vendredi 1 septembre 2017

Victor-Lévy Beaulieu
James Joyce, l’Irlande, le Québec et les mots
Éditions Trois-Pistoles, 2006, [1090 p.]

Un essai à la démesure de Joyce et de Victor-Lévy Beaulieu

À quel moment précis Joyce est-il apparu dans la liste des œuvres en préparation de Victor-Lévy Beaulieu? Je crois qu’il y a une trentaine d’années qu’il claironne ce projet comme celui de La grande tribu. L’essai sur l’Irlandais enfin publié, j’ai passé soixante jours à vivre l’aventure Joyce et à rédiger un journal de lecture dont je partage maintenant quelques fragments.




Jour I. Comme dans ses précédents essais traitant de ses héros mythiques — Hugo, Kerouac, Melville, Ferron, Tolstoï, Voltaire et Thériault — VLB réinvente le genre. Ni hagiographique, ni étude sclérosée de l’œuvre, l’ouvrage est une lecture animée de Joyce et de ce qui gravite autour de lui qui a été confiée à Abel Beauchemin, l’alter ego mi-réel mi-imaginaire de l’auteur. Avec ses chiens et son petit mouton noir, Abel me rappelle le Victor-Lévy Beaulieu : du bord des bêtes, venu tout droit du documentaire de Manon Barbeau. Cependant, le personnage inventé affiche une sérénité que je ne lui ai jamais connue, une quiétude qui lui permet d’exprimer totalement sa passion pour Joyce et son point de vue critique.
Jour IV au jour VI. Le livre de 1090 pages compte dix-huit chapitres, à l’image d’Ulysse de Joyce. Ce n’est d’ailleurs pas la seule ressemblance entre Beaulieu et Joyce : il y a aussi leur quête d’absolu empruntant les sentiers sinueux de la littérature et fondée sur leur créativité délirante. Puis, il faut le dire, cet ouvrage ne se laisse pas aisément appréhender, et c’est bien ainsi.
Jour X. Le livre s’ouvre sur la mort du père de la famille Beauchemin. L’incontournable réunion de famille qui suit rappelle qu’Abel nourrit toujours du ressentiment à l’égard de sa « mère reptilienne », qu’il entretient des souvenirs chicaniers envers son frère Jos, et qu’il éprouve une affection profonde pour sa sœur Colette.
Jour XV. Les premiers chapitres racontent la mythologie et les légendes anciennes sur lesquelles repose la tradition irlandaise. Quand Joyce naît le 2 février 1882, le drame sociopolitique irlandais se joue donc depuis très longtemps. Abel et Colette exposent comment et pourquoi l’histoire du pays est inscrite dans les gènes de la famille Joyce, autant que sa passion de chanter ou de boire jusqu’à plus soif.
Jour XVIII. L’Irlande et le Québec, même misère même combat. De part et d’autre, c’est le cuissage entre l’Église et l’Empire. C’est la pauvreté intellectuelle dans laquelle on maintient le peuple qui, autrement instruit, pourrait porter un jugement éclairé sur le sort qui lui est fait. C’est la famine, au propre et au figuré, élevée au rang des vertus expiatrices : « Pendant un demi-siècle, traversèrent d’Irlande plus de cinquante mille immigrants tous les étés » (p. 172), dont cinq mille sont décédés, plusieurs à l’île de la Quarantaine (Grosse-Île, dans l’archipel de l’Isle-aux-Grues), laissant derrière de nombreux orphelins qui n’auront d’autre choix que de s’intégrer au peuple canadien-français.
Jour XX. L’essayiste fait ensuite le portrait des ancêtres de Joyce, des protestants aisés dont plusieurs se battirent farouchement pour l’affranchissement par-devers l’Angleterre. Quant à Mary Jane Murray et John Joyce, ils sont incapables d’être de bons parents pour leurs douze enfants, elle trop gâtée pendant son enfance et lui impuissant à aller au bout de ses rêves autrement qu’en buvant tout son saoul. Peu des siens trouvent grâce aux yeux de James, sinon son frère Stanislaus. Il est clair que son entourage immédiat a payé cher son affection; il a toujours vécu aux crochets des autres, prétextant que c’était le prix à payer pour être dans le giron du plus grand écrivain de l’époque.
Jour XXII. L’éducation religieuse, notamment celle reçue des jésuites, marque à jamais le jeune Joyce. Après son bac, il quitte l’Irlande pour Paris, y faire des études en médecine. Son étude du corps humain porte surtout sur celui des prostituées qu’il fréquente et sur son propre corps qu’il afflige par la misère dans laquelle il vit.
Jour XXV. En 1904, Joyce a déjà publié et il fréquente des écrivains, dont William Butler Yeats. Sa rencontre avec la jolie Nora Barnacle change alors sa vie. Il l’emmène à Zurich, à Paris, puis à Trieste où il enseigne. Ensemble, ils ont deux enfants, Giorgio (1905) et Lucia (1907), et sont des parents tout à fait incompétents. Entre temps, Joyce termine Dublinois et se remet au Portrait de l’artiste en jeune homme : il faut lire ces ouvrages plus accessibles car, comme le souligne Abel Beauchemin, ils facilitent la compréhension de Joyce.
