mercredi 30 septembre 2020

 Gilles Hénault

Signaux pour les voyants, poèmes 1937-1993

Montréal, Sémaphore, coll. « La vie courante », 2020, 384 p., 44,95 $.

 

Au-delà des mots pour vivre et pour dire

Une invitation à collaborer à un projet soulignant les 100 ans qu’aurait eu cette année l’écrivain Gilles Hénault (1920-1996) m’a incité à renouer avec son œuvre et à rafraîchir la mémoire de sa carrière qui fut tout, sauf banale.


 

 

« Né le 1er août 1920, il fut journaliste, syndicaliste, traducteur et critique d’art. En 1946, il fonde, avec Éloi de Grandmont, Les Cahiers de la File indienne, une collection de poésie illustrée par des artistes tels que Pellan, Daudelin et Mousseau. Il dirige la section des arts du Devoir de 1959 à 1961, le Musée d’art contemporain de Montréal de 1966 à 1971, le département des Arts plastiques de l’UQAM en 1984-1985. En 1985-1986, il préside le comité permanent du ministère des Affaires culturelles du Québec pour l’intégration des arts à l’architecture. En tant que poète ou critique d’art et de littérature, il a collaboré aux principales revues du Québec et du Canada. Il fut aussi l’un des fondateurs des revues Liberté et Possibles.

En 1972, la rétrospective Signaux pour les voyants (poèmes 1941-1962) obtient le Prix du Gouverneur général; en 1984, la Conférence canadienne des arts lui décerne son Diplôme d’honneur; en 1993, il est le lauréat du prix Athanase-David, la plus haute distinction accordée par le Québec à un écrivain; et en 2011, il est nommé Grand Artisan de la Révolution tranquille par le gouvernement du Québec.

Conférencier invité en Suisse, en Italie et en France, il participe à de nombreux récitals de poésie, tant en Europe qu’au Canada. Il figure dans de nombreuses anthologies et ses poèmes ont été traduits en plusieurs langues.

En 2006 paraît aux Éditions Sémaphore l’ensemble de sa poésie sous le titre Poèmes 1937-1993, avec une postface de Philippe Haeck. Puis, l’éditeur publie successivement Graffiti et proses diverses et Interventions critiques (2008). Gilles Hénault décède le 6 octobre 1996. »

Comme on le constate, on pourrait avoir la tentation de résumer la vie professionnelle de G. Hénault par le vieil adage  «mille métiers, mille misères ». Ce n’est évidemment pas le cas, car cela ne tient pas compte de deux facteurs déterminants : il est autodidacte ["self-made-man", disait-on à l’époque, et aujourd’hui, fils de ses œuvres] en tout et défenseur de la justice sociale. Ayant dû quitter l’école tôt, crise économique oblige, il est devenu un avide lecteur entre autres de poésie. Écrire devient, pour ainsi dire, une seconde nature, voire sa raison d’être. Ses premiers poèmes sont publiés, fin 1939, dans la revue Horizon dirigée par le Trifluvien Clément Marchand. Que dire du journalisme appris auprès de J.- C. Harvey « considéré à l’époque comme le représentant des idées modernes en marche »?

En parcourant l’anthologie anniversaire regroupant tous les poèmes de Gilles Hénault, je me suis souvenu de cette citation en exergue de la nouvelle édition d’Introduction à la poésie québécoise (Bq, 2009) de Jean Royer : « Ce n’est pas un poème qui changera le monde, mais la succession des œuvres poétiques qui sont la colonne vertébrale d’une culture, d’une civilisation ».

Au-delà des mots, c’est son engagement profond que l’ensemble de son œuvre réfléchit. C’est donc avec raison que l’essayiste Royer écrit : « On retrouve, en fait, dans la poésie de Gilles Hénault les principaux thèmes fondateurs de la poésie québécoise moderne : le temps primordial, la liberté d’aimer, la fraternité et la figure de l’Amérindien ».

Gilles Hénault aurait 100 ans cette année. Pour commémorer l’anniversaire et réhabiliter la valeur de son œuvre poétique, le Sémaphore publie donc l’intégral de son œuvre –conservant le titre Signaux pour les voyants de la précédente anthologie parue en 1972 –avec une introduction de Philippe Haeck. De plus, une centaine de personnes du milieu littéraire ont réalisé un clip vidéo où ils font la lecture de poèmes de l’écrivain; ces vidéos ont depuis été diffusés, à tour de rôle, sur le site de la maison d’édition (https://www.editionssemaphore.qc.ca/gilles-henault-100-ans-100-regards-galerie/).

mercredi 23 septembre 2020

Christian Guay-Poliquin

Le poids de la neige

Montréal, Bibliothèque québécoise, 2020, 264 p., 12,95 $.

 

Vingt mille lieues sous l’hiver

 

Depuis Le lambeau, l’autofiction de Philippe Lançon qui raconte l’après-attentat contre Charlie Hebdo dont il fut un des survivants, un roman ne m’a pas autant bouleversé que Le poids de la neige écrit par Christian Guay-Poliquin, d’abord paru à La Peuplade en 2016. Était-ce la morosité des mois de pandémie qui m’a rendu plus sensible à l’aventure du héros de ce récit? Je l’ignore, mais je sais que l’humanisme du personnage au cœur de l’histoire m’a vite séduit. Voire envoûté.


Un homme, fin de la vingtaine, prend la route pour retourner au village qu’il a quitté une dizaine d’années plus tôt. Son père, qui y tient le garage, est en fin de vie et il veut le voir une dernière fois. C’est l’hiver, il doit donc se préparer à toute éventualité climatique. Il y a aussi une panne d’électricité généralisée comme lors du verglas de 1998. Presque arriver à destination, c’est l’accident et le fils du garagiste est coincé dans son véhicule, les jambes écrasées. Des gens du village lui sauvent la vie.

Sur place, côté santé, il n’y a que le couple José le pharmacien et Maria la vétérinaire. C’est elle qui opère le poly fracturé avant d’immobiliser ses jambes bandées avec des attelles de bois. Quelques jours plus tard, son état semble stabilisé, Joseph, le vigile qui assure la sécurité de tous, l’installe avec Matthias, un autre prisonnier de la situation, dans une grande maison dont ils occupent la cuisine d’été, une véranda suffisamment meublée et plus simple à chauffer. On a promis à Matthias qu’il serait du premier groupe à quitter le village lorsque la météo le permettrait; le vieil homme dit ne pouvoir attendre très longtemps, son épouse, en fin de vie elle aussi, réclamant sa présence et ses soins.

