mercredi 2 octobre 2019

Philippe Lançon
Le lambeau
Paris, Gallimard, coll. « NRF », 2018, 512 p., 37,95 $.

Vaincre la peur de soi

Entre l’instant d’avant et l’instant d’après, il y a un événement qui a un tel impact que l’existence ne sera plus jamais la même, selon la nature de cette action singulière et de l’épiphénomène qu’elle provoque. Diagnostic médical sévère, accident de la route ou action de terrorisme urbain sont des exemples d’une telle adversité dont on ne sort jamais indemne.



C’est ce qu’a vécu Philippe Lançon, « journaliste à Libération et chroniqueur à Charlie Hebdo, présent lors de la conférence de rédaction du journal satirique le 7 janvier 2015. Victime de l’attaque terroriste, gravement blessé au visage et aux bras, il est l’un des rares survivants. » Que s’est-il passé dans les minutes précédant l’attentat, comment y survivre et préparer la vie après?
Lançon relate le passage d’une vie à l’autre à travers les mailles d’un sas sans retour possible dans Le lambeau, considéré comme le roman de l’année 2018 en France, récipiendaire du prix Femina 2018, du prix « spécial » Renaudot et en liste pour le Prix des libraires, 2018.
Il y a dans ce livre de la violence. Pas tant celle de l’attentat, mais celles de tous les instants qui ont suivi et propulsé le journaliste dans une dimension différente de celle de ses semblables comme de la nôtre.
En bref, comme on l’a écrit, « Le lambeau retrace les moments tragiques de cette funeste matinée, puis les mois d’hospitalisation dans le service de chirurgie maxillo-faciale de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et aux Invalides afin de récupérer une mâchoire fonctionnelle pour parler et manger ainsi que les lourdes conséquences psychologiques dues au traumatisme. »
L’attentat lui-même arrive à la page 74 du livre quand monte le cri d’assaut « Allah Akbar ». L’auteur replace l’événement dans son contexte, celui de l’équipe du journal satirique en conférence hebdomadaire, à discuter du dernier Houellebecq. L’atmosphère est à la fois sérieuse et bon enfant. C’est l’avant.
L’après commence dès que le brouhaha résonne, puis le tir des kalashnikov et l’odeur du sang qui envahit l’espace. Personne n’est à l’abri des frères revanchards, il n’y a pas de sauve-qui-peut possible. Le narrateur ne peut concevoir la réaction de ses collègues, c’est à peine s’il aperçoit les jambes d’un tireur et la silhouette de Bernard Maris, son ami. L’évocation de l’attentat est brève et n’a rien à voir avec les infos télé. Lançon nous fait ressentir un fragment de ses émotions, seconde après seconde, sans mélodrame.
Le récit du temps entre la réunion et la guérison débute alors. Nous sommes le 7 janvier 2015 et la santé relative viendra à la fin du roman qui raconte cette période transitoire. Qu’en retenir, sinon les liens que l’alter ego de l’écrivain tisse avec la chirurgienne Chloé Bertolus, d’autres médecins, le personnel soignant, les policiers affectés à sa garde, des amis, des amours, sa mère et son père, et son frère présent à tous les instants.
Vivant oui, mais le narrateur de l’autofiction est aussi prisonnier de son corps blessé à tout jamais. Incapable de parler et de se nourrir, il communique en écrivant, mais doit laisser aux autres sa liberté d’agir au quotidien. Cette situation lui permet de réfléchir à sa vie passée et à celle qu’il traverse de son entrée à l’hôpital la Pitié-Salpêtrière en janvier jusqu’à sa sortie des Invalides. Puis, son voyage à New
York au moment de l’attentat du Bataclan, le 13 novembre 2015.
Pour un homme libre, il n’est pas facile de vivre en état de dépendance physique presque complète, il mise donc sur sa capacité de résilience, sur sa confiance à celles et ceux qui l’amènent à la guérison, sur celles et ceux qui viennent à son chevet, et sur son talent de journaliste de la presse écrite, sa seule liberté alors possible.
Soigner le corps c’est bien, mais comment guérir ce qui l’anime, des réflexes anodins aux sentiments les plus intimes, aux convictions chaudement défendues? Que dire de l’angoisse provoquée par l’appropriation d’une identité qui n’est plus tout à fait la même qu’avant la fusillade? Il y a aussi la vie partagée entre gens en santé et grands malades, les odeurs et les saveurs anciennes ou nouvelles, le bruit du silence, etc.
La fiction était le meilleur moyen pour Philippe Lançon de raconter pour donner du sens au calvaire qu’il a vécu. Il a fait ce récit grâce au filtre de l’imagination, du trajet de son alter ego du trépas de la vie d’hier à celle d’aujourd’hui. Je comprends le grand succès du livre tant par sa trame que par la fluidité de la plume de l’écrivain. On ne sort pas indemne des réflexions sociopolitiques qu’impose Le lambeau, car elles vont bien au-delà de l’air du temps.

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