mercredi 30 octobre 2024

Anne Michaels

Étreintes, traduit de l’anglais par Dominique Fortier

Québec, Alto, 208 pages, 26,95 $.

L’empreinte du temps qui passe

Un orchestre symphonique interprète les partitions souvent écrites des siècles plus tôt. Le mot interprète a une signification similaire en littérature, ainsi la traductrice l’interprète une histoire écrite par quelqu’un d’autre. Côté 7e art, le cinéaste, qui met en images un roman, l’interprète à sa façon en dialogues et images. Sans oublier la lectrice ou le lecteur qui interprète, dans le langage de leur propre imaginaire, l’histoire d’une romancière, les images du poète ou les réflexions d’un essayiste

Étreintes, un roman d’Anne Michaels, une écrivaine canadienne anglaise à la longue feuille de route, m’a séduit, surtout en comprenant que l’histoire racontée tient du conte philosophique, aux nuances d’élans poétiques. Traduction de Held, ce travail a été mené de main de maître par Dominique Fortier. Sans dénaturer l’ouvrage, cette dernière a fait passer l’histoire en langue anglaise à un livre dont la trame narrative respecte l’authenticité de l’original selon l’interprétation sensible qu’elle en a fait.

Constitué de douze récits entrelacés, le titre de chacun brosse l’esquisse du tableau final. Ce dernier s’avère une fresque illustrant l’existence de personnages mi-humains, mi-dieux à la sensibilité à fleur de peau. L’ensemble des scénarios constitue une « histoire fictive faisant la critique de la société et du pouvoir en place pour transmettre des idées, concepts à portée philosophique, c’est-à-dire qui fait preuve de sagesse, de calme face aux difficultés », c’est-à-dire un conte philosophique.

Ainsi, certains personnages reviennent d’un récit à l’autre, parfois semblables dans un contexte différent. Leurs quêtes consistent à saisir le temps qui passe, les souvenirs qu’ils laissent et finissent par émerger sans trop savoir pourquoi, sinon qu’un détail capte et retient leur attention, le temps d’un soupir prudent.

Qui sont ces personnages, ces lieux et ces époques différents où se joue leur quête? Il y a le fleuve Escaut, à Cambrai en France, en 1917. Helena et John s’y rencontrent, alors qu’elle est descendue une gare avant sa destination. Le récit détaille comment cet improbable événement a eu lieu et souligne, du même souffle, le début de leur relation. « Dans le lointain, sous la neige épaisse, John aperçut des bribes d’Helena… Oui, elle leva les bras au-dessus de la tête pour lui faire signe… Elle était tout ce qui lui importait. Il ressentait une confiance inviolable. » Puis, il y a « l’auberge avait été construite au bord de la voie ferrée, près de la gare de campagne, dans la vallée d’une rivière. » L’image de leur premier tête-à-tête est inscrite dans ce gite : « Surmontant à grand peine sa timidité, elle lui avait demandé s’il voulait se joindre à elle. Plus tard, elle lui raconterait le sentiment qui l’avait traversée, inexplicable, fugitif, pas même une pensée; s’il s’asseyait, elle allait partager une table avec lui pour le reste de sa vie. »

Le roman nous entraîne ensuite près du fleuve Esk, dans le Yorkshire du Nord, en 1920. S’y déroule la séquence la plus longue et la plus bigarrée du roman. John et Helena vivent un amour intense et, malgré l’insistance de la jeune femme pour que son compagnon ne réponde pas à l’appel aux armes (guerre 14-18), il part combattre. La trame est ici morcelée en diverses situations, surtout celles survenues après le retour de John, gravement blessé à une jambe : la réouverture du studio de photo au-dessus duquel le couple habite, la recherche d’un employé compétent pour seconder John qui se serait « lui-même scié sa jambe s’il avait cru que cela pouvait mettre un terme à la douleur, mais il savait qu’elle ne s’en irait jamais, même quand lui ne serait plus là. »

Les rappels de la guerre s’intègrent au présent la trame; ce sont les lettres qu’Helena lui adressait et la présence imaginaire de Gillies, son inséparable compagnon d’armes décédé à ses côtés. Ces fragments de mémoire mettent en relief les aléas du présent, des événements aussi imprévisibles que les tirs de l’ennemi.

Arrive Robert Stanley pour assister John dans l’atelier. Les deux hommes ont des personnalités aussi différentes que complémentaires. Très attentifs à leur travail, soucieux de tous les détails, ils sont surpris qu’une image apparaisse en filigrane de la photo d’un jeune homme, l’image d’une femme. Comment cette forme a-t-elle pu apparaître ainsi, la plaque photographique étant intègre lors de la séance de photos. « Mais voilà qu’il se trouvait devant une preuve indifférente, issue d’une machine, de produits chimiques et de papier, non pas un fantôme, mais celui d’un autre, une preuve distincte et sans lien avec son propre désir. » Ils ne sont pas au bout de leur surprise, car, en rendant la photo au jeune homme, celui-ci y reconnaît spontanément sa défunte mère.