À compter de ce moment-là, le blessé est à la merci de Matthias et lui, engagé à en prendre soin. Ni l’un ni l’autre n’aiment la situation, mais ils savent qu’ils n’ont pas d’autre choix, pour le moment du moins. La dynamique entre eux s’instaure d’heure en heure, puis de jours en semaines. Le jeune homme sans nom, appelons-le Christian aux fins de cette chronique, a l’impression d’être « un monstre de retailles de bois, de boulons et de chair rapiécée. Mais c’est mieux que rien. »

Matthias se raconte : 50 ans de vie commune et d’un amour toujours aussi intense, même depuis que la mémoire de son épouse s’est mise à flancher. Son besoin de s’évader quelques jours, une semaine tout au plus pour renouveler l’énergie requise à tous les instants. Christian reste muet, mais quand la neige se remet à tomber, il émet de « gémissements, des murmures, des lambeaux de phrase. » Cela suffit à Matthias pour l’instant, mais cet homme qui a deux fois l’âge du grand blessé sait que tôt ou tard, « Tu mesureras l’état de tes blessures, l’ampleur de notre solitude, la paresse du printemps et nos réserves de nourriture. »

Le poids de la neige a les allures d’un huis clos, les seuls visiteurs que Matthias et Christian reçoivent sont la vétérinaire et le pharmacien, au début de leur confinement, puis quelques villageois qui leur apportent nourriture ou bois pour alimenter le poêle.

Matthias est le maître de jeu du quotidien, il le sera aussi lorsqu’ils joueront aux échecs, mais de dire : « Je ne suis pas ton médecin, je ne suis pas ton ami, je ne suis pas ton père, tu m’entends! On passe l’hiver ensemble, on le traverse, puis c’est fini. Je prends soin de toi, on partage tout, mais dès que je pourrai partir, tu m’oublies. » Le lecteur devient ainsi le spectateur d’un match du sport de la vie, aussi impuissant que les joueurs eux-mêmes. Puisque la vie dite normale n’est jamais un long fleuve tranquille, on imagine que vivre dans les conditions auxquelles le jeune et le vieux sont soumis est fait de hauts et de bas. Pour l’un, il y a la lente guérison. Pour l’autre, l’impuissance à pouvoir rentrer au chevet de son épouse. Il y a aussi le village où l’essentiel vient à manquer, entretenant des manifestations d’animosité entre les citoyens et provoquant des départs inattendus.

Même Matthias prépare secrètement sa fuite en cachant des provisions et un revolver pour se protéger en route. Christian réalise que les bruits entendus la nuit comme si une petite bête rôdait autour de la propriété ne sont autres que son compagnon d’infortune qui s’organise. Cela sans parler du poids de la neige, haute comme les fils d’électricité sur les routes, qui pèse au point que le toit de la véranda s’écroule et qu’ils doivent s’installer dans la grande maison difficile à chauffer.

Certes, la trame du récit et les rebondissements s’accélèrent avec le temps qui passe. La neige s’accumule, les joutes verbales entre les protagonistes prennent des allures d’un combat contre l’épuisement de leur solitude partagée, tout cela est possible, jamais lourd, grâce à la structure rigoureuse que le romancier a donnée à son œuvre. Et, par-dessus tout, il y a la langue poétique que pratiquent les personnages, une poésie inspirée par la nature, qui est à elle seule le point d’ancrage des événements. Je pourrais multiplier les exemples de ce verbe, dont la seule évocation des couleurs du ciel, des nuages qui l’avalent par moments, de la carte postale à laquelle le village peut ressembler au loin, etc. « L’écorce de bouleau produit une fumée blanche qui monte en ligne droite dans l’air immobile. On dirait des colonnes de marbre qui soutiennent le ciel. Comme si nous vivions dans une cathédrale. »

La guérison du grand blessé est presque complète quand arrive le printemps hésitant devant l’immensité de la tâche de redonner vie à un paysage de désolation, et que Matthias n’a pas réussi sa fuite. Les rôles sont renversés, le soignant devenant le soigné. On dirait même que le fils du garagiste assiste son aîné dans sa guérison en guise de remerciement, allant même encore plus loin en trouvant une issue pour qu’il puisse reprendre la route de façon sécuritaire.

Christian Guay-Poliquin a écrit un grand roman, de ces récits qui happent le lecteur, car la trame les tient prisonniers au-delà de l’histoire. Le poids de la neige est de ces livres qui, malgré ou grâce à la lourdeur du sujet, font voyager dans l’univers d’un humanisme presque intégral.

mercredi 16 septembre 2020

 Jérôme Élie

Le coup du héron

Montréal, Pleine lune, 2020, 128 p., 20,95 $.

 

Kaléidoscope hallucinant

 

Monsieur Belmont et sa fille Lédia font leur marche dominicale avenue Émile-Zola, en direction du pont Mirabeau, celui immortalisé par Guillaume Apollinaire, et de là jusqu’au square Théophile-Gauthier, une place en forme de T. Lui lira un journal pendant que la gamine s’esbaudira dans les allées. Ce jour-là, après s’être amusée, elle veut rejoindre son papa, mais il ne semble ne plus être là où elle l’a laissé. Panique en la demeure! L’inquiétude passée, elle le retrouve, mais lui ne comprend pas cette agitation et la rassure.

Cette scène ouvre la porte de l’univers de Lédia, personnage au cœur du septième roman de Jérôme Élie, Le coup du héron. Le décor, vous aurez compris, est planté dans un quartier de la Ville lumière qu’on peut imaginer comme les quatre ou cinq personnages de cette histoire aux allures de récit surréaliste. Chose certaine, la rigueur de la structure de Jérôme Élie a donné à son œuvre – trois parties, la première en deux sections, la deuxième en six, et la dernière en une seule – évite que l’on s’égare.


Le père des premières pages meurt, le temps que « vienne le pire, sonne l’heure. » Lédia, encore très jeune, est ainsi confronté au deuil, mais aussi au désarroi de sa mère lequel se manifeste par de curieuses réactions. Ainsi, un jour où la fillette rentre de l’école et, ayant oublié ses clés, sonne à la porte; sa mère lui ouvre, mais ne la reconnaît absolument pas. L’enfant court chez sa tante, lui raconte l’incompréhensible réaction de sa mère, qui la ramène sans que Mme Belmont reconnaisse sa fille. Il faut quelques mois de soins pour qu’elle se rétablisse du « délire d’identification » et d’une dépression faisant suite au décès trop rapide de son époux.

Premier saut dans le temps. Nous retrouvons Lédia en fac de Lettres, amoureuse d’Albert qui prépare médecine et partage ses confidences avec Alejandra, « poétesse argentine émigrée en France, jouissant déjà d’un vrai renom dans son pays » Un jour, le jeune homme traduit un poème de cette amie; celle-ci apprécie son travail, ce qui sème un peu de jalousie dans l’esprit de son Lédia. De fil en aiguille, ce sentiment empiète sur son amour et l’amène à faire mille reproches à Albert. Tant et si bien, qu’un jour, Lédia est surprise de trouver un appartement très bien rangé, mais les tiroirs et le placard où se trouvent normalement les vêtements de son compagnon sont vides.

