mercredi 30 décembre 2020

Nathalie Leclerc

Le cri de ma mère

Montréal, Leméac, 2020, 168 p., 18,95 $.

Le courage d’être heureuse

La voix de mon père, paru chez Leméac en 2016, a fait connaître Nathalie Leclerc qui y met en perspective son héros à « voix de violoncelle », ce père qui a squatté sa vie, de la petite fille à la femme qu’elle est devenue. Après le 8-8-88, jour du décès du grand Félix, elle a mis des années pour se libérer d’une peine dont les pleurs embuaient son existence ou provoquaient des vagues difficiles à surfer.


Aujourd’hui, l’autrice se tourne vers sa maman, Gaétane Morin, pour faire entendre Le cri de ma mère. Plus près du journal intime que du récit des relations mère fille, ces 160 pages sont la traversée sur un fil de fer d’une époque à une autre, du plus loin qu’on se souvienne à ce jour d’avant la mort de celle qui nous a prêté la vie.

Nathalie Leclerc met sa propre vie en pause et part s’installer avec ses trois garçons à Suresnes, dans la banlieue ouest de Paris. Cet éloignement de l’Île d’Orléans pour revenir à quelques lieues de Boulogne-Billancourt où elle est née semble un passage obligé pour retrouver cette raison d’être native transmise d’une mère à son enfant. Elle sait que cela existe pour avoir elle-même aimé sans condition, ses trois fils malgré les hauts et les bas d’une parentalité assumée. Ce séjour de deux ans en sol français lui permet d’aller vers diverses rencontres, importantes ou secondaires, et d’ainsi rattraper ou niveler un certain passé.

C’est aussi l’occasion de s’écrire, la voie royale du cœur à l’esprit narratif menant à une rédemption de soi à soi. Elle se sait capable d’exprimer par les mots son trop-plein de vie, Jean Royer, un ami de son père, l’ayant encouragé et promis d’être son premier lecteur.

Le séjour à Suresnes, ses allers-retours à Paris, ses séjours ailleurs en France, en Suisse, en Angleterre pour retrouver des autrefois servent de toile de fond à cette quête intérieure. Parfois, ce qui peut éveiller les souvenirs a perdu le lustre d’antan. Parfois, des découvertes embellissent son univers renouvelé, comme cette visite de la propriété de Claude Monet à Giverny ou l’appartement et le petit jardin d’Eugène Delacroix, place Fürstenberg à Paris.

L’appropriation de ses nouveaux repères de femme et de mère se fait avec, en arrière-plan, cette mère de plus en plus mal en point. La fragilité de la fille est devenue celle de la mère, Nathalie devient la mère de Gaétane. Heureusement, dans un moment de lucidité extrême, cette maman vulnérable reconnaît ne pas avoir été à la hauteur de ce à quoi un enfant, une fille est en droit de s’attendre d’une mère. Mais qui possède toutes les qualités du mythe matriarcal semble se demander la narratrice, ses trois fils lui permettant de mettre cette responsabilité en perspective?

La fin annoncée est triste, mais néanmoins annonciatrice d’une sérénité intérieure jusque là inconnue permettant de vivre sans le poids d’un passé défini par d’autres, même aimés. Ses fils, un amoureux et le quotidien à inventer sont comme un nouveau « p’tit bonheur ». On ne peut qu’espérer que ces passages obligés derrière elle, Nathalie Leclerc fasse aussi voguer le bateau de la fiction littéraire dont elle a le talent, La voix de mon père et Le cri de ma mère en étant de bons exemples.

mercredi 23 décembre 2020

Michel Lord

Sortie 182 pour Trois-Rivières : récits de disparitions, catastrophe et mille merveilles

Montréal, de la Grenouillère, coll. « Vécu », 2020, 200 p., 28,95 $.

Voyage au-delà de soi

Après avoir passé la majeure partie de sa vie le nez dans les livres – à les enseigner, les recenser, collaborer à leur écriture, etc. – est-il normal qu’on veuille laisser une trace plus personnelle dans cet univers de papier et de mots? Cela ne va pas de soi, un grand lecteur n’étant pas nécessairement un bon auteur. Or, il arrive parfois que la trame d’une prose narrative profite de cette longue et riche expérience pour le plus grand plaisir des lecteurs.

Michel Lord est un professeur émérite de littérature de l’Université de Toronto. Il est, entre autres, un expert du roman gothique québécois (1837-1860), du discours fantastique et de la nouvelle littéraire. Outre ses nombreux engagements universitaires, dont sa collaboration à diverses publications, il a signé la chronique portant sur la nouvelle littéraire dans Lettres québécoise pendant une quarantaine d’années; il est adjoint de la revue University of Toronto Quarterly et responsable de l’édition en langue française; et membre de l’équipe éditoriale d’XYZ, la revue de la nouvelle. Notons qu’il a également collaboré à la deuxième édition du remarquable dictionnaire<@Ri>The Oxford Companion to Canadian Literature<@$p> (1997), hélas peu connu au Québec, et au récent <@Ri>Atlas littéraire du Québec<@$p> (Fides, 2020).

Ce n’est donc pas un nouveau venu du milieu littéraire dont les éditions de la Grenouillère publient, dans la collection « Vécu », une quarantaine de récits autobiographiques intitulés Sortie 182 pour Trois-Rivières : récits de disparitions, catastrophe et mille merveilles.


 

Ces histoires nous apprennent à connaître l’homme derrière cet impressionnant parcours. Nul doute qu’on y découvre un être d’une grande spontanéité, capable de porter un regard critique sur la société où il a évolué autant que sur lui-même. Ces arrêts sur des moments choisis, de l’enfance à l’âge adulte, font un tour d’horizon de la vie d’un babyboomer issu d’un milieu ouvrier qui gravit les marches d’un monde différent, à la recherche d’un mieux vivre et d’un mieux-être, grâce et pour la littérature. Comme il l’écrit : « ces tout petits fragments narratifs à travers lesquels je rends compte à ma façon des beautés et des laideurs du monde qui a été le mien et qui continue de l’être en ce siècle de misère. »

Nous ne sommes pas ici dans des histoires surdimensionnées, l’auteur étant capable de donner l’heure juste sur des réussites ou des échecs qui jalonnent sa vie comme la majorité d’entre nous. J’ai envie d’écrire que Michel Lord déboulonne, à sa façon, le mythe de l’intellectuel vivant sous une cloche de verre, ne s’intéressant pas aux contingences de la vie quotidienne ou aux questions de société. Ainsi, les premiers événements relatés illustrent l’époque où le jeune homme n’en finissait plus d’étouffer dans son milieu de vie, tant familial que social. Le collégien découvrait le vaste univers de la littérature et l’esprit de liberté qui s’en dégageait et qui l’inspirait.

Une question fondamentale surgit : comment vivre son homosexualité avec une certaine sérénité, alors que, dans les années 1960-1970, elle est considérée comme un mal guérissable ou, pire, une tare irréparable? Pour contrer l’interdit, quoi de mieux que d’en user ou même d’en abuser. C’est un peu la bohème du tout permis et de tous les abus – en sont-ils vraiment? – que l’auteur raconte dans les pages consacrées aux années passées dans la capitale nationale alors qu’il étudie à l’Université Laval et y travaille. En deçà de cet esprit de carpe diem, il y a ses études et sa rencontre avec Donald en 1974, celui qui deviendra son conjoint.

C’est à cette époque qu’il devient professionnel de la recherche, travaillant auprès de professeurs réputés tels Jean Marcel, Maurice Lemire, Aurélien Boivin, etc. L’auteur leur consacre plusieurs brefs portraits ainsi qu’à des personnes qui ont marqué sa vie, une façon de mettre en perspective sa personnalité et ses engagements à des moments précis de son parcours et l’importance, parfois déterminante, de certaines rencontres.

Impossible de faire un tel bilan sans qu’il soit question de ses parents. Dans une certaine mesure, ses parents correspondaient au stéréotype des années 1950-1960 du milieu ouvrier. Mère à la maison, père au travail. Une mère protectrice nourrissant de grandes ambitions pour ce fils lesquelles passe impérativement par le cours classique, cet ultime rêve des parents de cette époque qui voyaient là la voie royale pour se sortir de la misère socioculturelle ancestrale. Un père muet, ne sachant que dire à son fils, mais néanmoins soucieux de son éducation et de son développement. Michel Lord ne fait pas le procès des siens, il les observe comme un adulte qui fait la part des choses. Les pages qu’il consacre à son père sont particulièrement touchantes.

