mercredi 24 février 2021

 Michel Jean

Kukum

Montréal, Libre Expression, 2019, 224 p., 24,95 $.

Racisme citoyen, racisme d’État

Le mimétisme du racisme des Québécois vise surtout les immigrants dont la couleur de peau et la culture sont différentes. Mais que dire des populations autochtones parquées dans des réserves par l’État, tout en tentant n’annihiler leurs langues et leurs cultures? Les tristes événements du CHRDL de Joliette m’ont ébranlé, pour des raisons personnelles, et longuement fait réfléchir au sort fait aux Amérindiens depuis le débarquement de nos ancêtres colonisateurs.


 

Je suis alors revenu à Kukum, roman de Michel Jean récipiendaire du Prix littéraire France-Québec 2020. Pourquoi cette histoire innue parmi les nombreuses autres? Pour ses qualités intrinsèquement littéraires très certainement, mais aussi pour les rapports de la narratrice avec la communauté franco-québécoise qui s’établissait petit à petit sur la rive du Pekuakami, le lac Saint-Jean.

Kukum, c’est l’arrière-grand-mère du romancier. Jeune enfant, elle a été « adoptée » par un couple, bon chrétien, devenu son oncle et sa tante. Avec Almanda, les Fortier formaient une famille installée à Saint-Prime dans le but de « faire de la terre » comme Samuel Chapdelaine, le personnage de Louis Hémon. C’était, on l’imagine, une vie très dure à mener pour le corps et pour l’esprit.

Un jour qu’Almanda est au champ, un jeune innu s’approche sans bruit. Coup de foudre des jeunes gens? Sans aucun doute, car cette rencontre est de point de départ d’une aventure qui durera jusqu’au décès de chacun d’eux, des décennies plus tard. Thomas Siméon revient quelques fois la visiter avant de demander la main de la jeune femme. Pour les Fortier, le départ d’Almanda signifie une bouche de moins à nourrir, ce qui n’est pas rien quand on vit dans une précarité de tous les jours. Pour l’adolescente, cette union laisse entrevoir une liberté qu’elle imagine plus grande que la nature environnante.

Elle est rapidement acceptée au sein du clan des Siméon constitué de Malek, le père de Thomas, de Daniel, son frère cadet, et de ses sœurs Christine et Marie. N’oublions pas que c’est Almanda qui raconte la trame fragmentée du récit selon les événements marquants survenus au fil des ans. On comprend qu’elle écrive au début du récit : « Qu’aurait été ma vie si un jeune chasseur aux yeux bridés n’était pas passé par là, attiré par un vol d’outardes? »

Amanda, comme on a l’habitude de l’appeler, doit refaire son éducation, car la vie des Siméon, installés l’été dans la bourgade de Pointe-Bleue, n’a rien à voir avec ce qu’elle connaît. La langue d’abord qui oscille entre un innu-aimun et un français approximatif. Surtout, un mode de vie qui lui est totalement inconnu : « Petit pas par petit pas [dit-elle], mon corps autant que mon esprit s’adaptaient au mouvement quotidien de l’existence nomade. »

La fougue d’Amanda et le calme de Thomas rythment la passion amoureuse qui les unit. Nous ne sommes pas dans une histoire fleur bleue, mais dans celle d’une impétuosité hors de l’ordinaire qui semble ne jamais s’épuiser. La vie de couple au sein d’un clan apporte un peu de sérénité à Amanda qui n’a connu que la bonté chrétienne d’une famille approximative où les règles sont dictées par l’Église et l’État, loin du quotidien des gens.

Les Siméon n’ont de lois que celles de la nature et celles d’un créateur aimant et respecté. Amanda s’intègre dans une société aux modes de vie ancestraux, tout en imposant naïvement quelques élans inhabituels, comme de vouloir apprendre à chasser ou de suivre son époux dans ses longs périples hivernaux à la recherche de gibier et d’animaux à fourrure sur le territoire des Passes-Dangereuses où les Siméon hibernent.

