mercredi 2 décembre 2020

Danielle Pouliot

Monsieur le Président

Montréal, Sémaphore, 2020, 152 p., 21,95 $.

Kaffa et les Kafkaïens

Pas d’erreur, il s’agit bien de Kaffa, une société émergente spécialisée dans la conception et fabrication de cafetière haut de gamme. Quant aux Kafkaïens, ils sont ici des personnages inspirés de ceux que l’écrivain Franz Kafka (1883-1924) dont l’œuvre est « caractérisée par une atmosphère cauchemardesque, sinistre, où la bureaucratie et la société impersonnelle ont de plus en plus de prise sur l’individu. » C’est ce type de déshumanisation que Monsieur le Président, un roman de Danielle Pouliot, raconte à travers l’expérience de Léa.



D’entrée de jeu, nous rencontrons Émile, un jeune homme qui vient de recevoir un héritage important et qui décide d’en faire profiter des gens qui sont aussi extrovertis que lui. Il suffit d’une tasse de mauvais café prise à Amsterdam pour que jaillisse à son esprit créatif l’idée d’une cafetière digne de ce nom. Il réalise ce projet en réunissant autour de lui des passionnés qui voient dans leur travail plus qu’un gagne-pain, mais la réalisation d’un projet collectif, une affaire de famille.

Puis, il y a Léa. La jeune femme a 19 ans quand elle se joint au projet Kaffa en tant que femme de ménage. La vie ne lui a pas fait de cadeau, car sa mère, tromboniste au talent promoteur, est décédée quand elle n’avait que 4 ans et son père, 5 ans plus tard, d’une crise cardiaque dans une station de métro de Montréal. La famille de l’orpheline se résume à sa tante Anita, sœur cadette de son père souffrant d’une légère déficience intellectuelle. Tata devra faire la preuve à la travailleuse sociale qu’elle peut très bien prendre soin de sa nièce et la convainc que de l’envoyer en famille d’accueil ne ferait que la troubler davantage. La ts, que la fillette prénomme Cruella, accepte qu’il en soit ainsi à condition qu’elle puisse faire des visites régulières.

L’enfance de Léa se déroule normalement dans les circonstances. Outre sa tante à ses côtés, il y a Charlie « un matou élégant, raffiné et superbement impertinent; une sorte de vieux dandy sur lequel je déversais mon trop-plein de chagrin et faisais grande provision de tendresse. » Comme elle le dit si bien, Charlie lui a « appris un tas de choses utiles dans la vie » : la générosité, l’instinct de survie, l’indépendance, la fierté, la résilience et la tendresse.

Un moment déterminant de cette époque survient lorsque des voisins déposent, à son intention, une boîte pleine de livres devant la porte. Anita est outrée qu’on la pense incapable de faire l’éducation de sa nièce, alors que cette dernière est ravie.

Léa décrit ainsi son enfance et son adolescence : « Même si la barque prenait l’eau, Anita m’a menée à bon port et en un seul morceau. Elle a fait de moi une adulte responsable, courageuse et loyale. Alors que Charlie m’imposait une routine sécurisante, elle était l’algue qui se mouvait au gré des vagues, à laquelle je pouvais m’accrocher lorsque le vent soufflait trop fort. » Une « vraie » famille, avec frères, sœurs et parents lui a manqué, c’est pourquoi le cadre de l’entreprise d’Émile lui a tant plu et qu’elle s’est prise au piège de « cet impossible rêve » d’une famille imaginée.

Hélas, le rêve devient un cauchemar lorsqu’Émile vend la compagnie à un personnage tout son contraire. Trahison de fondateur de Kaffa? Non, car il a vraiment une tumeur au cerveau qui l’emportera.

