Hélène Vachon
Le complexe de Salomon
Québec, Alto, 2020, 104 p., 18,95 $ (papier),
12,99 $ (numérique).
La vie c’est du sérieux : rions-en!
Douze nouvelles, ça ne change pas
l’univers de la narration, mais cela permet d’errer d’une émotion à une autre
en revisitant –pour ne pas dire réinventant – diverses façons de développer les
histoires brèves. C’est ce que propose Hélène Vachon dans Le complexe de
Salomon en explorant divers univers, en braquant le projecteur de son imagination
sur un ou deux personnages, et en alternant sérieux et ironie.
Le titre d’abord qui est aussi celui de la onzième nouvelle. Le Salomon en question fait référence à un juste à qui deux femmes se réclamant mère d’un enfant demandent de juger de la situation. Il propose de résoudre le litige en coupant l’enfant en deux, sachant que, sans aucun doute possible, la vraie maman préfèrera abandonner son enfant plutôt que de le voir mourir.
Ici, l’écrivaine suggère un
conflit sans grande importance puisqu’il s’agit d’un billet de 20 dollars qu’un
individu trouve sur le plancher d’un distributeur de billets et qu’il propose
aux gens qui attendent à la porte. La justice du type les étonne au point où
ils tergiversent plus sur son intention que sur le billet lui-même. Tant et si
bien que le bonhomme finit par le mettre en pièce.
Revenons au premier récit, "L’arrêt
139". Sous un abribus situé en face d’une prison, un individu, venant d’en
sortir après avoir purgé sa peine, attend en retrouvant la liberté. Surgit un
homme qui fait devant lui un violent procès de la prison et de ses pensionnaires.
Et il en remet, encore et encore, sa seule gentillesse à l’endroit de l’ex-prisonnier
étant de lui offrir une cigarette. On entend au loin le bus qui s’amène comme
un signal que le flot d’horreurs doit cesser d’être débité. Le vilain dit alors
qu’il ne comprend pas que la victime de son discours a résisté sans réagir et
qu’il croit qu’il pourra désormais « supporter le monde entier ».
L’"Amour maternel"
relate l’histoire d’une mère castratrice, aux limites de la caricature, mais
non moins risible. Que ne reproche-t-elle pas à sa fille Alyssia, de sa naïveté
chronique à ses trois époux, l’ovni, l’illuminé, le mufle. La pauvre fille est ballottée
entre les diktats de cette femme et les caprices de son troisième mari qui, entre
autres, lui impose des canons de beauté pour répondre à ses fantasmes. L’exagération
des situations racontées n’est pas sans rappeler un monde où prime l’image, ce qu’on
ne cesse de décrier.
Je passe vite sur "Intelligence
artificielle", une farce inspirée des inutilités présentées à l’occasion
de forums et de salons sur les nouvelles technologies, ici une bouteille intelligente.
Si le ridicule ne tue pas, j’imagine aisément un tel produit et sa mise en
marché faite à coups de pop-up sur l’écran de millions de portables lors d’un
périple dans le désert de la consommation outrancière. J’en ris encore!
"Les enfants du silence"
fait un parallèle entre les enfants d’aujourd’hui et ceux de l’époque, pas si
lointaine quand même, de la narratrice. Cette dernière pause dès la première
phrase son point de vue : « Moi qui n’ai pas d’enfants, je suis toujours
étonné de voir à quel point les parents modernes s’acharnent sur leurs petits. »
Pour illustrer cette remarque, que je partage soit dit en passant, cette
hyperactivité infantile programmée, elle raconte une promenade dans un boisé en
compagnie de sa nièce et ses deux enfants durant laquelle et la mère et sa
progéniture se rappellent mutuellement les éléments de botanique qu’ils y observent.
La narratrice ne comprend pas que le silence nécessaire pour apprécier la nature
luxuriante ne soit pas respecté, au point de faire fuir la faune qui l’habite.
Puis, enfin, le silence revient. Cette image m’a rappelé les visiteurs de musées
qui font de leur visite un shooting photographique, négligeant l’unicité du
moment devant les toiles ou sculptures de maîtres.
"Boomerang ou comment se
débarrasser de ses livres sans y arriver" jette le projecteur sur la
réalité d’un écrivain à la plume prolixe littéralement emmuré dans les invendus
de tous ses livres dont il ne parvient pas à se défaire. Il essaie par tous les
moyens qu’il croit possible et, à la fin : « Il en déduisit, avec un
embryon de joie au cœur et toujours aussi peu de logique, qu’ils [se livres] traverseraient
les ans. » Quelle illusion!
L’histoire de "Sous haute surveillance",
sa trame déjantée surtout, m’a bien fait rigoler. Comment peut-il en être
autrement quand les personnages sont des caricatures d’individus aux actions démesurées?