Ses insoumissions, Amanda les raconte sans gloire, car elle croit qu’il en a été ainsi que grâce à l’ouverture d’esprit du clan. Ses nombreuses conversations avec Malek, le chef de clan, illustrent bien l’affection et le respect de l’un pour l’autre. Il en va de même pour l’harmonie fraternelle qui existe entre elle et ses belles-sœurs, peu importe la situation à laquelle elles font face. « J’ai appris en les observant comment faire tout cela [le tannage des peaux par exemple]… Je ne saurais le dire, mais en découvrant les gestes lents et assurés des sœurs Siméon, comme une enfant, je m’initiais à un savoir ancien. »

La vie aventurière et nomade que raconte la narratrice sert de toile de fond sur laquelle se déroule le quotidien des Innus de Pointe Bleue. Pour ces familles, la nature s’écrit avec un grand N, car elle est l’essence même de leur existence. Si bien que lorsqu’on fait la coupe à blanc des forêts de plus en plus éloignées et qu’on instaure la drave sur les cours d’eau qui leur sont nécessaires, on détruit leurs habitudes de vie.

Amanda devient mère plusieurs fois et sa première grossesse, qui se déroule en mode nomade, est un événement marquant pour le clan Siméon. Comme l’est plus tard sa décision d’envoyer ses enfants à l’école pour qu’ils puissent s’adapter, inexorablement, à un mode de vie différent du leur. Lire, écrire, compter sont des savoirs qu’Amanda a conservés de sa jeunesse; la lecture surtout qui a occupé ses longs moments de solitude.

Ultime fait d’armes de Kukum, mot qui signifie grand-mère : Amanda se rend à Québec, par train, pour rencontrer Maurice Duplessis et se plaindre qu’on fauche régulièrement la vie de jeunes enfants sur les rues de son village. Après une attente patiente, elle rencontre le « Cheuf » qui, bien qu’il lui rappelle son impuissance devant une demande amérindienne à laquelle seule Ottawa peut répondre, en vient quand même à faire construire des trottoirs dans le village.

Le roman de Michel Jean a quelque chose de profondément triste sans qu’il en paraisse vraiment. Comment en si peu d’années a-t-on pu détruire une société plus que centenaire, son habitat, sa langue, sa culture, ses us et coutumes? Assimiler, folkloriser, honnir même, entre autres à travers des pensionnats dévastateurs où, au nom de la sainte Église, on abêtissait et même abusait des enfants. Le ton de Kukum n’a rien de revanchard tout en exprimant la réalité vécue par cette femme plus grande que l’histoire qu’elle raconte, parfois avec des pointes de colère sourde. On ne sort pas intègre de ce roman, car, sans prêchi-prêcha, le romancier nous met devant la triste évidence d’un racisme sourd.

mercredi 17 février 2021

Elizabeth Smart

À la hauteur de grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré

Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Territoires », 2020, 136 p., 14,95 $ (papier), 9,99 $ (numérique).

Elizabeth Smart

Poèmes 1938-1984, traduction par Marie Frankland

Montréal, Noroît, coll. « Latitude », 2020, 138 p. 23 $ (papier), 16,99 $ (numérique).


« Voilà mon centre de gravité »

J’ai recensé brièvement, il y a peu, À la hauteur de grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré, un récit signé Elizabeth Smart. J’y reviens en lien avec la parution de Poèmes 1938-1984, un recueil réunissant ses poésies qui fait l’objet de cette chronique.


 Relisant le « roman autobiographique », paru à Londres en 1945, et le mettant en perspective avec divers poèmes, je constate que la prose de Smart tient à une seule figure de style : la métaphore filée. Cette dernière « opère une transformation sémantique (elle joue sur les images, par des comparés proches) de répétition à l’identique (les mots mis en relation sémantique demeurent dans le même réseau lexical, ou dans le même contexte). C’est avant tout une métaphore s’étendant sur une phrase, une strophe ou un paragraphe entier. De manière plus simple, "la métaphore filée c’est continuer, dans un texte, après l’apparition d’un premier terme métaphorique, d’utiliser un vocabulaire appartenant au champ sémantique dudit mot figuré, sans cesser de parler de la réalité initiale". La métaphore filée commence souvent par une comparaison. »

Comment pourrait-il en être autrement quand on considère que Smart, née à Ottawa en 1913 au sein d’une famille aisée, découvre la poésie de « George Barker et en devient amoureuse. Elle l’invite, avec sa femme, à venir la rencontrer aux États-Unis et là commence leur histoire de laquelle naîtront, outre un roman, quatre enfants, sans que Barker divorce. » C’est pourquoi ce roman ne peut qu’être métaphorique puisqu’elle y raconte la vie d’une femme qui est en somme la seconde épouse d’un homme qui ne veut pas divorcer.

