Philippe Lançon
Le lambeau
Paris, Gallimard,
coll. « NRF », 2018, 512 p., 37,95 $.
Vaincre la peur de soi
Entre l’instant d’avant et l’instant
d’après, il y a un événement qui a un tel impact que l’existence ne sera plus
jamais la même, selon la nature de cette action singulière et de l’épiphénomène
qu’elle provoque. Diagnostic médical sévère, accident de la route ou action de terrorisme
urbain sont des exemples d’une telle adversité dont on ne sort jamais indemne.
C’est ce qu’a vécu Philippe
Lançon, « journaliste à Libération et chroniqueur à Charlie
Hebdo, présent lors de la conférence de rédaction du journal satirique le 7
janvier 2015. Victime de l’attaque terroriste, gravement blessé au visage et
aux bras, il est l’un des rares survivants. » Que s’est-il passé dans les
minutes précédant l’attentat, comment y survivre et préparer la vie après?
Lançon relate le passage d’une
vie à l’autre à travers les mailles d’un sas sans retour possible dans Le
lambeau, considéré comme le roman de l’année 2018 en France, récipiendaire
du prix Femina 2018, du prix « spécial » Renaudot et en liste pour le
Prix des libraires, 2018.
Il y a dans ce livre de la violence.
Pas tant celle de l’attentat, mais celles de tous les instants qui ont suivi et
propulsé le journaliste dans une dimension différente de celle de ses semblables
comme de la nôtre.
En bref, comme on l’a écrit, « Le
lambeau retrace les moments tragiques de cette funeste matinée, puis les
mois d’hospitalisation dans le service de chirurgie maxillo-faciale de l’hôpital
de la Pitié-Salpêtrière et aux Invalides afin de récupérer une mâchoire
fonctionnelle pour parler et manger ainsi que les lourdes conséquences
psychologiques dues au traumatisme. »
L’attentat lui-même arrive à la page
74 du livre quand monte le cri d’assaut « Allah Akbar ». L’auteur replace
l’événement dans son contexte, celui de l’équipe du journal satirique en conférence
hebdomadaire, à discuter du dernier Houellebecq. L’atmosphère est à la fois sérieuse
et bon enfant. C’est l’avant.
L’après commence dès que le brouhaha
résonne, puis le tir des kalashnikov et l’odeur du sang qui envahit l’espace.
Personne n’est à l’abri des frères revanchards, il n’y a pas de sauve-qui-peut
possible. Le narrateur ne peut concevoir la réaction de ses collègues, c’est à
peine s’il aperçoit les jambes d’un tireur et la silhouette de Bernard Maris,
son ami. L’évocation de l’attentat est brève et n’a rien à voir avec les infos
télé. Lançon nous fait ressentir un fragment de ses émotions, seconde après
seconde, sans mélodrame.
Le récit du temps entre la réunion
et la guérison débute alors. Nous sommes le 7 janvier 2015 et la santé relative
viendra à la fin du roman qui raconte cette période transitoire. Qu’en retenir,
sinon les liens que l’alter ego de l’écrivain tisse avec la chirurgienne Chloé
Bertolus, d’autres médecins, le personnel soignant, les policiers affectés à sa
garde, des amis, des amours, sa mère et son père, et son frère présent à tous
les instants.
Vivant oui, mais le narrateur de
l’autofiction est aussi prisonnier de son corps blessé à tout jamais. Incapable
de parler et de se nourrir, il communique en écrivant, mais doit laisser aux
autres sa liberté d’agir au quotidien. Cette situation lui permet de réfléchir
à sa vie passée et à celle qu’il traverse de son entrée à l’hôpital la Pitié-Salpêtrière
en janvier jusqu’à sa sortie des Invalides. Puis, son voyage à New
York au moment de l’attentat du Bataclan,
le 13 novembre 2015.
Pour un homme libre, il n’est pas
facile de vivre en état de dépendance physique presque complète, il mise donc sur
sa capacité de résilience, sur sa confiance à celles et ceux qui l’amènent à la
guérison, sur celles et ceux qui viennent à son chevet, et sur son talent de
journaliste de la presse écrite, sa seule liberté alors possible.
Soigner le corps c’est bien, mais
comment guérir ce qui l’anime, des réflexes anodins aux sentiments les plus
intimes, aux convictions chaudement défendues? Que dire de l’angoisse provoquée
par l’appropriation d’une identité qui n’est plus tout à fait la même qu’avant
la fusillade? Il y a aussi la vie partagée entre gens en santé et grands malades,
les odeurs et les saveurs anciennes ou nouvelles, le bruit du silence, etc.
La fiction était le meilleur moyen pour Philippe
Lançon de raconter pour donner du sens au calvaire qu’il a vécu. Il a fait ce
récit grâce au filtre de l’imagination, du trajet de son alter ego du trépas de
la vie d’hier à celle d’aujourd’hui. Je comprends le grand succès du livre tant
par sa trame que par la fluidité de la plume de l’écrivain. On ne sort pas indemne
des réflexions sociopolitiques qu’impose Le lambeau, car elles vont bien
au-delà de l’air du temps.
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