Elle téléphone Alejandra et lui raconte son désespoir. Son amie écrivaine est étonnée, car elle ne connaît aucun Albert dans la vie de Lédia. « Ce qui se trame n’a rien à voir avec la maladie mentale, ce n’est pas sa vision distordue de la réalité qui est en cause, mais la réalité elle-même qui lui joue un sale tour. » La situation va de mal en pie au point où Alejandra en informe la mère et la tante de son amie. Cette dernière voit là une certaine analogie entre les symptômes de sa nièce et ceux de sa sœur, la maman de la jeune femme qui fut traitée pour un ictus. Les trois femmes finissent par convaincre Lédia de consulter, mais elle « ne dévoilait que ce qui l’accommodait. »

Se la jouant avec conviction, elle en vient à ne plus mentionner le nom d’Albert et de leur relation, sans l’oublier pour autant même vingt ans plus tard. Un jour pourtant, elle croit l’apercevoir sur la rue et se met à le filer jusqu’à ce qu’elle découvre où il habite et, surtout, son nom, « car c’était bien lui ».

La deuxième partie du roman se résume en un chassé-croisé entre rêves et réalités, entre souvenirs et oublis, entre passé et présent. Au cœur de ce ballet de moments cocasses et d’instants graves, il y a Lédia, évidemment, et surtout l’Albert qu’elle croit avoir retrouvé. Il est médecin, comme l’autre qu’il se défend d’être malgré l’insistance de Lédia. Cela devient pour elle et lui une quête à laquelle ils refusent de mettre fin tant et aussi longtemps qu’ils ne l’ont pas menée à bien.

Jérôme Élie jongle habilement avec la mémoire et les souvenirs de ses personnages, l’une étant ici vive et là trompeuse, les souvenirs, telle une photo de classe, parfois mensongers. Lédia et Albert retrouvent un ancien confrère de classe, Séguret, et ils réalisent alors qu’ils ont fréquenté la même école, mais que, même si leurs noms figurent derrière la photo de groupe, ils ont été gommés de l’image. Quant « au coup du héron », il ressemble à un coup du destin qu’on ne puisse jamais affirmer ou nier avec certitude. Ainsi, on n’est pas surpris que la disparition de Lédia elle-même, car tout « ainsi va s’effaçant ».

Terminant Le coup du héron, c’est La persistance de la mémoire, une toile de Salvatore Dali qui m’est revenue en mémoire. Aussi appelée Les montres molles, j’y vois la représentation picturale de l’univers imaginé par Jérôme Élie. Cela conforte la réalité voulant que chaque année, surtout dans le contexte de grands bouleversements, des gens disparaissent sans qu’on ne puisse les retrouver ni conclure à leur décès. Quant au héron du titre, il joue souvent à la cachette avec les ornithologues, professionnels ou amateurs.

mercredi 9 septembre 2020

Christian Barthomeuf

Autoportrait d’un paysan rebelle : une histoire de pommes, de vin et de crottin

Montréal, du passage, 2020, 232 p., 34,95 $.

 

Prédisposition : autodidacte

 

Associer les mots autoportrait et rebelle a piqué ma curiosité. Il y a aussi que Laurel Waridel signe une des présentations et que Virginie Gosselin a fait les photos, elle qui a cosigné avec sa sœur Marie-Pier l’album familial, Au gré des champs. Les astres montérégiens convergeaient, je me devais recenser Autoportrait d’un paysan rebelle : une histoire de pomme, de vin et de crottin, un essai de Christian Barthomeuf.

 


 

Laure Waridel salue la permaculture pratiquée par C. Barthomeuf et Louise Dupuis sa compagne : l’agriculture biologique. La militante écrit entre autres : « En cette ère de grands bouleversements écologiques et de montée des inégalités sociales et économiques, la lecture de ce livre donne un élan d’espoir. Il donne le goût de prendre soin de la vie. Celle que l’on boit. Celle que l’on mange. Celle que l’on habite et qui nous habite. Celle qui constitue notre bien commun le plus précieux. »

Cet engagement est le résultat d’un long et lent cheminement qui fait qu’aujourd’hui le fruit de leur labeur est déjà pérenne.

Le billet de Jacques Orhon, sommelier et auteur d’ouvrages sur les vins, résume le chemin du combattant : du Domaine des Côtes d’Ardoise créé en 1980, à la Chapelle Sainte-Agnès à Sutton en 1997 et, plus tard, à La Face cachée de la pomme et au Domaine Pinacle. Orhon rappelle que C.B. est le créateur du cidre de glace, ce qui lui a valu diverses reconnaissances, nationales et internationales.

Christian Barthomeuf a raconté les faits marquants de sa carrière à Julie Aubé, nutritionniste et conférencière; elle l’a assisté dans ce travail, tantôt pour préciser un événement, tantôt l’évolution d’une activité ou d’un projet, et ce même s’il a sans doute le verbe aisé quand il s’agit de raconter ses passions. Il n’est donc pas étonnant que cette autobiographie se lit comme un roman d’aventures, celle d’un créateur aux multiples talents qui ne compte ni les jours, ni les mois, ni les années pour réaliser ses projets coûte que coûte.

Sa venue au Québec en 1974 n’est pas touristique, mais la suite d’un cadeau que ses parents lui firent à l’occasion de ses 11 ans : un petit Kodak Brownie. Ce modeste appareil photo va changer le cours de son existence en éveillant la passion de la photographie qui, un jour, l’amène à pratiquer professionnellement cet art. Mais avant, en toile de fond de son enfance, C.B. applique à son histoire la phrase d’Euripide : « Toutes les impressions qu’on reçoit dans l’enfance, on les conserve jusque dans la vieillesse. »

Cette enfance est faite de leçons tirées d’événements fortuits, de rencontres anodines et de vacances à la campagne chez ses grands-parents paternels aux origines auvergnates dont les terres étaient cultivées sans tracteur et sans engrais chimiques. Dans cette région, on attribuait un surnom à chacune des familles; le sobriquet des siens était « Saragnat », un nom qu’il amène dans ses bagages. Le biographe n’est pas tendre envers l’enfant qu’il fut, rappelant l’anathème si souvent lancé à son endroit, « bougre d’andouille ». Adolescent, ses parents s’établissent à Saint-Martin-de-Crau, près d’Arles. L’école n’est pas vraiment son truc et le diagnostic d’un orienteur est sans appel : « prédisposition autodidacte ». Profitant de la maison des jeunes du coin, il apprend à faire du laboratoire photo et devient pigiste pour le journal local. Il quitte le nid familial encombré, s’installe à Toulouse avec son ami Gus avant qu’arrive le service militaire obligatoire. Le récit de ces mois en uniforme est truculent et rappelle certaines comédies françaises.

