Lise Demers
Gueusaille
Montréal, Sémaphore, 2017, 204 p., 20,99 $.
Il n’y a pas de
petits plaisirs
Est-il possible qu’une fiction,
parue il y a près de 20 ans, n’ait pas pris une ride, l’âme humaine ne
vieillissant pas aussi rapidement que le corps qui la transporte? Ce fut-là ma
première impression en lisant Gueusaille,
un roman de Lise Demers paru en 1999 chez Lanctôt, une impression devenue une certitude
au fur et à mesure du déroulement de l’action et des péripéties.
Au cœur de ce récit, deux femmes
au destin tragique : Olga, une immigrée russe, et Denise, une Québécoise.
Elles se croisent alors qu’elles font la manche dans un coin d’une ville, suggérant
que leur existence a un jour coulé à pic tel un bateau qui chavire. Elles ont
en commun d’être libres, ou d’en donner l’illusion. Cependant, l’une n’est pas
recluse dans l’isolement d’une clocharde, n’a pas peur d’affronter quiconque
s’en prend à elle, car elle s’est créé sa propre société. L’autre, Denise, vit en
solitaire et fuit ses semblables sans être véritablement misanthrope. Bref,
chacune vit sa réclusion selon sa personnalité, laquelle est révélée du page à
l’autre du roman.
La leader, c’est Olga, à la fois
mystérieuse et urbaine, qui fait de la récupération dans les rebuts et chez des
restaurateurs devenus ses amis. Elle sait mettre à profit son travail qu’elle
considère comme un véritable emploi, un mode de vie honorable contraire de la mendicité.
C’est plus compliqué pour Denise.
Elle est toujours sur le qui-vive, et elle fuit à la moindre contrariété. Malgré
tout, elle se laisse apprivoiser par Olga avec qui elle s’associe pour faire
fructifier leurs trouvailles parmi ce qui leur est offert au gré de leur quête
quotidienne.
À ce drôle de couple se joint le
clan des Russes que fréquente Olga. Il y a aussi le philosophe, un SDF avec
lequel elle aime discuter dans son squat, un homme de grande culture que la
bêtise humaine a rendu solitaire. Il y a aussi François, un autre écorché qui
vit dans sa vieille auto et qui voudrait bien venir en aide aux deux femmes.
Toute cette smala dont chacun des
membres est, à sa façon, un archétype du genre humain, avance à pas discordants,
donnant parfois l’impression d’être sur le point d’imploser et, d’autrefois, soulignant
le meilleur de l’humanisme des êtres.
De la rencontre d’Olga et Denise,
des liens qu’elles tissent entre elles, en passant par les rencontres
auxquelles Olga oblige Denise pour la sortir d’un isolement total dans lequel
elle s’est murée, de la venue de François dans la vie des deux femmes et du
compagnonnage que les trois pratiqueront dans un projet de mobilier recyclé,
des amitiés d’Olga et de leur rapport avec Denise, de la camaraderie de
François avec elles à l’affection qui se développe entre lui et Denise :
voilà qui résume la trame de Gueusaille.
L’équilibre fragile de cette
famille bancale est mis en péril par la mort d’Olga dans des circonstances
tragiques et l’arrivée de l’inspecteur Arsenault. Spécialiste des incendies
criminels, le policier est un personnage aussi mystérieux qu’Olga, Denise et
leurs camarades dont on découvre, en filigrane des péripéties, les aléas de la
vie qui ont mené le policier là où il en est.
Gueusaille est plus que le récit d’un drame psychosocial mettant en
scène des écorchés. Ce roman est une analyse de ce qui a mené à la dérive de
ces gens et de la façon dont chacun, chacune finit par s’en tirer. Il y a des
moments drôles et d’autres plus tristes, mais toujours cette bataille
individuelle pour protéger une liberté chèrement acquise, par choix, par
obligation ou par déraillement incontrôlable.
Lise Demers a eu raison de
rééditer ce livre, car il n’a rien perdu de ses qualités narratives qui en font
un roman dans la grande tradition du genre. Quant à l’acuité sociale de la
trame, elle est criante de vérité, hélas toujours la même sinon pire pour les
laissés-pour-compte qui sont de plus en plus nombreux.
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