Le talent de l’autrice est de tout dire de cette relation adultérine sans jamais identifier directement son amant et sa femme tout en racontant comment elle-même vit ce double jeu. À lire attentivement ce récit, très mal reçu à sa parution compte tenu de son sujet scabreux, on constate la finesse du discours et la multiplication des images pour exprimer le climat émotionnel et charnel d’une femme qui aime et qui est aimée par son compagnon, sans être la partenaire « officielle » de sa vie.


 

Les subtilités du discours d’Elizabeth Smart sont d’une tout autre nature quand on lit Poèmes 1938-1984. Ici, le lyrisme est d’une autre teinte, les mots, parfois sans fard, mais dont la poésie embellit le discours, expriment la nature brute de l’émotion, le sentiment nommé plus qu’évoqué. On peut même douter que l’autrice du récit et des poèmes soit la même personne, une hésitation qui s’estompe grâce à la puissance des images et à leurs référents qui rappellent la prose poétique de son récit.

Si ce dernier se concentre sur la seule passion amoureuse, les poèmes explorent divers thèmes. La professeure Rosemary Sullivan, biographe d’Elizabeth Smart et exégète de son œuvre, rappelle que cette dernière eut très tôt l’ambition de devenir écrivaine. Elle fit même parvenir des poèmes à la revue parisienne Booster dirigée par Lawrence Durrell et que ce dernier lui conseilla de correspondre avec le poète anglais George Baker avec qui elle eut cette relation épique.

Poèmes 1938-1984 rassemble quatre recueils : A bonus (1977), Ten Poems (1981), Eleven Poems (1982) et In the Meantime (1984). Sullivan fait remarquer qu’il s’est écoulé près de trois décennies entre la parution d’À la hauteur de grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré et A bonus.

Au sujet de ce dernier, elle écrit :

« After the poetic, incantory style of her novel, it is surprising in its casual conversational language and clipped rhythms. The poet is less interested in metaphor and image than in theme. The book is largely about writing : the struggle to speak when silence is seductive; the battle against a sense of inadequacy; the release an elation that comes out of the pain of writing. The impulse to order and cultivate is explored in may poems about gardening. The poems in A bonus are not profound, but they are moving in their efforts to examine the problems of the writer who chooses to abandon the distractions of love for necessary self-absorption of the artist: “Growing is a strange death in life that nobody mourns.” (p. 1074-1075, The Oxford Companion to Canadian Literature, second edition)

Cette analyse de Sullivan s’applique, à mon avis, à la majeure partie des poèmes de Smart. Outre ses réflexions sur la poésie ou l’art d’écrire en général, elle a mis l’écriture au centre de sa vie, entre autres en collaborant à divers journaux et revues. Dans « L’amour en temps de guerre », préambule au recueil, Paul Bélanger note : « La poésie d’Elizabeth Smart… est révélatrice de ce qu’il adviendra de l’écriture des femmes. Car, au-delà du récit mythique qui a fait sa célébrité, elle a tenu le poème à l’horizon de son existence. » (p. 7) Cela me rappelle Pare-chocs. Essais d’autodéfense poétique, où Pedro Serrano illustre à quel point le poème peut être un arc-en-ciel à l’horizon de l’existence de l’auteur comme de ses lectrices et lecteurs.

Paul Bélanger écrit aussi : « Cette lutte [réconcilier les exigences de la maternité et celles de sa vocation d’écrivaine] est évoquée dans nombre des poèmes de Smart, qui tracent le portrait d’une époque où les femmes ont du mal à se tailler une place dans le cercle des écrivains. Le trivial côtoie l’universel dans ses poèmes, elle peut se livrer à la pure exaltation, s’émerveillant par exemple devant la furie de vivre des plantes, ou sa désolation extrême, notamment en face des ravages de la guerre… » (p. 7)

Croyez-moi, cela vaut vraiment la peine de découvrir l’écriture exceptionnelle d’Elizabeth Smart, tant dans sa littérarité que dans ses thèmes ou évocations. J’y ai trouvé une forme d’intemporalité et d’universalité rarement atteintes, si bien que son propos est toujours d’actualité tout en transcendant la fébrilité de celle-ci.

mercredi 10 février 2021

Jacques Orhon

Les fruits de l’exil

Montréal, L’Homme, 2020, 360 p., 29,95 $.

