Marc Séguin
Jenny Sauro
Montréal, Leméac, 2020, 290 p., 28,95 $.
La vie qui bat ou
La vie après la vie
« Jenny Sauro est morte
noyée le 29 décembre. Elle avait trente-six ans. » Ainsi débute le
quatrième roman de Marc Séguin, Jenny Sauro. Cela m’a rappelé – « Aujourd’hui,
maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » –, cette phrase du
premier roman d’Albert Camus, L’étranger (1942).
Qui s’intéresse aux arts
québécois et ne connaît pas l’artiste multidisciplinaire socialement engagé, Marc
Séguin, a sans doute vécu les dernières décennies sur une autre planète. Le peintre,
romancier et cinéaste n’a cessé de peaufiner son art en créant de nouvelles œuvres
qui ont, généralement, connu une bonne réception du public et de la critique.
Du côté littéraire, il a enchaîné
trois romans, un récit et un recueil de poésie depuis 2009; La foi du braconnier,
son premier roman, a remporté le Prix littéraire des collégiens 2010. J’ai
recensé ici tous ces livres avec un plaisir renouvelé en observant de l’un à l’autre
une maîtrise de plus en plus assumée de l’art d’écrire qu’il a fait sien, de sa
littérarité formelle et des préoccupations humanistes qui tapissent son
imaginaire.
Voilà qu’en cette période trouble,
il publie Jenny Sauro, un roman dont l’entièreté de la trame gravite
autour du personnage éponyme, de son village North Nation, du lac des Onze
milles et de celui de la réserve indienne d’Eleven. L’élément déclencheur du
roman, je la répète : « Jenny Sauro est morte noyée le 29 décembre.
Elle avait trente-six ans. Personne n’aurait pu envisager une telle tragédie
dans le petit village de North Nation. »
Cet événement oblige un retour en
arrière, sinon des retours en arrière pour faire connaître l’héroïne et une
douzaine de personnages composant son univers. Émile et Arthur, son père et son
fils, constituent sa garde rapprochée, ses partenaires d’une vie familiale unique,
voire exemplaire sans qu’on ne leur dise. La mort de Jenny survient alors qu’elle
sauve de la noyade Arthur qui s’est aventuré sur le lac et que la glace a cédé.
L’enfant de six ans s’en tire sans conséquence immédiate autre qu’une hypothermie
vite guérie.
Les pages qui suivent racontent les
mois qui d’après la noyade jusqu’au vendredi saint où villageois et membres de la
réserve amérindienne se réunissent dans l’église catholique en mémoire de
Jenny. L’histoire et le rôle de chacune et chacun dans la vie de Jenny sont
racontés alors, mettant ainsi en perspective la femme qu’elle était et ses
rapports avec celles et ceux qu’elle côtoyait.
Rien de linéaire ou de temps continu
dans cette fresque relatant des moments marquants des 36 ans de la noyée qui l’ont
amenée à cette curieuse de fin d’itinéraire. Pour soutenir ces rappels, il y a la
vie qu’Émile et son petit-fils Arthur se créent en l’absence physique de Jenny.
Le nouveau rôle du grand-père face à l’enfant et l’absence à laquelle le gamin survit
grâce au père de sa mère. L’apprentissage d’un nouveau mode de vie pour l’un et
l’autre sert à combler ce vide tout en faisant leur deuil, un jour à la fois.
La plume de Marc Séguin n’est
jamais noire tristesse relatant plutôt la présence de l’absente dans l’émergence
de liens nouveaux entre Émile et Arthur, tout en consolidant ceux qu’ils
avaient développés jusqu’alors. Dans une certaine mesure, l’événement fait vieillir
l’un et l’autre, le lien familial chez l’aîné et le sens des responsabilités
chez l’enfant.
Qu’en est-il des 36 ans de Jenny Sauro?
