Danielle Pouliot
Monsieur le Président
Montréal, Sémaphore, 2020, 152 p., 21,95 $.
Kaffa et les Kafkaïens
Pas d’erreur, il s’agit bien de Kaffa, une société émergente spécialisée dans la conception et fabrication de cafetière haut de gamme. Quant aux Kafkaïens, ils sont ici des personnages inspirés de ceux que l’écrivain Franz Kafka (1883-1924) dont l’œuvre est « caractérisée par une atmosphère cauchemardesque, sinistre, où la bureaucratie et la société impersonnelle ont de plus en plus de prise sur l’individu. » C’est ce type de déshumanisation que Monsieur le Président, un roman de Danielle Pouliot, raconte à travers l’expérience de Léa.
D’entrée de jeu, nous rencontrons
Émile, un jeune homme qui vient de recevoir un héritage important et qui décide
d’en faire profiter des gens qui sont aussi extrovertis que lui. Il suffit d’une
tasse de mauvais café prise à Amsterdam pour que jaillisse à son esprit créatif
l’idée d’une cafetière digne de ce nom. Il réalise ce projet en réunissant
autour de lui des passionnés qui voient dans leur travail plus qu’un gagne-pain,
mais la réalisation d’un projet collectif, une affaire de famille.
Puis, il y a Léa. La jeune femme a
19 ans quand elle se joint au projet Kaffa en tant que femme de ménage. La vie
ne lui a pas fait de cadeau, car sa mère, tromboniste au talent promoteur, est décédée
quand elle n’avait que 4 ans et son père, 5 ans plus tard, d’une crise
cardiaque dans une station de métro de Montréal. La famille de l’orpheline se
résume à sa tante Anita, sœur cadette de son père souffrant d’une légère
déficience intellectuelle. Tata devra faire la preuve à la travailleuse sociale
qu’elle peut très bien prendre soin de sa nièce et la convainc que de l’envoyer
en famille d’accueil ne ferait que la troubler davantage. La ts, que la fillette
prénomme Cruella, accepte qu’il en soit ainsi à condition qu’elle puisse faire
des visites régulières.
L’enfance de Léa se déroule normalement
dans les circonstances. Outre sa tante à ses côtés, il y a Charlie « un matou
élégant, raffiné et superbement impertinent; une sorte de vieux dandy sur
lequel je déversais mon trop-plein de chagrin et faisais grande provision de
tendresse. » Comme elle le dit si bien, Charlie lui a « appris un tas
de choses utiles dans la vie » : la générosité, l’instinct de survie,
l’indépendance, la fierté, la résilience et la tendresse.
Un moment déterminant de cette
époque survient lorsque des voisins déposent, à son intention, une boîte pleine
de livres devant la porte. Anita est outrée qu’on la pense incapable de faire l’éducation
de sa nièce, alors que cette dernière est ravie.
Léa décrit ainsi son enfance et
son adolescence : « Même si la barque prenait l’eau, Anita m’a menée
à bon port et en un seul morceau. Elle a fait de moi une adulte responsable,
courageuse et loyale. Alors que Charlie m’imposait une routine sécurisante,
elle était l’algue qui se mouvait au gré des vagues, à laquelle je pouvais m’accrocher
lorsque le vent soufflait trop fort. » Une « vraie » famille, avec
frères, sœurs et parents lui a manqué, c’est pourquoi le cadre de l’entreprise d’Émile
lui a tant plu et qu’elle s’est prise au piège de « cet impossible rêve »
d’une famille imaginée.
Hélas, le rêve devient un
cauchemar lorsqu’Émile vend la compagnie à un personnage tout son contraire. Trahison
de fondateur de Kaffa? Non, car il a vraiment une tumeur au cerveau qui l’emportera.
Qui est donc Monsieur le
Président, celui du titre du roman? C’est au tour de lui que la trame du récit
se déroule désormais, le mot trame ne pouvant être mieux choisi ici pour ce film
de série B dont l’action débute dès son arrivée à la barre de Kaffa. Léa raconte
comment, en peu de temps sinon celui du roman, celui qu’elle nomme de diverses
façons, de l’Homme d’expérience à Julius César par exemple, érodera petit à petit
les liens qui unissaient jusque là les travailleuses et travailleurs de l’entreprise.
