Rodney Saint-Éloi
Quand il fait triste Bertha chante
Montréal, Québec Amérique, coll. « Littérature d’Amérique »,
2020, 304 p., 24,95 $.
Pour saluer Rodney Saint-Éloi
Cher Rodney. Je viens de refermer l’album de photos de famille, certaines en noir et blanc, d’autres en couleur, que tu as intitulé Quand il fait triste Bertha chante. J’en suis tout remué. Bertha, ta mère au cœur des 67 images qui composent le livre, est une femme hors de la norme d’une époque, pas si lointaine, de la société haïtienne et de partout où le droit des femmes est peu ou pas respecté. Bertha est une femme qui, sa vie durant, a mené la bataille de son indépendance et du respect que cela lui vaut, quel qu’en soit le prix.
Je me suis souvent m’a rappelé Passion Haïti (Hamac, 2016), cet essai sans compromis traitant de ta terre natale, de Cavaillon et du quartier Bois-Cochon à Port-au-Prince, et de l’affection que tu lui voues. Malgré tout, tu adresses des reproches au pays et les reprends dans le roman, entre autres le « racisme endémique qui gangrène Haïti et qui fut une arme dont la dictature des Duvalier s’est largement servie en opposant les « pro-négritudes » (ou « noiristes ») à l’élite des mulâtres. Tu exposes clairement cette situation tout en nous faisant comprendre comment cette idéologie s’est développée en même temps que celle des classes sociales. ». Tu y reviens de façon virulente selon les mots que Bertha te souffle dans « Lettre au pays-pourri ».
La transition qui me semble appropriée
entre les deux livres se trouve dans les mots de l’écrivain Yvon Rivard qui
concluent ton essai : « Se pourrait-il qu’Haïti, dévastée par toutes
les variantes du déluge, qui n’en finit pas de recommencer à se reconstruire,
soit aussi l’arche dans laquelle a été conservée l’intelligence qui naît du
malheur et se confond avec le désir de tout recommencer, le bonheur même de
savoir qu’on ne peut plus rien perdre quand on a tout perdu. »
Cette tombée de rideau peut être
la même pour clore le récit de la vie de Bertha qui a passé sa vie à tout
vendre, à tout acheter parce qu’elle a le cœur trop grand et qu’elle a choisi,
pouvait-il en être autrement, de donner son existence aux siens en toute
liberté. Ce qui est là sa qualité première : être généreuse.
L’album s’ouvre ainsi : « Bertha
est morte. » Cela m’a rappelé L’étranger de Camus. Puis, tu annonces
ton projet : « Pour revenir au passé, à l’enfance, pour se renouveler
le dialogue, faire le tour des histoires et des silences. J’apprends la leçon d’une
mère à son fils, et la leçon d’un fils à sa mère. »
Bertha porte le récit sur ses épaules,
qui en ont d’ailleurs vu bien d’autres, et tu l’accompagnes dans ce survol de
son univers qui est aussi le tien. On y aperçoit trois femmes indissociables qui
veillent sur ton éducation à devenir « un grand Nèg » (créole), en insistant
sur l’importance de la langue française comme un pied de nez à l’esclavage de jadis.
Il y a Bertha ta mère bien sûr; mais aussi Contita, ta grand-mère; et Tida, ton
arrière-grand-mère qui semble être ton ange gardien.
Tu es l’aîné d’une fratrie composée
de ta sœur Ertha et de tes frères Hébert et Lolo, tous nés de pères différents.
Bertha l’a voulu ainsi, car elle fait confiance au destin dans une naïveté épique,
en cette matière comme dans bien d’autres. Je crois que tu parles de ton père
avec un détachement inspiré de celui de ta mère; de Moïse, celui de Lolo, avec
une rancœur attisée par sa lâcheté; peu du père inconnu de Hébert. Tu es dithyrambique
quand il est question de Bérard le père d’Ertha. Tu aimes cet « intermittent
de l’amour », ce « bonhomme en bleu », ce milicien « hors-norme
et hors genre », ce « hougan » ou prêtre vaudou, cet être
multiple qui, discrètement, aidera les tiens si bien que vous viendrez à son secours
à la chute de la dictature.
Je m’éloigne. Le décès de Bertha et
la réaction des membres de ta famille élargie t’ouvrent les portes d’un dialogue
imaginaire que tu n’as jamais pu avoir avec ta mère, femme de peu de mots préférant
les gestes concrets. Ainsi, le seul bien matériel auquel elle a tenu mordicus fut
sa Singer, cette machine à coudre qui lui a servi de gagne-pain, parfois même elle
travaillait le jour et cousait la nuit. Or, des générations de travailleurs de Saint-Jean-sur-Richelieu,
là où j’habite, ont longtemps œuvré à l’usine Singer où on fabriquait ces machines.
Ce sont des gens comme eux dont parle Pierre Vallières dans son livre qu’Aimé
Césaire commente ainsi : « Eh bien, cet auteur, même s’il exagère, a
du moins compris la Négritude » (p. 81)
Ces dialogues inventés entre ta
mère et toi montrent à quel point les liens mère-fils étaient tissés serrer,
comme si, à certains moments de ton enfance ou de ta vie adulte, vous jouiez la
même partition « quand il fait triste ». Cette connivence est perceptible
quand il est question des sentiments ressentis et exprimés sans épanchement par
Bertha; comme le dit Yvon Deschamps : « Ma mère a travaille pas, a trop
d’ouvrages. »
Le dialogue entre elle et toi
prend parfois la forme d’un monologue conciliant quand il est question de ceux qu’elle
chérit, mais irascible quand il est question d’injustice. Ainsi, le soliloque le
plus dur, sinon le plus violent est intitulé, comme je l’ai écrit plus haut, « Lettre
au pays-pourri ». Pour parler librement du climat social et de la
dictature haïtienne de ton enfance, tu dis : « Tu écris. Nous
écrivons. Clarifions les choses. C’est moi l’écrivain. Je vole ta voix,
transcris tes pensées. Tu parles dans ma tête. Un point, c’est tout. »
Un autre monologue sur le pays où
la mère prête sa voix au fils s’intitule « Liberté est un mot nègre ».
La trame ici est historique, rappelant qu’« On est les premiers Noirs à
triompher de l’esclavage », elle constate que « la liberté nous a saoulés,
nous les Nègres libres, les Nègres marrons de la liberté au pays-pourri chéri.
Nous avons perdu l’intelligence de la liberté, de l’entraide, et nous avons
perdu le combat pour rester des êtres humains. » (p. 180)
Peu importe l’image de l’album de
famille que tu as composé en mémoire de Bertha, des plus tristes aux plus
joyeuses, des jeux d’enfants à la dictature ou aux dérives des adultes, il y a
toujours une poésie qui colore la trame jusque dans ses replis les plus banals comme
les plus rares. En entrevue, tu as dit un jour que devenir un homme prend toute
une vie, ce que tu ne cesses de faire. Ce qui te mène à destination a débuté
avec ces années passées auprès de ta mère Bertha – sans oublier Contita et Tida
–, ces premiers apprentissages dont Quand il fait triste Bertha chante brosse
une fresque inoubliable.
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