samedi 2 septembre 2017

Victor-Lévy Beaulieu
Bibi
Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2009, 600 p., 39,95 $.

Bibi : des deux côté du miroir

L’intention d’un écrivain de 28 ans, qui a déjà publié une dizaine d’ouvrages, d’écrire sur Melville ou de s’attaquer à « La vraie saga des Beauchemin », a fait croire à la mégalomanie. Mais, c’était plutôt le projet de construire une œuvre littéraire hors du commun québécois.
Alors que paraît Bibi, je me demande comment Victor-Lévy Beaulieu va surprendre ses lecteurs. Réinventer le roman? C’est là une drôle d’idée à laquelle l’écrivain et éditeur s’est pourtant adonné. D’abord, il a créé deux espaces temporels, un présent réel et un passé imparfait, et les a fait alterner. Puis, il a adapté les balises de la ponctuation à son intention narrative : il joue ainsi des parenthèses ouvrantes, du point, de la virgule, des deux points et du tiret demi-cadratin (–) pour mener le ton du récit dans ses grosseurs, du murmure au cri, de l’intimité à la vie publique.




La filiation de Bibi
Bibi porte le label « Mémoires », suggérant que le récit s’inspire de la vie de l’auteur, ce qui a souvent été le cas dans ses romans et ses essais. Bibi, c’est Abel Beauchemin de Race de monde, dit Bibi-la-gomme, qui est aussi au cœur d’autres œuvres. Il est le premier de la lignée de tous ces personnages logeant entre la réalité et la fiction beaulieusiennes. Qu’a-t-il donc de si important à raconter? Dans les chapitres impairs, il relate la mouvance de son passé. Dans les chapitres pairs, nous l’accompagnons dans les derniers kilomètres d’un périple à travers le monde qui sera l’occasion de faire le bilan de sa carrière et de ses engagements, et d’observer sur place l’état actuel du continent africain.

D’hier…
Pour Bibi, la vie familiale est un calvaire : « je dois m’en aller, j’ai plus rien à faire avec eux, il est temps que je déguédine, je suis en train de m’enfermer comme franz kafka dans l’exclusion… » (p. 39) Il s’ennuie aussi du « lointain pays de saint-jean-de-dieu, tout au bout du rang rallonge, là où il y a cette fondrière près des écores de la Boisbouscache ». (p. 67)
Le jeune homme occupe ses temps libres aux « gros romans en train de s’écrire [qui] font eau de toutes parts… en cinq ans, j’en ai mis une quinzaine au monde, aussi inachevés que l’image que j’ai de mes frères et de mes sœurs ». (p. 43) Il fréquente aussi l’arrière-boutique de Victor Téoli qui lui fait découvrir Kafka et Artaud et lui sert une leçon qu’il n’oubliera pas : « Pour écrire, il faut que tu saches voir et entendre. » (p. 52) Un soir, « pour la première fois, une jeune femme a assisté aux racontements de victor téoli : elle s’appelle judith… [elle] a surtout de grands et étranges yeux violets qui, une fois vrillés dans les tiens, ne les lâchent plus ». (p. 56)
Mais, la veine noire du destin s’en prend à lui : atteint du virus de la poliomyélite, le voilà dans le coma pour treize jours, suivi d’un séjour à l’Hôpital Pasteur. Il en ressort avec une conviction profonde :
je serai cet écrivain qui fera venir les grandes crues, les inondations, les orages cosmiques et le tonnerre et la foudre qui fendra en deux les grosses épinettes noires, les maisons et les églises et tous ces hommes et toutes ces femmes veules qui s’accrochent au passé pour ne pas avoir à se libérer de la fin du monde qui ferait enfin d’un petit peuple une grande nation goûtant voracement aux plaisirs de toutes les libertés et de tous les dérèglements, raisonnables ou pas. (p. 306)
Un jour, on lui parle d’un concours littéraire organisé par Larousse et Hachette; il s’agit de présenter une quinzaine de pages portant « sur le thème de la Terre des hommes, des droits et des libertés. Le gagnant aura droit à un séjour de six mois en France, toutes dépenses payées ». (p. 349) Il y participe en écrivant sur Victor Hugo — rappelant Pour saluer Victor Hugo, le premier essai de VLB —, le remporte et part pour Paris.
Là-bas, il « habite sous les combles une chambre de l’hôtel du panthéon », à deux pas d’où repose Victor Hugo. Il « baguenaude » dans la ville où il rencontre Abé Abebé, un Noir qui a les yeux « si grands qu’on pourrait se noyer dedans et aussi violets que le sont ceux de judith ». Ce dernier lui apprend ce qu’est l’Afrique d’aujourd’hui et pourquoi ses compatriotes ont cru à la supériorité des Blancs jusqu’à ce que « les Nègres [aient] compris qu’ils n’étaient pas inférieurs aux blancs… Les révolutions, c’est là que ça a commencé. » (p. 515). Leur rapprochement est de courte durée et, comme il est advenu avec Judith lors de leur première relation, Bibi sodomise Abé, celui-ci affirmant : « Tu meurs d’envie de sodomiser un Nègre. » (p. 528) Le rideau tombe lorsque Judith surgit au milieu de leurs ébats.

