mercredi 25 décembre 2019

Paul Bélanger
Déblais
Montréal, Le Noroît, 2019, 192 p., 25 $ (papier), 14,99 $ (numérique).

Élégie de l’amour en-allée

Mon ami Jean Royer, écrivain et poète, m’a appris la nature du spleen dans lequel le décès de l’amoureuse plonge le survivant. Un état second qui, tel un nuage au-dessus de l’existence, devient le kaléidoscope de souvenirs, joyeux ou tristes, qui font revivre la naufragée qui a sombré dans les eaux d’une maladie devenue tempête de l’existence.



Cet état d’affliction en apesanteur Paul Bélanger nous la fait partager dans Déblais. Bien que ni la mort ni le deuil ne résonne de façon identique d’un être à l’autre, il arrive que l’abysse plonge dans le tourbillon du cœur et de l’esprit. Les déblais sont ici les terrils à l’ombre desquels six suites poétiques se construisent, écho au thème de la mort et à l’apprentissage d’une sérénité chèrement acquise au guichet de l’impossible oubli.
Ce recueil est en mémoire de Suzanne Biron (1948-2014), regrettée compagne du poète pour qui «avec ce récit je descends dans la mort» (Christa Wolf). J’ai même eu l’impression que son âme planait au-dessus de vers, représentée par l’illustration de Sophie Jodoin en couverture, intitulée "I began to disolve".
L’auteur résume ainsi son œuvre : « On nage dans les profondeurs des déblais, noyé, emmuré, enterré, suivant la lueur lointaine d’une vie sans blessure, une vie au-dessus et au-delà, une sorte de conjuration de la mort par l’appel des mots, des figures ouvrant au temps séculaire sa propre vie limitée, et que cela se vit chaque jour de l’éternité. Constitué autour de figures mythologiques, Déblais est un livre de deuil. Ophélie, Orphée, Eurydice, Hamlet, la Sybille viennent tour à tour illustrer ou incarner, en quelque sorte, les chemins de l’absence. Par un retournement propre au poème, le chant s’ouvre à l’obscur et révèle le passage sans cesse franchi dans le bruit et la fureur. »
Les strophes de "Journal d’un noyé", la première suite, pausent un regard sur les eaux du fleuve qui
« n’est pas un rêve seulement le mot
coulant tel un nœud sur la gorge », car
« les mots m’ont oublié bien calé
au creux de ma chaise comment
même amer les rappeler
qu’ils ravivent le pays mort ».
Puis, dans "Entre deux eaux. Ophélie, la noyée", nous accompagnons ce personnage au cœur du Hamlet de Shakespeare à la fin tragique :
« Je rêve d’elle dans son sommeil
des profondeurs pas un jour
qui ne soit deuil » et
« l’anima désanimé
retourne à l’origine
hors du temps ».
Suivent "Chemins souterrains. La marche d’Orphée" – personnage de la mythologie grecque qui n’a pas réussi à ramener Eurydice dans le monde des vivants – où le poète fait sien, en exergue, les mots de Thomas Hardy "Hereto I come to view a voiceless ghost", "me voilà prêt à entendre un fantôme sans voix". Puis, c’est la "Montée vers l’ombre. Eurydice", quatrième suite du recueil, dont la dernière strophe est faite d’une prose poétique se terminant ainsi : « Il parlait du destin comme d’une ombre infranchissable, d’une invention limitée. Nul ami ne l’a suivi, il a été seul dans l’errance qui l’éloignait chaque jour davantage. »
De "La maison morte. Hamlet l’emmuré", je retiens :
« Un homme se réveille brutalement au milieu de la plaine. Il rêve d’écrire la suite mais il reste dans l’embrasure. Il pense qu’il ne franchira pas cette frontière. Un lieu toutefois l’enveloppe, une épopée ou peut-être le récit d’un deuil – il ne sait pas. »
Vient l’ultime suite, "Comme les glaces", où le poète, tel un écorché vif par le bruyant silence de l’absence de l’aimée, se rappelle qu’« Elle s’endormait, je reprenais le fil de mes phrases et maillais ma tristesse à son absence attendue. Ainsi le monde n’allait plus à l’horizon sans la mort. » Plus loin le poète ajoute : « […] la terre est aux hommes qui s’occupent en prédateur sans savoir que c’est leur mort qu’ils préparent, je me trouvais averti ».
Il faut être insensible à la beauté du monde, dont l’amour est l’ultime métaphore que même la mort ne peut diluer dans le temps et l’espace, pour ne pas vibrer aux vers du recueil. C’est ce même amour en-allée qui nimbe, avec toute la luminosité possible, l’ensemble des vers, mais de façon encore plus éclatante dans les dernières pages du livre.

Martine Audet
La société des cendres suivi de Des lames entières
Montréal, Le Noroît, 2019, 128 p,, 23 $ (imprimé), 17,99 $ (numérique)

Souffle unique et travail des mots

Intensité, gravité, douce mélancolie, réalité que seuls les cœurs capables d’attention intense portée à l’autre comme à eux-mêmes et aptes à une immense résilience : voilà quelques mots qui résument les deux suites poétiques proposées par la poétesse Martine Audet dans les pages de ce nouveau recueil. Marc-André Brouillette terminait le profil de l’œuvre de la poétesse, paru dans Lettres québécoises (no 157, printemps 2015) : « Au-delà de l’œuvre désormais incontournable à laquelle elle se consacre patiemment, Martine Audet incarne un souffle unique et profondément engagé dans le travail des mots, capable de transformer les fragilités individuelles en paroles fulgurantes. »



Mieux que je ne saurais le faire, la présentation éditoriale de l’ouvrage me semble fort juste : « Dans un enchaînement de glissements, de heurts et d’abandons, et sans jamais éviter le cœur, les poèmes de La société des cendres tentent de dégager l’empreinte, volatile certes, mais néanmoins fascinante, des tumultes, éclats et mystères de notre présence autant que de notre absence à l’autre et au monde. La deuxième partie, Des lames entières, s’attarde à ce qui construit ou entrave les mouvements parfois tranchants, parfois de fond, du comment être, à même la perte et ses souffrances, pour ouvrir un passage, entre désir et peur, à de possibles métamorphoses. »

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