Sortie 182 pour Trois-Rivières raconte sans ambages « les disparitions, catastrophes et mille merveilles vécues » de la petite école Chapais du Cap-de-la-Madeleine à l’Uni­versité de Toronto, en passant par l’Université Laval et la ville de Québec. Je crois que la plus grande qualité de l’écrivain est de savoir rebondir devant l’adversité. Tout n’est jamais tout beau ou tout laid, car il semble toujours voir le faisceau du possible jaillir de ses lectures, de ses engagements professionnels et, bien entendu, de sa vie amoureuse. La vie quoi!, la sérénité en prime.

mercredi 16 décembre 2020

Étrennes 2020

Des livres et des bulles de toutes sortes

Je ne sais pas pour vous, mais chez nous le temps des Fêtes sera en modèle réduit, le présent le mieux approprié cette année est de préserver la santé de ceux qu’on aime. C’est dans cet esprit que je vous propose six livres choisis tant pour leur qualité matérielle que la littéralité propre à chacun. Ce sont des ouvrages que vous voudrez laisser à la portée de la maisonnée pour les semaines, voire les mois à venir. Puis, pourquoi ne pas jouer avec le mot « bulle » si populaire en 2020. Il y a les bulles qui sont « des espaces personnels où on se sent en sécurité », mais il y a aussi les bulles du champagne, du vin ou du cidre mousseux, alcoolisé ou non, sans oublier les bulles papales, ces édits qui ont souvent fait trembler les colonnes du temple aux temps jadis.

Tristan Demers

Tintin et le Québec : Hergé au cœur de la Révolution tranquille, nouvelle édition revue et augmentée

Montréal / Bruxelles, Hurtubise / Éditions Moulinsart, 2020, 176 p., 34,95 $.

En haut de la courte liste de suggestions, il y a Tintin et le Québec : Hergé au cœur de la Révolution tranquille, nouvelle édition du livre de Tristan Demers paru en 2010. Le journaliste à la houppette blonde apparut en Belgique, en 1929. Ses albums mirent du temps à traverser l’Atlantique et arrivèrent dans les années 1945-1950. Ce n’est pas que la bédé était absente de notre culture, car, bien avant, les caricatures et les bédés des Québécois Albéric Bourgeois et Albert Chartier ont fait dire à certains observateurs que leurs œuvres sont à l’origine de la bédé.

L’ouvrage de Demers, lui-même enfant prodige de la bédé québécoise, reçut un accueil chaleureux bien mérité. Le Johannais François Cloutier, chroniqueur bédé à Lettres québécoises, concluait que : « Tristan Demers nous présente une œuvre extrêmement fouillée, abondamment illustrée, qui sait éviter le piège de la "surabondance graphique". À travers la visite d’Hergé, c’est le fourmillement du Québec des années soixante que Tristan Demers montre. »

Je partage pleinement ce point de vue, car l’essai-album fait une véritable quête de la psyché québécoise relative à ce héros d’une autre époque, devenu, en son temps, une légende au Québec. Non seulement Hergé est-il venu chez nous en pleine Révolution tranquille (1965), mais il a accepté qu’on en fasse le personnage principal d’un radioroman, une aventure que l’essayiste Demers raconte avec force détails.

« Dans une maquette entièrement revue, cette nouvelle édition est enrichie de textes, d’images et de documents d’archives inédits qui retracent, à la manière d’un journal de bord, le voyage d’Hergé dans la Belle Province. L’auteur y évoque en parallèle le parcours de Tintin, un héros bien ancré dans l’imaginaire collectif des Québécois. »

Sophie Imbeault

Une histoire de la télévision au Québec

Montréal, Fides, 2020, 536 p., 39,95 $.

Du radioroman de Tintin, passons aux téléromans et autres téléséries québécoises telles que Sophie Imbeault les a répertoriés, analysés et présentés de façon détaillée dans Une histoire de la télévision au Québec.

Ce livre, abondamment illustré, fera revivre, je peux en témoigner, de nombreux souvenirs aux lectrices et lecteurs qui ont plus de 20 ans. Comme le suggère la maison d’édition, le « scénario est prêt, les décors sont en place. Entrez dans les coulisses d’un patrimoine incomparable, la télévision, qui a connu des débuts remarqués au Québec le 6 septembre 1952. Le temps de quelques pages, revivez avec nostalgie la magie de ces images qui se veulent éphémères mais qui ont pourtant fait date. »

Il faut rappeler que nous avons longtemps entretenu un rapport intime avec ce médium, au point où, durant les 194 épisodes de La famille Plouffe, diffusées de novembre 1953 à mai 1957, les rues de la métropole étaient désertes. Cet exemple peut étonner, mais il n’est pas unique au roman de Roger Lemelin mis en images, car même les combats de lutte du mercredi soir ou la soirée du hockey du samedi vidaient littéralement les rues des villes.

La recherche exigée par le projet de Sophie Imbeault est une immense entreprise dont les résultats sont probants. Puisqu’il s’agit d’un livre d’Histoire – le H majuscule s’impose – il allait de soi qu’elle le divise selon les périodes de temps couvertes. Il y a ainsi les débuts de la télé, de 1952 à 1965; puis, elle s’intéresse à la télévision québécoise pendant la Révolution tranquille, 1966-1979; vient le passe-temps préféré des Québécois, de 1980 à 1994; avec l’arrivée des chaînes en continu, c’est l’histoire qui se vit en continu, de 1995 à 2006; enfin, nous assistons aujourd’hui à la dématérialisation de l’écoute de la télévision, de 2007 à 2020. Chacune des sections s’intéresse à la télé comme objet et comme industrie, puis s’arrête sur les productions de l’époque qui l’encadre.

« Dans ce livre, vous retrouverez plusieurs des téléromans et téléséries préférés ou d’autres oubliés, des téléthéâtres marquants, des émissions jeunesse qui ont fait rêver, des comédies incontournables, sans oublier les principales émissions sportives, culturelles, d’affaires publiques et de variétés, ainsi que des jeux et des publicités. On rencontre aussi quelques-uns des artisans phare de la télévision qui n’ont eu cesse d’avoir le public au cœur de leurs préoccupations, que ce soient les scénaristes, réalisateurs, comédiens, animateurs, techniciens, menuisiers, peintres, machinistes, décorateurs, illustrateurs, caméramans – hommes et femmes – qui ont travaillé d’arrache-pied pour offrir des productions de qualité. »

John Steinbeck et Rébecca Dautremer

Des souris et des hommes, traduit de l’anglais par Maurice-Edgard Coindreau

Québec, Alto, 2020, 420 p., 42,95 $.

Puisque tout est dans tout, en lisant l’essai de Sophie Imbeault, je me suis rappelé du remarquable téléthéâtre tiré de l’œuvre de John Steinbeck Des souris et des hommes dont Jacques Godin et Hubert Loiselle présentèrent une inoubliable prestation de comédiens de cette œuvre, scénarisée par Guy Dufresne et réalisée par Paul Blouin, en 1971. Or, les éditions Alto ont récemment fait paraître une version illustrée de « l’œuvre phare de John Steinbeck, récipiendaire du prix Nobel de littérature de 1962, [qui] trouve un nouveau souffle et de nouvelles teintes sous le crayon et la gouache de Rébecca Dautremer. La grande dessinatrice française fait revivre ce classique pour en faire un roman graphique hors-norme et envoûtant.

Dans une Amérique plongée dans la Grande Dépression, Georges et Lennie, deux ouvriers agricoles, voyagent à travers la Californie en rêvant d’une vie meilleure. Leur destin se jouera en quelques jours dans un ranch où se croisent les âmes solitaires et les laissés-pour-compte. Il y a Slim, le roulier magnifique; Crooks, le palefrenier noir; Candy, écrasé par une vie de labeur; Curley, le teigneux fils du patron, et sa femme.

L’histoire de Lennie, le colosse doux et simplet aux mains trop puissantes, et de George, son compagnon débrouillard et taciturne, nous fait basculer du côté sombre du rêve américain et a marqué des générations de lecteurs. »

Collectif

Fauna : un fascinant voyage au cœur du monde animal

Montréal, MultiMondes, 2020, 336 p., 49,95 $.

Ma quatrième proposition est celle d’un immense livre : Fauna : un fascinant voyage au cœur du monde animal. Vous dire le nombre d’heures que j’ai consacrées à parcourir ce vaste laboratoire visuel tout en m’attardant à ses nombreuses informations vous surprendrait. « Comment expliquer l’innombrable variété des formes de vie animale? Pourquoi les oiseaux ont-ils des ailes? Comment les antennes des abeilles ont-elles pu se développer? Quel est le rôle des couleurs éclatantes de certaines grenouilles? Pourquoi les loups, comme bien des mammifères, ont-ils un pelage? Un beau livre qui saura satisfaire la curiosité de tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin aux animaux. Assorti de photographies époustouflantes et riche de multiples anecdotes sur la communication, la prédation, la migration ou la séduction, Fauna révèle la beauté sauvage d’un monde animal incroyablement diversifié, des plus petits insectes aux majestueux éléphants. »

Comme Chris Packham – naturaliste, journaliste, auteur et photographe – l’écrit en préface «"La beauté est séduisante, la vérité essentielle et l’art assurément la plus pure de réactions de l’humanité face à ces idéaux. Mais qu’en est-il de ce trait profondément humain lui aussi : la curiosité? Selon moi, la curiosité est le carburant de la science, qui n’est autre que l’art de comprendre la vérité et la beauté. Ce très beau livre présente une fusion parfaite de ces trois vertus. Il célèbre l’art, révèle d’éclatantes vérités et attise la curiosité pour les sciences naturelles."»