… à aujourd’hui
25 août 2006, Bibi séjourne à Libreville. C’est là qu’il se rappelle son existence depuis son séjour à Paris :
j’ai fait de ma vie celle d’un coureur de marathon, jamais dormi plus de quatre heures par nuit et travaillé pas moins de quinze heures tous les jours et bu quotidiennement un gros fiasque de whisky… j’ai abusé de tout ce qui contribue à vous éloigner de la pensée de la mort parce que la maladie me l’a fait connaître par le côté inguérissable puissamment lové dans les muscles et les os — soixante-quinze ouvrages en sont venus pour juguler la mort et conjurer la folie par la folie —… ce kebek de toutes mes passions, ce kebek de mes seules passions, ce kebek épuisant, mais ce kebek que je n’ai jamais pu abandonner : si je l’avais fait c’est moi-même que j’aurais abandonné, c’est ma rage que j’aurais trahie, c’est même ma mort à venir que j’aurais rendue honteuse — (p. 29)
Il s’intéresse aussi à ce qui a mené l’Afrique dans l’état pitoyable où elle se trouve au 21e siècle :
ces bains de sang d’aujourd’hui entre frères africains, rien d’autre que la conséquence du trafic des esclaves, du mauvais découpage des frontières qui lui ont succédé, espagnols, français, britanniques, allemands et belges forçant des races, des peuples et des nations à s’amalgamer à d’autres races, peuples et nations de coutumes et de religions différentes voire opposées — odieux sont tous les colonialismes!)))) — (p. 154)
C’est au Gabon qu’il rencontre Calixthe Béyala qui lui fait comprendre l’âme africaine. Il resterait bien auprès d’elle, mais Judith en décide autrement et il prend l’avion pour Addis-Abeba. Ses jongleries sur le sort du continent noir l’amènent à s’interroger : « peut-on croire vraiment qu’un jour il y aura là du bonheur, humain ce bonheur, simplement humain, ce bonheur? » (p. 397) Arrivé en Éthiopie, Judith est déjà passée à l’hôtel, lui laissant un message qui l’enjoint de se rendre dans la vallée de l’Omo. Là-bas, il est surpris de retrouver Abé Abebé, ce Noir qu’il a connu à Paris.

Passé et présent réunis
Le neuvième et dernier chapitre est sous le signe du passé et du présent. Abé et Bibi se rappellent leur rencontre parisienne; pour l’Africain, Bibi représentait une chance de se sortir de sa condition d’homme noir; pour l’écrivain, Abé figurait la peur qu’il avait des gens de couleur depuis son enfance.
C’est en sa compagnie que Bibi se rend dans la vallée de l’Omo où il traverse ce qui ressemble à un purgatoire aux allures de rite initiatique. Il reconnaît entre autres ses erreurs par-devers tous les noirs de la terre et son ignorance des cultures africaines. Quand il aperçoit ces hommes, ces femmes et ces enfants aux corps si hautement colorés, il « croirait voir un riopelle, un pellan, un borduas, un gauvreau passer devant soi, de toute beauté c’est ». (p. 561)
Bibi se retrouve devant « l’impératrice du Pokunulélé et reine du Drelchkaffka ». Il ne reconnaît Judith que lorsqu’elle enlève son masque et ses vêtements d’apparat : « Voilà ce que tu as fait de moi, que dit Judith. Une femme vieillissante que le cancer va emporter tantôt. » (p. 585) Elle lui reproche de ne pas avoir su déchiffrer les signes semés sur les chemins qu’elle lui a fait traverser, de n’avoir jamais aimé que ses yeux violets et de n’avoir été qu’égoïste. Après avoir obligé Bibi à l’embrasser — « ce dégoût de ma langue, cette odeur de ce qui se décompose avant même que ne survienne la mort, le pire de tout, l’au-delà du pire de tout » (p. 590) —, elle lui remet un « petit coffret de bois de santal » renfermant « coulés dans le verre, les deux grands yeux violets de judith [qui] me regardent… fixement, amoureux, haineux, hostiles, horrifiants! » (p. 591-592)

Rétrospective et fantasmagorie
Bibi va au-delà de la facture romanesque à laquelle Victor-Lévy Beaulieu nous a habitués. Si le personnage principal est le frère jumeau du romancier, il n’en est pas moins l’âme d’une fiction qui utilise tous les ressorts de la grande littérature que l’écrivain connaît parfaitement, les utilisant avec art et savoir-faire. Les références à d’illustres écrivains, à la jument de la nuit ou à ses habitudes de vie dans la grande maison des Trois-Pistoles appartiennent à son univers, mais font ici l’objet d’une relecture plus qu’importante. Que dire de la place qu’occupe le continent africain, sinon qu’il lui sert de métaphore lui permettant d’illustrer certaines des plus grandes misères de la planète, imposées aux peuples qui y vivent par des contrées dites civilisées.
Certes, ce roman est, de tout ce qu’a publié l’écrivain de Notre-Dame-des-Neiges à ce jour, l’œuvre la plus près de l’autobiographie. Cependant, au lieu d’être uniquement une rétrospective de sa vie, il met en relief, à travers une remarquable fantasmagorie, les grandeurs et les misères des Noirs d’Afrique et du continent qu’ils habitent.


Paru dans Lettres québécoises, numéro 136, hiver 2009

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