Rima Elkouri
Manam
Montréal, Boréal, 2019, 232 p., 24,95 $.
L’odeur du savon d’Alep
J’aime la plume de Rima Elkouri, journaliste
et chroniqueuse à La Presse, sa façon humaniste d’aborder des sujets sensibles,
telles l’immigration ou les lois de sociétés dissemblables à la nôtre. J’étais
donc curieux de lire Manam, son premier roman.
Léa, la narratrice, est professeure.
Téta, sa grand-mère âgée de 107 ans, est venue au Québec après avoir fui l’Arménie,
pays du génocide turc, puis la Syrie. Antoinette Rose Amalian est née à Manam au
printemps 1908; jumelle d’Antoine, elle a appris très tôt à compter sur
elle-même, à être attentive aux autres et à vivre le temps présent.
Léa souhaite comprendre le
silence que sa Téta a imposé sur les années précédant sa venue au Canada. C’est
pourquoi elle a décidé d’aller sur le terrain pour mettre des images sur le
pays et les habitants de ce qui fut le berceau de sa grand-mère.
Son séjour débute à Istanbul où elle
reste le temps d’en absorber l’atmosphère. Puis, elle se dirige vers Diyarbakir,
dans le sud-est de la Turquie, où l’attend Sam, un cinéaste qui arrondit ses
fins de mois en guidant des visiteurs. Ils prennent la route en direction de
Manam, la ville qui a vu naître Téta. Léa raconte à son guide d’où lui vient son
intérêt pour la vie de sa grand-mère décédée : « Je voulais retourner
les pierres du silence. Transcrire sa mémoire. Juste pour la faire exister.
Dans l’espoir de faire la paix avec un passé qui s’était mis à me hanter à
mesure qu’il s’éloignait. »
M. Antranik, la première personne
que Sam présente à Léa, leur raconte ce que son père lui a appris du génocide
et conclut ainsi : « Ce que je retiens des récits de mon père, c’est
que survivre était plus pénible encore que de mourir. »
Bref retour dans le temps alors
que la narratrice est à vider des souvenirs de sa Téta la maison qu’elle a
habitée depuis son arrivée au Québec. Il y a entre autres le savon d’Alep avec lequel
Rose « retrouvait l’odeur de l’enfance après l’exil. L’odeur de l’espoir. »
Et Léa d’ajouter : « Dans les souvenirs têtus de mes vingt ans, Alep
sent le savon de ma grand-mère. Savon du dialogue entre l’Orient et l’Occident.
Savon de la route de la soie et des caravansérails. »
De retour à Manam, on conseille à
Léa de rencontrer Khalé Anissé, « la doyenne de la ville et la mémoire de
Manam » âgée de 93 ans. La dame se souvient de la famille de Youssef
Amalian et amène Léa devant leur résidence, la « laissant seule devant une
maison qui racontait une histoire impossible à déchiffrer. » Puis, l’historien
Zakaria raconte, à Léa et Sam, ces Turcs et ces Kurdes qui ont protégé des
Arméniens de la déportation, comme Schindler des camps nazis, ceux qu’on
appelait les Consciencieux. Zakaria explique aussi que tous n’étaient pas des
justes, ce qui amène Léa à se demander « si l’histoire que je cherchais n’était
pas exactement celle que j’imaginais? »
Outre les récits, le visage des
gens, la façade des maisons et l’odeur des rues, il y a les non-dits que Léa entend
et qui deviennent sujets de fabulation. Ces silences, réprobateurs ou non, créent
de nouveaux vides dans l’univers de sa grand-mère qu’elle tente de reconstruire
tant bien que mal. « Les rencontres que j’ai faites [dit-elle] me
donnaient l’impression d’un peu mieux saisir cette part d’ombre qu’il y avait chez
ma Téta. Cette tristesse au fond de son regard, même quand elle souriait. »
Manam est une fresque sur
fond de vérités et de mensonges, d’accusations et d’impossibles justifications,
de souvenirs et d’oubli. Léa comprend-elle mieux d’où venait sa grand-mère?
Chose certaine, elle a foulé le sol de son enfance et de ses errances, elle a
vu le décor où est planté à tout jamais le théâtre du pire que l’homme peut faire
subir à ses semblables en imaginant qu’ils sont des monstres. Le génocide arménien
de 1915 n’est-il pas issu de la même rancœur dont sont victimes les Kurdes d’aujourd’hui?
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