Dominique Fortier

Les villes de papier

Québec, Alto, coll. « Coda », 2020, 192 p., 15,95 $.

Impossible de termine cette année sans rappeler ce livre pour lequel l’écrivaine et traductrice Dominique Fortier a reçu le prix Renaudot de l’essai 2020. Recensé ici lors de sa sortie en 2018, l’ouvrage raconte un peu du personnage que fut l’écrivaine états-unienne, Emily Dickinson. Qu’elle aurait été bien dans cette ère de confinement, elle qui fuyait la vie et les gens hors de la propriété familiale! Comme dans Au péril de la mer (Alto, 2015), l’autrice insère, dans la trame du récit, des apartés racontant un séjour familial prolongé à Boston et sur la côte Atlantique. Elle mentionne aussi ses recherches sur Dickinson et Gabrielle Roy dont la proximité lui permet de mieux éclairer leurs œuvres. Ces détours dans sa vie personnelle donnent aussi du poids à la réalité de son personnage et à la vie qu’elle lui a inventée.

Zoé Lalonde, Dominique Fortier et les illustrations d’Amélie Dubois

Violette et Fenouil ou La véritable histoire de la princesse et de la grenouille

Montréal, La bagnole, 2020, 32 p., 24,95 $

Impossible de terminer ces suggestions sans dire un mot de cet album fait de texte et d’images, le fruit d’une rencontre parents-enfants, alors que des élèves de maternelle les ont invités à présenter leur profession devant leur classe. « Comme je suis écrivaine [de raconter Dominique Fortier], j’ai imaginé avec Zoé d’écrire une histoire à lire aux enfants puis de leur distribuer le texte et de le leur faire illustrer ». Transformer de la classe à un livre, il y a tout un monde que l’enfant et la mère ont vécu une étape à la fois, l’illustratrice Amélie Dubois s’étant jointe à elles pour faire vivre les personnages inventés par l’enfant. Le vieil homme que je suis a ressenti grand plaisir à suivre la princesse Violette et Fenouil son prince grenouille. Enfin, une œuvre de science-fiction qui me rejoint.

mercredi 9 décembre 2020

Jacques Ferron

Contes, choix de textes illustrés par Marc Séguin

Montréal, Hurtubise, 2020, 160 p., 36,95 $.

 

Le classique Ferron

 

Je soulignais récemment le 60e anniversaire des éditions Hurtubise. Pour laisser une empreinte littéraire de cet événement, la maison fait paraître un choix des Contes de Jacques Ferron dont elle publia l’intégrale dans la collection « Arbre » en 1968. C’est aussi dans cette collection qu’Hurtubise a choisi Les songes en équilibre, première œuvre poétique d’Anne Hébert parue en 1942, pour célébrer son 50e anniversaire.

Contes du pays incertain (1962) et Contes anglais (1964), auxquels furent ajoutés les Contes inédits dans l’édition intégrale parue en 1968 toujours chez Hurtubise, sont les premières proses narratives publiées de Jacques Ferron. Ces 44 Contes parurent également, en 1993, dans la collection Bibliothèque québécoise, accompagnés d’une présentation de Victor-Lévy Beaulieu intitulée « Jacques Ferron ou la magie retorse ». 



Les 14 Contes aujourd’hui publiés sont un choix de Jean-Olivier Ferron, le fils de l’écrivain. Ce dernier rappelle qu’Hurtubise a aussi utilisé les Contes pour souligner son 25e anniversaire, tout en expliquant l’esprit qui l’a guidé dans ses choix et dans le traitement des textes. En toute fin, il remercie Marcel Olscamp « qui a participé de manière déterminante au choix et à l’établissement des textes ».

Il est important de savoir que M. Olscamp est l’exégète reconnu de l’ensemble de l’œuvre de Ferron, comme le sont Marie José Thériault de celle de son père Yves, Jacques Pelletier de celle de VLB ou Nathalie Watteyne de celle d’Anne Hébert. Sans ces passionnés, la mémoire de grands de la littérature québécoise pourrait sombrer dans l’oubli comme cela arrive trop souvent.

Un mot aussi pour dire que le docteur Ferron n’est pas le seul disciple d’Esculape à s’être adonné à l’écriture littéraire. Je pense notamment à Ringuet (Philippe Panneton) et Bertrand Vac (Aimé Pelletier) à une autre époque, et Jean Lemieux et Jean Désy, nos contemporains.

Revenons à l’édition 2020 des Contes. Celle-ci est accompagnée de 43 dessins réalisés par l’artiste multidisciplinaire Marc Séguin. Ce dernier écrit en avant-propos : « J’aurais été incapable "d’illustrer" les Contes. Parce que tout y est déjà. J’ai donc choisi d’accompagner les textes de dessins, en parallèle de l’histoire. Pour y découvrir, non pas l’évidence, mais des évocations qui, je le souhaite, sauront modestement éclairer cette lecture. »

En observant un à un ces dessins, on remarque le grain du papier sur lequel ils ont été réalisés leur donnant ainsi une certaine perspective par rapport à la blancheur des autres pages. Quelques-unes de ces images s’étendent sur deux pages, d’autres sont intégrés au texte d’un conte. La ligne du dessin me semble toujours pesée si bien que le noir du fusain ou une couleur franche semblent lui donner du mouvement. En les observant attentivement, on comprend comment la trame du conte que chacun jouxte a guidé le processus créatif de Séguin.

Relire Ferron est toujours l’occasion de découvrir la puissance de son écriture, son style aussi bien que ce qui enflamme son imaginaire, comme si ses récits se réinventaient d’une lecture à l’autre au-delà des mots imprimés. VLB écrivait dans sa présentation citée plus haut : « Je ne suis qu’ignorance, aussi bien de mon pays que du reste du monde alors que Jacques Ferron vivait et écrivait de l’autre côté du miroir, maître d’un équipage mesurant le temps et rappelant le destin… »

Je n’ose diriger votre attention vers l’un ou l’autre des 14 contes, car la trame si personnelle de chacun en fait une unité narrative insécable et delà incomparable. Puis, il y a que ces mêmes contes ouvrent tout grand à l’œil attentif l’entièreté de l’univers ferronien, tant dans ses thèmes telles la paradoxalité ou la naïveté des êtres que la littéralité de sa plume. On ne lit pas ces récits sans qu’ils interpellent notre propre poésie intérieure capable de nous ouvrir la vaste étendue de leurs significations.

Un bien beau voyage auquel les Contes de Jacques Ferron et les dessins de Marc Séguin nous convient et qu’on voudra partager en les offrant à un parent, à un ami.

mercredi 2 décembre 2020

Danielle Pouliot

Monsieur le Président

Montréal, Sémaphore, 2020, 152 p., 21,95 $.

Kaffa et les Kafkaïens

Pas d’erreur, il s’agit bien de Kaffa, une société émergente spécialisée dans la conception et fabrication de cafetière haut de gamme. Quant aux Kafkaïens, ils sont ici des personnages inspirés de ceux que l’écrivain Franz Kafka (1883-1924) dont l’œuvre est « caractérisée par une atmosphère cauchemardesque, sinistre, où la bureaucratie et la société impersonnelle ont de plus en plus de prise sur l’individu. » C’est ce type de déshumanisation que Monsieur le Président, un roman de Danielle Pouliot, raconte à travers l’expérience de Léa.



D’entrée de jeu, nous rencontrons Émile, un jeune homme qui vient de recevoir un héritage important et qui décide d’en faire profiter des gens qui sont aussi extrovertis que lui. Il suffit d’une tasse de mauvais café prise à Amsterdam pour que jaillisse à son esprit créatif l’idée d’une cafetière digne de ce nom. Il réalise ce projet en réunissant autour de lui des passionnés qui voient dans leur travail plus qu’un gagne-pain, mais la réalisation d’un projet collectif, une affaire de famille.

Puis, il y a Léa. La jeune femme a 19 ans quand elle se joint au projet Kaffa en tant que femme de ménage. La vie ne lui a pas fait de cadeau, car sa mère, tromboniste au talent promoteur, est décédée quand elle n’avait que 4 ans et son père, 5 ans plus tard, d’une crise cardiaque dans une station de métro de Montréal. La famille de l’orpheline se résume à sa tante Anita, sœur cadette de son père souffrant d’une légère déficience intellectuelle. Tata devra faire la preuve à la travailleuse sociale qu’elle peut très bien prendre soin de sa nièce et la convainc que de l’envoyer en famille d’accueil ne ferait que la troubler davantage. La ts, que la fillette prénomme Cruella, accepte qu’il en soit ainsi à condition qu’elle puisse faire des visites régulières.

L’enfance de Léa se déroule normalement dans les circonstances. Outre sa tante à ses côtés, il y a Charlie « un matou élégant, raffiné et superbement impertinent; une sorte de vieux dandy sur lequel je déversais mon trop-plein de chagrin et faisais grande provision de tendresse. » Comme elle le dit si bien, Charlie lui a « appris un tas de choses utiles dans la vie » : la générosité, l’instinct de survie, l’indépendance, la fierté, la résilience et la tendresse.

