Paul Bélanger
Déblais
Montréal, Le Noroît,
2019, 192 p., 25 $ (papier), 14,99 $ (numérique).
Élégie de l’amour en-allée
Mon ami Jean Royer, écrivain et
poète, m’a appris la nature du spleen dans lequel le décès de l’amoureuse plonge
le survivant. Un état second qui, tel un nuage au-dessus de l’existence, devient
le kaléidoscope de souvenirs, joyeux ou tristes, qui font revivre la naufragée qui
a sombré dans les eaux d’une maladie devenue tempête de l’existence.
Cet état d’affliction en apesanteur
Paul Bélanger nous la fait partager dans Déblais. Bien que ni la mort ni
le deuil ne résonne de façon identique d’un être à l’autre, il arrive que l’abysse
plonge dans le tourbillon du cœur et de l’esprit. Les déblais sont ici les terrils
à l’ombre desquels six suites poétiques se construisent, écho au thème de la
mort et à l’apprentissage d’une sérénité chèrement acquise au guichet de l’impossible
oubli.
Ce recueil est en mémoire de Suzanne
Biron (1948-2014), regrettée compagne du poète pour qui «avec ce récit je
descends dans la mort» (Christa Wolf). J’ai même eu l’impression que son âme
planait au-dessus de vers, représentée par l’illustration de Sophie Jodoin
en couverture, intitulée "I began to disolve".
L’auteur résume ainsi son œuvre : « On
nage dans les profondeurs des déblais, noyé, emmuré, enterré, suivant la lueur
lointaine d’une vie sans blessure, une vie au-dessus et au-delà, une sorte de
conjuration de la mort par l’appel des mots, des figures ouvrant au temps
séculaire sa propre vie limitée, et que cela se vit chaque jour de l’éternité. Constitué
autour de figures mythologiques, Déblais est un livre de deuil. Ophélie,
Orphée, Eurydice, Hamlet, la Sybille viennent tour à tour illustrer ou
incarner, en quelque sorte, les chemins de l’absence. Par un retournement
propre au poème, le chant s’ouvre à l’obscur et révèle le passage sans cesse
franchi dans le bruit et la fureur. »
Les strophes de "Journal d’un
noyé", la première suite, pausent un regard sur les eaux du fleuve qui
« n’est pas un rêve seulement
le mot
coulant tel un nœud sur la gorge »,
car
« les mots m’ont oublié bien
calé
au creux de ma chaise comment
même amer les rappeler
qu’ils ravivent le pays mort ».
Puis, dans "Entre deux eaux.
Ophélie, la noyée", nous accompagnons ce personnage au cœur du Hamlet de Shakespeare
à la fin tragique :
« Je rêve d’elle dans son
sommeil
des profondeurs pas un jour
qui ne soit deuil » et
« l’anima désanimé
retourne à l’origine
hors du temps ».
Suivent "Chemins souterrains. La marche
d’Orphée" – personnage de la mythologie grecque qui n’a pas réussi à ramener
Eurydice dans le monde des vivants – où le poète fait sien, en exergue, les mots
de Thomas Hardy "Hereto I come to view a voiceless ghost", "me
voilà prêt à entendre un fantôme sans voix". Puis, c’est la "Montée
vers l’ombre. Eurydice", quatrième suite du recueil, dont la dernière
strophe est faite d’une prose poétique se terminant ainsi : « Il parlait du destin comme d’une ombre
infranchissable, d’une invention limitée. Nul ami ne l’a suivi, il a été seul
dans l’errance qui l’éloignait chaque jour davantage. »
De "La maison morte. Hamlet l’emmuré", je retiens :
« Un homme se réveille brutalement au milieu de la plaine. Il rêve
d’écrire la suite mais il reste dans l’embrasure. Il pense qu’il ne franchira pas
cette frontière. Un lieu toutefois l’enveloppe, une épopée ou peut-être le
récit d’un deuil – il ne sait pas. »
Vient l’ultime suite, "Comme les glaces", où le poète, tel un
écorché vif par le bruyant silence de l’absence de l’aimée, se rappelle qu’« Elle
s’endormait, je reprenais le fil de mes phrases et maillais ma tristesse à son
absence attendue. Ainsi le monde n’allait plus à l’horizon sans la mort. »
Plus loin le poète ajoute : « […] la terre est aux hommes qui s’occupent
en prédateur sans savoir que c’est leur mort qu’ils préparent, je me trouvais
averti ».
Il faut être insensible à la beauté du monde, dont l’amour est l’ultime
métaphore que même la mort ne peut diluer dans le temps et l’espace, pour ne
pas vibrer aux vers du recueil. C’est ce même amour en-allée qui nimbe, avec
toute la luminosité possible, l’ensemble des vers, mais de façon encore plus
éclatante dans les dernières pages du livre.
Martine Audet
La société des cendres suivi de Des lames entières
Montréal, Le Noroît,
2019, 128 p,, 23 $ (imprimé), 17,99 $ (numérique)
Souffle unique et travail des mots
Intensité, gravité, douce
mélancolie, réalité que seuls les cœurs capables d’attention intense portée à l’autre
comme à eux-mêmes et aptes à une immense résilience : voilà quelques mots
qui résument les deux suites poétiques proposées par la poétesse Martine Audet
dans les pages de ce nouveau recueil. Marc-André Brouillette terminait le
profil de l’œuvre de la poétesse, paru dans Lettres québécoises (no 157,
printemps 2015) : « Au-delà de
l’œuvre désormais incontournable à laquelle elle se consacre patiemment,
Martine Audet incarne un souffle unique et profondément engagé dans le travail
des mots, capable de transformer les fragilités individuelles en paroles
fulgurantes. »