mercredi 20 septembre 2017

Lise Demers
Gueusaille
Montréal, Sémaphore, 2017, 204 p., 20,99 $.

Il n’y a pas de petits plaisirs

Est-il possible qu’une fiction, parue il y a près de 20 ans, n’ait pas pris une ride, l’âme humaine ne vieillissant pas aussi rapidement que le corps qui la transporte? Ce fut-là ma première impression en lisant Gueusaille, un roman de Lise Demers paru en 1999 chez Lanctôt, une impression devenue une certitude au fur et à mesure du déroulement de l’action et des péripéties.




Au cœur de ce récit, deux femmes au destin tragique : Olga, une immigrée russe, et Denise, une Québécoise. Elles se croisent alors qu’elles font la manche dans un coin d’une ville, suggérant que leur existence a un jour coulé à pic tel un bateau qui chavire. Elles ont en commun d’être libres, ou d’en donner l’illusion. Cependant, l’une n’est pas recluse dans l’isolement d’une clocharde, n’a pas peur d’affronter quiconque s’en prend à elle, car elle s’est créé sa propre société. L’autre, Denise, vit en solitaire et fuit ses semblables sans être véritablement misanthrope. Bref, chacune vit sa réclusion selon sa personnalité, laquelle est révélée du page à l’autre du roman.
La leader, c’est Olga, à la fois mystérieuse et urbaine, qui fait de la récupération dans les rebuts et chez des restaurateurs devenus ses amis. Elle sait mettre à profit son travail qu’elle considère comme un véritable emploi, un mode de vie honorable contraire de la mendicité.
C’est plus compliqué pour Denise. Elle est toujours sur le qui-vive, et elle fuit à la moindre contrariété. Malgré tout, elle se laisse apprivoiser par Olga avec qui elle s’associe pour faire fructifier leurs trouvailles parmi ce qui leur est offert au gré de leur quête quotidienne.
À ce drôle de couple se joint le clan des Russes que fréquente Olga. Il y a aussi le philosophe, un SDF avec lequel elle aime discuter dans son squat, un homme de grande culture que la bêtise humaine a rendu solitaire. Il y a aussi François, un autre écorché qui vit dans sa vieille auto et qui voudrait bien venir en aide aux deux femmes.
Toute cette smala dont chacun des membres est, à sa façon, un archétype du genre humain, avance à pas discordants, donnant parfois l’impression d’être sur le point d’imploser et, d’autrefois, soulignant le meilleur de l’humanisme des êtres.
De la rencontre d’Olga et Denise, des liens qu’elles tissent entre elles, en passant par les rencontres auxquelles Olga oblige Denise pour la sortir d’un isolement total dans lequel elle s’est murée, de la venue de François dans la vie des deux femmes et du compagnonnage que les trois pratiqueront dans un projet de mobilier recyclé, des amitiés d’Olga et de leur rapport avec Denise, de la camaraderie de François avec elles à l’affection qui se développe entre lui et Denise : voilà qui résume la trame de Gueusaille.
L’équilibre fragile de cette famille bancale est mis en péril par la mort d’Olga dans des circonstances tragiques et l’arrivée de l’inspecteur Arsenault. Spécialiste des incendies criminels, le policier est un personnage aussi mystérieux qu’Olga, Denise et leurs camarades dont on découvre, en filigrane des péripéties, les aléas de la vie qui ont mené le policier là où il en est.
Gueusaille est plus que le récit d’un drame psychosocial mettant en scène des écorchés. Ce roman est une analyse de ce qui a mené à la dérive de ces gens et de la façon dont chacun, chacune finit par s’en tirer. Il y a des moments drôles et d’autres plus tristes, mais toujours cette bataille individuelle pour protéger une liberté chèrement acquise, par choix, par obligation ou par déraillement incontrôlable.

Lise Demers a eu raison de rééditer ce livre, car il n’a rien perdu de ses qualités narratives qui en font un roman dans la grande tradition du genre. Quant à l’acuité sociale de la trame, elle est criante de vérité, hélas toujours la même sinon pire pour les laissés-pour-compte qui sont de plus en plus nombreux.

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