Jour XXVI. Le récit de la vie du couple Joyce-Barnacle occupe une place importante dans l’essai. Comment pourrait-il en être autrement si l’on considère le train de vie qu’ils ont menée jusqu’à l’ériger en système? Elle croit au talent de James en qui elle met toutes ses espérances, surtout qu’il soit reconnu comme le plus grand écrivain et que ses œuvres leur apportent une immense fortune. Malgré ses fréquents sauts d’humeur, Nora demeure l’incontestable muse de Joyce, depuis leur rencontre jusqu’au décès de l’écrivain.
Jour XXX. Une faillite virtuelle devrait conclure l’histoire des finances de Joyce. À considérer uniquement ce que la mécène Hariet Weaver lui a versé, la famille Joyce aurait pu vivre aisément jusqu’à la fin de ses jours. Mais, James met des années à terminer ses œuvres, à trouver un éditeur et à boire entre les coups; Nora dépense sans compter; Giorgio et Lucia ne parviennent jamais à s’affranchir de leurs parents.
Jour XXXI au jour XXXII. Ulysse et Finnegans Wake sont des romans mythiques dont on parle plus qu’on ne les lit. Ce n’est bien sûr pas le cas de VLB qui prend tout l’espace nécessaire pour traiter de l’un et de l’autre, multipliant ses stratégies d’écriture pour captiver les lecteurs et soutenir leur intérêt. Par exemple, il y a le jeu du « petit catéchisme » d’Ulysse où Colette interroge son frère Abel qui lui fournit des répons comme s’il s’agissait de dogmes. Que dire des chapitres 11, 12 et 13 dans lesquels l’essayiste fait un parallèle détaillé entre le récit d’Homère et celui de Joyce? En italiques du début à la fin de l’essai, des extraits de Joyce sont soudés au propos et illustrent le niveau de compréhension subtile auquel Victor-Lévy Beaulieu est parvenu au fil de ses recherches. À ce propos, la bibliographie qui clôt le livre, où sont répertoriés 343 ouvrages dont 31 avec annotations, mesure l’envergure du projet joycien.
Jour XXXIV. L’essai hilare décrit la complexité d’Ulysse : la structure qu’a imaginée Joyce, la galerie de personnages qu’il a inventés et le tourment qu’il a imposé à la trame narrative. Cela sans oublier sa recherche langagière, une étape importante dans la préparation de sa charge contre l’anglais impérialiste qui éclatera de tous ses feux dans Finnegans Wake.
Jour XXXVI et jour XXXVII. J’ai peu parlé d’Abel Beauchemin, mais il ne faut pas oublier que son discours porte tout le poids de l’œuvre de l’Irlandais et ses relations familiales, l’empreinte. Il y a osmose entre ce que l’on apprend de Joyce et ce que Beauchemin confie de son existence.
Jour XL au jour XLV. Les chapitres 16 et 17 sont consacrés à Finnegans Wake. Il y est entre autres question de l’importance des « épiphanies » dans la démarche intellectuelle et littéraire de Joyce : « On doit aux rêves adolescents de Joyce la découverte des épiphanies ou l’art d’écrire en mode presque automatique ce qui reste de la mémoire nocturne quand on se désensommeille. » Abel esquisse à larges traits l’histoire du roman, décrit les principaux personnages et analyse les tenants et les aboutissants des uns par-devers les autres. Si bien que Finnegans Wake nous semble moins abscons quand nous achevons ces chapitres.
Jour L. Les dernières pages de l’essai sont consacrées à Lucia Joyce, la fille mal-aimée qui finira ses jours dans un asile. Comment aurait-il pu en être autrement quand les parents ont à peine assez d’espace dans leur propre corps pour se suffire à eux-mêmes?
Jour LIV au jour LVIII. Depuis la parution de Monsieur Melville en 1978, tous se demandent si Victor-Lévy Beaulieu réussira à publier une œuvre semblable : nul doute, James Joyce, l’Irlande, le Québec et les mots y parvient. Je crois même que d’avoir joué le charron entre l’univers du géant irlandais et celui d’Abel Beauchemin a libéré son esprit et qu’il pourra achever La grande tribu. D’ailleurs, n’était-ce pas de cela qu’il est question quand il dit : « Pour écrire un Finnegans Wake québécois, il faudrait donc être tout à la fois Hubert Aquin, Jacques Ferron, Claude Gauvreau, Réjean Ducharme et quelque chose de plus encore… Ainsi naît le Livre totalisant, celui auquel Joyce s’est attelé en écrivant Finnegans Wake et celui auquel s’attellera un jour le Dieu-Thoth québécois quand seront enfin réunies les conditions gagnantes, au-delà du beau risque et de l’amnésie transitoire dans laquelle nous pataugeons parce que nous avons encore peur de la grandeur » (pp. 978-979)?
Jour LX. Le James Joyce, l’Irlande, le Québec et les mots, à reliure vert pituite illustrée d’un fragment du Livre de Kells, accompagné de tant de planches signifiantes, repose devant moi. C’est là 30 ans à travailler comme un nègre blanc pour s’approprier Joyce jusque dans l’intimité de sa folie créatrice et dévastatrice afin de pouvoir rendre dans ses grosseurs le projet de le faire comprendre au Québec, ce pays si souvent semblable à l’Irlande qu’il est peut-être prêt maintenant à accueillir un Finnegans Wake à son image et à sa ressemblance.


Paru dans Lettres québécoises, numéro 125, printemps 2007

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