mercredi 25 août 2021

Michel Garneau

Le couteau de bois

Montréal, L’Oie de Cravan, 2021, 76 p., 17 $.

Histoire estivale du « ptit » frère

Plusieurs de mes maîtres et amis m’ont amené aux œuvres de Michel Garneau. Marcel Dubé, ami de son frère Sylvain Garneau; Victor-Lévy Beaulieu, son ami et éditeur; sans oublier Michel Garneau lui-même grâce à sa voix radiophonique restée moduler dans ma mémoire auditive, un don fort apprécié alors qu’on n’a jamais assez de ressources mémorielles.

L’œuvre littéraire de Michel Garneau m’est arrivée par vagues, le ressac en échappant un ici et un là. C’est Poésies complètes, 1955-1987 (Guérin littérature / L’Âge d’Homme, 1988), un recueil rétrospectif, qui m’a permis d’apprécier pleinement sa plume, tantôt conteur, tantôt dramaturge ou nouvelliste, et toujours poète.

Puis, il y a eu sa traduction de recueils de Leonard Cohen, son vieil ami, dont Book of Longin qui lui a inspiré les inoubliables Poèmes du traducteur (l’Hexagone, 2008).

Les éditions Somme toute ont, quant à eux, réédité quelques-uns de ses ouvrages, dont La première internationale de narration (2018) et Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone (2019).

Le regretté Jean Royer décrit parfaitement, dans son Introduction à la poésie (Bq, 1989 et 2009), son art d’écrire : « Michel Garneau prend le langage à la fois comme une jouissance et une communication. Sa poésie [et sa prose], qui emprunte à la langue familière, raconte souvent avec truculence, les joies et les peines de la vie sociale et individuelle. En fait, il n’y a pas de poète plus joyeux que Garneau, en même temps qu’il reste toujours politique devant les événements qui nous concernent en tant qu’humains et Québécois. »


 C’est ce qu’on observe dans ses derniers ouvrages parus aux éditions l’Oie de Cravan : Le museau de la lune (2006), Le sacrilège (2011), L’hiver, hier (2015) et cet incontournable Choix de poèmes (pas trop long) en 2019. Il en va ainsi dans Le couteau de bois, paru « à L’Oie de Cravan aux portes de l’été deux mille vingt-et-un ». En couverture, un portrait de famille peut être pris un printemps des années 1950; on y voit la mère, le père et leurs enfants, dont Michel, le benjamin, assis à la droite du papa.

Les Garneau – trois gars, deux filles, une mère primesautière et un père avare de paroles – sont à la campagne pour l’été. Le chalet familial est un lieu de rendez-vous de parents et d’amis. Tout le monde ne reçoit pas comme Pierre, le frère du «ptit» comme l’auteur s’identifie, d’artistes comme Alfred Pellan ou Gordon Webber qui profitent de l’hospitalité des Garneau pour peindre dans la nature. François Hertel, jésuite, poète et philosophe dont l’anticonformisme lui valut d’être expulsé de la communauté en 1947, est aussi un habitué.

Le couteau de bois de l’histoire est bien réel. Cadeau de son frère Sylvain, lui-même poète marquant de son époque, il remplace le vrai couteau égaré. Pour que cet objet, « gossé » à partir d’un bout de bois, ressemble plus au véritable objet, le «ptit» sable la lame jusqu’à ce qu’elle soit bien tranchante.

Un jour où un oncle, frère du père, fait visite, le benjamin, encouragé par un de ses frères ou même le silence de sa mère, blesse le désagréable invité d’un coup du couteau de bois. Il y a drame en la demeure, bien qu’on rigole sous cape. Le «ptit» est envoyé dans sa chambre jusqu’à ce qu’il s’excuse, ce qu’il ne fera pas, tout résolu qu’il est.

Ce souvenir d’enfance raconte un événement marquant à jamais l’imaginaire du benjamin, comme ce qui est juste ou pas. La photo de couverture est reprise quelques fois dans le livre, un personnage rayé d’une fois à l’autre, si bien qu’à la fin ne reste que le «ptit».

En nous identifiant au «ptit» de Michel Garneau, cela colore notre propre enfance aux mêmes teintes que la sienne.

mercredi 18 août 2021

 Dany Laferrière

Petit traité sur le racisme

Montréal, Boréal, 2021, 226 p., 24,95 $.

Concept incarné, injonction permanente

Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, premier roman de Dany Laferrière paru en 1985, suscita un certain malaise, si bien que les états-uniens refusèrent hypocritement d’en publier la traduction. Pourtant, « Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines – parmi les fondateurs d’Haïti – ont fait entrer le mot Nègre dans la conscience de l’humanité en en faisant un synonyme du mot homme. Un nègre est un homme, ou, mieux, tout homme est un nègre » [DL, Le Journal de Montréal, 28 octobre 2020]. De noble, ce mot est devenu l’odieux symbole de l’esclavage, cet état de sous-humain conféré aux populations venues d’Afrique, enchaînées dans des négriers, pour venir bâtir le nouveau continent.

L’Académicien n’a pas attendu le ressac de Black Life Matter et l’assassinat de George Floyd pour dénoncer le racisme. Ses romans, réunis sous le titre Mythologies américaines, illustrent de mille façons ce qu’est la ségrégation au quotidien du point de vue des Noirs. Petit traité sur le racisme, un essai qui vient de paraître fait le point sur sa compréhension de ce triste sujet.

Je me suis souvenu de Tout ce qu’on ne dira pas Mongo (Mémoire d’encrier, 2015) où l’auteur rappelle son apprentissage de la vie quotidienne au sein d’une communauté blanche pour qui le racisme se développe un noir à la fois. Cela masque hélas le génocide culturel, sinon systémique, que nous perpétuons à l’endroit des premières nations et que nous refusons de reconnaître.