Après ce passage, C. Barthomeuf devient copropriétaire de Labo Films Productions, une société spécialisée dans le documentaire et le film touristique, établie à Montpellier. C’est là qu’il rencontre une bande d’étudiants québécois, dont une certaine Denise qu’il accompagne lors de son retour dans la belle province. En 1974, il y a ici plus d’emplois que de personnel et tous les deux se trouvent du travail et un petit meublé à Montréal. Il se découvre alors une passion pour les systèmes de son et décide d’ouvrir un magasin spécialisé sur le boulevard Taschereau. Les affaires roulent si bien, qu’il est sur le point d’ouvrir une seconde boutique… à Saint-Jean-sur-Richelieu.

En 1977, il rencontre un visiteur français qui lui fait l’éloge du village de Frelighsburg. Denise et lui s’y rendent, tombent sous le charme de l’endroit et veulent s’y établir. Ne trouvant pas une exploitation qui leur convient, on leur propose une ferme abandonnée du côté de Dunham et ils l’achètent. Que faire de cette propriété, ses seules connaissances en agriculture sont ses souvenirs d’enfance? Heureusement, sa compagne d’alors fait vivre le ménage en donnant des cours d’anglais aux prisonniers de Cowansville. On lui fait remarquer que les côteaux de l’endroit seraient une terre idéale pour faire pousser de la vigne. L’idée lui plait sans qu’il ait les connaissances et les habiletés essentielles à cette culture.

Encore une fois, l’anathème du conseiller en orientation le frappe et il se lance tête baissée dans cette énième aventure qui ne sera pas la dernière. Il baptise son territoire Domaine des Côtes d’Ardoise et y sème les premières vignes en 1980. Comme tout bon autodidacte, il apprend sur le tas le métier de vigneron et ses aléas, tout en affrontant la crise économique qui sévit alors. Été 1982, il accueille un stagiaire français, Charles Henri de Crouseilles, fils de vigneron, qui crée, plus tard avec des partenaires, le Vignoble de l’Orpailleur.

Les premières bouteilles des Côtes arrivent l’année suivante. Lors d’un événement de fin d’année, le Dr Jacques Papillon est séduit par le produit et propose d’acheter le vignoble tout en embauchant Barthomeuf à titre de responsable de la production. Passionné plus que jamais, le diable d’homme lit tout ce qu’il trouve sur le sujet, particulièrement ce qui concerne les cépages vitis vinifera aussi appelés cépages nobles; il va en France « quérir le matériel nécessaire à l’exploitation du jeune vignoble (tracteurs enjambeurs, arroseur, etc.). »

Un des problèmes majeurs des vignobles des années 1980-1990, et encore aujourd’hui, c’est le prix de vente de leurs produits. Le coût réel de production et celui demandé pour les bouteilles à la ferme est énorme en comparaison des vins importés. « Le rapport qualité-prix ne correspondait pas à la réalité du marché. »

Toujours à l’affut de nouveauté, Christian B. produit, en 1990, le premier vin de glace québécois avec du Vidal vendangé en décembre précédent. Cette même année, il a l’idée de produire du cidre de glace et embouteille sa première cuvée en 1992. Entre temps, il a quitté le vignoble de Dunham et Louise, sa compagne depuis, entre dans sa vie. Malgré les diverses expérimentations, le couple se garde du temps pour voyager. C’est d’ailleurs lors d’un séjour en Mauritanie, en 1996, qu’ils font leur un dicton du pays : « Ne faire que ce dont nous avons besoin. » Ce mantra guide depuis le mode de vie et celui de leurs productions.

Le goût du vin n’est jamais loin. Pour y revenir, ils choisissent la culture biologique même s’ils n’y connaissent rien. Comme d’habitude, C.B. effectue des recherches pour se faire une tête et évaluer la faisabilité d’un vignoble bio. La notion de terroir devient un phare dans la nuit. « Un goût de terroir, c’est l’interaction de la faune, la flore, les champignons, les micro-organismes (bactéries, microbes, etc.) qui sont indispensables et indissociables de la vie du sol. » Mais, avant de s’y mettre, il faut renaturaliser la terre, puisqu’après « quelques années d’utilisation de désherbants, la structure vivante qui pourvoyait gratuitement à la richesse du sol depuis des milliers d’années avait disparu. »

La théorie est évocatrice, mais la pratique exige du temps, beaucoup de temps où il faut aussi assurer sa subsistance. C.B. s’implique donc dans trois projets : le vignoble Chapelle Sainte-Agnès à Sutton, les vergers la Face cachée de la pomme et le Domaine Pinacle. Il met à profit l’expérience acquise tout en expérimentant ses nouvelles découvertes. Louise et lui ne projettent pas alors d’acheter une propriété, mais la visite d’une terre en friche dans la région de Frelighsburg remet cela en question.

Débute alors une aventure fort détaillée dans l’autobiographie. D’une certaine façon, les expériences relatées permettent au commun des mortels, dont je suis, de mieux comprendre ce qu’est la culture biologique, d’une part, et comment il est possible de faire revivre une terre trop longtemps exposée aux pesticides et aux engrais chimiques. Le Clos Saragnat, leur propriété et le nom de leur vin, prend des années à ramener à la santé, à une vie naturelle. Comment nourrir la terre autrement? Le crottin du titre de l’essai est une des réponses dont deux chevaux triés sur le volet assurent la production. S’ajoutent aux équidés des poules en liberté « surveillée » qui stimulent le couvert de terre en picorant à qui mieux mieux, en déféquant à l’avenant et en les déplaçant en bande d’un coin à l’autre de la propriété.

Autoportrait d’un paysan rebelle : une histoire de pommes, de vin et de crottin est, à sa façon, un roman d’aventures avec de multiples péripéties et de nombreux rebondissements. Certes, c’est l’histoire de succès, mais constituée d’essais, d’erreurs et de silences. On ne peut reprocher à Christian Barthomeuf la complaisance à l’égard de son travail, car il en est ainsi de l’autobiographie. On peut rendre hommage à sa détermination et, surtout, à son goût de l’aventure, lui dont a remarqué la prédisposition autodidacte.

mercredi 2 septembre 2020

Dany Laferrière

L’exil vaut le voyage

Montréal, Boréal, 2020, 408 p., 42,95 $.

Le tour du jardin des merveilles

Tour du chapeau littéraire : voilà la proposition de l’écrivain académicien Dany Laferrière avec L’exil vaut le voyage, troisième opus fait de textes et de dessins. J’y observe une maîtrise assumée du médium mixte, entre autres certaines illustrations qui vont au-delà de l’idée du passage et de son contexte. Par exemple, il peut s’intéresser à Borges ou Baldwin en les mettant dans des situations (lieu, individus, etc.) où ils évoluent ou qu’ils évoquent.