Un moment déterminant de cette époque survient lorsque des voisins déposent, à son intention, une boîte pleine de livres devant la porte. Anita est outrée qu’on la pense incapable de faire l’éducation de sa nièce, alors que cette dernière est ravie.

Léa décrit ainsi son enfance et son adolescence : « Même si la barque prenait l’eau, Anita m’a menée à bon port et en un seul morceau. Elle a fait de moi une adulte responsable, courageuse et loyale. Alors que Charlie m’imposait une routine sécurisante, elle était l’algue qui se mouvait au gré des vagues, à laquelle je pouvais m’accrocher lorsque le vent soufflait trop fort. » Une « vraie » famille, avec frères, sœurs et parents lui a manqué, c’est pourquoi le cadre de l’entreprise d’Émile lui a tant plu et qu’elle s’est prise au piège de « cet impossible rêve » d’une famille imaginée.

Hélas, le rêve devient un cauchemar lorsqu’Émile vend la compagnie à un personnage tout son contraire. Trahison de fondateur de Kaffa? Non, car il a vraiment une tumeur au cerveau qui l’emportera.

Qui est donc Monsieur le Président, celui du titre du roman? C’est au tour de lui que la trame du récit se déroule désormais, le mot trame ne pouvant être mieux choisi ici pour ce film de série B dont l’action débute dès son arrivée à la barre de Kaffa. Léa raconte comment, en peu de temps sinon celui du roman, celui qu’elle nomme de diverses façons, de l’Homme d’expérience à Julius César par exemple, érodera petit à petit les liens qui unissaient jusque là les travailleuses et travailleurs de l’entreprise. La romancière décortique vraiment les manœuvres sournoises que l’acquéreur effectue pour tirer avantage de ce qui faisait la différence entre la société Kaffa et d’autres entreprises, notamment en semant la zizanie au sein du personnel en les liguant les uns contre les autres. Comme si cela ne suffisait pas, il embauche quelques autres personnes et les favorise au détriment des anciens employés.

Si les manœuvres du Champion des bouchons, un autre sobriquet, s’avèrent efficaces, cela n’empêche pas Léa de voir clair dans son jeu. Imaginative, elle trouve divers moyens pour ralentir, sinon stopper le drame appréhendé. Croyez-moi, elle ne manque pas d’ingéniosité et fait preuve de sa clairvoyance face au ballet d’hypocrisie qui se joue entre employés. Nous comprenons, d’une scène à l’autre, que Monsieur le Président n’avait d’autre intention que de tuer l’âme de la société Kaffa pour mieux revendre, à profit, une coquille vide.

Léa est mise au chômage après qu’on eut découvert le stratagème qu’elle a mis en place pour ralentir ou contrecarrer les intentions du Président. Il lui faut ensuite beaucoup de temps avant qu’elle ne se mette à la recherche d’un nouvel emploi, la motivation n’étant pas suffisante. La prise en main de son existence ressemble à celui d’une peine amoureuse inattendue dont il faut faire le deuil, ce que Léa a de la difficulté à accepter.

Une voisine, qu’elle ne fréquente pourtant pas, remarque et s’inquiète de son inertie par l’absence de gestes anodins que Léa a l’habitude de poser. Quand l’argent vient à manquer, la jeune femme se résout à demander le chômage. Ce faisant elle constate n’avoir jamais manqué de travail depuis qu’elle est en âge de voir à elle-même. Lentement, elle émerge d’une apathie en faisant quelques travaux pour rafraîchir son appartement; c’est à la quincaillerie du quartier qu’elle rencontre Raphaël, le fils du propriétaire, et qu’elle trouve mille et une excuses pour retourner le voir.

Elle en vient par dénicher un travail de femme de ménage au Manoir Alexandra qui « s’apparente davantage à un hôtel qu’à un centre de convalescence. » Un matin, une collègue lui apprend l’arrivée d’un nouveau pensionnaire. Selon le code de travail de l’établissement, Léa doit s’assurer de la propreté des chambres en toute discrétion, faisant en sorte d’effectuer l’entretien quand les malades sont absents. Qui est donc ce fameux patient qui ne semble jamais sortir de sa chambre? Puisqu’il est interdit d’échanger avec les clients, la femme de ménage met du temps avant de constater que le pensionnaire de la 12 n’est autre que monsieur le Président. S’en suit une joute où le silence entre eux est redoutable, chacun sachant le mal qu’il a fait à l’autre. Léa est consciente qu’elle joue gros à chercher sa revanche, mais c’est la seule chose raisonnable qu’elle peut faire compte tenu du temps qu’elle a pris pour se remettre de son départ de la société Kaffa. La vengeance est, dit-on, un plat qui se mange froid, Léa prend le temps nécessaire pour ne pas se faire encore prendre au piège du beau parleur qu’est le Président. Elle trouve enfin, si bien que la chute du roman est peu ou pas prévisible à cause de la nature du duel qui les oppose, mais peut se résumer en rappelant que, souvent, les plus humbles sont plus généreux que les orgueilleux.

Danielle Pouliot connaît, sans aucun doute, très bien la nature humaine et sait faire bon usage des fibres les plus ténues pour bâtir sa fiction narrative. Par exemple, l’ironie sert à Léa pour mettre en équilibre sa naïveté et son manque de confiance en elle-même. D’un épisode à l’autre, la jeune femme se découvre des talents qu’elle ignorait et, bien qu’elle traverse un passage à vide en quittant Kaffa, elle retrouve la foi en elle-même laquelle s’apparente à une forme de sérénité. En ces temps de morosité collective, la lecture de Monsieur le Président a quelque chose de rassérénant.

mercredi 25 novembre 2020

Les 60 ans des éditions Hurtubise

Une histoire de familles

Claude Hurtubise, Roger Mame et Michel Foulon, petit-fils du fondateur de la maison Hatier, décidèrent, un jour de 1960, de partager leur expérience dans le domaine du livre et de créer les Éditions Hurtubise HMH. 2020 marque ainsi le 60e anniversaire de la maison. Son histoire et ses réalisations rappellent son importance sur l’institution littéraire québécoise et l’ouverture de notre culture à d’autres projets de publications.


Revenons à Claude Hurtubise. C’est lui et Robert Charbonnent qui fondent les éditions de l’Arbre en 1940 et y publient Les songes en équilibre, le premier recueil de poésie d’Anne Hébert. C’est ainsi que C. Hurtubise a « participé à l’essor de l’édition québécoise durant la Seconde Guerre mondiale. »

En 1960, Hurtubise voulant créer une nouvelle maison d’édition, il y intéresse deux partenaires français bien implantés dans le milieu du livre, mais aussi qui avaient les ressources financières nécessaires. C’est ainsi que naissent les éditions HMH, aux initiales des trois partenaires. HMH, sous Claude Hurtubise, publie des autrices et auteurs du temps des éditons de l’Arbre : Hébert, Grandbois, Roy, Thériault, Lemelin, etc. S’ajoutent les Dumont, Vadeboncœur, McLennan, McLuhan et plusieurs autres. On multiplie les collections et on s’intéresse aux ouvrages pédagogiques originaux.

« En 1979, Hervé Foulon, arrivé dans l’entreprise en 1973, rachète la maison et va poursuivre l’œuvre de ses pré­décesseurs tout en insufflant à la maison une énergie nouvelle. » Grâce à son expérience, il assure la pérennité de la société au pays et ailleurs en Francophonie, notamment dans les pays d’Afrique. Des acquisitions permettent de mieux canaliser les énergies des collaboratrices et collaborateurs, dont Marcel Didier Canada, spécialisé en pédagogie des langues, en 1982. À ce chapitre, on ne saurait oublier le développement de la collection Bescherelle.

Hurtubise HMH publie toujours des œuvres littéraires originales, notamment des romans historiques, dont ceux de Michel David et Jean-Pierre Chartrand; des romans populaires, dont ceux de Louise Portal et Nicole Fyfe-Martel; des livres jeunesse, dont ceux de Michel Noël et Denis Côté. En 1988, Hurtubise s’associe à Fides et Leméac pour créer Bibliothèque québécoise, une collection de livres de poche dédiée à réédition de classique de la littérature québécoise. En 2009, XYZ éditeur, dont le palmarès des succès littéraires est impressionnant, passe aux mains d’Hurtubise.

Hervé Foulon fréquente assidument la Foire de Francfort à partir du milieu des années 1990. Il en profite pour tisser des liens avec des éditeurs étrangers et ratifier des ententes de coédition. Cela permet, entre autres, la publication de plus de 60 livres illustrés sur tous les sujets de la collection « 30 secondes » et d’autres ouvrages traitant de la science, de l’histoire, de l’économie, des arts et de la littérature.

