mercredi 20 novembre 2024

Jean-François Caron

Monte-à-peine

Montréal, Leméac, 2024, 248 p., 27,95 $.

« Un jour tu voudras écrire Je »

L’écrivain Jean-François Caron est de celles et ceux dont j’ai recensé tous les livres parus à ce jour, deux recueils de poésie et quatre romans, de 2006 à 2022. Comme tout ce qui vit, une œuvre croît à travers les sujets abordés tout en peaufinant sa littérarité. À l’évolution d’une œuvre, je préfère parler de l’adaptation exigée par chaque nouveau projet.

C’est ce que j’ai observé en lisant son récent, Monte-à-peine. L’écrivain y joue avec des événements que vivent ses personnages, lui-même étant au centre de cette famille fantasmagorique, certains événements étant tirés de sa propre réalité.

Le titre du roman, Monte-à-peine, m’a rappelé le Parc des chutes Monte-à-peine et des Dalles – situé dans l’axe Sainte-Mélanie, Sainte-Béatrix et Saint-Jean-de-Matha dans Lanaudière. Dans les années 1960, les chutes avaient toujours un côté sauvage. On y accédait par un sentier entretenu par le passage des visiteurs, souvent de jeunes amoureux cherchant un site romantique – cascade d’eau et chant d’oiseaux – pour exprimer leur passion du moment.

Le Monte-à-peine imaginé par l’écrivain ne se trouve sur aucune carte, sinon celle qu’il dessine un élément à la fois selon les personnages, tous plus colorés les uns que les autres, qui habitent ce territoire fictif en créant un univers aux frontières indéfinies.

Le « je » narratif est semblable au « François » de Beau diable (Leméac, 2022). Il en va de même pour Vicky et Marie. Le conteur, une position qu’affectionne J.-F. Caron, joue sur diverses époques et différents lieux, chacune chacun ancré de façon distincte.

Par exemple, il y a la route sur laquelle s’est aventuré le narrateur-héros en direction d’un pays imaginaire, Monte-à-peine, et cette bibliothèque d’une modeste communauté où il œuvrait à titre de bénévole. Cette alternance d’époques et de lieux doit être prise en compte afin de ne pas nous distraire de l’aventure littéraire à laquelle nous sommes conviés, car « T’inquiète pas, tout va s’arranger. »

L’histoire de la bibliothèque est brève, mais l’expérience du narrateur qui lui sera fort utile quand il arrivera sur les hauteurs de Monte-à-peine. La scène de la bibliothèque se termine par son incendie au grand dam de la population, et des bénévoles qui s’y sont succédé. « En même temps que la fumée se sont envolés ma job et tous les liens tissés avec les usagers de la bibliothèque… Je me suis senti triste. Mais libéré. »

Qu’en est-il de la route enneigée sur laquelle s’est engagé le narrateur dont la « vieille boîte-à-caresses » – belle image pour animer son véhicule – s’est embourbée et qu’il ne parvient pas à sortir des ornières hyper glissantes. Il se voit contraint de marcher jusqu’à ce qu’il trouve à s’abriter.

Affrontant le vent et la neige mouillée, il se rappelle Chicoutimi, en 2012. « À cette époque, j’en suis aux premiers balbutiements de l’écriture. J’ai seulement publié un roman [Nous échoueries, 2010], un peu de poésie [Des champs de mandragores, 2003; Vers-hurlements et barreaux de lit, 2010] et je suis pigiste pour un journal culturel. Je prends tranquillement confiance. »

C’est là que le narrateur entend à la radio qu’un village de la Côte-Nord « recherche écrivain ou écrivaine pour s’inventer une nouvelle mythologie. » L’occasion est trop belle, il prend la direction de Sainte-Marie-de-l’Incarnation, « petite dentelure de maisons mordant la falaise au-dessus du fleuve étale, plongeant vers la grève où tout baigne dans l’aube d’un brouillard rose. » Prestidigitateur de mots, il fait apparaître Sainte-Marée-de l’Incarnation, « un tissu de menteries » qui fait de lui un membre du « club sélect des grands enfirouapeurs du siècle ».

C’est ainsi que le narrateur arrive à Monte-à-peine, étonné que ce ne soit pas le village imaginé, mais un bourg minuscule où se trouvent « quelques chalets d’allure abandonnée posés ici et là, embrassés par la masse forestière, disséminés dans le couvert de la neige fraîchement tombée. »

Nouvel espace de narration : la quête d’un père qu’il ne connaît que par ce qu’on lui en a dit. Il est « habité un peu plus par le fantôme d’un homme qui n’a jamais existé, impressionné par des femmes que je cherchais toute ma vie. » À ce rêve, s’ajoutent de nombreux souvenirs de son enfance auprès de sa mère, souvenirs qu’il essaime ici et là entre les pages de la trame principale.

De ces souvenirs de l’enfance à l’âge adulte, voilà que surviennent des ennuis imprévus que lui cause la mythologie qu’il a écrite autour de Sainte-Marie-de-l’Incarnation devenue Sainte-Marée-de l’Incarnation. Obligé de vendre sa maison et de quitter la région, il raconte sa première longue marche « sur la route de mes ancêtres, de Sainte-Euphrasie-de-l’Échouerie jusqu’à Montmagny » Suit sa conversion d’écrivain public à camionneur, un métier qu’a exercé J.-F. Caron et dont les différents itinéraires ont nourri son imaginaire de plein d’anecdotes : « Quand au bout de son souffle je remonte à bord de mon Peterbilt, je note les grands traits de ses récits dans mon calepin… Hors de mon camion, ce n’est plus moi qui évolue dans le monde, c’est le monde qui se meut autour. »