L’exil du titre suggère une contrainte, une expulsion, une déportation sous peine de condamnation à mort. Or, D.L. l’écrit : « Le dictateur pensait me punir. Ce fut une récréation. Pas chaque jour, sinon ce ne serait pas un voyage. Si j’ai fait ce livre (dans faire il y a écrire et dessiner) c’est parce que j’en avais marre qu’on associe uniquement l’exil à une douleur. » (p. 403)

On explore le livre grand format à la recherche de balises d’une matière aussi riche qu’imprévue. Les pages blanches avec intitulé et cercle rouge en sont une. La seconde est faite de mots en majuscules. Puis, il y a une table des matières un peu bancale, car certains intitulés ne correspondent pas à celui figurant dans le corps du livre.

Lisons les propos et les illustrations, en commençant par les Caraïbes. Mais non, il y a déjà une digression. D.L. vient d’apprendre le décès de son ami Jean-Claude Charles et lui adresse "Blues pour mister Charles" en illustrant abondamment leur compagnonnage. D’autres digressions suivront comme des chemins de traverse au thème de la section ou l’inspiration du moment.

Arrive une page marquante de la petite enfance. L’écrivain se souvient de son grand-père assis, immobile, dont seuls les yeux bougent : il lit, assouvissant « la plus intime des passions » (p. 19). Ce geste simple le marque à jamais, fixant dans son esprit le pouvoir des livres. Comme si cela allait de soi, il parle de ses premiers écrivains : Robert Bruce, la comtesse de Ségur, Kipling, Dumas, Stevenson, Zweig, D.H. Lawrence, etc.

"Un chasseur solitaire" relate ses habitudes d’écrire des douze dernières années et raconte qui furent les maîtres de sa pensée littéraire. Dix pages sont ensuite consacrées à Magloire Saint-Aude (1912-1971) avant de scruter les années 1950-1960 lesquelles mènent au "pivot fatal sur lequel le destin fin tourner ses gonds de ténèbres et de lumières". Je m’arrête devant Graham Greene à Port-au-Prince et son dandysme raffiné. (p. 61)

Les années 1970-1980 suivent dont le récit de la dernière nuit à Port-au-Prince et du matin de son départ de la terre natale. Cela se résume par la mort de son ami Gasser Raymond; l’attitude de Marie Nelson, sa mère; la route vers l’aéroport; etc. Dès lors, « Le confort, selon moi, c’est toute ville où ma vie n’est pas menacée à chaque coin de rue. » (p. 93)

Le voilà à Montréal PQ et ses premières découvertes. Un « soir de cafard, je suis entré dans ce club de jazz. Nina Simone remplaçait Big Mama Thornton sur la minuscule [et mythique] scène du Rising Sun. Doudou Boicel m’a tout de suite pris sous son aile. » Doudou lui apprend qu’ici l’été, c’est le temps de trouver une compagne pour les froides nuits de l’hiver, car, pour ceux venus du Sud, le choc thermique est brutal. Boicel lui conseille d’écrire et lui prête la Remington 22, cette machine à écrire sur laquelle le jeune exilé tapera comme un dératé son premier roman. Prenez le temps de scruter les dessins qui accompagnent ce passage. (p. 105-109)

Une phrase inoubliable retient mon attention : « Ma mémoire est en Haïti et mon corps est ici dans cette pièce où je joue ma tête en tentant de devenir un romancier. » (p. 124) Il suggère que « L’époque est ainsi nous rêvons tous de gloire avant même de terminer un premier roman… Le goût de la célébrité a toujours existé… Au fait je crois fermement que je n’aurais jamais entrepris cette aventure si je n’avais pu m’établir ici. La différence avec ces jeunes gens, c’est que j’ai écrit pour me sortir de ce trou minable et tenter de me rendre jusqu’à ces bungalows qu’ils venaient de quitter.» (p. 137)

Dany Laferrière a-t-il toujours la même opinion sur le joual, c’est-à-dire une forme de créolisation de la langue de Molière? « La guerre linguistique fait rage [écrit en vert] sur la planète », particulièrement au Québec où le français est menacé par l’omniprésence de l’anglais. Pour le narrateur, le français c’est la langue du colonisateur d’Haïti et l’anglais, celui de son pays d’adoption. « Je choisis l’Américain. Je décidai d’écrire mon premier livre suivant la leçon d’Hemingway. Dans un style direct, sans fioritures où l’émotion est à peine perceptible à l’œil nu. Et de placer l’histoire dans un contexte nord-américain : une guerre raciale dont le nerf est le sexe. Ici le sexe se fait sans sentiment. » (p. 219)

New York est un passage obligé. Le père de D.L., ancien maire de Port-au-Prince, s’y est exilé, laissant une plaie béante au sein de la vie familiale. Après ce bref séjour, voici trois de ses auteurs préférés : Baldwin, Bukowski et surtout Borges dont il dit que : « Sa patrie, c’est la bibliothèque, cette capitale des mondes imaginaires. » (p. 233) Plus loin, il ajoute : « Pourtant, je crois fermement qu’aucun esprit dans ce siècle, même Valéry, ne lui arrive à la cheville. Je dis bien "esprit" car je ne pense pas que Borges soit un trait bon poète ni même un pur créateur. C’est un recycleur de génie. Un peu comme Malraux avec moins de fougue et plus de grâce. » (p. 237)

Est-il un écrivain antillais? Il écrit être « vraiment fatigué de tous ces concepts (métissage, antillanité, créolité, francophonie) qui ne font qu’éloigner l’écrivain de sa fonction première : faire surgir au bout de ses doigts par la magie de l’écriture la fleur de l’émotion. » Reliant les eaux des Antilles à celles du golfe du Mexique, il considère venir du continent américain – rappelant que l’Amérique n’est pas le seul apanage des États-Unis – et ainsi être un homme du Nouveau-Monde. (p. 258)

On croise ensuite quatre écrivains états-uniens l’ayant marqué – Salinger, Leibovitz, Mailer et Capote. Ici encore, j’insiste sur l’équilibre entre les mots, les dessins et les couleurs qui, en une soixantaine de pages, nous font littéralement entrer dans leur univers de chacun. Il s’agit là d’une séquence remarquable dans son entièreté.

Qui ne connaît pas l’œuvre picturale d’Edward Hopper et l’American Art? Pour D.L., Hopper est dans l’ombre de son œuvre, alors qu’Hemingway est un personnage digne de la plume de James Joyce. D’un art à l’autre, il relève treize mythes de la "mythologie urbaine dans le cinéma américain" dont : temps, genre, voiture, restaurant, argent, star, livre, sauce de spaghetti, bar chapeau, station-service, verre de whisky et Oscar.