Qui est donc Monsieur le Président, celui du titre du roman? C’est au tour de lui que la trame du récit se déroule désormais, le mot trame ne pouvant être mieux choisi ici pour ce film de série B dont l’action débute dès son arrivée à la barre de Kaffa. Léa raconte comment, en peu de temps sinon celui du roman, celui qu’elle nomme de diverses façons, de l’Homme d’expérience à Julius César par exemple, érodera petit à petit les liens qui unissaient jusque là les travailleuses et travailleurs de l’entreprise. La romancière décortique vraiment les manœuvres sournoises que l’acquéreur effectue pour tirer avantage de ce qui faisait la différence entre la société Kaffa et d’autres entreprises, notamment en semant la zizanie au sein du personnel en les liguant les uns contre les autres. Comme si cela ne suffisait pas, il embauche quelques autres personnes et les favorise au détriment des anciens employés.

Si les manœuvres du Champion des bouchons, un autre sobriquet, s’avèrent efficaces, cela n’empêche pas Léa de voir clair dans son jeu. Imaginative, elle trouve divers moyens pour ralentir, sinon stopper le drame appréhendé. Croyez-moi, elle ne manque pas d’ingéniosité et fait preuve de sa clairvoyance face au ballet d’hypocrisie qui se joue entre employés. Nous comprenons, d’une scène à l’autre, que Monsieur le Président n’avait d’autre intention que de tuer l’âme de la société Kaffa pour mieux revendre, à profit, une coquille vide.

Léa est mise au chômage après qu’on eut découvert le stratagème qu’elle a mis en place pour ralentir ou contrecarrer les intentions du Président. Il lui faut ensuite beaucoup de temps avant qu’elle ne se mette à la recherche d’un nouvel emploi, la motivation n’étant pas suffisante. La prise en main de son existence ressemble à celui d’une peine amoureuse inattendue dont il faut faire le deuil, ce que Léa a de la difficulté à accepter.

Une voisine, qu’elle ne fréquente pourtant pas, remarque et s’inquiète de son inertie par l’absence de gestes anodins que Léa a l’habitude de poser. Quand l’argent vient à manquer, la jeune femme se résout à demander le chômage. Ce faisant elle constate n’avoir jamais manqué de travail depuis qu’elle est en âge de voir à elle-même. Lentement, elle émerge d’une apathie en faisant quelques travaux pour rafraîchir son appartement; c’est à la quincaillerie du quartier qu’elle rencontre Raphaël, le fils du propriétaire, et qu’elle trouve mille et une excuses pour retourner le voir.

Elle en vient par dénicher un travail de femme de ménage au Manoir Alexandra qui « s’apparente davantage à un hôtel qu’à un centre de convalescence. » Un matin, une collègue lui apprend l’arrivée d’un nouveau pensionnaire. Selon le code de travail de l’établissement, Léa doit s’assurer de la propreté des chambres en toute discrétion, faisant en sorte d’effectuer l’entretien quand les malades sont absents. Qui est donc ce fameux patient qui ne semble jamais sortir de sa chambre? Puisqu’il est interdit d’échanger avec les clients, la femme de ménage met du temps avant de constater que le pensionnaire de la 12 n’est autre que monsieur le Président. S’en suit une joute où le silence entre eux est redoutable, chacun sachant le mal qu’il a fait à l’autre. Léa est consciente qu’elle joue gros à chercher sa revanche, mais c’est la seule chose raisonnable qu’elle peut faire compte tenu du temps qu’elle a pris pour se remettre de son départ de la société Kaffa. La vengeance est, dit-on, un plat qui se mange froid, Léa prend le temps nécessaire pour ne pas se faire encore prendre au piège du beau parleur qu’est le Président. Elle trouve enfin, si bien que la chute du roman est peu ou pas prévisible à cause de la nature du duel qui les oppose, mais peut se résumer en rappelant que, souvent, les plus humbles sont plus généreux que les orgueilleux.

Danielle Pouliot connaît, sans aucun doute, très bien la nature humaine et sait faire bon usage des fibres les plus ténues pour bâtir sa fiction narrative. Par exemple, l’ironie sert à Léa pour mettre en équilibre sa naïveté et son manque de confiance en elle-même. D’un épisode à l’autre, la jeune femme se découvre des talents qu’elle ignorait et, bien qu’elle traverse un passage à vide en quittant Kaffa, elle retrouve la foi en elle-même laquelle s’apparente à une forme de sérénité. En ces temps de morosité collective, la lecture de Monsieur le Président a quelque chose de rassérénant.

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