De retour à Monte-à-Peine, le héros s’époumone à crier pour n’entendre que l’écho de sa propre voix jusqu’à une altercation avec un homme en kaki, lui qui a toujours fui les conflits. Apparaît alors « cette femme qu’il me fallait trouver, elle, très exactement, gardienne des clés de la frontière de Monte-à-peine… On m’a dit : Monte-à-Peine, il doit y avoir une place pour toi là-bas. Il y a l’autoroute, la sortie à L’Islet, le chemin des grands bois. On m’a dit : Monte-à-Peine, tu trouveras, tous ceux qui cherchent y vont. »

Madeleine, la femme en question, l’entraîne vers un chalet « tout enrapiéçages » où au-dessus « de la porte un écriteau de bois sculpté. Museum. » Il s’y installe pour un soir du moins et dans « la noirceur étanche, j’entends les calorifères se tordre de chaleur… Ça sent des mois, des années d’abandon et d’humidité goguenarde, de celle qui vous mord jusqu’à l’os, jusqu’au sang froid, celle qui voudrait vous faire croire que vous ne passerez pas la nuit. »

Il découvre là que « tous les lieux d’une vie sont possibles. Ils se superposent, mes souvenirs s’emmêlent, si bien qu’à l’heure du réveil, c’est chaque fois comme quand je replonge dans un manuscrit mis de côté trop longtemps : la totalité de l’existence est à refaire. »

Ce n’est pas tout, car le chalet nommé Museum « est un espace habité. Sur les traces de celui qui a vécu ici, je ne me sens pas seul. Il y a quelqu’un qui subsiste parmi les objets qui traînent et le trahissent, entre les souvenirs, les livres et les vinyles, dans le pli et l’usure des vêtements…À Monte-à-Peine, j’ai rejoint celui qui m’a suivi toute ma vie, papa patenté, sauveur de trouble, inventeur de misère… Au musée de Monte-à-Peine, je ne sais pas par où commencer… Même l’encombrement [et c’est un euphémisme, capharnaüm serait plus juste] est un cadeau : c’est comme si l’espace m’offrait en même temps un passe-temps et un gîte… Puis, je me mets à écrire tout ce qui vient. »

Flash-back : chaque nouveau livre de la bibliothèque où il a travaillé est destiné à une personne, notamment « des méthodes de tricot et de dentelle au fuseau, ceux-là pour la belle Audrée. Quand elle entre à la bibliothèque, elle est un sourire, une lumière, un parfum diffus. Lorsqu’elle me parle enfin, les usagers se tournent vers elle, la saluent sans la connaître, font des simagrées pour attirer son attention. Ce n’est pas une fille d’ici, Audrée. Paraît qu’elle écrit, des vrais livres, là. Faudrait lui demander… »

D’autres événements de la vie passée du narrateur sont relatés, parfois avec des détails choisis pour rendre ces pages de réelles mises en abyme. Par exemple : « Il n’y a pas de mauvais livre, qu’elle dit. Il n’y a que des livres qui ne trouvent pas toujours les bons lecteurs. Certains d’entre eux sont peut-être écrits pour une seule personne. Ta job, c’est de trouver laquelle. » Il y a ici encore un rappel de la bibliothèque villageoise où le narrateur/l’auteur a travaillé.

Le Bar du monde – façon de dire le bord du monde – devient pour de longs passages de lieu du récit et ses personnages – notamment les stripteaseuses sont identifiées non seulement pas leur nom, mais par les qualités qu’elles ont à pratiquer le plus vieux du monde, plus sous-entendu qu’explicite dans le texte, laissant aux lecteurs le loisir de les imaginer à partir de ce qui est raconté.

La relation entre Maurice et la petite Bethany est à l’image de l’univers du Bar du monde, à la différence que Maurice n’est pas un client ordinaire, mais un homme à la recherche de sa dernière chance d’avoir une femme dans sa vie et même un enfant. Cela advient, mais il ne peut en profiter au jour le jour, mais plutôt lors de visites où l’enfant Madeleine est bel et bien présente.

Jacques, le père, est présent tout au long du récit, parfois sorti tout droit de l’imaginaire d’un enfant – le narrateur – qui le voit dans sa soupe, parfois comme celui qui a laissé des pistes de son passage dans la vie du narrateur. Par exemple, dans le Museum de Monte-à-Peine quand le narrateur trouve dans une vieille boîte de chaussure la moitié d’une correspondance. « Toutes les réponses d’une femme à des missives de Jacques. Celle qui lui écrit signe du même nom que ma mère : Lucienne. »

La dernière séquence du roman recadre l’ensemble des multiples séquences qui se croisent et se décroisent dans le temps, les lieux et les personnages – certains constants, d’autres isolés dans les seules séquences où ils s’animent. Le roman de Jean-François Caron a des allures d’un immense album de photos de famille que l’on consulte en faisant un arrêt sur des mois ou des années, y revenant souvent, parfois jamais, alors qu’on continue d’avancer en suivant la chronologie des événements et de celles et ceux qui en sont les actrices et les acteurs.

Est-il nécessaire d’avoir lu les romans précédents de l’écrivain, ne serait-ce que Beau diable, pour comprendre qu’il est bel et bien le narrateur de Monte-à-peine? Non, mais je suis certain que plusieurs voudront y retourner pour apprécier l’univers aux limites de l’autofiction et de l’imaginaire, véritables terrains de jeux de Caron. Chose certaine, les nouvelles histoires que raconte l’écrivain – véritable narrateur de ses récits – font partie du Museum qu’il a créé de toutes pièces comme s’il voulait mettre dans ce qui, de prime abord, ressemble à un capharnaüm de nombreuses pièces d’un puzzle dont l’image finale émerge à travers les pages de ce roman.

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