Le passage intitulé "Guyane" s’ouvre sur une forêt verte et luxuriante. On y rencontre les écrivains Guy Debord, Félix Éboué, Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire et Léopold Senghor. Passant par "Mexico", D.L. présente Diego Rivera et sa compagne Frida Kahlo. Puis, direction "Vers le Sud", cette Amérique incertaine où le romancier dessinateur s’intéresse aux sensations de voir et d’entendre. Je retiens que «Les tableaux les plus connus sont les plus mal vus » (p. 347), une remarque tirée d’On y voit rien – Description un essai de Daniel Arasse qui m’a rappelé ces visiteurs de musée qui mitraillent les œuvres avec leur téléphone oubliant qu’ils ne le reverront peut-être jamais.

Direction Brésil. À São Paulo, il rencontre Diva Damato qui s’efforce depuis 50 ans de faire des produits culturels autrement oubliés, sinon « la planète serait un immense McDonald’s de la culture où l’on mangerait toujours le même hamburger. » (p. 363) À "Buenos Aires avec ou sans Borges", l’écrivain Laferrière est l’invité d’Alberto Manguel, un ami Borges.

Je ne suis pas étonné que, parmi les dernières pages du livre, on trouve "L’exil de ma mère". Elles sont faites d’une dizaine de cases, chacune illustrant un aspect de la vie de cette femme qui semble traverser son existence sur un fil de fer, attentive aux secousses de l’air du temps. L’époux et le fils partis, « celui qui reste vit l’exil plus durement que celui qui part ». Souvenirs des oranges qu’elle lui apportait; des appels de son père en exil; des photos de son enfance où règnent celles de son père; d’une lettre à sa sœur, vivant toujours à Port-au-Prince, qui a prénommé son fils « Dany afin de retrouver notre enfance »; de la grande armoire dans laquelle se trouve toute la vie de sa mère; du départ vers l’exil et cette attitude où « Je ne m’intéresse qu’aux détails et les plus minimes sont les plus précieux »; des livres de sa bibliothèque haïtienne, ceux d’une autre époque que sa mère lui acheminent un à la fois comme une résurgence du passé du temps et de l’espace; et enfin l’absence plurielle pour sa mère : « J’imagine ma mère tourner dos à la réalité pour s’enfoncer dans le rêve. »

Dany Laferrière a souvent écrit qu’il aimait lire dans son bain. Je vous déconseille de lire L’exil vaut le voyage de cette façon, car, à cause de son format, le livre se laisse plus facilement manipuler sur un plan fixe. Il y a aussi la lecture au lit si j’en crois une photo promotionnelle où on voit Dany Laferrière en train de dessiner dans cette position. Peu importe la position adoptée, une chose est certaine : vous passerez des heures à voyager dans les univers de l’Académicien, un exil volontaire, mais provisoire. 

mercredi 26 août 2020

Hélène Vachon

Le complexe de Salomon

Québec, Alto, 2020, 104 p., 18,95 $ (papier), 12,99 $ (numérique).

 

La vie c’est du sérieux : rions-en!

 

Douze nouvelles, ça ne change pas l’univers de la narration, mais cela permet d’errer d’une émotion à une autre en revisitant –pour ne pas dire réinventant – diverses façons de développer les histoires brèves. C’est ce que propose Hélène Vachon dans Le complexe de Salomon en explorant divers univers, en braquant le projecteur de son imagination sur un ou deux personnages, et en alternant sérieux et ironie.


 

Le titre d’abord qui est aussi celui de la onzième nouvelle. Le Salomon en question fait référence à un juste à qui deux femmes se réclamant mère d’un enfant demandent de juger de la situation. Il propose de résoudre le litige en coupant l’enfant en deux, sachant que, sans aucun doute possible, la vraie maman préfèrera abandonner son enfant plutôt que de le voir mourir.

Ici, l’écrivaine suggère un conflit sans grande importance puisqu’il s’agit d’un billet de 20 dollars qu’un individu trouve sur le plancher d’un distributeur de billets et qu’il propose aux gens qui attendent à la porte. La justice du type les étonne au point où ils tergiversent plus sur son intention que sur le billet lui-même. Tant et si bien que le bonhomme finit par le mettre en pièce.

Revenons au premier récit, "L’arrêt 139". Sous un abribus situé en face d’une prison, un individu, venant d’en sortir après avoir purgé sa peine, attend en retrouvant la liberté. Surgit un homme qui fait devant lui un violent procès de la prison et de ses pensionnaires. Et il en remet, encore et encore, sa seule gentillesse à l’endroit de l’ex-prisonnier étant de lui offrir une cigarette. On entend au loin le bus qui s’amène comme un signal que le flot d’horreurs doit cesser d’être débité. Le vilain dit alors qu’il ne comprend pas que la victime de son discours a résisté sans réagir et qu’il croit qu’il pourra désormais « supporter le monde entier ».

L’"Amour maternel" relate l’histoire d’une mère castratrice, aux limites de la caricature, mais non moins risible. Que ne reproche-t-elle pas à sa fille Alyssia, de sa naïveté chronique à ses trois époux, l’ovni, l’illuminé, le mufle. La pauvre fille est ballottée entre les diktats de cette femme et les caprices de son troisième mari qui, entre autres, lui impose des canons de beauté pour répondre à ses fantasmes. L’exagération des situations racontées n’est pas sans rappeler un monde où prime l’image, ce qu’on ne cesse de décrier.

Je passe vite sur "Intelligence artificielle", une farce inspirée des inutilités présentées à l’occasion de forums et de salons sur les nouvelles technologies, ici une bouteille intelligente. Si le ridicule ne tue pas, j’imagine aisément un tel produit et sa mise en marché faite à coups de pop-up sur l’écran de millions de portables lors d’un périple dans le désert de la consommation outrancière. J’en ris encore!

"Les enfants du silence" fait un parallèle entre les enfants d’aujourd’hui et ceux de l’époque, pas si lointaine quand même, de la narratrice. Cette dernière pause dès la première phrase son point de vue : « Moi qui n’ai pas d’enfants, je suis toujours étonné de voir à quel point les parents modernes s’acharnent sur leurs petits. » Pour illustrer cette remarque, que je partage soit dit en passant, cette hyperactivité infantile programmée, elle raconte une promenade dans un boisé en compagnie de sa nièce et ses deux enfants durant laquelle et la mère et sa progéniture se rappellent mutuellement les éléments de botanique qu’ils y observent. La narratrice ne comprend pas que le silence nécessaire pour apprécier la nature luxuriante ne soit pas respecté, au point de faire fuir la faune qui l’habite. Puis, enfin, le silence revient. Cette image m’a rappelé les visiteurs de musées qui font de leur visite un shooting photographique, négligeant l’unicité du moment devant les toiles ou sculptures de maîtres.

