation avec la Ville lumière : « Depuis près de cinquante ans, Paris avait été pour moi une destination d’élection. Une bonne centaine de fois, en mission ou autrement, j’avais choisi différents hôtels de la rive gauche. » (76) Il y a là, je l’avoue, un peu de jalousie, car, même si je suis allé beaucoup moins souvent dans la capitale française, j’y suis très attaché, notamment à Saint-Germain-des-Prés. Il n’est pas uniquement question de Paris dans ce récit, mais bien des limites que l’âge impose. « Vieillir, c’est aussi l’entêtement de tenir coûte que coûte à certaines lubies. Ce peut être aussi la pauvre audace d’obéir à des inclinaisons d’autant plus invitantes qu’elles n’ont pas été créées par la dernière mode. » (79)

Je pourrais continuer à visiter un à un les récits, mais je fais confiance aux lectrices et aux lecteurs qui seront tentés de se plonger dans ces fragments d’histoires. À qui s’adresse cet ouvrage, demandez-vous? Les gens âgés ou ceux du grand âge se sentiront interpeller. J’aimerais bien connaître l’opinion de jeunes ou de très jeunes adultes pour qui la fin de vie n’est pas à l’ordre du jour, ni la leur, ni celle de leurs parents.

Sachez qu’il y aura un prochain livre de Gilles Archambault en 2024. Il a annoncé Vivre à feu doux au cours d’une entrevue à Émilie Perreault. Je vous invite d’ailleurs à prendre le temps d’écouter cet entretien (disponible sur RC Ohdio, "Il restera toujours la culture", 3 mai 2023) portant sur La candeur du patriarche. Il y a ajouté quelques réflexions de même nature que celles du recueil, dont celle-ci : « Écrire ressemble beaucoup à aimer. Aimer quelqu’un, c’est placer la possibilité du bonheur dans l’autre. C’est périlleux, mais c’est ce qu’il y a de plus beau dans la vie. »

Frappez à la porte du patriarche, un air de jazz en sourdine, et laissez-vous emporter par ses mots comme si vous écoutiez les récits d’un vieil ami pas sage du tout.

mercredi 14 juin 2023

 Jean Lemieux

Nos meilleurs amis les morts

Montréal, Québec Amérique, coll. « QA fiction », 2023, 336 p., 29,95 $.

Vie de chalet : longtemps après

En ouvrant Nos meilleurs amis les morts, septième enquête d’André Surprenant, le héros imaginé par Jean Lemieux, j’ai fait le chemin parcouru par le roman policier avant d’être reconnu comme genre narratif à part entière, un préjugé qui n’a rien à voir avec les romans de Lemieux.

On se souvient que le sergent-détective Surprenant habite une maison léguée par son oncle Roger avec Geneviève, sa conjointe, et les deux fils d’icelle. Toujours à l’emploi du SPVM, il relève du poste de la Place Versailles. Louis-Philippe Brazeau, « obèse amateur d’opéra », est toujours son coéquipier; Sébastien Guzman, un enquêteur du bureau; leur consœur en congé de maternité n’a été pas remplacée. Les crimes n’en sont pas moins nombreux et le meurtre du notaire Jean-Claude Ladouceur – « saigné comme un cochon » –, les oblige à faire plus avec moins.

Au retour du travail, Mireille McClean a trouvé son époux baignant dans une mare de sang. Rien d’anormal dans la maison, sinon que le meurtrier semble être entré sans difficulté et avoir laissé un carré rouge évoquant les grèves étudiantes sur la scène de crime. Calme, la veuve raconte aux policiers : « J’ai rencontré Jean-Claude quand j’avais vingt ans. Je travaillais avec mon père dans une pourvoirie en Mauricie. Ça ne paraît pas aujourd’hui, mais dans ce temps-là, j’étais une fille de bois. »

La mise en situation de l’intrigue livre juste ce qu’il faut de détails pour nous lancer sur la piste des protagonistes initiaux. Jean Lemieux est soucieux du détail des personnages qu’il imagine, tantôt un aspect physique, tantôt leur façon d’être. André Surprenant n’est pas que policier, mais aussi un compagnon de vie, un père et un grand-père. Les stéréotypes ne sont pas absents, mais l’usage qui en est fait illustre l’impétuosité de certains protagonistes. Le journaliste Vandal, par exemple, fait encore des « échanges » d’informations avec Surprenant selon le protocole non écrit du donnant-donnant.

