Abla Farhoud
Au grand soleil cachez
vos filles
Montréal, VLB, 2017, 232 p., 26,95 $.
À l’ombre du passé
Les premiers cours de latin m’ont
permis de comprendre, exemples à l’appui, les notions de préfixe et de suffixe
si importantes dans la composition du lexique français. Ainsi, la distinction
entre émigrer et immigrer m’est toujours utile, car ces points de vue font
toute la différence entre le pays quitté et celui de l’accueil. Or,
qu’arrive-t-il si, après s’être installé ailleurs, y avoir passé une quinzaine
d’années, on décide de revenir à la terre d’origine? C’est ce que raconte Au grand soleil cachez vos filles, le
dernier récit d’Abla Farhoud.
Je comprends l’écrivaine d’avoir
mis beaucoup de temps entre les événements qui lui ont inspiré ce récit et son
écriture. Comment peut-il en être autrement lorsque la douleur des émotions est
si troublante en ressassant cette aventure dont on a été une victime collatérale.
Partir de son Liban natal quand on est une enfant, vivre dans un Québec
d’adoption de 6 à 20 ans, puis revenir dans un monde dont on a oublié les codes
de vie, ce n’est pas simple.
Cela est trop vite résumé la vie
d’Ikram, l’alter ego de l’auteur comme l’est la jeune Aablé de Toutes celles que j’étais, le précédent
roman de l’auteure. Ikram est de retour au Liban avec son frère Daoud, comme
l’a exigé leur père. Avant eux, il y a eu leur mère, leurs trois sœurs, dont
l’aînée des filles Faïzah, et Adib, le premier fils Abdelnour; le père viendra
plus tard.
L’écrivaine a choisi quatre
personnages pour raconter ce retour et les années qui ont suivi, chacun à sa
façon. Il y a d’abord Youssef, un lointain cousin qui prépare leur arrivée. Il
y a ensuite Faïzah qui mène la fratrie et travaille pour assurer la subsistance
des siens. Le troisième narrateur, Adib, est le seul du clan déjà revenu au
Liban pour y étudier, ce qui fut un échec que personne n’a compris. Enfin, il y
a Ikram, celle dont le drame existentiel est au cœur de l'histoire.
Les premiers mois au pays du
cèdre sont comme des vacances, sauf pour Ikram, 20 ans, pour qui il est difficile
de comprendre un pays où les femmes du milieu artistique sont très mal vues,
surtout après qu’elle se soit découvert une passion pour le théâtre, en avoir
étudié les rudiments et entrepris une carrière à la scène et à la télé.
Adib, l’aîné, est toujours aux
prises avec ses vieux démons qui le poussent à s’isoler du monde. Il lui faut
du temps avant de se prendre en main et que son médecin lui prescrive un remède
expérimental, le lithium. Le hasard de la vie fait le reste, mettant sur sa
route son meilleur ami d’autrefois et que celui-ci l’embauche.
La situation est toute autre pour
Faïzah. Revenue la première, elle s’est vite rappelé les codes de vie des
Libanaises, dont les sacro-saintes règles régissant le travail en dehors du
giron familial, et les relations homme-femme. Pour elle, la seule façon de contourner
ces lois, c’est de mentir comme le font tant d’autres. C’est aussi taire sa vie
quotidienne, évitant des questions embarrassantes et des réponses captieuses.
À la longue, le mode de vie de Faïzah
devient insupportable, surtout après le retour du père de famille qui met du
temps avant de se remettre au travail et en vient à investir le maigre pécule
ramené du Québec dans une entreprise vouée à l’échec. Il n'y a qu'une issue
pour Faïzah : le mariage. Mais, elle n’est plus vierge et il lui faut
inventer une histoire, car aucun Libanais n’acceptera son état. La vérité est
parfois plus cruelle que le mensonge, ce qu’elle apprend à ses dépens. Elle
épouse alors un homme qui accepte sa condition sans la juger, même si elle ne l’aime
pas; son statut de femme mariée lui permet de régler ses dettes et celles de sa
famille avant de disparaître.
Pour Daoud et Ikram, c’est moins
simple. Tous deux choisissent de quitter le Liban, lui afin de continuer ses
études, elle pour fuir un climat de vie malsain. Daoud étant un homme, la
famille comprend sa décision. C’est autre chose pour Ikram et son entêtement à poursuivre
sa carrière de comédienne, surtout que ses parents l’avaient encouragée dans ce
sens au Québec. Même en tolérant les engagements de leur fille pour jouer au
théâtre ou travailler à la radio locale, il leur est impossible de lui laisser toute
la liberté qu’elle souhaite.
La narration à relais utilisée
par Abla Farhoud confère au roman une remarquable dynamique, soulignant l’évolution
et les péripéties de la trame. Le récit confirme, entre autres, l’hypothèse que
des événements, vécus par les membres d’une même famille, sont perçus
différemment selon la personnalité de chacun. Ainsi, le retour au Liban convient
aux parents, aux plus jeunes sœurs et à l’aîné qui y retrouve la stabilité
émotive. Mais, il n’en va pas de même pour Faïzah qui joue à qui perd gagne
avec les règles des relations homme-femme. Quant à Ikram, les quatre années que
dure le retour au bercail sont un enfer, du temps perdu qui lui laisse un goût
amer.
Immigré, oui, sans oublier que le
temps passé dans le pays d’origine aura marqué à l’encre indélébile les
principes de sa culture. Comment peut-il en être autrement quand les parents
transmettent leurs valeurs fondamentales à leur progéniture, même en les adaptant
à celles de la terre d’accueil?
Très beau texte Jean-François. Je pense parler de ce roman fort intéressant très bientôt.
RépondreEffacer