Victor-Lévy Beaulieu
L’Héritage
Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2009, 840 p., 65 $.
L’Héritage ou
la famille éclatée
Traverser Barcelone, c’est croiser Gaudi, La Pedrera, l’inachevée Sagrada
familia et d’autres de ses œuvres. Sillonner notre patrimoine littéraire, c’est
inéluctablement rencontrer Victor-Lévy Beaulieu dont L’Héritage est un
monument, une « cathédrale » dont l’écrivain vient de terminer
l’échafaudage.
Dernier grand téléroman d’auteur,
L’Héritage est passé du petit écran à la littérature, une transformation
sans modèle car, jusque là, c’est la littérature qui traversait ce miroir de
notre société — je pense au Survenant, à Un homme et son péché et
aux Plouffe. Un premier tome, « L’automne », paraît chez
Stanké en 1987 et le second, « L’hiver », sort en 1991. Suit, en
1993, Les gens du fleuve, cette anthologie que prépare Philippe Couture
tout au long du roman. Mais L’Héritage n’était pas encore arrivé dans
ses grosseurs de fiction narrative, ce à quoi l’écrivain a travaillé jusqu’à
publier cette année une version définitive de cette saga.
Le clan Galarneau
Telles ces immenses fresques
peintes autrefois, L’Héritage met en scène, à divers niveaux de
profondeur picturale et en jouant de trompe-l’œil, des groupes de personnages
qui gravitent autour de la famille Galarneau, Xavier en étant le point
d’ancrage. Véritable chef de clan, le pater familias arrive à l’âge de passer
la main. Or, la tradition chez les Galarneau veut que ce soit au fils aîné que
cela revienne, mais Miville n’est pas de la trempe du père, rappelant en cela
Amable, le fils de Didace Beauchemin, le patriarche du Survenant. Il y a
aussi que depuis sa naissance, Miville contrarie sans arrêt Xavier lequel lui
impose la Loi plus durement qu’à Julie ou Junior, ses cadets.
Il y a une quatrième enfant chez
les Galarneau, Miriam, dont le départ de la maison du deuxième rang a semé la
zizanie chez les siens. Xavier n’a plus jamais été le même; Virginie, la mère,
s’est littéralement claquemurée dans sa chambre et sa tête est devenue son lieu
d’enfermement; et les autres enfants ont imaginé le scénario qui leur convenait
pour expliquer l’exode de leur sœur. Épée de Damoclès au-dessus des Galarneau,
la véritable raison du départ de Miriam a pourri l’atmosphère familiale, car
avoir un enfant de son père n’est jamais sans conséquence.
Ailleurs sur la fresque imaginée
par VLB, on trouve Gabriel Galarneau, l’homme-cheval qui vit dans l’univers
qu’il s’est créé, version onirique de l’époque où Xavier était un grand homme
de cheval. Il y a aussi Albertine, princesse malécite épouse de Gabriel, qui
rêve sa vie à travers les pages des grands auteurs, ce à quoi elle parvient
presque en rencontrant Philippe Couture, le patron montréalais de sa fille
Stéphanie et de sa nièce Miriam.
L’essence du détail
En observant l’ensemble du
tableau peint par le romancier, je constate l’importance des détails, chacun
teintant un coin de l’œuvre d’une nuance indispensable à l’harmonie générale.
Et cela, autant du côté des personnages que de la trame, jusqu’aux rebondissements
souvent imprévus. Ce qui lie entre eux chacun des niveaux du récit, comme ces
petites histoires qui se déroulent ici et là entre quelques personnages, c’est
l’originalité de leur discours respectif. Xavier appuie ses paroles sur des
passages de la Bible et sur le poids de la tradition familiale. Julie, sur une
forme d’altruisme doux et candide. Junior, sur un registre libertaire semblable
à celui de son père, mais sans le poids des us et coutumes. Quant à Philippe et
Albertine, leur discours repose sur la vague des émotions que leur inspire
celui des poètes québécois.
Jamais œuvre de Beaulieu n’a
atteint un tel niveau d’intransigeance émotionnelle de la part des personnages
— une véritable cascade de huis clos —, et de telles qualités poétiques. Dans
les moments les plus intenses de douceur ou de colère, nous avons l’impression
que la vélocité des mots utilisés gonfle la voile des émotions qu’ils expriment.
Ainsi, la répétition de mots ou de locutions, une technique qu’affectionne
l’auteur, résonne ici comme la juxtaposition de diverses incantations, leur
conférant un aspect mélodique.
Une fiction achevée
Qu’apporte l’édition définitive
de L’Héritage? D’abord, une réorganisation complète de la matière du
récit, ce qui lui confère un tout autre rythme. J’oserais dire que VLB a soufflé
sur les feuilles du manuscrit pour leur communiquer la fraîcheur de sa sérénité
actuelle. Puis, il y a ces cent cinquante pages inédites qui racontent une
nouvelle saison dans la vie des Galarneau, le printemps. Ce sera l’occasion
pour Xavier, sauvé in extremis du suicide, de faire porter l’odieux de son
geste à toute sa famille en inventant de nouvelles tracasseries et y exposant
sa maisonnée. Machiavélique est le vieux tyran à tel point que la veulerie de
Miville et la fougue de Junior en sont exacerbées, ce dernier évoquant le
« grand dieu des routes » de Germaine Guèvremont.
De tous les romans que
Victor-Lévy Beaulieu a écrit à ce jour, L’Héritage est de loin sa
fiction la plus achevée autant au niveau de la saga qu’il y raconte et de la
galerie de personnages qu’il y a installés, que de la richesse et du flamboyant
de cette langue sienne sur laquelle tout repose. Depuis la parution en 2005 de Je
m’ennuie de Michèle Viroly, l’écrivain a publié près d’une dizaine de livres,
soit au-delà de 5 000 pages : un chef-d’œuvrage titanesque semblable
à celui de Victor Hugo, son idéal littéraire.
Paru dans Lettres
québécoises, numéro 136, hiver 2009
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