En bon père de famille, Surprenant s’intéresse ici à son beau-fils William, un cégépien actif au sein du mouvement des Carrés rouges. C’est là une des mises en abyme conférant à la trame des allures de poupée-gigogne dont l’accumulation soutient l’ensemble.

Lors d’une réunion portant sur le meurtre de Ladouceur apparaît Robert Coupal, directeur adjoint du SPVM. On s’interroge sur cette soudaine visite, Surprenant plus que les autres puisqu’il connaît bien Coupal, car ils furent confrères à l’école de police.

Dans le contexte d’un crime non résolu, un nouveau meurtre survient dont le scénario est semblable au précédent. Vincent Liggio, la victime, habite le « frigo », un immeuble transformé en dispendieux et mystérieux condos. Liggio est réputé faire partie de la mafia italienne et chargé du blanchiment de l’argent du crime.

On adjoint enfin une nouvelle enquêtrice au poste Versailles. Alice Verreau, une jeune policière, a de l’allant et apprécie l’expérience et le style de Surprenant dont elle devient la coéquipière.

Le notaire Ladouceur était, dit-on, un homme discret autant dans sa personnalité que dans sa pratique du droit notarial. On sait cependant qu’il a été impliqué dans diverses transactions immobilières concernant le « frigo », que des sommes de son compte en fidéicommis ont transité par des institutions liées au banquier Pierre Melanson. Le romancier lève petit à petit le voile sur cet homme qui règne sur l’univers de plusieurs personnages.

C’est le cas de Léonard McClean, le beau-père de Ladouceur. Âgé et malade, cet homme au tempérament pugnace ne s’en laisse pas imposer, employant une violence verbale qui augure de possibles gestes brutaux. Plus l’enquête sur le premier meurtre progresse, plus McClean père revient dans les discussions, notamment au sujet du chalet de Mireille McClean à Saint-Roch-de-Mékinac, où est également situé un domaine appartenant à Melanson, là où s’est noyée la jeune Ariane Bellemare des décennies plus tôt.

Diverses hypothèses laissent croire que les meurtres de Ladouceur et de Viggio sont d’ordre financier, surtout que, dans les heures suivant ces assassinats, leurs comptes de banque ont été vidés.

Côté vie familiale, nous rencontrons Laurie, la fille naturelle de Surprenant, « la cadette née d’une aventure dans un congrès en 1987 » et dont il a appris l’existence des années plus tard. Devenue policière comme lui, sa première affectation à la SQ est en Abitibi. Geneviève, sa compagne, lui suggère de passer du temps avec Laurie. C’est ainsi qu’elle l’accompagne à Shawinigan. Hélas, Laurie se trouve au mauvais endroit au mauvais moment et elle est victime d’un tireur, probablement celui qui a commis les meurtres.

Une troisième victime s’ajoute, Mireille McClean noyée dans sa piscine. Les enquêteurs menant plusieurs enquêtes simultanément, ils en viennent à considérer qu’il y a un lien entre elles. C’est la piste du lointain passé du notaire, celui de sa femme, du père de celle-ci, du domaine de Melanson et de Melanson lui-même, ultime point de convergence sous l’aura du jeu d’échecs. L’imbroglio semble inextricable jusqu’à ce que les policiers fassent le lien entre la noyade présumée de la jeune Ariane Bellemare et ceux qui ont jadis fréquenté le domaine de Melanson. Même Robert Coupal est associé à cet événement.

Je tairai la chute de l’histoire. Chose certaine, le roman de Jean Lemieux mérite un vaste lectorat tant par l’intrigue principale que par les aventures secondaires, chacune ayant un lien avec la cascade de rebondissements. Moi qui ne suis pas un aficionado des polars, je me suis laissé emporter par le rythme fou des aventures, l’humanisme des personnages, même les plus torves et leur typologie minutieusement bien élaborée. L’expression qui me vient pour résumer l’histoire: hyper captivante ou, comme on dit outre-Atlantique, voilà un vrai « page-turner ».

mercredi 7 juin 2023

François Hébert

Frank va parler

Montréal, Leméac, 2023, 208 p., 24,95 $.