Arnaud Foulon se joint à l’entreprise familiale en 1997. Il sera appelé au fil des ans à jouer un rôle de plus en plus important au niveau de la gestion de la société. En 2003, Alexandrine Foulon devient responsable des communications et de la publicité; c’est aussi elle qui « fonde le département des droits étrangers, qui occupe aujourd’hui un rôle central dans le rayonnement des auteurs d’Hurtubise sur la scène internationale, et qui prendra la direction de la Librairie du Québec, sise au 30 de la rue Gay-Lussac à Paris, dont le groupe a fait l’acquisition en 2000. » Notons que cette enseigne offre un comptoir de vente en Hexagone pour les éditeurs québécois.

« Le début des années 2010 est consa­cré au développement du catalogue numérique, la maison souhaitant ainsi permettre à ses auteurs de rejoindre un lectorat gagné aux nouvelles technologies. Aujourd’hui, grâce au partenariat avec la firme De Marque, Hurtubise compte quelque 825 titres différents dispo­nibles autant à la vente qu’au prêt numérique en biblio­thèques. En dix ans, la maison a vendu plus de 225 000 livres numériques. « En 2015, l’orga­nigramme de l’entreprise est revu alors qu’Alexandrine et Arnaud deviennent respectivement vice-présidents, ventes et marketing, et éditions et opérations. Le duo familial prend alors en main les destinées de la maison et du Groupe HMH. »

Nul doute que l’histoire des éditions Hurtubise est celle d’un « success story » entrepreneurial, mais aussi celui d’une famille qui, d’une génération à l’autre, même d’un continent à l’autre, illustre très bien que le livre demeure une valeur sur des investissements humains et financiers. Ce qui m’est, de toute évidence, une bonne raison de saluer la famille Foulon et le personnel de l’entreprise.

mercredi 18 novembre 2020

Rodney Saint-Éloi

Quand il fait triste Bertha chante

Montréal, Québec Amérique, coll. « Littérature d’Amérique », 2020, 304 p., 24,95 $.

Pour saluer Rodney Saint-Éloi

Cher Rodney. Je viens de refermer l’album de photos de famille, certaines en noir et blanc, d’autres en couleur, que tu as intitulé Quand il fait triste Bertha chante. J’en suis tout remué. Bertha, ta mère au cœur des 67 images qui composent le livre, est une femme hors de la norme d’une époque, pas si lointaine, de la société haïtienne et de partout où le droit des femmes est peu ou pas respecté. Bertha est une femme qui, sa vie durant, a mené la bataille de son indépendance et du respect que cela lui vaut, quel qu’en soit le prix.


Je me suis souvent m’a rappelé Passion Haïti (Hamac, 2016), cet essai sans compromis traitant de ta terre natale, de Cavaillon et du quartier Bois-Cochon à Port-au-Prince, et de l’affection que tu lui voues. Malgré tout, tu adresses des reproches au pays et les reprends dans le roman, entre autres le « racisme endémique qui gangrène Haïti et qui fut une arme dont la dictature des Duvalier s’est largement servie en opposant les « pro-négritudes » (ou « noiristes ») à l’élite des mulâtres. Tu exposes clairement cette situation tout en nous faisant comprendre comment cette idéologie s’est développée en même temps que celle des classes sociales. ». Tu y reviens de façon virulente selon les mots que Bertha te souffle dans « Lettre au pays-pourri ».

La transition qui me semble appropriée entre les deux livres se trouve dans les mots de l’écrivain Yvon Rivard qui concluent ton essai : « Se pourrait-il qu’Haïti, dévastée par toutes les variantes du déluge, qui n’en finit pas de recommencer à se reconstruire, soit aussi l’arche dans laquelle a été conservée l’intelligence qui naît du malheur et se confond avec le désir de tout recommencer, le bonheur même de savoir qu’on ne peut plus rien perdre quand on a tout perdu. »

Cette tombée de rideau peut être la même pour clore le récit de la vie de Bertha qui a passé sa vie à tout vendre, à tout acheter parce qu’elle a le cœur trop grand et qu’elle a choisi, pouvait-il en être autrement, de donner son existence aux siens en toute liberté. Ce qui est là sa qualité première : être généreuse.

L’album s’ouvre ainsi : « Bertha est morte. » Cela m’a rappelé L’étranger de Camus. Puis, tu annonces ton projet : « Pour revenir au passé, à l’enfance, pour se renouveler le dialogue, faire le tour des histoires et des silences. J’apprends la leçon d’une mère à son fils, et la leçon d’un fils à sa mère. »

Bertha porte le récit sur ses épaules, qui en ont d’ailleurs vu bien d’autres, et tu l’accompagnes dans ce survol de son univers qui est aussi le tien. On y aperçoit trois femmes indissociables qui veillent sur ton éducation à devenir « un grand Nèg » (créole), en insistant sur l’importance de la langue française comme un pied de nez à l’esclavage de jadis. Il y a Bertha ta mère bien sûr; mais aussi Contita, ta grand-mère; et Tida, ton arrière-grand-mère qui semble être ton ange gardien.

Tu es l’aîné d’une fratrie composée de ta sœur Ertha et de tes frères Hébert et Lolo, tous nés de pères différents. Bertha l’a voulu ainsi, car elle fait confiance au destin dans une naïveté épique, en cette matière comme dans bien d’autres. Je crois que tu parles de ton père avec un détachement inspiré de celui de ta mère; de Moïse, celui de Lolo, avec une rancœur attisée par sa lâcheté; peu du père inconnu de Hébert. Tu es dithyrambique quand il est question de Bérard le père d’Ertha. Tu aimes cet « intermittent de l’amour », ce « bonhomme en bleu », ce milicien « hors-norme et hors genre », ce « hougan » ou prêtre vaudou, cet être multiple qui, discrètement, aidera les tiens si bien que vous viendrez à son secours à la chute de la dictature.

Je m’éloigne. Le décès de Bertha et la réaction des membres de ta famille élargie t’ouvrent les portes d’un dialogue imaginaire que tu n’as jamais pu avoir avec ta mère, femme de peu de mots préférant les gestes concrets. Ainsi, le seul bien matériel auquel elle a tenu mordicus fut sa Singer, cette machine à coudre qui lui a servi de gagne-pain, parfois même elle travaillait le jour et cousait la nuit. Or, des générations de travailleurs de Saint-Jean-sur-Richelieu, là où j’habite, ont longtemps œuvré à l’usine Singer où on fabriquait ces machines. Ce sont des gens comme eux dont parle Pierre Vallières dans son livre qu’Aimé Césaire commente ainsi : « Eh bien, cet auteur, même s’il exagère, a du moins compris la Négritude » (p. 81)

Ces dialogues inventés entre ta mère et toi montrent à quel point les liens mère-fils étaient tissés serrer, comme si, à certains moments de ton enfance ou de ta vie adulte, vous jouiez la même partition « quand il fait triste ». Cette connivence est perceptible quand il est question des sentiments ressentis et exprimés sans épanchement par Bertha; comme le dit Yvon Deschamps : « Ma mère a travaille pas, a trop d’ouvrages. »

Le dialogue entre elle et toi prend parfois la forme d’un monologue conciliant quand il est question de ceux qu’elle chérit, mais irascible quand il est question d’injustice. Ainsi, le soliloque le plus dur, sinon le plus violent est intitulé, comme je l’ai écrit plus haut, « Lettre au pays-pourri ». Pour parler librement du climat social et de la dictature haïtienne de ton enfance, tu dis : « Tu écris. Nous écrivons. Clarifions les choses. C’est moi l’écrivain. Je vole ta voix, transcris tes pensées. Tu parles dans ma tête. Un point, c’est tout. »

Un autre monologue sur le pays où la mère prête sa voix au fils s’intitule « Liberté est un mot nègre ». La trame ici est historique, rappelant qu’« On est les premiers Noirs à triompher de l’esclavage », elle constate que « la liberté nous a saoulés, nous les Nègres libres, les Nègres marrons de la liberté au pays-pourri chéri. Nous avons perdu l’intelligence de la liberté, de l’entraide, et nous avons perdu le combat pour rester des êtres humains. » (p. 180)

Peu importe l’image de l’album de famille que tu as composé en mémoire de Bertha, des plus tristes aux plus joyeuses, des jeux d’enfants à la dictature ou aux dérives des adultes, il y a toujours une poésie qui colore la trame jusque dans ses replis les plus banals comme les plus rares. En entrevue, tu as dit un jour que devenir un homme prend toute une vie, ce que tu ne cesses de faire. Ce qui te mène à destination a débuté avec ces années passées auprès de ta mère Bertha – sans oublier Contita et Tida –, ces premiers apprentissages dont Quand il fait triste Bertha chante brosse une fresque inoubliable.

Je t’embrasse mon frère.

mercredi 11 novembre 2020

Jean Soulard

Chef, oui chef!

Montréal, Flammarion Québec, 2020, 208 p., 28,95 $.