Cela suffit pour que les personnages s’interrogent sur la réalité de cette ombre et discutent de l’anima, l’existence ou non d’un flux énergétique des êtres qui peut leur survivre. « Il écrirait à sir Ernest Rutherford, découvreur des rayons gamma et du proton… sir Rutherford lui-même s’employait à cartographier, la manifestation l’invisible… L’appareil photo voit d’avantage que l’œil nu, il capte des détails qui échappent à notre perception, remplace notre vision – chacune des fibres d’une broderie, chacun des poils d’une barbe. Parfois, assurément, il détecte jusqu’à la pensée. »

Helena avait peint diverses scènes servant à décorer l’arrière-scène lors de la prise de photos. Elle en vient à les détruire, n’en voyant plus leur utilité depuis l’apparition des ombres. « Comment peut-on douter de l’existence de ce qui est invisible? Comment peut-on associer l’invisibilité à l’inexistence? Helena avait soif d’une deuxième âme au creux de ses ténèbres, qui grandirait jusqu’à prendre son nom. »

Nouvelle séquence. Nous retrouvons une Helena devenue libraire sur la rive de la rivière Westbourne, à Londres, en 1951. Elle tient un journal intime qui ressemble aux lettres qu’elle adressait jadis à John sur le champ de bataille, lettres en italiques dans le texte. Parmi ses clients réguliers, il y a « Graham Rhys, peintre figuratif ». Un soir, passant à la librairie, il remarque le regard d’Helena « semblable aux phares d’un train de marchandises qui traverse un champ en pleine nuit, une forte lumière éblouissante qui d’un coup inonde tout ce qui est à sa portée – et puis il hésita, se détourna et s’en fut, et la boutique replongea dans l’obscurité. » Helena comprend « que quelque chose venait de se produire mais ignorant ce que cela signifiait; comme si l’avenir de cet homme venait mystérieusement d’intercepter le sien, le percutant juste assez pour en modifier le cours »

Le peintre Rhys lui propose alors de devenir son modèle en échange d’un salaire plus important que celui de libraire. À tout considérer, elle accepte sa proposition, voyant là une façon de découvrir son corps dont elle avait négligé d’observer le vieillissement. De plus, la nouvelle entrée d’argent lui serait utile pour payer les comptes courants augmentés depuis qu’Anna, sa fille, a « accepté un poste dans un hôpital à cinq heures de route » de chez elle.

La romancière nous amène maintenant aux alentours de la rivière Orwell, Suffolk, en 1984. Nous y retrouvons Peter le père, Anna la mère, Mara leur fille et Alan l’amoureux de cette dernière. Peter et Anna se sont installés en Angleterre après avoir vendu l’entreprise familiale de tailleur de vêtements haut de gamme et de costumes militaires. Peter, qui avait préféré le métier de chapelier, en continue la pratique, les revenus de chapellerie suffisant pour assurer au couple une vie agréable, mettant de côté le pécule de la vente pour l’avenir de leur fille. Cette dernière, comme sa mère, est devenue médecin en terre de désastres naturels ou de conflits armés. Elle revient à la maison dès qu’elle le peut, car elle est très attachée de son père. Quand elle lui présente Alan, les atomes crochus et l’affinité des deux hommes se manifestent comme un coup de foudre, Peter lui fabriquant même un chapeau. Les soirées de lecture collective les réunissent parfois, car Mara « aimait les livres qui semblaient recommencer au milieu comme la vie le faisait souvent, comme un jour, un soir, une conversation, une chanson ou une longue idée intéressante le faisaient souvent. Comme l’amour souvent. » Un de ces soirs, elle dit à son père et à son compagnon « qu’elle était absolument certaine de la présence de sa mère dans ces moments, ces lieux de tourment et d’abandon, c’était pour qu’ils sachent qu’Anna n’avait jamais cessé de lui enseigner, comment donner sa vie et sacrifier sa vie, comment mesurer l’amitié dans l’extrémité et, mère et fille, systole et diastole, comment aimer quand il ne vous reste plus rien. »

Un soir, Mara et son père sont assis près de l’âtre à discuter d’Anna – l’épouse, la mère, la médecin – et de l’enfance de Mara. Les guerres viennent forcément dans la conversation, compte tenu de la mission d’Anna. « Quelle histoire inscrit maintenant la guerre dans nos corps? », surtout que Mara « était incapable d’ajuster les niveaux en elle, la vitesse et le volume à l’intérieur, le sombre pressentiment et la rage qui allaient grandissant. ». Alan raconte la maladie d’Alzheimer dont son père souffrait :« Il était plus seul que moi, il ne savait même pas lui-même. » Malgré le vide de sa mémoire de plus en plus profond, le vieil homme a une minute de pleine conscience, improbable mais vraiment survenue. Mara, ayant accepté une ultime mission bien qu’elle soit enceinte, se rend à l’aéroport et, à l’appel des passagers, décide de rentrer auprès de son père Peter et de son compagnon Alan.

