Rodney Saint-Éloi et Yara El-Ghadban
Les racistes n’ont jamais vu la mer
Montréal, Mémoire d’encrier, 2021, 304 p. 24,95 $.
Faire résonner les voix métissées
Le colonialisme, pratiqué dès le 16e siècle, a été importé dans les territoires spoliés où on ostracisait les populations autochtones en les privant de tous les droits afin d’enlever le « sauvage » en eux, en les « convertissant » et en « civilisant ».
L’ostracisme, en Grèce antique, consistait
à bannir de la Cité des personnes dont on craignait le pouvoir, une sorte de « prévenir
pour guérir ». Si vous voyez dans le mot ostracisme et d’autres de son
champ lexical une parenté avec le mot anglais « oyster », huitre en
français, c’est que la coquille de ce mollusque était utilisée lors du vote ayant
pour but de retenir temporairement les droits d’un citoyen.
Ce long préambule met en
perspective la notion de racisme et de ses corollaires, des sujets fréquemment discutés
dans l’espace public, notamment dans le contexte du mouvement « black lives
matter » aux États-Unis ou de « vérité et réconciliation » à l’endroit
des enfants autochtones disparus et aux survivants des pensionnats, leurs
familles et leurs communautés au Canada.
Voilà autant de sujets qu’abordent Yara El-Ghadban et Rodney Saint-Éloi dans leurs correspondances qu’on peut lire dans Les racistes n’ont jamais vu la mer.
Je me dois de l’écrire : il
y a eu un avant et un après la lecture de leurs courriers, car leurs propos ont
nourri ma réflexion sur le racisme, moi observateur blanc accompagnant une femme
et un homme racisés, tous deux citoyens canadiens et québécois.
Dans l’entrée en matière, intitulée
« Le racisme ne prendra pas toute la place », les coauteurs ancrent
leur propos dans leurs expériences personnelles. Ainsi, Yara El-Ghadban écrit :
« Quand tu m’as proposé d’écrire ce qu’on se dit tous les jours du racisme,
toi, un homme noir, et moi, une femme arabe, j’ai pensé tout de suite à un
glossaire ou à un anti-glossaire. Pour chaque mot qui blesse – Nègre, sale Arabe
– répondre par ces mots qui nous sauvent, ces mots guérisseurs que toute
personne persécutée porte dans son sac de médecines pour que le racisme n’envahisse
pas tout son corps. » (11)
L’expérience quotidienne du
racisme que vivent et décrivent les auteurs est aussi le lot de celles et ceux
qui ne font pas partie du modèle socioculturel imposé par les communautés à
majorité blanche occidentale, modèle qui provient de l’ère colonialiste décrite
précédemment et qui, d’une génération à l’autre, est devenu un dogme fondateur appelé
racisme systémique. La phrase de Nietzsche, citée dans l’ouvrage, contextualise
parfaitement l’origine de cette situation : « Dès que nous sommes les
aboutissants de générations antérieures, nous sommes aussi les résultats des erreurs
de ces générations, de leurs passions, de leurs égarements et même de leurs crimes. »
(170)
Ne voulant pas ici que l’on jette
le bébé (le racisme) avec l’eau du bain (le racisme systémique), je rappelle comment
la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse définit le
racisme systémique : « la somme d’effets d’exclusion disproportionnés
qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de préjugés et de
stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement
adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés
par l’interdiction de la discrimination ». (https://www.cdpdj.qc.ca/fr/recherche?q=racisme+syst%C3%A9mique)
Jamais, au grand jamais les
auteurs exploitent le ton d’une victime, chacun ayant des expériences de vie et
des réussites qu’on peut leur envier, mais qui ont nettement été plus exigeantes
à acquérir à cause des préjugés entretenus à leur endroit. « Parlons de
racisme, de son épaisseur historique, de l’opacité du mot, de ses nombreuses
variantes conscientes et inconscientes, mais misons sur demain… Dans une
relation qui dépasse la binarité, où les racistes nous ont enfermés pendant
longtemps, en divisant le monde en Noir et Blanc; Arabe / Blanc;
Indien / Blanc; Rouge / Blanc. » (134) Cela, sans
oublier la discrimination première entre les Femmes et les Hommes.
Saint-Éloi et El-Ghadban appuient
leurs observations et leurs analyses sur les perceptions issues de leurs
expériences acquises un peu partout sur la planète et sur le choix conscient qu’ils
ont fait de s’installer au Québec, situation différente du réfugié qui lui n’a
pas toujours eu ce choix. Leurs correspondances disent l’état de lieux tel qu’il
est pour eux et, surtout, proposent une vision beaucoup moins ethnocentrée du
vivre ensemble.
L’organisation de la riche
matière de leurs échanges n’est pas exclusivement centrée sur un enjeu lexical,
mais elle vise à illustrer de maintes façons le vécu et le ressenti. L’ouvrage compte
onze sections comme autant de zones de référence aux sujets discutés, chacune d’entre
elles étant faite d’illustrations spécifiques au thème abordé.
Yara El-Ghadban et Rodney
Saint-Éloi ont fait plus qu’œuvre utile en réunissant leurs correspondances dans
Les racistes n’ont jamais vu la mer. Ils en ont fait une large fresque
de la situation actuelle vécue par les personnes dites racisées, tout en les
projetant dans une société égalitaire pour toutes et tous. Je retiens le
proverbe africain rappelé par les auteurs, adage qui résume bien le point de
vue général qui se dégage de leur ouvrage : « Tant que les lions n’auront
pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne peuvent que chanter la
gloire du chasseur. » (162)
Aucun commentaire:
Publier un commentaire