mercredi 13 novembre 2024

Dominique Fortier

Notre-Dame de tous les peut-être

Montréal, du passage, coll. « Poésie », 92 p., 21,95 $.

La poésie, voie parallèle d’un récit

La romancière Dominique Fortier se fait poète le temps d’un recueil, y scrutant les profondeurs des mots, chacun ayant une histoire différente selon le contexte et l’usage qu’on en fait, sinon ce qu’ils évoquent. Ce recueil de poésie en prose, Notre-Dame de tous les peut-être, est né, de dire l’écrivaine, du même cycle d’imaginaire que La part de l’océan (Alto, 2024), sa poésie étant la voie parallèle du récit, l’un faisant écho à l’autre.

Cela m’a rappelé Les poèmes du traducteur, un ouvrage du regretté Michel Garneau dont les vers, aussi libres que l’écrivain lui-même, lui furent inspirés alors qu’il traduisait Book of Longing de son ami d’enfance Leonard Cohen, devenu Livre du constant désir.

J’étais curieux d’observer l’incursion que Mme Fortier allait faire au pays où le mot fait foi et loi de tout, un peu à la façon dont j’ai observé Daniel Bélanger – auteur-compositeur-interprète – empruntant la voie de la prose narrative pour moduler une histoire imaginée, Auto-stop (Les Herbes rouges, 2024).

Le point de rencontre entre Notre-Dame de tous les peut-être et La part de l’océan est l’absence du dédicataire à qui les propos sont adressés. Pour Melville, c’est Hawthorne, pour la romancière, c’est un personnage miroir qui l’accompagne dans son processus de création. Simon, à qui elle s’adresse pour émerger de l’univers de Melville, n’est jamais nommément identifié dans sa poésie, demeurant ce témoin silencieux qui la rassure.

D’entrée de jeu, une image nous amène à New York, en août 1974, alors que le « funambule Philippe Petit est monté… sur le toit de l’une des tours du World Trade Center » (7). Après avoir tendu un fil reliant l’une à l’autre, il s’y engage en suivant l’oscillation des tours bercées par le vent, tel un danseur suivant le rythme de sa compagne ou de son compagnon. C’eut été un exploit si Petit n’avait effectué qu’un simple aller-retour, mais il a recommencé le même manège trois fois, faisant fi du destin. Les mots du poème traduisent aussi bien le défi que le funambule s’est imposé que la répétition du geste qui banalise sa propre part du risque.

Le même acrobate avait déjà fait une semblable traversée en reliant les clochers de Notre-Dame-de-Paris – cette cathédrale qui a inspiré Hugo bien avant qu’elle soit la proie des flammes. C’est devant ce décor de grande blessée que la poétesse s’arrête, découvre Shakespeare & Company, cette librairie mythique crée par Sylvia Beach en 1919, aujourd’hui sise au 37, de la Bûcherie, « kilomètre zéro » de la Ville lumière. Surtout que c’est là que « Je suis arrivée au commencement de cette histoire. »

Cette flânerie parisienne est l’occasion de se lancer dans un monologue avec le dédicataire de sa poésie comme il le fut de sa prose bien qu’ils soient « si étrangers encore qu’il faut franchir un océan pour nous séparer. »

Dans le poème " Des mots et des choses ", elle suggère qu’il y a, dans toutes les langues, des phrases qui « ont le pouvoir de faire advenir ce qu’elles énoncent, par le seul fait de l’énoncer… Ces phrases font ce qu’elles disent. » Ultime exemple : « Je te mens… Voici comment on entend habituellement le pacte à la base de tout roman, de toute poésie, de tout ouvrage qui ne prétend pas dire "vrai"… Ce que l’écrivain devrait annoncer, c’est : "Je te raconterai une histoire fausse en faisant semblant qu’elle est véridique. Et tu me croiras pour vrai." »

Saviez-vous que les « livres dorment en nous jusqu’à ce qu’un charme les réveille », du moins pour les écrivaines et écrivains qui fusionnent rêves, réalités, souvenirs, imaginaires et leur art d’écrire? Par exemple : « Un invalide y veille la femme qu’il invente / en écrivant / les vraies tulipes qu’elle lui offre / dans une boîte de poupée / leur parfum de choses coupées / tous les vers qu’il n’écrit pas… »

L’écrivaine poursuit sa route en puisant dans l’œuvre du Français Christian Bobin. Elle en retient que « "C’est par incapacité de vivre que l’on écrit. C’est par nostalgie d’un Dieu que l’on aime. Un livre, c’est un échec. Un amour, c’est une fuite… C’est par incapacité de vivre que l’on écrit. C’est par amour d’une nostalgie que l’on vénère. Un livre, c’est un amour. Un échec, d’est une fuite." »

Retour de l’ami témoin : « Au début, il y avait ce livre que nous voulions faire ensemble, fantôme avant que d’avoir existé… Aujourd’hui nous avançons vers ce livre qui n’existe pas comme ces deux personnages de roman qui au plus fort de la tempête "avaient convenu de traverser la ville en marchant l’un vers l’autre et de se rencontrer au milieu". Sauf que nous n’habitons pas la même ville… » « Quel est le mot qui te fera apparaître, dis-moi, ce n’est pas ton nom, ni le mien. Et si nous changions, l’espace d’une journée? Le silence aujourd’hui plus fort que l’océan, c’est le contraire d’un souhait, un désaveu. » Remarquez l’opposition entre le vœu et son déni.

Le compagnon d’écriture revient à divers moments de Notre-Dame de tous les peut-être, tel un refrain rappelant le motif d’un poème ou d’une chanson. « Tu dis peut-être / J’entends espoir // Tu dis suif / J’entends / cire // Tu dis je ne sais pas / Je n’entends plus que ton souffle entre les mots, / la nuit entre les jours ». Malgré cela, « Ces pages ne sont pas le livre que je voulais faire mais c’est le seul que je puisse écrire, en une nuit j’ai perdu toutes les autres langues… J’apprends à t’écrire comme on apprend à marcher, en trébuchant et en me faisant mal. » Mais, « Nous ne nous connaissons pas. / J’ignore jusqu’à la couleur de tes yeux – mais s’il fallait deviner, je dirais comme l’église : pierre grise et silence, / Ce que je sais de toi, je l’ai lu dans tes livres. Ou inventé, ce qui est presque – mais pas tout à fait – la même chose. »

Pendant ce temps, la romancière ne parvient pas à faire éclore ce livre qu’elle porte en elle. « Un autre après-midi, j’ai marché le long de la Seine en écumant les kiosques des bouquinistes sans savoir ce que je cherchais… J’attendais qu’un fil apparaisse reliant l’endroit où je me trouvais à un autre lieu, une autre époque, un autre cœur. Mon regard est tombé sur un recueil de nouvelles de cet auteur américain du dix-neuvième siècle qui est l’un des personnages principaux du livre auquel je travaille, une édition originale, parfaitement conservée. Mon roman m’avait retrouvée. »

Notre-Dame de tous les peut-être me fait penser à une tapisserie murale tissée sur un immense métier, la trame étant la conversation sans mot de l’écrivaine et de son ami, et la double chaîne étant constituée d’une multitude de fils tantôt aux couleurs de Paris, tantôt aux teintes métissées de l’art d’écrire, tantôt aux nuances des histoires vraies comme celles imaginées, tantôt aux coloris d’une multitude de fragments de la mémoire retenant du quotidien ce qu’elle ignore. Bref, un kaléidoscope aux couleurs des mots de Dominique Fortier.

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