De l’art du détail et des saveurs

Expliquez-moi : il y a tant d’émissions traitant de cuisine, de produits alimentaires de toutes origines, de prêts-à-manger, de restaurants, etc., mais il est si peu question d’art culinaire. Je me posais ces questions en lisant Chef, oui chef!, les 23 brefs récits où Jean Soulard, longtemps aux fourneaux du Château Frontenac, raconte comment il est tombé dans la marmite de sa grand-mère dans laquelle fumait une potion magique dont les effluves ne l’ont jamais quitté.


 

Oubliez la déferlante cuisine, car Jean Soulard nous amène ailleurs en partageant ce « festin de récits bien assaisonnés ». De son enfance dans un village dans la région des Pays de la Loire, non loin de la Sarthe, jusqu’au 11 mars 2020 à Pondichéry, dans le sud de l’Inde, nous accompagnons le citoyen Soulard, né en 1952, dans un monologue qui nous fait entrer aussi bien dans la cuisine de sa grand-mère bien que dans la boulangerie de son père et nombre de cuisines étoilées où s’affairent une cohorte de brigades.

Pour donner le ton des récits, l’auteur qui donne la note : « Une recette est une liste d’ingrédients. Bien dosés, cuisinés à point avec un soupçon d’originalité, une pointe de saveur personnelle, ces ingrédients deviendront une délicieuse assiette. Mais un repas est bien plus qu’une succession de plats succulents… Avec le temps, le menu entrera dans l’oubli, mais ce moment qui a nourri une grande amitié restera gravé dans la mémoire… La cuisine, c’est avant tout des contacts humains. »

Revenons à l’enfance alors qu’il nous amène faire la chasse aux escargots avec son frère, la mise en quarantaine de leur récolte pour que les mollusques déstressent de leur capture et prennent un peu de poids avant que leur grand-mère les apprête avec de l’ail, des échalotes et le « beurre ramolli de Mme Jousset, de la ferme d’à-côté » : nous salivons. Ce réflexe sera d’ailleurs déclenché plus d’une fois, d’une histoire à l’autre.

J’imagine mal Jean Soulard en chef hurlant ses ordres, mais, à l’époque où il étudiait à l’école hôtelière Saumur, il a 15 ans alors, il trouve un emploi d’été dans un bistrot, réputé pour son anguille au beurre à l’ail et son brochet au beurre blanc. Règne sur l’établissement un chef, celui du titre du livre, dont la voix fait vibrer les murs de la cuisine et trembler le personnel. En l’absence de pédagogie du beuglant, il y a Joséphine : « J’aime beaucoup Joséphine [écrit-il]. Il y a peut-être un espoir avec des gens comme elle qui peuvent vous enseigner les rudiments du métier dans le calme et la sérénité. » J’intuitionne, selon les mots du narrateur, que l’affection et le respect que cette dame a des produits du terroir local sont le secret de sa zénitude.

Allons ailleurs, alors que « Ton cochon est soûl » raconte un événement aussi mémorable que drôle qui s’est produit sur la ferme de son grand-père. Je ne gâcherai pas votre plaisir de la surprise, mais sachez que l’histoire du cochon ivre est bien vraie et que la vie à la campagne, du moins dans les années 1950-60, avait des us et coutumes s’appuyant sur la solidarité et l’entraide.

S’inspirant du titre d’un film, Jean Soulard raconte sa rencontre avec « L’homme qui murmure à l’oreille des abeilles ». Cela est survenu en 2008-2009 quand un passionné d’apiculture, Marc Lucas, est venu le rencontrer au Château Frontenac pour l’entretenir de sa passion : les abeilles. Pas question de lui vendre quoi que ce soit, mais de simplement vanter les mérites de ses amies les butineuses. Quand un passionné rencontre un autre passionné, il arrive que cela engendre un petit miracle et cela s’est produit : installer un rucher sur le toit de l’hôtel. La transmission d’une passion trouve son écho dans les mots d’un des deux pôles de transfert, ici Jean Soulard. Celui-ci d’ajouter les tribulations d’une visite journalistique et de l’incident survenu près des ruches.

Impossible de ne pas dire un mot de « Mon père boulanger ». Ce récit est l’un des plus révélateurs de la personnalité de Jean Soulard et des valeurs humaines qui régissent sa vie. J’ai avoir déjà raconté l’importance qu’une boulangerie située sur le chemin de mon école a eue sur ma petite-enfance. Le lieu, le fourneau au bois à l’ancienne, l’allure du boulanger, l’odeur si prégnante que juste à l’évoquer elle me revient, le sac de papier brun fumant dans le froid hivernal : c’est exactement ce que le récit de M. Soulard a éveillé chez moi.

« La pêche au marlin bleu », « Le chapeau de la reine » ou « Les croissants du samedi » sont aussi des récits qui ont retenu plus particulièrement mon attention. La distinction de chacun illustre encore la simplicité bonhomme de Jean Soulard, tout comme son respect des produits à la base de l’art qu’il pratique. Qu’il soit à bord du bateau d’un pêcheur, devant la reine Élisabeth II ou à la boulangerie à deux pas de chez lui, il a toujours cette bonne humeur, cette joie de vivre communicative.

Chef, oui chef!, ce sont des histoires souvent demandées par les petits-enfants de l’auteur. Elles ne seraient pas devenues un livre, n’eussent été la pandémie et le retour en catastrophe de l’Inde. C’est d’ailleurs ces temps, de plus en plus difficiles à traverser, qu’il faut égayer en lisant ce livre. Non seulement pour les anecdotes qu’il raconte, mais aussi pour les recettes qu’on y glane à travers le récit d’événements marquants pour celui qui les a vécus et qui le deviendront, peut-être, pour celles et ceux qui les partageront en les lisant.

mercredi 4 novembre 2020

Louis Fournier

FLQ : histoire d’un mouvement clandestin

Montréal, VLB éditeur, 2020, 368 p., 34,95 $.

 

Pour en fini avec Octobre 1970

5 octobre 2020 : il y a 50 ans la cellule Libération du FLQ enlève James Richard Cross, attaché commercial britannique. Ce rapt marque le début de la crise d’Octobre. Beaucoup de choses ont été dites ou écrites sur cette période trouble de l’histoire du Québec et du Canada. Autant d’ex-felquistes que des journalistes ou des historiens ont raconté, chacun à leur façon, l’apothéose des activités du Front de libération du Québec.


Ces actions ne se résument cependant pas à Octobre 1970. C’est pourquoi la troisième édition de FLQ : histoire d’un mouvement clandestin, l’essai de Louis Fournier, est considéré comme LA référence sur l’ensemble de ce sujet.

Le travail journalistique de l’auteur est exemplaire, tant du côté de ses recherches que de la probité professionnelle de son propos. À l’époque, Fournier était jeune journaliste à la station radiophonique de CKAC, laquelle a souvent servi de boîte aux lettres aux cellules felquistes. C’est ainsi qu’il fut le tout premier lecteur du manifeste, 24 heures avant Radio-Canada.

Pour bien comprendre l’origine du mouvement clandestin, l’essayiste rappelle le contexte sociopolitique du début des années 1960. Ainsi, un vent de liberté soufflait sur les territoires d’anciennes colonies et dépendances, dont l’Algérie, l’Irlande, la Catalogne, Cuba, etc. Chez nous, l’élection du parti libéral dirigé par Jean Lesage marque le début de la Révolution tranquille. À la même époque, on note la montée d’un nationalisme exacerbé qui se manifeste, entre autres, par la création du RIN, en 1960, et l’apparition des premiers graffitis « Vive le Québec libre » bien avant le Général de Gaule.

Fin février 1963, G. Hudon, G. Schœters et R. Villeneuve créent le FLQ dont les premiers attentats visent surtout le pouvoir fédéral. Hélas, W. O’Neill, un veilleur de nuit, est la première victime collatérale de cette violence.

Louis Fournier raconte, d’un chapitre à l’autre et de façon détaillée, les actions d’éclat du FLQ tout en décrivant son mode de fonctionnement en cellules peu ou pas reliées entre elles. Les felquistes de cette époque sont des jeunes gens issus de divers milieux sociaux, surtout ouvriers et étudiants. Ils perpètrent des vols de banque, d’armes ou de dynamite. Une pédagogie de l’indépendance nationale se développe à travers la Cognée, le journal clandestin du mouvement, et la revue Parti pris qui devient une maison d’édition qui publie, entre autres, Nègres blancs d’Amérique (1968), un essai dont Aimé Césaire a dit, dans son Discours sur la Négritude : « Eh bien, cet auteur, même s’il exagère, a du moins compris la Négritude. ». Pierre Vallières, l’auteur de l’essai, et son camarade Charles Gagnon prônent une indépendance socialiste tout en défendant, jusqu’à l’ONU, le droit des Québécois à disposer de leur territoire.

Plus on approche de 1970, plus la guérilla urbaine occupe l’espace public. Il y a ceux qui veulent l’indépendance rapidement, coûte que coûte, et d’autres qui préfèrent la voie démocratique. Louis Fournier consacre la cinquième et sixième partie de son livre aux événements d’Octobre 1970, des enlèvements à la Loi sur les mesures de guerre, de la lecture du Manifeste à la mort de Pierre Laporte, de la libération de James R. Cross au départ de ses ravisseurs vers Cuba, de l’arrestation des membres de la cellule Chénier aux procès jusqu’en 1973.