Les événements qui nous sont racontés tracent le portrait d’une femme en pleine
maturité qui accepte ce qu’elle a fait sciemment de sa vie à ce jour et selon
les circonstances que le destin lui a imposées. Du nombre, il y a la séparation
de ses parents quand elle avait une douzaine d’années et que sa mère a décidé d’aller
vivre autre chose, ailleurs. Il faut peu de temps à Lise Mathers pour réaliser ce
qu’elle sait déjà : elle n’a pas la fibre maternelle. Jenny retourne donc
vivre auprès de son père quelques mois plus tard. Le père et la fille sont en
harmonie, et la venue de Mireille, la seconde épouse d’Émile, n’altère en rien
leurs rapports et comble l’absence la féminité, d’autant plus que la relation
entre Jenny et sa belle-mère est harmonieuse.
À 17 ans, Jenny part pour
Montréal y poursuivre ses études collégiales. La fin de son adolescence et la
découverte de la relation amoureuse occuperont beaucoup de place dans ses
années montréalaises, tout comme une constatation aussi importante : elle
n’aime pas la vie urbaine. Ses projets d’études la déçoivent et sa brève
relation avec François la comble. Finie l’université et début d’une grossesse menée
seule. À 29 ans, Jenny Sauro revient chez son père qui l’accueille à bras
ouverts.
Plus que jamais, le père et fille
forment une famille capable d’éduquer un tout jeune enfant. Jenny se trouve un
emploi au resto du village dont elle ouvre les portes six jours sur sept et
accueille tous les matins les visages d’hommes du village, les uns en route
pour le moulin à scie, les autres pour le début d’une journée faite d’habitudes.
Il faut dire que Jenny est la plus belle fille du village et qu’elle connaît
tout le monde, ce monde qui connaît tout de la vie de chacun, chacune.
Un détail qui a son importance :
Jenny a joué au hockey dans le seul aréna du coin, celui situé dans la réserve
amérindienne construit avec l’aide du gouvernement fédéral. Elle était l’unique
fille à jouer avec les garçons et ni eux ni elle ne se faisaient de cadeaux.
Comme on dit : « She was one of the boys. »
Elle aimait aussi les activités saisonnières,
la pêche sur le lac l’été, la trappe dans la forêt environnante l’hiver avec son
père. Au sujet de ce mode de chasse, Émile raconte qu’un jour il a ramené un
renard piégé et gelé; dans l’atelier, alors qu’il se prépare à le dépiauter, l’animal
a repris vie et pris la poudre escampette dès qu’on a ouvert la porte.
Jean Prince alias Jean-Jean alias
Johnny Rock&Roll, Max Kendrick-Fontaine, Jeanne Roumier, Jackson Isaac,
Annie Rousseau, John Viau, William Bourque policier et révérend, Robert Foster
de la scierie, Milan Hébert le boulanger, Richard Brennan, Martine Johnson, Soreen
Simon l’organiste : tous occupent un rôle dans l’univers de Jenny Sauro, selon
l’importance qu’elle leur accorde. Ainsi, ils ont toutes et tous l’impression
qu’ils sont au centre de sa vie à chaque fois qu’ils s’adressent à elle.
À 36 ans, Jenny Sauro a l’impression
prémonitoire qu’elle arrive au bout de la route, convaincue qu’elle a généralement
bien fait. Il n’y a qu’Arthur et Émile qui comptent désormais, mais elle croit
qu’ils peuvent apprendre à vivre sans elle.
A-t-elle souhaité la noyade? Certes,
non, car c’est la vie de son fils qui l’y a entraînée.
Tout son capital humain se
manifeste lors de la commémoration du Vendredi saint à laquelle même Lise et François,
sa mère et le père d’Arthur, assistent sans mot dire. Ce jour-là, celles et ceux
qui prennent la parole expriment ce qu’on n’ose pas dire quand la personne à
laquelle elles s’adressent est vivante, une sorte de pudeur mal endiguée.
Trois jours après la rencontre
commémorative, le policier-révérend Bourque retrouve le corps de Jenny comme il
l’avait promis à son père. La suite du récit se déroule à un autre niveau d’entendement,
des pages qu’on peut croire appartenir à un genre littéraire différent, mais que
je résume ainsi : « Et pourquoi pas », hésitant entre un point d’exclamation
et un point d’interrogation.
Refusant d’être un divulgâcheur,
je laisse à chacune, chacun de découvrir la chute du roman de Marc Séguin et d’avoir
autant que moi le plaisir tout littéraire de vivre quelques heures en compagnie
de la famille Sauro, du village qu’elle habite et des voisins amérindiens.
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