Voyage en Œnologie

J’ai toujours apprécié la prose didactique des livres de référence viticole proposés par Jacques Orhon. Sans prêchi-prêcha, ce sommelier globe-trotteur m’a fait visiter quelques-uns de ces pays où le terroir et les cépages permettent aux viticulteurs de changer les raisins en vin, dont la France, l’Italie, l’Espagne, etc. Apprenant qu’il publie Les fruits de l’exil, un premier roman, je suis curieux de découvrir les avenues de la fiction il allait emprunter.


Stéphane Almeida est au cœur de la trame, le maître des quêtes racontées en vingt épisodes. Le voilà d’abord de passage dans un vignoble de la région du Niagara où il accompagne Charlie, un réputé journaliste spécialiste des vins qui en est à sa dernière mission. Stéphane est un photographe de haut niveau dont le travail accompagne les articles de journalistes. Il profite de ces voyages pour croquer des paysages particuliers de ces régions, ici en survolant les chutes.

Cette fois, il semble avoir une autre raison de s’intéresser à la vallée ontarienne : il espère rencontrer un certain Henri Almeida. Si l’événement ne se produit pas, il apprend quand même que ce mystérieux personnage se prénomme Ronaldo et qu’il a une fille, Livia Bauer Almeida.

Retour dans le temps. Dès la deuxième séquence – j’emprunte ce terme au cinéma, car la façon de raconter de Jacques Orhon a quelque chose du 7e Art –, nous voilà à Paris où Stéphane habite avec sa mère, non loin de chez ses grands-parents paternels, papi Jorge et mamie Telma. Son père? On lui a toujours dit qu’il était décédé dans un accident d’automobile. Or, un projet scolaire plonge l’adolescent au cœur d’un malentendu entretenu par les siens : en fouillant une immense malle au grenier à la recherche de vieux vêtements pour servir de costumes de scène, il découvre des documents racontant la famille de sa mère et, surtout, il apprend que son père n’est pas décédé.

On imagine l’émotion ressentie et la cascade de questions qui lui viennent. Les adultes qui l’entourent lui ont menti sans jamais laisser le moindre doute à son esprit. Sa mère, certes, mais aussi ses grands-parents dont il est si près. Son grand-père est, en quelque sorte, la figure paternelle de remplacement et les liens qu’ils ont tissés entre eux sont de cette nature au point où, plus tard, il l’imaginera être son père.

Stéphane les confronte. Ses grands-parents disent qu’ils sont sans nouvelles de leur fils qu’ils croient vivre à l’étranger. Les choses sont plus compliquées du côté de sa mère : la fameuse malle contenait une photo de la famille Gaspari, originaire de Sicile; outre les parents décédés, elle semble avoir trois sœurs : Maria, Simonetta et Giuletta. De Giuletta Gaspari à Juliette Gaspar, il n’y a qu’un pas franchi par les parents – de guerre lasse des moqueries faites aux immigrants italiens venus en France pour travailler dans les mines – en francisant nom et prénom. Le sort de ses grands-parents maternels ressemble un peu à celui de Jorge et Telma aussi venus en France de leur Portugal natal pour trouver de meilleures conditions de vie, lui en tant que maçon.

Stéphane n’est pas un ado rebelle, mais un garçon tenace. C’est ainsi qu’il absorbe le coup et entreprend discrètement la recherche de son père. Bon élève, il ne trouve pas de profession ou de métier qui le satisfasse pour de prochaines études. Avant de faire ce choix, il part pour la Sicile retrouver le territoire de sa famille maternelle, peut-être même une de ses tantes qui y vivrait. Avant son départ, grand-père Jorge lui offre un appareil photo pour qu’il puisse amasser des souvenirs de ce premier long voyage au pays de ses ancêtres. Ce présent s’avère déterminant pour Stéphane; non seulement prend-il plaisir à faire de la photo, mais il s’inscrit à des cours de photographies dès son retour en France.

Ce voyage en Sicile est aussi l’occasion de goûter des vins du terroir de l’île italienne, dont ceux que son grand-père lui a conseillés, lui qui a commencé l’éducation aux vins de son petit-fils. Lors de la visite d’un lieu historique, Stéphane rencontre une jeune guide touristique dont le talent de vulgarisatrice le charme. De fil en aiguille, ils se revoient et, lors d’un flirt, le garçon constate que Claudia a un grain de beauté du côté des seins comme sa propre mère. Cela refroidit ses ardeurs et le pousse à demander à la jeune femme le nom de sa mère, une certaine Maria. Fréquentant des cousins de Juliette depuis son arrivée sur l’île, voilà que le hasard lui fait rencontrer sa tante que sa propre mère n’a pu retrouver.