Voilà, une veuve prénommée Lia, un photographe, un terrain neigeux et la photographie utilisée comme support de la mémoire reliant le passé, le présent et le futur. Nous sommes à Sceaux, en France, en 1910. La séquence peut sembler improbable parce qu’elle réunit deux personnages différents dans leurs réflexions sur l’évolution – Lia faisant même référence à Darwin – et les changements spatiotemporels survenus là où ils se trouvent. « Où pourrait être l’esprit, sinon enchâssé dans la matière? Pourquoi la science tenait-elle tant à les séparer? L’esprit s’évapore du corps par lui-même, comme l’eau douce s’évapore de l’eau de mer. Penser que tout était chimique ne réussissait en rien à la dissuader, il n’y avait pas de contradiction. À quoi donc l’esprit pourrait-il s’accrocher si ce n’est la matière? »

La solitude alors? « La solitude n’est pas un vide mais une négation, dans toute son insoutenable précision, son caractère absolu; exacte, active; dans la profondeur de chaque détail, c’est l’envers de l’amour, la sombre réplique de l’amour. »

D’Estonie à Brest-Litovsk, quelque part dans les années 1980, observons Sofia et Paavo. « Chacun s’appropria l’autre. Le savoir passait entre eux, simultané, aligné, un murmure dans un ciel à la tombée du jour… Ils entamèrent une conversation qui devait durer toute la vie, cette unique conversation avec ses longs silences, ses répétitions, ses interruptions; continue. Tout avait été réparé et rompu par leur rencontre, tout avait été ignoré ou pourvu d’un nouveau sens. »

Paris, rue Gazan. « De passage à Paris, Ernest Ruthford et sa jeune épouse avaient été invités à dîner chez Paul Langevin par ce beau soir de juin en 1903 afin de célébrer le doctorat de Marie Curie. Nous étions allés prendre le café dehors dans leur jardin tranquille surplombant le parc Montsouris, le soir était tombé et Pierre Curie avait sorti sa lanterne – un tube en cuivre trempé dans une solution de radium et de sulfure de zinc -, qui luisait faiblement parmi les feuilles comme la chair parfaite d’un amant entrevue en imagination. »

Highcliffe, Dorset, 1912. Maria Sklodowska fut obligée de fuir la France sous son nom d’épouse, Marie Curie, afin de protéger ses filles et elle-même des tourments de la guerre, dont le sort réservé aux Polonais. Accompagnée de la loyale Miss Manley, nounou de ses filles, elle fut accueillie par Hertha Ayrton. Ensemble, elles constatent que malgré leur travail respectif, elles ne recevaient pas la même reconnaissance que les hommes, sans oublier que leur rôle de mère avait les mêmes exigences et qu’il leur fallait s’inventer du temps « Parfois en se tournant elle découvrait son père à ses côtés, si proche que, s’il avait été vivant, elle aurait senti son souffle dans ses cheveux. Il lui manquait encore; mais quand il apparaissait, sa présence tranquille ne lui semblait pas appelée par le besoin qu’elle avait de lui. Elle n’avait pas besoin de nommer ni d’expliquer le phénomène. Elle savait que les êtres humains avaient toujours connu cela… »

La romancière choisit le golfe de Finlande et un proche avenir, 2025, pour faire la synthèse du fil conducteur de tout le récit et des personnages qui en ont animé la trame. Anna et Aimo – le fils de Sofia et Paavo – seront les figurants de cette ultime réflexion confiée par une voix hors champ. « Nous nous figurons l’histoire comme une série de bouleversement, des moments où les forces convergent, une soudaine poussée du sol où nous marchons, une catastrophe. Mais parfois l’histoire n’est que détritus : tas de fumier, files fantômes, plages panoramiques de sable de plastique. Parfois tout cela ensemble : une continuelle convergence d’histoires qui se déroulent trop rapidement ou trop graduellement pour qu’on arrive à les suivre; parfois l’une d’elles est trop intime pour qu’on la connaisse… L’histoire est liminaire, c’est le seuil entre ce que nous savons et ce que nous pouvons savoir; terre et ciel forment un seul plan cartésien dans le brouillard. »

J’emprunte à l’éditeur les mots qui disent, à mon avis, l’empreinte que le roman d’Anne Michaels laisse dans la conscience de la lectrice, du lecteur : « Etreintes est un livre de maturité: il faut avoir beaucoup vécu pour plonger ainsi au sein des liens filiaux et amoureux, et dans leurs silences. Tourner autour des stigmates que laisse la guerre, au sein des psychés de ceux qui l’ont fait, de ceux qui ont accueilli le survivant, et de ceux qui ont hérité de leurs souvenirs. Car c’est bien là ce qui se distille dans le livre, l’imprégnation de l’expérience de la guerre, de génération en génération. »

Soulignons en terminant qu’Étreintes fait partie de la première sélection en langue anglaise du Prix Booker 2024 et qu’il a reçu le Prix Transfuge du meilleur roman anglo-saxon 2024 dans la traduction de Mme Fortier.

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