"Boomerang ou comment se débarrasser de ses livres sans y arriver" jette le projecteur sur la réalité d’un écrivain à la plume prolixe littéralement emmuré dans les invendus de tous ses livres dont il ne parvient pas à se défaire. Il essaie par tous les moyens qu’il croit possible et, à la fin : « Il en déduisit, avec un embryon de joie au cœur et toujours aussi peu de logique, qu’ils [se livres] traverseraient les ans. » Quelle illusion!

L’histoire de "Sous haute surveillance", sa trame déjantée surtout, m’a bien fait rigoler. Comment peut-il en être autrement quand les personnages sont des caricatures d’individus aux actions démesurées? Je ne dirai rien de la chute, mais imaginez un gardien de prison timoré qui observe, impuissant, un pensionnaire au lourd dossier criminel devenir amoureux d’Aglaé Prudhomme, visiteuse humanitaire. Ronald Bourdon, le gardien, n’a jamais connu, à 64 ans, une telle passion qui pousse Aglaé et Ted Barbosa, le tueur en série, à convoler.

"Malentendant et malentendu" illustre de façon humoristique la difficulté rencontrée par une journaliste décidée d’« interviewer Astrup Pedersen, écrivain danois célèbre, vieillissant et dur d’oreille ». À son patron hésitant, elle dit qu’elle va préparer les questions et les réponses qu’elle enverra à l’écrivain qui n’aura qu’à lire son segment dans l’ordre, au fur et à mesure. Tout va très bien jusqu’au moment de la rencontre : Pedersen est radieux et n’a rien à voir avec l’homme qu’on lui a décrit. L’intervieweuse est à ce point ravie qu’elle se laisse aller à une présentation beaucoup plus longue, si bien que le Danois croit qu’elle a lié la première question à l’avant-propos et énonce la réponse proposée. S’en suit, vous aurez compris, une dérape où le propos de l’une n’a aucun lien avec la réponse de l’autre d’où résulte un quiproquo hilarant.

"Le vieux chien" de Jérémie est très mal en point : il souffre de son grand âge. Or, son maître le comprend, mais ne se résout pas l’amener chez le vétérinaire pour mettre fin à ses années de bonheur devenues d’insupportables douleurs. « Ils sont nés le même jour, ils ont tous les deux dix-sept ans. » Nous assistons ainsi à la valse-hésitation des rues qu’ils ont si souvent parcourues à l’officine du médecin où le compagnon aimerait bien s’arrêter pour en finir avec cette vie devenue misérable. Hélène Vachon a sûrement eu autour d’elle quelqu’un qui a longtemps hésité à abréger la vie de son animal préféré, à moins que ce soit elle-même, pour reproduire avec justesse la double misère entre vie et mort.

"Suspect" renvoie à un individu­ soupçonné, à tort ou à raison, d’avoir commis un méfait. C’est ici le cas d’Edmond dont la bonté extrême lui vaut l’opprobre de celui à qui il venait rendre son portefeuille égaré. Jo Duquette ne comprend tout simplement pas qu’on puisse poser un tel geste sans intérêt. De tergiversations en blâmes, voilà que le généreux Edmond devient le roublard décrié par Duquette comme lui ayant volé une partie de la somme que contenait le portemonnaie. Le ton monte, la police s’amène et joue au Salomon. La bonté naïve d’Edmond lui vaut 50 $ pour sa bonne action, somme qu’il finira par remettre à Duquette.

Avec "Entre psys", nous sommes en pleine crise paranoïaque d’un psy se confiant à un collègue, lui racontant que tous ceux qui l’entourent, femme et filles, sont « des gens heureux ». Il veut leur faire comprendre que la perfection est une qualité que les humaines ne peuvent atteindre, mais n’y parvient pas. Il en va aussi pour une patiente vue en train de faire l’amour sur la banquette arrière d’un bus en pleine euphorie. Le dialogue entre les deux professionnels, de plus en plus éthylique, est cocasse, mais très sérieux en ce qui a trait à l’analyse qu’ils font du bonheur comportemental qu’ils observent.

L’écrivaine a choisi de faire revivre l’écrivain autrichien Stefan Zweig à l’époque où il s’est installé à Pétropolis, au Brésil. Le titre de cette nouvelle, "Désenchantement", exprime de façon lapidaire l’état d’esprit de Zweig en février 1942, peu temps avant son décès. « Plus il vieillit, plus la proximité des autres lui devient difficile, l’impression douloureuse de ne plus pouvoir être seul, une main va se déposer sur son épaule, quelqu’un va lui parler, lui reprocher quelque chose, sa vie le suit comme une ombre. » Par exemple, cet homme qui lui dit que c’est un honneur qu’un homme comme lui se soit établi dans son pays, alors que lui croit que « l’exil n’a rien d’honorable ». Le personnage Zweig pousse ici sa réflexion sur le rôle de l’intellectuel comme de l’écrivain qui « a le droit de rester en marge, de s’extraire d’un monde qui ne le satisfait pas, de perdre de vue tout ce qui n’est pas son œuvre parce que là, et là seulement, est son salut. » Ayant fui la montée du nazisme, il se sent désormais démuni devant ce qui devient jour après jour son inexistence. La sensibilité d’Hélène Vachon lui permet d’imaginer ce qui a pu se passer dans la tête de Zweig avant son suicide et celui de Lotte, sa compagne.

Le complexe de Salomon est un recueil criant de vérité à travers diverses aventures humaines, jamais tristes, parfois drôles, et toujours hyperréalistes. L’écriture d’Hélène Vachon est en pleine maturité, un stade d’évolution littéraire que nombre restreint d’écrivains parviennent à atteindre. 

mercredi 19 août 2020

Marc Séguin

Jenny Sauro

Montréal, Leméac, 2020, 290 p., 28,95 $.

 

La vie qui bat ou

La vie après la vie

 

« Jenny Sauro est morte noyée le 29 décembre. Elle avait trente-six ans. » Ainsi débute le quatrième roman de Marc Séguin, Jenny Sauro. Cela m’a rappelé – « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » –, cette phrase du premier roman d’Albert Camus, L’étranger (1942).

Qui s’intéresse aux arts québécois et ne connaît pas l’artiste multidisciplinaire socialement engagé, Marc Séguin, a sans doute vécu les dernières décennies sur une autre planète. Le peintre, romancier et cinéaste n’a cessé de peaufiner son art en créant de nouvelles œuvres qui ont, généralement, connu une bonne réception du public et de la critique.

Du côté littéraire, il a enchaîné trois romans, un récit et un recueil de poésie depuis 2009; La foi du braconnier, son premier roman, a remporté le Prix littéraire des collégiens 2010. J’ai recensé ici tous ces livres avec un plaisir renouvelé en observant de l’un à l’autre une maîtrise de plus en plus assumée de l’art d’écrire qu’il a fait sien, de sa littérarité formelle et des préoccupations humanistes qui tapissent son imaginaire.

