mercredi 23 octobre 2019


Rodney Saint-Éloi
Nous ne trahirons pas le poème
Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Poésie », 2019, 120 p., 17 $.

Le livre de la plénitude

Rodney Saint-Éloi est devenu, en quelques années, l’éditeur et l’animateur d’une société d’auteurs issus des minorités dites visibles et d’autres, marginalisés, même si leurs diversités incarnent notre avenir. Originaire de Cavaillon, Haïti, il est l’homme du renouveau de la culture et de la littérature québécoises. Pensons à Joséphine Bacon ou à Natasha Kanapé Fontaine dont les ouvrages mettent en lumière la communauté innue trop longtemps restée muette, étouffée par les cultures dominantes, française et anglaise.



Rodney Saint-Éloi est aussi un écrivain, Nous ne trahirons pas le poème étant le douzième recueil de poésie qu’il publie. Et quel recueil! Déjà le titre hisse une toile sur laquelle ses mots seront peints pour fusionner les thèmes qui lui sont chers pour en faire une remarquable fresque épique.
pour me défendre
je dirai que je suis poète
les mots m’ont précédé
je n’ai pas tété ma mère
je n’ai pas connu mon père
j’habite loin de mon île
mon ventre n’est pas mon ventre
je n’étais pas convié à ma naissance
Ces huit vers résument le fil conducteur du livre et mettent en perspective les univers où le poète nous entraîne.
À cette mise en contexte, semblable à une mise en abyme poétique, se greffe le prologue où le poète tracent, à grand coup de mots multicolores, les marges de ses poèmes :
écrire pour ne pas mourir… continue ma route au hasard des saisons
allume le feu la conscience… je veux écrire un poème qui ne trahisse ni passé
ni présent ni futur… je veux fouler les sentiers du poème
résister
exister vivant parmi les vivants
utopie que je signe et hurle
Rodney Saint-Éloi habite les dits du recueil, ce genre littéraire moyenâgeux qu’il renouvelle, l’apparentant à une autofiction dont l’univers est au cœur de ses préoccupations comme de ses images. Ce faisant, il arrive qu’on passe d’un sujet à l’autre, sans s’en rendre compte, l’unité du discours aidant, et qu’on aperçoive les strates d’univers que les vers nous font découvrir.
Outre l’auteur, le personnage de l’ancêtre, sa grand-mère Tida, est omniprésent sur la ligne poétique. La voix intérieure de cette femme semble devenue la conscience de l’écrivain, lui rappelant l’horizon vital qu’elle lui a appris durant son enfance. « Chaque fois que j’écris un mot, c’est son visage qui me revient. Tendresse. Beauté. Vérité. Elle avait un nom pour moi : Pèpi. Elle avait des fruits, des fleurs et des sucreries pour moi. Elle avait aussi des rêves pour moi. Et ses rêves étaient simples et doux comme ceux des grands-mères. Elle veut que je devienne un homme. L’homme qui part sur les grands chemins. L’homme qui effacera la mémoire meurtrie du pays. L’homme qui lit et qui gardera les archives familiales au chaud dans son cœur. » (Lettres québécoises, no 163, automne 2016)
Quand arrive le poème « je suis un être humain », tout est en place pour que le poète s’affirme :
je m’appelle saint-éloi
vous demande de pardonner mon empressement
à faire votre connaissance
à vous encombrer de mon nom d’emprunt
j’ai rendez-vous avec l’histoire
Cet autoportrait est aussi celui de ses frères et sœurs – :
je suis le porteur
le garçon d’ascenseur
le cireur de bottes
 – passant de l’individuel au collectif :
je suis histoire
la terre dessine
la somme de mes visages…
je suis l’infraction
le mot en trop dans la prose…
je suis l’exil
atlas à la dérive.
Connaître ses origines pour savoir où on va est une convention trop souvent oubliée, si bien qu’on retombe sans cesse dans les mêmes ornières, c’est pourquoi « l’histoire de mes chaînes » est un nécessaire rappel, car « l’histoire m’appelle / à contre-jour ».
Arrive le cœur du recueil – « je nage décolonial [mot choc]… / je ne trahirai pas le poème » – qui appelle la renaissance, celle où « la femme dit à son amant » « pour vivre / j’aurai besoin de ton ombre » et lui de répondre : « je te demande pardon à mes amours / d’être cet homme sans bagages / qui tourne entre les légendes », ajoutant : «aimons-nous grandiloquents et beaux ».
Cette reviviscence sera sans limites, car « il n’existe pas de synonymes au mot rêve » et que, pour que cela advienne, « il ne faut jamais s’excuser » d’être ce que l’on est. Même les exilés ont le droit d’espérer, « les frontières ne [gardant] pas les vents », « l’exil est figé dans ta paume / l’exil est ton viatique / courage / la route est ta victoire ». L’exilé, c’est l’écrivain lui-même qui fait alors le tour de ses horizons, de Cavaillon où il est né jusqu’aux rives du Saint-Laurent, affirmant « je suis noir… je n’ai pas de race ». Pas plus que les Sénégalais, « sévère au royaume de sine / felwine m’a nommé ».
L’ancêtre, Tida, présente à tous les moments de la quête du petit-fils, lui dit : « bâtis la maison de la phrase insoumise ». Pour y parvenir, il doit défendre, entre autres, le fait qu’il soit poète, qu’il n’a pas tété sa mère ni connu son père et qu’il habite loin de son île. Il doit également défendre par solidarité d’autres exilés :
migrants au corps lacéré
gonflés d’un rêve radical
n’abandonnons pas la mer aux douaniers
n’abandonnons pas les mots aux douaniers
la méditerranée n’est pas la mer bleue
la méditerranée est un cimetière.
Pour arriver au bout de la quête d’identité sans cesse explorer d’un dit à l’autre, du personnel à l’universel, le narrateur se souvient à nouveau des mots de Tida et de sa mère – « quand ma mère a fermé les yeux / j’ai demandé au soleil / de ne jamais rentrer ». Pour achever ce projet, « je voulais écrire un roman  / pour ne pas m’arrêter / au poème / au cœur du poème / des épines sont plantées / les regards d’enfants / coulaient café amer ». Rodney Saint-Éloi a réussi ce pari en actualisant et en faisant sien la forme ancienne du dit, lui laissant toute la légèreté du poétique aux contours rigoureux, tout en scandant les segments qui s’adaptent à la nature de chacune des péripéties.
Je n’hésite pas à dire que Nous ne trahirons pas le poème se hisse au sommet de tous les livres que Rodney Saint-Éloi a publiés à ce jour, dans son fonds comme dans sa forme, peut-être même plus en faisant sien ce genre ancien qu’est le dit. J’ai lu, relu et encore relu le recueil, fasciné par les univers lumineux et sombre où il nous amène et par la cohérence de ce voyage tous azimuts que lui confère le discours poétique qui le soutient.

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