De retour en France, il raconte ses aventures siciliennes dont sa rencontre imprévue avec sa cousine et sa tante. Les cours de photos confirment son intérêt pour cet art et il continue de le pratiquer durant son service militaire, ce passage obligé qui ne l’enchante pas. Pourtant, il forme avec quelques camarades un joyeux noyau de bidasses et certains d’entre eux deviennent de vrais amis.

Déplacé d’un centre militaire à l’autre, il termine son service dans la région de Bordeaux. Il éprouve un véritable coup de cœur pour ce territoire où il vient s’établir. Qui dit le bordelais, dit grands crus. Jorge a déjà instruit son petit-fils sur des maisons mythiques, des appellations et des vins bien faits selon des traditions centenaires. Pour le vieil homme, le vin n’est pas une question de prestige, mais de respect du terroir et de la culture propre aux divers cépages. Cette règle, immuable dans l’esprit de Jorge comme des producteurs avec lesquels il transige, s’applique également à celle que Jacques Orhon respecte dans tous ses ouvrages de référence.

Après l’armée, Stéphane termine ses études de photographie, trouve du travail de pigiste dans un journal, tout en étant conseillé dans une maison des vins. Une adéquation entre photographie professionnelle et connaissances viticoles prend racine chez lui. En conjuguant ces deux compétences, il voyage dans les différentes régions françaises et italiennes pour faire des photos remarquables et remarquées, tout en élaborant et diversifiant sa palette de goûts et ses connaissances des terroirs.

Vous comprenez que le néologisme du titre de cette chronique, « Voyage en Œnologie », fait de la science des vins un pays qui fait image de la vie de Stéphane. Encouragé très tôt par son grand-père, puis par ses rencontres professionnelles et des amitiés qui se tissent d’un vignoble à l’autre, le héros du roman baigne littéralement en terre vigneronne.

Ayant très peu d’expérience des jeux de l’amour et du hasard, Stéphane éprouve une certaine crainte de la relation amoureuse en pensant à ses propres parents jusqu’à sa rencontre de Patricia, responsable des événements pour un producteur bordelais. Le temps fait à nouveau son œuvre, Patricia et lui forment un couple, partageant les aléas du quotidien, les moments d’intimités et les soupers bachiques entre amis. La famille suit quelques années plus tard avec la naissance de Laura, puis de Henri. Tout ce temps, la trame du roman alterne entre les voyages et les visites professionnelles, et la vie de famille. Le décès de papi Jorge et l’incroyable héritage légué à Stéphane entretiennent le souvenir de son enfance.

Malgré tout, il n’a jamais totalement cessé de rechercher son père. Finira-t-il par le trouver et d’ainsi comprendre l’ultime chapitre qui manque à son histoire? Faites confiance à Jacques Orhon qui se révèle un habile conteur sachant retenir l’attention du début à la fin. Certes, il y a une condition au plaisir que procure la lecture du roman Les fruits de l’exil : être intéressé, voire passionné de tout ce qui concerne les vins. Ce roman peut même être une forme d’initiation à ce sujet, comme si le sommelier nous faisait faire une tournée remarquable des grandes caves comme de plus modestes en soulignant chaque fois que nécessaire la nature des terroirs et des cépages.

mercredi 3 février 2021

Louis Hémon

Maria Chapdelaine

Montréal, Bq, 2020, 224 p., 6,95 $ (papier), 5,99 $ (numérique).

Le pays du Québec

Je n’avais jamais lu Maria Chapdelaine, le roman phare de Louis Hémon paru à titre posthume. Je ne comprenais pas l’importance du récit dans l’histoire de la littérature canadienne-française du début du 20e siècle. Or, l’arrivée d’un quatrième film tiré du roman a piqué ma curiosité et je suis allé constater les écueils auxquels le cinéaste devait faire face en ces temps de rectitude politique.


J’ai lu Hémon sans déplaisir et passé en revue des ouvrages de référence qui en traitent, dont l’Histoire de la littérature canadienne de Mgr Camille Roy, l’Histoire de la littérature québécoise de Biron, Dumont Nardout-Lafarge, ainsi que La littérature canadienne francophone du regretté Edwin Hamblet, professeur émérite de la SUNY, à Plattsburgh.

J’emprunte à ce dernier, jeune professeur invité à McGill au début des années 1970 que j’ai connu, dont j’ai apprécié le travail et, surtout, nos longues discussions littéraires, le résumé de Maria Chapdelaine.