Le traité de Dany Laferrière n’a de petit que la limite de l’analyse et des observations qu’il fait d’une idéologie aussi vaste et répandue qu’inépuisable. C’est pourquoi, en avant-propos, il circonscrit le sujet au seul racisme états-unien, un pays qu’il connaît bien pour y avoir vécu avec femme et enfants, de 1990 à 2002. Prudent, il ajoute : « Je suis conscient de marcher sur une étroite bande au-dessus du vide. L’intérêt d’un tel sujet, c’est de bien viser. » (9)

Pour ce faire, il distingue le concept de racisme de ses variants quotidiens. Un exemple pour illustrer cette distinction : seul Noir dans une soirée où il est bien accueilli, DL entend la rumeur sur la couleur de sa peau relayée en sourdine de l’un à l’autre.

La réflexion de l’essayiste n’a rien de théorique, car elle s’appuie sur 130 observations faites sur le chemin sinueux du racisme, de ses aléas continuels subis par les Afro-États-Uniens dont les combats n’ont ni fin ni cesse. Une honte nationale.

La majorité des constatations sont des instantanés glanés dans le temps et l’espace de la société états-unienne, que ce soit des événements faisant image ou le rappel de discours qui relatent le racisme et les conditions de vie des racisés. Par exemple, le passage intitulé « L’oxygène » donne à lire un poème dont les mots dessinent crument la réalité de la condamnation d’un policier pour « "meurtre involontaire" / car je ne vois pas où c’est involontaire ».

Les observations d’expériences terrain ne suffisent pas à élaborer une argumentation convaincante, car, même en les additionnant, elles sont liées aux circonstances, au temps et au lieu. En matière de racisme, comme d’autres sujets sociologiquement sensibles, les conclusions empiriques sont souvent contredites selon le côté de la barricade où on se trouve. Les écrivains sont alors appelés en renfort, leurs œuvres étant de grands secours quand elles mettent les points sur les i des discordes raciales.

D.L. rappelle, entre autres, les gestes significatifs d’Harriet Tubman (1820-1913), cette femme qui a fait « passer des esclaves du Sud esclavagiste au Nord libre. » (35) Puis, il évoque Frederick Douglass (1818-1895), un esclave adopté par un couple dont l’épouse l’éduqua au grand dam de son mari : « Pour Douglass, la leçon du jour est double : il découvre qu’il doit apprendre à lire pour comprendre le monde qui l’entoure et que la lecture est en même temps la chose la plus dangereuse au monde » (39-40).

Une des observations qui me semble représentatives de l’analyse de l’Académicien s’intitule « Contrat social » : Cette contestation a commencé / bien longtemps avant Rousseau / mais il l’a mise en mots / plus d’un siècle (1762) / dans le préambule du Contrat social,  / "L’homme est né libre et partout / il est dans les fers." / Pour certains ça n’a pas changé / et ne changera pas de sitôt. » (58)

Impossible hélas! d’étudier le racisme états-unien sans rappeler le Ku Klux Klan, dont les tisons brûlent encore. L’essayiste raconte que l’armée états-unienne, débarquée en Haïti en 1915 au nom du droit et de l’ordre, comptait sûrement parmi les militaires des sympathisants de cette société secrète, terroriste et suprémaciste blanche. « … ¨c’a dû être un cauchemar pour eux. Tu détestes les nègres (ce mot n’a pas la même signification dans la bouche d’un raciste américain que dans celle d’un Haïtien) et tu te retrouves dans un pays où les gens s’appellent "nègres" entre eux. » (62)

Le Petit traité m’a fait connaître le sénégalais Cheikh Anta Diop. Étudiant brillant, la couleur de sa peau l’a privé de la reconnaissance méritée de ses recherches universitaires, notamment celles sur l’Afrique. « L’argument du racisme, c’est que les Noirs n’ont pas pu accéder au niveau intellectuel assez évolué pour qu’on soit sûrs qu’ils font partie de l’espèce, d’où le fait qu’on peut en faire des esclaves sans état d’âme, et justement ils n’ont pas d’âme. » (196)

Petit traité sur le racisme vise à « mettre de la chair et de la douleur dans cette tragédie qu’est le racisme. » Pour accompagner cette quête bien des fois centenaire, Dany Laferrière n’a de pouvoir que celui des mots, car depuis « le début, l’alphabet renverse les puissances ou écrase les petits. On écrit pour construire comme pour détruire. Il nous faut intervenir de manière durable et en profondeur. Il faut écrire des livres qui intéressent les jeunes gens. L’autorité du livre se fait en complicité avec le lecteur. » (205)

L’importance de cet essai est capitale, j’en suis convaincu. J’ajoute à ses observations et analyses deux articles de Dany Laferrière qui sont une sorte de préambule au livre : « Le racisme est un virus » publié dans Le Devoir du 10 juin 2020 et « Une révolution invisible » paru dans Le Journal de Montréal du 28 octobre 2020. L’un que Lafontaine aurait pu intituler « Les humains malades de racisme », l’autre par « Le Nègre historique est un héros qui ne meurt pas ».

Au moment où j’écris ces lignes, le président états-unien Joe Biden vient de promulguer une loi créant un nouveau jour férié fédéral, le « Juneteenth », pour commémorer l’émancipation des derniers esclaves au Texas il y a 156 ans, le 19 juin 1865. Tout n’est peut-être pas perdu! Depuis, il y a eu l’assassinat du président d'Haïti et, hier, le séisme qui a tout détruit sur son passage, surtout enlevé des vies.