Christian Guay-Poliquin
Le poids de la neige
Montréal, Bibliothèque québécoise, 2020, 264 p., 12,95 $.
Vingt mille lieues sous l’hiver
Depuis Le lambeau, l’autofiction de Philippe Lançon qui raconte l’après-attentat contre Charlie Hebdo dont il fut un des survivants, un roman ne m’a pas autant bouleversé que Le poids de la neige écrit par Christian Guay-Poliquin, d’abord paru à La Peuplade en 2016. Était-ce la morosité des mois de pandémie qui m’a rendu plus sensible à l’aventure du héros de ce récit? Je l’ignore, mais je sais que l’humanisme du personnage au cœur de l’histoire m’a vite séduit. Voire envoûté.
Un homme, fin de la vingtaine, prend la route pour retourner au village qu’il a quitté une dizaine d’années plus tôt. Son père, qui y tient le garage, est en fin de vie et il veut le voir une dernière fois. C’est l’hiver, il doit donc se préparer à toute éventualité climatique. Il y a aussi une panne d’électricité généralisée comme lors du verglas de 1998. Presque arriver à destination, c’est l’accident et le fils du garagiste est coincé dans son véhicule, les jambes écrasées. Des gens du village lui sauvent la vie.
Sur place, côté santé, il n’y a que
le couple José le pharmacien et Maria la vétérinaire. C’est elle qui opère le poly
fracturé avant d’immobiliser ses jambes bandées avec des attelles de bois.
Quelques jours plus tard, son état semble stabilisé, Joseph, le vigile qui
assure la sécurité de tous, l’installe avec Matthias, un autre prisonnier de la
situation, dans une grande maison dont ils occupent la cuisine d’été, une véranda
suffisamment meublée et plus simple à chauffer. On a promis à Matthias qu’il serait
du premier groupe à quitter le village lorsque la météo le permettrait; le
vieil homme dit ne pouvoir attendre très longtemps, son épouse, en fin de vie
elle aussi, réclamant sa présence et ses soins.
À compter de ce moment-là, le
blessé est à la merci de Matthias et lui, engagé à en prendre soin. Ni l’un ni
l’autre n’aiment la situation, mais ils savent qu’ils n’ont pas d’autre choix, pour
le moment du moins. La dynamique entre eux s’instaure d’heure en heure, puis de
jours en semaines. Le jeune homme sans nom, appelons-le Christian aux fins de
cette chronique, a l’impression d’être « un monstre de retailles de bois,
de boulons et de chair rapiécée. Mais c’est mieux que rien. »
Matthias se raconte : 50 ans
de vie commune et d’un amour toujours aussi intense, même depuis que la mémoire
de son épouse s’est mise à flancher. Son besoin de s’évader quelques jours, une
semaine tout au plus pour renouveler l’énergie requise à tous les instants.
Christian reste muet, mais quand la neige se remet à tomber, il émet de « gémissements,
des murmures, des lambeaux de phrase. » Cela suffit à Matthias pour l’instant,
mais cet homme qui a deux fois l’âge du grand blessé sait que tôt ou tard, « Tu
mesureras l’état de tes blessures, l’ampleur de notre solitude, la paresse du
printemps et nos réserves de nourriture. »
Le poids de la neige a les
allures d’un huis clos, les seuls visiteurs que Matthias et Christian reçoivent
sont la vétérinaire et le pharmacien, au début de leur confinement, puis
quelques villageois qui leur apportent nourriture ou bois pour alimenter le poêle.
Matthias est le maître de jeu du
quotidien, il le sera aussi lorsqu’ils joueront aux échecs, mais de dire :
« Je ne suis pas ton médecin, je ne suis pas ton ami, je ne suis pas ton
père, tu m’entends! On passe l’hiver ensemble, on le traverse, puis c’est fini.
Je prends soin de toi, on partage tout, mais dès que je pourrai partir, tu m’oublies. »
Le lecteur devient ainsi le spectateur d’un match du sport de la vie, aussi
impuissant que les joueurs eux-mêmes. Puisque la vie dite normale n’est jamais un
long fleuve tranquille, on imagine que vivre dans les conditions auxquelles le
jeune et le vieux sont soumis est fait de hauts et de bas. Pour l’un, il y a la
lente guérison. Pour l’autre, l’impuissance à pouvoir rentrer au chevet de son
épouse. Il y a aussi le village où l’essentiel vient à manquer, entretenant des
manifestations d’animosité entre les citoyens et provoquant des départs
inattendus.
Même Matthias prépare secrètement
sa fuite en cachant des provisions et un revolver pour se protéger en route.
Christian réalise que les bruits entendus la nuit comme si une petite bête rôdait
autour de la propriété ne sont autres que son compagnon d’infortune qui s’organise.
Cela sans parler du poids de la neige, haute comme les fils d’électricité sur
les routes, qui pèse au point que le toit de la véranda s’écroule et qu’ils
doivent s’installer dans la grande maison difficile à chauffer.
Certes, la trame du récit et les rebondissements
s’accélèrent avec le temps qui passe. La neige s’accumule, les joutes verbales
entre les protagonistes prennent des allures d’un combat contre l’épuisement de
leur solitude partagée, tout cela est possible, jamais lourd, grâce à la structure
rigoureuse que le romancier a donnée à son œuvre. Et, par-dessus tout, il y a
la langue poétique que pratiquent les personnages, une poésie inspirée par la
nature, qui est à elle seule le point d’ancrage des événements. Je pourrais
multiplier les exemples de ce verbe, dont la seule évocation des couleurs du
ciel, des nuages qui l’avalent par moments, de la carte postale à laquelle le
village peut ressembler au loin, etc. « L’écorce de bouleau produit une fumée
blanche qui monte en ligne droite dans l’air immobile. On dirait des colonnes
de marbre qui soutiennent le ciel. Comme si nous vivions dans une cathédrale. »
La guérison du grand blessé est
presque complète quand arrive le printemps hésitant devant l’immensité de la tâche
de redonner vie à un paysage de désolation, et que Matthias n’a pas réussi sa
fuite. Les rôles sont renversés, le soignant devenant le soigné. On dirait même
que le fils du garagiste assiste son aîné dans sa guérison en guise de
remerciement, allant même encore plus loin en trouvant une issue pour qu’il puisse
reprendre la route de façon sécuritaire.
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