Dany Laferrière
L’exil vaut le voyage
Montréal, Boréal, 2020, 408 p., 42,95 $.
Le tour du jardin des merveilles
Tour du chapeau littéraire : voilà la proposition de l’écrivain académicien Dany Laferrière avec L’exil vaut le voyage, troisième opus fait de textes et de dessins. J’y observe une maîtrise assumée du médium mixte, entre autres certaines illustrations qui vont au-delà de l’idée du passage et de son contexte. Par exemple, il peut s’intéresser à Borges ou Baldwin en les mettant dans des situations (lieu, individus, etc.) où ils évoluent ou qu’ils évoquent.
L’exil du titre suggère une contrainte, une expulsion, une déportation sous peine de condamnation à mort. Or, D.L. l’écrit : « Le dictateur pensait me punir. Ce fut une récréation. Pas chaque jour, sinon ce ne serait pas un voyage. Si j’ai fait ce livre (dans faire il y a écrire et dessiner) c’est parce que j’en avais marre qu’on associe uniquement l’exil à une douleur. » (p. 403)
On explore le livre grand format à
la recherche de balises d’une matière aussi riche qu’imprévue. Les pages
blanches avec intitulé et cercle rouge en sont une. La seconde est faite de mots
en majuscules. Puis, il y a une table des matières un peu bancale, car certains
intitulés ne correspondent pas à celui figurant dans le corps du livre.
Lisons les propos et les illustrations,
en commençant par les Caraïbes. Mais non, il y a déjà une digression. D.L.
vient d’apprendre le décès de son ami Jean-Claude Charles et lui adresse "Blues
pour mister Charles" en illustrant abondamment leur compagnonnage. D’autres
digressions suivront comme des chemins de traverse au thème de la section ou l’inspiration
du moment.
Arrive une page marquante de la
petite enfance. L’écrivain se souvient de son grand-père assis, immobile, dont
seuls les yeux bougent : il lit, assouvissant « la plus intime des
passions » (p. 19). Ce geste simple le marque à jamais, fixant dans son esprit
le pouvoir des livres. Comme si cela allait de soi, il parle de ses premiers écrivains :
Robert Bruce, la comtesse de Ségur, Kipling, Dumas, Stevenson, Zweig, D.H. Lawrence,
etc.
"Un chasseur solitaire"
relate ses habitudes d’écrire des douze dernières années et raconte qui furent les
maîtres de sa pensée littéraire. Dix pages sont ensuite consacrées à Magloire
Saint-Aude (1912-1971) avant de scruter les années 1950-1960 lesquelles mènent
au "pivot fatal sur lequel le destin fin tourner ses gonds de ténèbres et
de lumières". Je m’arrête devant Graham Greene à Port-au-Prince et son dandysme
raffiné. (p. 61)
Les années 1970-1980 suivent dont
le récit de la dernière nuit à Port-au-Prince et du matin de son départ de la
terre natale. Cela se résume par la mort de son ami Gasser Raymond; l’attitude
de Marie Nelson, sa mère; la route vers l’aéroport; etc. Dès lors, « Le
confort, selon moi, c’est toute ville où ma vie n’est pas menacée à chaque coin
de rue. » (p. 93)
Le voilà à Montréal PQ et ses
premières découvertes. Un « soir de cafard, je suis entré dans ce club de
jazz. Nina Simone remplaçait Big Mama Thornton sur la minuscule [et mythique] scène
du Rising Sun. Doudou Boicel m’a tout de suite pris sous son aile. » Doudou
lui apprend qu’ici l’été, c’est le temps de trouver une compagne pour les froides
nuits de l’hiver, car, pour ceux venus du Sud, le choc thermique est brutal. Boicel
lui conseille d’écrire et lui prête la Remington 22, cette machine à écrire sur
laquelle le jeune exilé tapera comme un dératé son premier roman. Prenez le
temps de scruter les dessins qui accompagnent ce passage. (p. 105-109)
Une phrase inoubliable retient
mon attention : « Ma mémoire est en Haïti et mon corps est ici dans
cette pièce où je joue ma tête en tentant de devenir un romancier. » (p. 124)
Il suggère que « L’époque est ainsi nous rêvons tous de gloire avant même
de terminer un premier roman… Le goût de la célébrité a toujours existé… Au
fait je crois fermement que je n’aurais jamais entrepris cette aventure si je n’avais
pu m’établir ici. La différence avec ces jeunes gens, c’est que j’ai écrit pour
me sortir de ce trou minable et tenter de me rendre jusqu’à ces bungalows qu’ils
venaient de quitter.» (p. 137)
Dany Laferrière a-t-il toujours la
même opinion sur le joual, c’est-à-dire une forme de créolisation de la langue
de Molière? « La guerre linguistique fait rage [écrit en vert] sur la
planète », particulièrement au Québec où le français est menacé par l’omniprésence
de l’anglais. Pour le narrateur, le français c’est la langue du colonisateur d’Haïti
et l’anglais, celui de son pays d’adoption. « Je choisis l’Américain. Je
décidai d’écrire mon premier livre suivant la leçon d’Hemingway. Dans un style
direct, sans fioritures où l’émotion est à peine perceptible à l’œil nu. Et de
placer l’histoire dans un contexte nord-américain : une guerre raciale
dont le nerf est le sexe. Ici le sexe se fait sans sentiment. » (p. 219)
New York est un passage obligé.