J’ai vécu et suivi de près la crise d’octobre 1970 sur le campus de l’université McGill où j’étudiais. J’ai eu de longues discussions avec des camarades originaires d’autres provinces canadiennes ou d’autres pays. L’idée n’était pas de justifier la violence, mais d’expliquer le plus correctement possible ce qui a engendré le radicalisme de certains. Tout cela alors que l’armée canadienne circulait dans les rues de la Métropole, créant un climat que je n’ai pu observer sur place qu’aux moments où des attentats terroristes se multipliaient en France ou en Angleterre.

FLQ : histoire d’un mouvement clandestin mérite les commentaires élogieux qu’il reçoit. Ce livre est, à mon avis, un exemple du travail journalistique rigoureux de l’auteur. Louis Fournier a levé tous les cailloux rencontrés dans sa recherche des faits et de la vérité que chacun recelait. Le « mystère » entourant le décès du ministre Laporte demeure, les membres de la cellule Chénier ayant convenu en être solidairement responsables. Cependant, Fournier rappelle que l’écoute électronique illégale de Me Robert Lemieux conversant avec son client Jacques Rose renfermerait la « clé » du mystère selon ce qu’en ont dit les rares personnes à avoir entendu cet enregistrement.

Un fait demeure : des gens sont décédés, d’autres ont été mutilés et d’autres encore portent le poids des conséquences, directes et indirectes, des actions du FLQ. La violence sociopolitique n’est pas dans les gènes de la société québécoise et quand elle émerge, elle est vouée à un échec éventuel. Pas étonnant puisqu’ici la révolution fut tranquille.

mercredi 28 octobre 2020

Ying Chen

Rayonnements

Leméac, Montréal, 2020, 96 p., 16,95 $.

 

« J’ai souvenir encore »

 

Refermant Rayonnements, le plus récent roman de Ying Chen, j’ai fredonné une chanson Claude Dubois dans laquelle il raconte son enfance de misère. C’était en 1966, j’étais un collégien gâté par la vie qui ignorait ces privations.


 La misère dont il est question dans l’opus de Ying Chen est celle de la narratrice, jamais nommée, mais dont on découvre l’identité grâce aux pistes essaimées tout au long du récit ou, directement, en quatrième de couverture. C’est donc Irène Joliot-Curie, la fille aînée de Marie et Pierre Curie, qui se souvient et raconte.

Nous ne sommes pas ici dans le registre de la biographie des Curie, un travail dont Ève, la benjamine de la famille Curie, s’est occupée en publiant Madame Curie (1938). La cadette, faut-il le rappeler, s’était mise en marge des siens, préférant créer son propre univers plutôt que dépendre d’une l’hérédité lourde à porter. Puis, il y a que la narratrice a peut-être empêché sa jeune sœur d’avoir l’attention de leurs parents qu’elle méritait.

Les rayonnements du titre font référence aux recherches et aux découvertes des plus importantes de la vie de Pierre et Marie Curie : la radiation. Cette découverte, pour laquelle les Curie et à Henri Becquerel ont remporté le Nobel de physique 1903, était pour eux de la recherche scientifique pure, sans aucune préoccupation de l’usage qu’on pourrait en faire. Pas plus d’ailleurs que les travaux de Marie Curie sur le polonium et le radium pour lesquels elle reçut un autre Nobel, celui de chimie en 1911.

C’est dans le contexte du poids social que ces découvertes font peser sur les épaules de sa mère qu’Irène raconte les dernières années de celle-ci. À cette époque, la mère et la fille ont développé des liens professionnels très étroits en partageant les mêmes intérêts scientifiques, le même laboratoire et les mêmes valeurs humaines.

Irène aura en haute estime les trois hommes de sa vie : son père Pierre, son époux Frédéric Joliot-Curie et son grand-père Curie qui veilla sur elle et sa sœur lorsque leurs parents étaient trop occupés par leurs recherches.

La lourdeur spirituelle et sociale du récit est allégée par la superposition des diverses époques imaginée par Ying Chen. On n’est pas dans un fatras narratif, mais dans un jeu où hier, aujourd’hui ou demain se confondent jusqu’à en être sans grande importance, car tous les personnages sont alors décédés.

S’il fallait parler de mise en abyme, d’une histoire dans une autre, celle-ci aurait plus de trois dimensions, selon les époques de référence. Les constantes de la trame qui font passer le lecteur d’un moment à un autre, d’un événement à un autre ou même d’un personnage à un autre, ce sont des marqueurs spatio-temporels, tels le départ de Maria Skłodowska-Curie de sa Pologne natale où elle s’était jurée de retourner ses études complétées ou le rappel de l’esprit pragmatique de Frédéric, l’époux d’Irène, qui cherche toujours à associer recherche pure et usage concret, voire pratique. Je crois que la quête des personnages du roman en fait de véritables poètes d’un immatériel qui en viendra hélas! à tuer la mère et la fille.

Une autre des nombreuses pistes explorées par la romancière, c’est le féminisme des époux dont Marie et Irène ont bénéficié. Ainsi, sans la vigilance de Pierre Curie, jamais le nom de sa femme n’aurait été associé au Nobel de physique, tout comme les travaux de Frédéric et d’Irène récompensés conjointement par le Nobel de la chimie en 1935.

La Marie Curie imaginée par Ying Chen est un personnage complexe. Ses regrets d’avoir quitté sa Pologne et de n’y être retournée que sporadiquement, ses inquiétudes de toutes sortes, sa constante quête de tout ce qui pouvait faire avancer ses recherches, son tourment de ne s’être jamais sentie Française malgré la citoyenneté obtenue au moment de son mariage – elle comptera toujours dans sa langue maternelle –, les tourments qu’on lui a fait subir après une brève liaison avec collègue marié, etc. Cela sans parler de son dévouement presque sans limites durant la Première Grande Guerre alors qu’elle allait faire des radiographies des grands blessés dans les zones de combat à bord d’un véhicule de son invention, croyant ainsi réparer le tort causé par l’usage malveillant de ses découvertes.

Le monde vivant des défunts jouant leur propre rôle dans une histoire inventée, ou peut-être intuitionnée, s’appuyant sur celle de la famille Curie, met en perspective l’envers du miroir où, les masques tombés, la vraie nature des gens apparaît. Rayonnements, le roman de Ying Chen, devient ainsi comme le legs imaginaire de la mémoire familiale, comme l’héritage de tous les non-dits si différents d’un membre à l’autre du clan. Les personnages imaginés par l’autrice semblent aussi grands que ceux qui ont l’inspirée. Or, arriver à un tel degré de vraisemblance exige une très grande maîtrise de la narration littéraire, celui de la romancière est de ceux-là.

mercredi 21 octobre 2020

Pierre Hébert, Bernard Andrès et Alex Gagnon (dir.)

Atlas littéraire du Québec

Montréal, Fides, 2020, 512 p., 59,95 $.

 

Sur les routes de notre littérature

 

La parution de l’Atlas littéraire du Québec a retenu mon attention, curieux de découvrir le fruit d’une vaste recherche dirigée par Pierre Hébert, Bernard Andrès et Alex Gagnon. Bien que Fides a jadis publié des ouvrages aussi importants qu’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle (1999, 2004 et 2010), trois forts volumes écrits sous la direction de Jacques Michon, et l’incontournable Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord (1989) de Hamel, Hare et Wyczynski, j’étais surpris que la maison se soit lancée dans une telle aventure en 2020.



 


J’ai d’abord voulu comprendre le sens du mot "atlas" dans le cadre de recherches littéraires. S’il évoque, de prime abord, une notion de géographie, un "atlas" peut aussi être « un ouvrage de référence sur un sujet comportant des cartes, des schémas ou des diagrammes ». Je comprends donc qu’il fait ici référence à l’idée de schémas, l’ouvrage comportant de nombreuses insertions complémentaires aux divers sujets discutés, tels des citations ou des illustrations complétant le propos.

Quel était l’objectif de l’équipe éditoriale et quelle méthodologie organisationnelle a été retenue? En présentation, on dit que le « premier but de cet Atlas est à la fois de faire découvrir les multiples aspects de la littérature québécoise, grâce à la lecture de notices variées, et de la faire voir, en quelque sorte, par de nombreuses illustrations et encadrés. » Plus loin, on ajoute : « nous offrons à notre façon une cartographie des lieux de production et de diffusion, des époques, mais aussi des liens entre gens de lettres, sociétés et institutions naissantes, puis confirmées. »

L’abondante matière a été divisée en trois grandes parties, chacune fractionnée en 10 chapitres. La première partie, intitulée « Histoire », compte quatre chapitres : de la Nouvelle-France à 1800; le XIXe siècle; le XXe siècle (1900-1960); et le XXe et XXIe siècles (1960 à nos jours). La seconde partie, « Traversée », compte trois chapitres : littératures, vie littéraire; figures et thématiques. Quant à la dernière partie, « Genres et marges », elle se développe aussi en trois chapitres : régimes d’écriture, multimédiatisation, livres et art.