Quand l’intelligence n’a rien d’artificiel

Jadis, c’était hier, on faisait table rase, on construisait à nouveau ou, parfois, on reconstruisait même en sachant qu’on ne fait pas du neuf avec du vieux. Parlez-en aux locataires des RPA, ils confirmeront tout comme je peux l’affirmer du bas de mes 76 ans. François Hébert, universitaire retraité et non retraitant, a initié des cohortes à la création littéraire. Il nous propose aujourd’hui Frank va parler, un roman qui déconstruit le genre, une façon sienne de réinventer le récit en sondant ses fondations tout en interloquant les aventurières et les aventuriers d’une histoire perdue, telle l’arche de Noé voguant sur les eaux du Nil, les ancêtres Grecs sur une rive et d’autres origines sur l’autre.

Il y a quelque chose de surréaliste dans l’art d’écrire cette histoire, façon André Breton peut-être, c’est-à-dire un « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale […] » (Wikipédia, 30 avril 2023) Façon Breton certes, mais servi à la sauce de l’artiste visuel qu’est F. H. à ses heures, entre autres dans des livres d’artistes où ses collages accompagnent des textes du regretté Jacques Brault.

Cette façon de faire m’a rappelé ce que j’écrivais au sujet de Miniatures indiennes (Leméac, 2019), son précédent roman, c’est-à-dire « telle une roche ayant une structure en feuilles se superposant, plusieurs strates soutenant le récit. Celle du narrateur, de l’amoureuse, du professeur, de ses élèves, des voyages en Inde, de la culture de ce pays, etc. Il y a aussi que le récit se joue du temps et de l’espace. Quelle action est survenue avant ou après? Qu’importe puisque les péripéties se soutiennent dans un continuum aux formes molles, comme aurait dit Dali. Nous slalomons entre la narration de séquences où on croise un confrère ou une consœur du narrateur, une réflexion philosophique de ce dernier que lui inspirent les divinités indiennes… ».

Cette observation est sensiblement la même ici si je me fie à l’écrivain : « … j’ai écrit le présent livre, d’abord sous la forme d’une pyramide, puis d’un Zoom [une application populaire durant la pandémie] et de blogues hétéroclites, de notes religiologiques, de rêves et de souvenirs d’amours et de voyages, de lectures et de promenades, d’exercices de style, de scolies spinozigonnantes et de pronostications artémidorubuesques, d’une chaise hiéroglyphique et de quelques portes et fenêtres, et de la souris dans son grenier aux grattements nocturnes. »

Graphiquement – la mise en page a une grande importance dans l’économie de Frank va parler –, le livre est composé de trois parties – Songeries, Ifset [« pour les anciens Égyptiens, l’isfet représente le désordre, le mal, le dévoiement, le chaos, l’injustice. C’est l’antithèse de Maât (l’ordre, l’équilibre du monde, l’équité, la paix », Wikipédia, 1e mai 2023] et Capistrano. Chacune compte plusieurs paragraphes, tous portant un titre, lequel peut revenir ailleurs ou non, qui fait référence à un ou plusieurs dieux, un temps, un lieu (la maison jaune étant récurrente), un événement, mais aussi des dieux ou des déesses, inventés ou non, un personnage dont le père de l’auteur, sa mère, des amoureuses – particulièrement Noémie, ses enfants, Jacques Brault et j’en passe. Bref, un désordre sur lequel le lecteur surfe naïvement sans trop se demander jusqu’où la vague des mots et leur polyphonie le mèneront.

J’ose employer une expression qui, autrement, me hérisse : ce livre offre une expérience lecteur unique. Si je décontextualise Roland Barthes, ce livre nous permet d’atteindre le nirvana du « degré zéro de l’écriture ». Pour y parvenir, il faut se laisser emporter par le flot des mots qui nous font dériver vers différents rivages, selon les époques de l’histoire planétaire, de l’universel au particulier; selon les territoires que l’écrivain raconte de ses voyages de par le vaste monde; selon les jeux de libre association qu’il pratique en jouant de la polysémie des mots – Néfertiti passant de l’Égypte ancienne à un club de danseuses montréalais – ou celui des néologismes très librement inspirés du choc des idées telles « spinozigonnantes », « pronostications artémidorubuesques » déjà cités ou « instagrammologie » et « anthropoblogueur ».