La romancière décortique vraiment les manœuvres sournoises que l’acquéreur
effectue pour tirer avantage de ce qui faisait la différence entre la société
Kaffa et d’autres entreprises, notamment en semant la zizanie au sein du
personnel en les liguant les uns contre les autres. Comme si cela ne suffisait
pas, il embauche quelques autres personnes et les favorise au détriment des anciens
employés.
Si les manœuvres du Champion des
bouchons, un autre sobriquet, s’avèrent efficaces, cela n’empêche pas Léa de
voir clair dans son jeu. Imaginative, elle trouve divers moyens pour ralentir,
sinon stopper le drame appréhendé. Croyez-moi, elle ne manque pas d’ingéniosité
et fait preuve de sa clairvoyance face au ballet d’hypocrisie qui se joue entre
employés. Nous comprenons, d’une scène à l’autre, que Monsieur le Président n’avait
d’autre intention que de tuer l’âme de la société Kaffa pour mieux revendre, à
profit, une coquille vide.
Léa est mise au chômage après qu’on
eut découvert le stratagème qu’elle a mis en place pour ralentir ou contrecarrer
les intentions du Président. Il lui faut ensuite beaucoup de temps avant qu’elle
ne se mette à la recherche d’un nouvel emploi, la motivation n’étant pas suffisante.
La prise en main de son existence ressemble à celui d’une peine amoureuse
inattendue dont il faut faire le deuil, ce que Léa a de la difficulté à accepter.
Une voisine, qu’elle ne fréquente
pourtant pas, remarque et s’inquiète de son inertie par l’absence de gestes anodins
que Léa a l’habitude de poser. Quand l’argent vient à manquer, la jeune femme se
résout à demander le chômage. Ce faisant elle constate n’avoir jamais manqué de
travail depuis qu’elle est en âge de voir à elle-même. Lentement, elle émerge d’une
apathie en faisant quelques travaux pour rafraîchir son appartement; c’est à la
quincaillerie du quartier qu’elle rencontre Raphaël, le fils du propriétaire, et
qu’elle trouve mille et une excuses pour retourner le voir.
Elle en vient par dénicher un
travail de femme de ménage au Manoir Alexandra qui « s’apparente davantage
à un hôtel qu’à un centre de convalescence. » Un matin, une collègue lui
apprend l’arrivée d’un nouveau pensionnaire. Selon le code de travail de l’établissement,
Léa doit s’assurer de la propreté des chambres en toute discrétion, faisant en
sorte d’effectuer l’entretien quand les malades sont absents. Qui est donc ce
fameux patient qui ne semble jamais sortir de sa chambre? Puisqu’il est interdit
d’échanger avec les clients, la femme de ménage met du temps avant de constater
que le pensionnaire de la 12 n’est autre que monsieur le Président. S’en suit
une joute où le silence entre eux est redoutable, chacun sachant le mal qu’il a
fait à l’autre. Léa est consciente qu’elle joue gros à chercher sa revanche,
mais c’est la seule chose raisonnable qu’elle peut faire compte tenu du temps qu’elle
a pris pour se remettre de son départ de la société Kaffa. La vengeance est,
dit-on, un plat qui se mange froid, Léa prend le temps nécessaire pour ne pas
se faire encore prendre au piège du beau parleur qu’est le Président. Elle
trouve enfin, si bien que la chute du roman est peu ou pas prévisible à cause
de la nature du duel qui les oppose, mais peut se résumer en rappelant que, souvent,
les plus humbles sont plus généreux que les orgueilleux.
Danielle Pouliot connaît, sans aucun doute, très bien la nature humaine et sait faire bon usage des fibres les plus ténues pour bâtir sa fiction narrative. Par exemple, l’ironie sert à Léa pour mettre en équilibre sa naïveté et son manque de confiance en elle-même. D’un épisode à l’autre, la jeune femme se découvre des talents qu’elle ignorait et, bien qu’elle traverse un passage à vide en quittant Kaffa, elle retrouve la foi en elle-même laquelle s’apparente à une forme de sérénité. En ces temps de morosité collective, la lecture de Monsieur le Président a quelque chose de rassérénant.
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