« Samuel Chapdelaine, pionnier traditionnel, est attiré par l’appel de nouvelles terres à défricher. Il aime le défi de la forêt vierge canadienne. Sa femme souffre de l’isolement de l’arrière-pays et regrette sa vieille paroisse natale. Par fidélité, Madame Chapdelaine (Laura) subit son épreuve en silence. Leur fille Maria est attachante par sa simplicité et son bon caractère. Elle se résigne aux difficultés de la vie quotidienne, et son courage et son stoïcisme la feront triompher de tous les revers et de toutes les déceptions. Trois archétypes d’hommes viennent lui faire la cour. François Paradis, bûcheron alcoolique qui travaille dans les chantiers, est celui qu’elle aime. C’est un coureur de bois instable de caractère et qui n’aime pas la vie de sédentaire; il périt dans une tempête de neige en essayant de se rendre chez Maria au moment des fêtes. Lorenzo Surprenant est le franco-américain, l’émigré, qui invite Maria à venir vivre aux États-Unis où la vie est plus facile. C’est le "vendu" qui finira par s’assimiler à la culture anglo-saxonne.

Eutrope Gagnon, un voisin, simple cultivateur, ne peut offrir à Maria autre chose que l’existence qu’elle connaît depuis toujours. Lorsque Madame Chapdelaine meurt, Maria entend les voix de son pays qui la convainquent de rester au Québec. En épousant Eutrope, elle incarne l’idéal de la race canadienne-française. » (Edwin Hamblet, La littérature canadienne francophone, Paris, Hatier, 1987, 84-85)

Côté critique, voyez ce que Mgr Camille Roy en a dit : « Sans nous attarder à l’aberration volontaire de ceux qui veulent apercevoir dans Maria Chapdelaine une peinture, non pas du colon défricheur, mais de l’habitant canadien en général, et qui pour cela accusent l’auteur d’une généralisation qui est dans leur propre esprit, force nous est de reconnaître que Louis Hémon a fait un livre qui révéla l’acuité de son observation, sa haute culture, un art supérieur de conduire le récit, une langue propre, élégante et souple où se mêle avec mesure et avec une étonnante vérité le parler populaire canadien, et qu’il montra aussi par l’exemple, tout le parti que l’on peut tirer, pour le roman, de la matière canadienne. » (Mgr Camille Roy, Histoire de la littérature canadienne, nouvelle édition revue et mise à jour, 1930, Québec, Imprimerie de l’Action Sociale Ltée, p. 225)

J’en reviens au film de Sébastien Pilote, le quatrième tiré du roman. Deux éléments de la trame ont, à mon avis, sûrement posé problème. D’abord, l’utilisation du mot « sauvage » faisant alors référence aux Premières nations. On peut croire qu’au début du vingtième siècle, un auteur français a été éduqué au mythe du « bon sauvage » ou du « noble sauvage », un personnage idyllique qui est l’idéalisation de l’état de l’homme à l’état nature vivant librement. Comment le représenter au cinéma aujourd’hui sans en faire une appropriation culturelle?

L’autre problème que Maria Chapdelaine peut soulever aujourd’hui : le rôle de Laura, la mère, et celui de l’adolescente Maria. Le contexte est celui d’un roman du terroir où la nature doit être soumise aux humains et, qu’à ce titre, l’identité à un coin de terre est une obligation à laquelle tous doivent se soumettre. Laura Chapdelaine obéit à son homme sans partager sa passion de rendre le lopin cultivable. Or, pour Samuel Chapdelaine « faire de la terre » est l’ultime but de sa vie : il est un colonisateur sans limites.

Où se situe Maria entre les quêtes différentes de ses parents? À l’époque, la jeune femme a comme un modèle la fidélité à ses racines terriennes et au mieux-être des siens. C’est ce modèle auquel Maria adhérera finalement en épousant Eutrope Gagnon, d’autant plus que son cœur était du côté de François l’aventurier décédé trop tôt. Le choix de Maria a peu à voir avec ses vrais sentiments étant plutôt inspirés par l’abnégation de Laura, sa mère, qui rêvait de la ville et de son confort. Une sorte de confinement permanent.

Cela dit, je vous suggère de visiter le site du film qui donne le ton et la couleur que le scénariste et réalisateur Sébastien Pilote a donnés à son œuvre : https://mariachapdelaine.com/.