Je mentionnais plus haut l’aspect surréaliste du discours de l’écrivain Hébert; voici un des nombreux exemples : « À tort les divinités sont-elles louches de nos jours, en nos arpents de neige aux bonhommes à chapeau de paille, nez de carotte, boutons de cailloux et bras de ramilles, qui fondent de plus en plus vite avec le réchauffement de la planète, tandis que les ondes 5G occupent un ciel signé Samsung que patrouillent les vrombissants drones d’Amazon aux yeux de chauves-souris. »

Alors, comment distinguer le vrai du faux? Quelle importance puisque nous sommes dans une fiction vive, plus fictive que l’exige le genre comme cette lessive qui lave mieux que les autres. Si les lieux ne s’inventent pas vraiment, la liste des endroits visités par le narrateur est remarquable – il faut s’attarder au long paragraphe (178-180) qui en fait la nomenclature, illustrée d’un souvenir qui s’y rattache, tel un « road trip » étonnant –, il est toujours possible de leur donner le lustre de la mémoire et donc de l’époque où ils furent visités. Paris, par exemple, n’est pas la même « Ville lumière » quand, enfant, François Hébert y séjourne avec son père – Julien Hébert, fondateur du design moderne au Québec selon Martin Racine – et chaque fois qu’il y retourne par la suite.

La vérité vraie des personnages n’est jamais discutable en littérature – surtout dans les autofictions ou les autobiographies –, car « tout le reste est littérature » comme l’écrivait Verlaine dans son Art poétique (1874) – et que se mettre à nu devant des inconnus n’est pas l’apanage de tous. J’aime croire que Frank va parler ne fait pas exception et que, s’il se laisse inspirer ou s’il pastiche son entourage, il les fait sous les auspices de la liberté d’expression artistique. Outre sa mère, son père et son frère – que j’aime croire les plus près des vrais – je soupçonne les personnages de Christine, Cunégonde, Mélanie, Christiane, Justine ou Natacha d’être passés dans la vie de l’auteur. Quant à Noémie, elle semble être une compagne en allée dont il est resté amoureux, les dialogues qu’il lui prête ayant les allures du verbatim de leurs discussions.

Puisque tout est dans tout, c’est du moins ce qui me semble du récit de François Hébert, je ne suis pas étonné qu’il écrive que les « romans sont des pyramides [référence à l’égyptologie du récit]. Ils sont des labyrinthes, des étages, des cryptes et des impasses… L’histoire n’a ni portes ni fenêtres, est une hydrographie. Quant à la littérature, on pourrait dire d’elle qu’elle est une terre inondable à la sédimentation lente, vulnérable aux crues aléatoires, aux cailloux qui chahutent dans le torrent des années, mais sensible aux grenouilles dans la verdure et à des papillons parfois gravitant autour des petites fleurs des champs. Les romans sont des histoires de leurs méandres. »

Mais alors, comment terminer un roman, même aussi abracadabrant que Frank va parler? « Il est bien vu, quand on termine un roman, d’annoncer l’avenir des personnages principaux, mais ce n’est pas toujours possible. Pour ce qui est de Frank, on pense qu’il s’essaiera à des poèmes. » Aussitôt dit aussitôt fait, le roman se termine par un poème intitulé « Aux oiseaux », fruit d’observations sur le terrain qui permettent à l’écrivain de mettre des mots évoquant des images « audiovisuelles » de plusieurs espèces de volatiles sans que ceux-ci ne puissent réclamer leur part de son imaginaire.

La forme des premières pages de Frank va parler m’a pris au dépourvu jusqu’à ce que je me rappelle une semblable déconstruction de la narration observée chez le précédent roman de François Hébert. J’ai donc remis à zéro mon esprit de lecteur critique, relu ces pages et me suis laissé emporter par les courants de narration proposés. J’ai bien fait, car la suite fut une errance dans des univers aussi bien convergents que divergents, m'est toujours distrayant comme disait R. H.-R. Après tout, qu’est-ce que la littérature sinon ce qu’en conclut l’écrivain : « … la littérature consistant à écrire des mots, c’est-à-dire à parler sans parler de gens qui ne sont pas là à des gens qui ne sont pas là. On peut comprendre qu’on se cherche. »