mercredi 3 novembre 2021

Rodney Saint-Éloi et Yara El-Ghadban

Les racistes n’ont jamais vu la mer

Montréal, Mémoire d’encrier, 2021, 304 p. 24,95 $.

Faire résonner les voix métissées

Le colonialisme, pratiqué dès le 16e siècle, a été importé dans les territoires spoliés où on ostracisait les populations autochtones en les privant de tous les droits afin d’enlever le « sauvage » en eux, en les « convertissant » et en « civilisant ».

L’ostracisme, en Grèce antique, consistait à bannir de la Cité des personnes dont on craignait le pouvoir, une sorte de « prévenir pour guérir ». Si vous voyez dans le mot ostracisme et d’autres de son champ lexical une parenté avec le mot anglais « oyster », huitre en français, c’est que la coquille de ce mollusque était utilisée lors du vote ayant pour but de retenir temporairement les droits d’un citoyen.

Ce long préambule met en perspective la notion de racisme et de ses corollaires, des sujets fréquemment discutés dans l’espace public, notamment dans le contexte du mouvement « black lives matter » aux États-Unis ou de « vérité et réconciliation » à l’endroit des enfants autochtones disparus et aux survivants des pensionnats, leurs familles et leurs communautés au Canada.


Voilà autant de sujets qu’abordent Yara El-Ghadban et Rodney Saint-Éloi dans leurs correspondances qu’on peut lire dans Les racistes n’ont jamais vu la mer.

Je me dois de l’écrire : il y a eu un avant et un après la lecture de leurs courriers, car leurs propos ont nourri ma réflexion sur le racisme, moi observateur blanc accompagnant une femme et un homme racisés, tous deux citoyens canadiens et québécois.

Dans l’entrée en matière, intitulée « Le racisme ne prendra pas toute la place », les coauteurs ancrent leur propos dans leurs expériences personnelles. Ainsi, Yara El-Ghadban écrit : « Quand tu m’as proposé d’écrire ce qu’on se dit tous les jours du racisme, toi, un homme noir, et moi, une femme arabe, j’ai pensé tout de suite à un glossaire ou à un anti-glossaire. Pour chaque mot qui blesse – Nègre, sale Arabe – répondre par ces mots qui nous sauvent, ces mots guérisseurs que toute personne persécutée porte dans son sac de médecines pour que le racisme n’envahisse pas tout son corps. » (11)

L’expérience quotidienne du racisme que vivent et décrivent les auteurs est aussi le lot de celles et ceux qui ne font pas partie du modèle socioculturel imposé par les communautés à majorité blanche occidentale, modèle qui provient de l’ère colonialiste décrite précédemment et qui, d’une génération à l’autre, est devenu un dogme fondateur appelé racisme systémique. La phrase de Nietzsche, citée dans l’ouvrage, contextualise parfaitement l’origine de cette situation : « Dès que nous sommes les aboutissants de générations antérieures, nous sommes aussi les résultats des erreurs de ces générations, de leurs passions, de leurs égarements et même de leurs crimes. » (170)

Ne voulant pas ici que l’on jette le bébé (le racisme) avec l’eau du bain (le racisme systémique), je rappelle comment la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse définit le racisme systémique : « la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés par l’interdiction de la discrimination ». (https://www.cdpdj.qc.ca/fr/recherche?q=racisme+syst%C3%A9mique)

Jamais, au grand jamais les auteurs exploitent le ton d’une victime, chacun ayant des expériences de vie et des réussites qu’on peut leur envier, mais qui ont nettement été plus exigeantes à acquérir à cause des préjugés entretenus à leur endroit. « Parlons de racisme, de son épaisseur historique, de l’opacité du mot, de ses nombreuses variantes conscientes et inconscientes, mais misons sur demain… Dans une relation qui dépasse la binarité, où les racistes nous ont enfermés pendant longtemps, en divisant le monde en Noir et Blanc; Arabe / Blanc; Indien / Blanc; Rouge / Blanc. » (134) Cela, sans oublier la discrimination première entre les Femmes et les Hommes.

Saint-Éloi et El-Ghadban appuient leurs observations et leurs analyses sur les perceptions issues de leurs expériences acquises un peu partout sur la planète et sur le choix conscient qu’ils ont fait de s’installer au Québec, situation différente du réfugié qui lui n’a pas toujours eu ce choix. Leurs correspondances disent l’état de lieux tel qu’il est pour eux et, surtout, proposent une vision beaucoup moins ethnocentrée du vivre ensemble.

L’organisation de la riche matière de leurs échanges n’est pas exclusivement centrée sur un enjeu lexical, mais elle vise à illustrer de maintes façons le vécu et le ressenti. L’ouvrage compte onze sections comme autant de zones de référence aux sujets discutés, chacune d’entre elles étant faite d’illustrations spécifiques au thème abordé.

Yara El-Ghadban et Rodney Saint-Éloi ont fait plus qu’œuvre utile en réunissant leurs correspondances dans Les racistes n’ont jamais vu la mer. Ils en ont fait une large fresque de la situation actuelle vécue par les personnes dites racisées, tout en les projetant dans une société égalitaire pour toutes et tous. Je retiens le proverbe africain rappelé par les auteurs, adage qui résume bien le point de vue général qui se dégage de leur ouvrage : « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne peuvent que chanter la gloire du chasseur. » (162)

J’emprunte à l’écrivaine et illustratrice Élise Gravel cette maxime qui résume bien l’esprit des auteurs : « Pour la millième fois : racisme systémique ne veut pas dire que "tous les Québécois sont racistes". Ça veut dire : "Le système ne tient pas compte des réalités des minorités et perpétue la discrimination à l’intérieur des institutions". » Le racisme est une pollution citoyenne et il faut tout faire pour l’enrayer.

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