Une précision s’impose : les chapitres de la première partie du livre, la plus importante, sont eux-mêmes divisés en trois sections : capsules, auteurs et œuvres. J’insiste sur l’importance de chacune des 253 capsules, car elles font la synthèse d’une époque, d’une école littéraire, d’un auteur, d’une œuvre, etc. À cet appareil qui peut sembler complexe, s’ajoutent divers liens croisés d’un sujet à un autre ou à plusieurs autres. Cela sans oublier un index des noms, un index des œuvres, ainsi qu’une table des matières détaillée.

L’équipe éditoriale a pu compter sur la collaboration de 158 littéraires, professeurs, chercheurs, journalistes ou chroniqueurs. Dans bien des cas, j’ai constaté qu’on a fait appel aux spécialistes de certains sujets, par exemple la notice concernant l’écrivaine Anne Hébert a été confiée à Nathalie Watteyne, celle sur VLB à Jacques Pelletier, celle sur le polar à Norbert Spehner ou celle sur la nouvelle littéraire à Michel Lord.

J’ai longtemps compulsé Atlas littéraire du Québec pour me familiariser avec sa méthodologie organisationnelle et son mode de références croisées qui tiennent de la vastitude. Durant cet exercice d’appropriation, je me suis souvent demandé qui étaient les lecteurs cibles de cet ouvrage de référence. J’ai conclu que quiconque s’intéresse à littérature québécoise y trouvera son compte dans les capsules ou notices, dans les nombreuses citations ou même parmi les illustrations dont certaines proposent des artéfacts qui en complètent l’histoire.

Enfin, un tel ouvrage exige des choix éditoriaux, certains discutables autant parmi ceux des informations retenues que celles oubliées. Est-ce que ces sélections invalident la valeur intrinsèque de l’histoire de la littérature québécoise proposée? Je ne crois pas, même s’il y a des oublis notables – par exemple, l’importance de Jean Royer comme passeur littéraire – ou quelques erreurs – par exemple, Rina Lasnier n’est pas décédée à Joliette, mais à Saint-Jean-sur-Richelieu –. La valeur globale du livre est sauve comme d’autres de ses semblables.

En revenant fréquemment à l’Atlas littéraire du Québec, une question est restée insistante : l’ouvrage est-il une valeur ajoutée à notre patrimoine littéraire? Qui s’y plongera ou y fera référence outre d’autres spécialistes des lettres québécoises? Une édition numérique n’aurait-elle pas suffi? Si je reconnais une valeur, toute relative soit-elle, à cet ouvrage, j’y reviendrai probablement à l’occasion pour confirmer ou infirmer une ou des informations, sinon pour relire des commentaires critiques.

Je me suis souvenu d’une expérience pédagogique : à la parution de La littérature québécoise (Typo, 1997) de Laurent Mailhot, j’ai mis cet essai à l’étude dans un cours portant sur notre littérature. Ce fut une grossière erreur de ma part, car sa lecture exigeait un minimum de connaissances déjà trop vastes. Cette constatation s’applique, à mon avis, sur l’Atlas littéraire du Québec.

jeudi 15 octobre 2020

François Hébert, collages, et Jacques Brault, texte et lettrines

est-ce qu’on s’égare?

Laval-des-Rapides, Le temps volé, coll. « à l’escale de l’escriptoire », 2020, 64 p., 50 $.

Livre d’art et art du livre

Il m’est arrivé, à de rares occasions, de rendre compte de la parution, récente ou non, de ce qu’il est convenu d’appeler un livre d’art. Ce sont généralement des ouvrages à très petit tirage et qui ont la particularité d’être fait à la main. Illustrés ou non, ces livres sont imprimés sur des presses aux techniques anciennes. Un peu comme Les signes d’identité, texte de l’allocution prononcée par Gaston Miron à l’occasion de la remise du prix Athanase-David en 1983, et publiée aux éditions du Silence en 1991, tirée à 350 exemplaires numérotés, dont 30 hors commerce.

Je vous parle aujourd’hui de Est-ce qu’on s’égare?, un recueil de proses poétiques écrit par Jacques Brault et illustré par les collages de François Hébert, paru aux éditions Le temps volé, éditeur d’art créé et dirigé par Marc Desjardins en 1995.

 


 

L’exercice à laquelle les auteurs se sont livrés, le troisième du genre paru à la même enseigne, n’est pas banal. François Hébert, écrivain et prof retraité de littérature de l’UdeM, tout comme Jacques Brault, a proposé à son vis-à-vis 26 collages faits de matériaux recyclés. La tentation me fut grande de regarder par-dessus l’épaule de l’artiste et de faire référence à pareilles œuvres réalisées par Roch Plante, alias Réjean Ducharme, dans Tropoux (Lanctôt, 2004). Les techniques se ressemblent, certes, mais les collages sont de tailles totalement différentes. Surtout, Plante n’ajoute aucun texte autre que le titre de la pièce, lequel est lui-même un collage.

Nous sommes donc ailleurs en ce qui concerne Est-ce qu’on s’égare?. Nous sommes les témoins d’une joute de création où les protagonistes déplacent leur attention de l’un à l’autre, l’un étant Hébert et l’autre Brault. Ainsi, le créateur des 26 collages les a soumis à l’écrivain, lequel en a fait une description intuitive, déductive ou discursive. En lisant la prose poétique de Jacques Brault tout en portant attention au collage, nous pouvons suivre le cheminement sensoriel et intellectuel qui l’a inspiré. De plus, chacun des 26 textes se conclut par deux vers introduits par un adverbe pour souligner le rapport entre eux et la prose précédente. Puisque chaque adverbe est unique, le lien entre prose et vers est également unique, ce qui ajoute une difficulté supplémentaire pour le poète.

Restons-en aux mots pour souligner que l’ensemble des lettrines – « première lettre d’un chapitre ou d’un paragraphe, généralement ornée et plus grosse que les autres » – correspond aux 26 lettres de l’alphabet sans suivre l’ordre habituel. Ces lettrines ont été créées par l’écrivain Brault qui leur a aussi donné une couleur qui, dans la plupart des cas, est représentative de ce que le collage lui a inspiré.

Dernier détail : on retrouve, à la fin du livre, une table des 26 collages, à laquelle s’ajoute celui de la couverture avant et arrière, qui précise qu’il s’agit des « titres d’origine donnés par François Hébert et inconnus de Jacques Brault au moment de la composition de son abécédaire ».

Puisqu’une image vaut mille mots, je vous propose le collage et le texte figurant aux pages 14 et 15. M’est d’avis que vous pourrez ainsi comprendre la technique des collages d’objets recyclés et le lien entre la création plastique et l’invention littéraire. N'oubliez pas d’être attentif à la lettrine – ici le I du mot intégralement – qui marque le passage d’une expression artistique à l’autre tout en évoquant l’idée initiale du texte.


 

Je reconnais que le travail d’édition de Marc Desjardins mérite d’être souligné. Surtout qu’il faut avoir un tempérament d’iconoclaste pour exercer pareil métier dont l’essence même est d’être peu ou pas reconnu. Sinon, quelques folles ou fous des livres autrement inutiles, société presque secrète dont je suis. Et cette forme d’entrepreneuriat que pratique l’artiste Desjardins, est-ce qu’on s’égare? de François Hébert et Jacques Brault illustre très bien.

 Le Temps volé

 Je vous propose de lire ce que Marc Desjardins raconte de la création de sa maison Le temps volé : « Né en janvier 1995, à deux portes de l’ultime demeure de Miron, le temps volé éditeur adoptera dès le départ une position claire, sans compromission ni étalage : créer un clos collégial où la notion d’ar­gent n’a pas de pouvoir. La devise de la maison, « pour le plaisir de l’ouvrage », apposée à la raison sociale dès 1999, est le reflet le plus clinquant de son indépendance et sa réponse à l’immobilisme et à l’attentisme. Le tvé fonctionne volontairement sans lucre gouver­nemental, sans subvention ni subside d’aucun palier institutionnel. De même et sciemment, le tvé n’a aucune diffusion convention­nelle, fors le bouche-à-oreille et les célébrations de lancements. Se faire plaisir sans contrainte administrative, en produisant des livres à la facture soignée, sobre et classique, sans profit ni salaire, voilà, synthétiquement, ce qu’est l’essence du tvé : un agent créé de manière exogène, développé en marge de l’édition courante, sur les assises de la bibliophilie, du confinement des rayonnages des bibliothèques particulières et des vieilles librairies poussiéreuses aux livres maculés de siècles de doigts aux ongles noirs.»

Pour un autre point de vue sur la maison et son créateur-directeur, je vous suggère de lire l’article de Dominic Tardif, « Le noble but de ne pas encombrer » (https://lettresquebecoises.qc.ca/fr/article-de-la-revue/le-noble-refus-dencombrer), paru dans le numéro 170 de la revue Lettres québécoises.