  



Voilà qu’en cette période trouble, il publie Jenny Sauro, un roman dont l’entièreté de la trame gravite autour du personnage éponyme, de son village North Nation, du lac des Onze milles et de celui de la réserve indienne d’Eleven. L’élément déclencheur du roman, je la répète : « Jenny Sauro est morte noyée le 29 décembre. Elle avait trente-six ans. Personne n’aurait pu envisager une telle tragédie dans le petit village de North Nation. »

Cet événement oblige un retour en arrière, sinon des retours en arrière pour faire connaître l’héroïne et une douzaine de personnages composant son univers. Émile et Arthur, son père et son fils, constituent sa garde rapprochée, ses partenaires d’une vie familiale unique, voire exemplaire sans qu’on ne leur dise. La mort de Jenny survient alors qu’elle sauve de la noyade Arthur qui s’est aventuré sur le lac et que la glace a cédé. L’enfant de six ans s’en tire sans conséquence immédiate autre qu’une hypothermie vite guérie.

Les pages qui suivent racontent les mois qui d’après la noyade jusqu’au vendredi saint où villageois et membres de la réserve amérindienne se réunissent dans l’église catholique en mémoire de Jenny. L’histoire et le rôle de chacune et chacun dans la vie de Jenny sont racontés alors, mettant ainsi en perspective la femme qu’elle était et ses rapports avec celles et ceux qu’elle côtoyait.

Rien de linéaire ou de temps continu dans cette fresque relatant des moments marquants des 36 ans de la noyée qui l’ont amenée à cette curieuse de fin d’itinéraire. Pour soutenir ces rappels, il y a la vie qu’Émile et son petit-fils Arthur se créent en l’absence physique de Jenny. Le nouveau rôle du grand-père face à l’enfant et l’absence à laquelle le gamin survit grâce au père de sa mère. L’apprentissage d’un nouveau mode de vie pour l’un et l’autre sert à combler ce vide tout en faisant leur deuil, un jour à la fois.

La plume de Marc Séguin n’est jamais noire tristesse relatant plutôt la présence de l’absente dans l’émergence de liens nouveaux entre Émile et Arthur, tout en consolidant ceux qu’ils avaient développés jusqu’alors. Dans une certaine mesure, l’événement fait vieillir l’un et l’autre, le lien familial chez l’aîné et le sens des responsabilités chez l’enfant.

Qu’en est-il des 36 ans de Jenny Sauro? Les événements qui nous sont racontés tracent le portrait d’une femme en pleine maturité qui accepte ce qu’elle a fait sciemment de sa vie à ce jour et selon les circonstances que le destin lui a imposées. Du nombre, il y a la séparation de ses parents quand elle avait une douzaine d’années et que sa mère a décidé d’aller vivre autre chose, ailleurs. Il faut peu de temps à Lise Mathers pour réaliser ce qu’elle sait déjà : elle n’a pas la fibre maternelle. Jenny retourne donc vivre auprès de son père quelques mois plus tard. Le père et la fille sont en harmonie, et la venue de Mireille, la seconde épouse d’Émile, n’altère en rien leurs rapports et comble l’absence la féminité, d’autant plus que la relation entre Jenny et sa belle-mère est harmonieuse.

À 17 ans, Jenny part pour Montréal y poursuivre ses études collégiales. La fin de son adolescence et la découverte de la relation amoureuse occuperont beaucoup de place dans ses années montréalaises, tout comme une constatation aussi importante : elle n’aime pas la vie urbaine. Ses projets d’études la déçoivent et sa brève relation avec François la comble. Finie l’université et début d’une grossesse menée seule. À 29 ans, Jenny Sauro revient chez son père qui l’accueille à bras ouverts.

Plus que jamais, le père et fille forment une famille capable d’éduquer un tout jeune enfant. Jenny se trouve un emploi au resto du village dont elle ouvre les portes six jours sur sept et accueille tous les matins les visages d’hommes du village, les uns en route pour le moulin à scie, les autres pour le début d’une journée faite d’habitudes. Il faut dire que Jenny est la plus belle fille du village et qu’elle connaît tout le monde, ce monde qui connaît tout de la vie de chacun, chacune.

Un détail qui a son importance : Jenny a joué au hockey dans le seul aréna du coin, celui situé dans la réserve amérindienne construit avec l’aide du gouvernement fédéral. Elle était l’unique fille à jouer avec les garçons et ni eux ni elle ne se faisaient de cadeaux. Comme on dit : « She was one of the boys. »

Elle aimait aussi les activités saisonnières, la pêche sur le lac l’été, la trappe dans la forêt environnante l’hiver avec son père. Au sujet de ce mode de chasse, Émile raconte qu’un jour il a ramené un renard piégé et gelé; dans l’atelier, alors qu’il se prépare à le dépiauter, l’animal a repris vie et pris la poudre escampette dès qu’on a ouvert la porte.

Jean Prince alias Jean-Jean alias Johnny Rock&Roll, Max Kendrick-Fontaine, Jeanne Roumier, Jackson Isaac, Annie Rousseau, John Viau, William Bourque policier et révérend, Robert Foster de la scierie, Milan Hébert le boulanger, Richard Brennan, Martine Johnson, Soreen Simon l’organiste : tous occupent un rôle dans l’univers de Jenny Sauro, selon l’importance qu’elle leur accorde. Ainsi, ils ont toutes et tous l’impression qu’ils sont au centre de sa vie à chaque fois qu’ils s’adressent à elle.

À 36 ans, Jenny Sauro a l’impression prémonitoire qu’elle arrive au bout de la route, convaincue qu’elle a généralement bien fait. Il n’y a qu’Arthur et Émile qui comptent désormais, mais elle croit qu’ils peuvent apprendre à vivre sans elle.

A-t-elle souhaité la noyade? Certes, non, car c’est la vie de son fils qui l’y a entraînée.

Tout son capital humain se manifeste lors de la commémoration du Vendredi saint à laquelle même Lise et François, sa mère et le père d’Arthur, assistent sans mot dire. Ce jour-là, celles et ceux qui prennent la parole expriment ce qu’on n’ose pas dire quand la personne à laquelle elles s’adressent est vivante, une sorte de pudeur mal endiguée.

Trois jours après la rencontre commémorative, le policier-révérend Bourque retrouve le corps de Jenny comme il l’avait promis à son père. La suite du récit se déroule à un autre niveau d’entendement, des pages qu’on peut croire appartenir à un genre littéraire différent, mais que je résume ainsi : « Et pourquoi pas », hésitant entre un point d’exclamation et un point d’interrogation.

Refusant d’être un divulgâcheur, je laisse à chacune, chacun de découvrir la chute du roman de Marc Séguin et d’avoir autant que moi le plaisir tout littéraire de vivre quelques heures en compagnie de la famille Sauro, du village qu’elle habite et des voisins amérindiens.