Je ne dirai rien de la chute, mais imaginez un gardien de prison timoré qui
observe, impuissant, un pensionnaire au lourd dossier criminel devenir amoureux
d’Aglaé Prudhomme, visiteuse humanitaire. Ronald Bourdon, le gardien, n’a
jamais connu, à 64 ans, une telle passion qui pousse Aglaé et Ted Barbosa, le
tueur en série, à convoler.
"Malentendant et malentendu"
illustre de façon humoristique la difficulté rencontrée par une journaliste décidée
d’« interviewer Astrup Pedersen, écrivain danois célèbre, vieillissant et dur
d’oreille ». À son patron hésitant, elle dit qu’elle va préparer les
questions et les réponses qu’elle enverra à l’écrivain qui n’aura qu’à lire son
segment dans l’ordre, au fur et à mesure. Tout va très bien jusqu’au moment de
la rencontre : Pedersen est radieux et n’a rien à voir avec l’homme qu’on
lui a décrit. L’intervieweuse est à ce point ravie qu’elle se laisse aller à
une présentation beaucoup plus longue, si bien que le Danois croit qu’elle a lié
la première question à l’avant-propos et énonce la réponse proposée. S’en suit,
vous aurez compris, une dérape où le propos de l’une n’a aucun lien avec la
réponse de l’autre d’où résulte un quiproquo hilarant.
"Le vieux chien" de
Jérémie est très mal en point : il souffre de son grand âge. Or, son maître
le comprend, mais ne se résout pas l’amener chez le vétérinaire pour mettre fin
à ses années de bonheur devenues d’insupportables douleurs. « Ils sont nés
le même jour, ils ont tous les deux dix-sept ans. » Nous assistons ainsi à
la valse-hésitation des rues qu’ils ont si souvent parcourues à l’officine du
médecin où le compagnon aimerait bien s’arrêter pour en finir avec cette vie
devenue misérable. Hélène Vachon a sûrement eu autour d’elle quelqu’un qui a
longtemps hésité à abréger la vie de son animal préféré, à moins que ce soit
elle-même, pour reproduire avec justesse la double misère entre vie et mort.
"Suspect" renvoie à un
individu soupçonné, à tort ou à raison, d’avoir commis un méfait. C’est ici le
cas d’Edmond dont la bonté extrême lui vaut l’opprobre de celui à qui il venait
rendre son portefeuille égaré. Jo Duquette ne comprend tout simplement pas qu’on
puisse poser un tel geste sans intérêt. De tergiversations en blâmes, voilà que
le généreux Edmond devient le roublard décrié par Duquette comme lui ayant volé
une partie de la somme que contenait le portemonnaie. Le ton monte, la police s’amène
et joue au Salomon. La bonté naïve d’Edmond lui vaut 50 $ pour sa bonne
action, somme qu’il finira par remettre à Duquette.
Avec "Entre psys", nous
sommes en pleine crise paranoïaque d’un psy se confiant à un collègue, lui
racontant que tous ceux qui l’entourent, femme et filles, sont « des gens
heureux ». Il veut leur faire comprendre que la perfection est une qualité
que les humaines ne peuvent atteindre, mais n’y parvient pas. Il en va aussi pour
une patiente vue en train de faire l’amour sur la banquette arrière d’un bus en
pleine euphorie. Le dialogue entre les deux professionnels, de plus en plus éthylique,
est cocasse, mais très sérieux en ce qui a trait à l’analyse qu’ils font du bonheur
comportemental qu’ils observent.
L’écrivaine a choisi de faire
revivre l’écrivain autrichien Stefan Zweig à l’époque où il s’est installé à Pétropolis,
au Brésil. Le titre de cette nouvelle, "Désenchantement", exprime de
façon lapidaire l’état d’esprit de Zweig en février 1942, peu temps avant son
décès. « Plus il vieillit, plus la proximité des autres lui devient difficile,
l’impression douloureuse de ne plus pouvoir être seul, une main va se déposer
sur son épaule, quelqu’un va lui parler, lui reprocher quelque chose, sa vie le
suit comme une ombre. » Par exemple, cet homme qui lui dit que c’est un
honneur qu’un homme comme lui se soit établi dans son pays, alors que lui croit
que « l’exil n’a rien d’honorable ». Le personnage Zweig pousse ici sa
réflexion sur le rôle de l’intellectuel comme de l’écrivain qui « a le
droit de rester en marge, de s’extraire d’un monde qui ne le satisfait pas, de
perdre de vue tout ce qui n’est pas son œuvre parce que là, et là seulement,
est son salut. » Ayant fui la montée du nazisme, il se sent désormais démuni
devant ce qui devient jour après jour son inexistence. La sensibilité d’Hélène
Vachon lui permet d’imaginer ce qui a pu se passer dans la tête de Zweig avant
son suicide et celui de Lotte, sa compagne.
Le complexe de Salomon est un recueil criant de vérité à travers diverses aventures humaines, jamais tristes, parfois drôles, et toujours hyperréalistes. L’écriture d’Hélène Vachon est en pleine maturité, un stade d’évolution littéraire que nombre restreint d’écrivains parviennent à atteindre.
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