Le père de D.L., ancien maire de Port-au-Prince, s’y est exilé, laissant une
plaie béante au sein de la vie familiale. Après ce bref séjour, voici trois de
ses auteurs préférés : Baldwin, Bukowski et surtout Borges dont il dit que :
« Sa patrie, c’est la bibliothèque, cette capitale des mondes imaginaires. »
(p. 233) Plus loin, il ajoute : « Pourtant, je crois fermement qu’aucun
esprit dans ce siècle, même Valéry, ne lui arrive à la cheville. Je dis bien "esprit"
car je ne pense pas que Borges soit un trait bon poète ni même un pur créateur.
C’est un recycleur de génie. Un peu comme Malraux avec moins de fougue et plus
de grâce. » (p. 237)
Est-il un écrivain antillais? Il écrit
être « vraiment fatigué de tous ces concepts (métissage, antillanité,
créolité, francophonie) qui ne font qu’éloigner l’écrivain de sa fonction première :
faire surgir au bout de ses doigts par la magie de l’écriture la fleur de l’émotion. »
Reliant les eaux des Antilles à celles du golfe du Mexique, il considère venir du
continent américain – rappelant que l’Amérique n’est pas le seul apanage des États-Unis
– et ainsi être un homme du Nouveau-Monde. (p. 258)
On croise ensuite quatre
écrivains états-uniens l’ayant marqué – Salinger, Leibovitz, Mailer et Capote.
Ici encore, j’insiste sur l’équilibre entre les mots, les dessins et les couleurs
qui, en une soixantaine de pages, nous font littéralement entrer dans leur univers
de chacun. Il s’agit là d’une séquence remarquable dans son entièreté.
Qui ne connaît pas l’œuvre picturale
d’Edward Hopper et l’American Art? Pour D.L., Hopper est dans l’ombre de son œuvre,
alors qu’Hemingway est un personnage digne de la plume de James Joyce. D’un art
à l’autre, il relève treize mythes de la "mythologie urbaine dans le
cinéma américain" dont : temps, genre, voiture, restaurant, argent,
star, livre, sauce de spaghetti, bar chapeau, station-service, verre de whisky
et Oscar.
Le passage intitulé "Guyane"
s’ouvre sur une forêt verte et luxuriante. On y rencontre les écrivains Guy
Debord, Félix Éboué, Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire et Léopold Senghor. Passant
par "Mexico", D.L. présente Diego Rivera et sa compagne Frida Kahlo.
Puis, direction "Vers le Sud", cette Amérique incertaine où le
romancier dessinateur s’intéresse aux sensations de voir et d’entendre. Je
retiens que «Les tableaux les plus connus sont les plus mal vus » (p. 347),
une remarque tirée d’On y voit rien – Description un essai de Daniel Arasse
qui m’a rappelé ces visiteurs de musée qui mitraillent les œuvres avec leur téléphone
oubliant qu’ils ne le reverront peut-être jamais.
Direction Brésil. À São Paulo, il
rencontre Diva Damato qui s’efforce depuis 50 ans de faire des produits culturels
autrement oubliés, sinon « la planète serait un immense McDonald’s de la
culture où l’on mangerait toujours le même hamburger. » (p. 363) À "Buenos
Aires avec ou sans Borges", l’écrivain Laferrière est l’invité d’Alberto
Manguel, un ami Borges.
Je ne suis pas étonné que, parmi
les dernières pages du livre, on trouve "L’exil de ma mère". Elles sont
faites d’une dizaine de cases, chacune illustrant un aspect de la vie de cette femme
qui semble traverser son existence sur un fil de fer, attentive aux secousses de
l’air du temps. L’époux et le fils partis, « celui qui reste vit l’exil
plus durement que celui qui part ». Souvenirs des oranges qu’elle lui apportait;
des appels de son père en exil; des photos de son enfance où règnent celles de
son père; d’une lettre à sa sœur, vivant toujours à Port-au-Prince, qui a prénommé
son fils « Dany afin de retrouver notre enfance »; de la grande armoire
dans laquelle se trouve toute la vie de sa mère; du départ vers l’exil et cette
attitude où « Je ne m’intéresse qu’aux détails et les plus minimes sont
les plus précieux »; des livres de sa bibliothèque haïtienne, ceux d’une
autre époque que sa mère lui acheminent un à la fois comme une résurgence du
passé du temps et de l’espace; et enfin l’absence plurielle pour sa mère :
« J’imagine ma mère tourner dos à la réalité pour s’enfoncer dans le rêve. »
Dany Laferrière a souvent écrit qu’il aimait lire dans son bain. Je vous déconseille de lire L’exil vaut le voyage de cette façon, car, à cause de son format, le livre se laisse plus facilement manipuler sur un plan fixe. Il y a aussi la lecture au lit si j’en crois une photo promotionnelle où on voit Dany Laferrière en train de dessiner dans cette position. Peu importe la position adoptée, une chose est certaine : vous passerez des heures à voyager dans les univers de l’Académicien, un exil volontaire, mais provisoire.
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