mercredi 9 août 2017

Abla Farhoud
Au grand soleil cachez vos filles
Montréal, VLB, 2017, 232 p., 26,95 $.

À l’ombre du passé

Les premiers cours de latin m’ont permis de comprendre, exemples à l’appui, les notions de préfixe et de suffixe si importantes dans la composition du lexique français. Ainsi, la distinction entre émigrer et immigrer m’est toujours utile, car ces points de vue font toute la différence entre le pays quitté et celui de l’accueil. Or, qu’arrive-t-il si, après s’être installé ailleurs, y avoir passé une quinzaine d’années, on décide de revenir à la terre d’origine? C’est ce que raconte Au grand soleil cachez vos filles, le dernier récit d’Abla Farhoud.
Je comprends l’écrivaine d’avoir mis beaucoup de temps entre les événements qui lui ont inspiré ce récit et son écriture. Comment peut-il en être autrement lorsque la douleur des émotions est si troublante en ressassant cette aventure dont on a été une victime collatérale. Partir de son Liban natal quand on est une enfant, vivre dans un Québec d’adoption de 6 à 20 ans, puis revenir dans un monde dont on a oublié les codes de vie, ce n’est pas simple.




Cela est trop vite résumé la vie d’Ikram, l’alter ego de l’auteur comme l’est la jeune Aablé de Toutes celles que j’étais, le précédent roman de l’auteure. Ikram est de retour au Liban avec son frère Daoud, comme l’a exigé leur père. Avant eux, il y a eu leur mère, leurs trois sœurs, dont l’aînée des filles Faïzah, et Adib, le premier fils Abdelnour; le père viendra plus tard.
L’écrivaine a choisi quatre personnages pour raconter ce retour et les années qui ont suivi, chacun à sa façon. Il y a d’abord Youssef, un lointain cousin qui prépare leur arrivée. Il y a ensuite Faïzah qui mène la fratrie et travaille pour assurer la subsistance des siens. Le troisième narrateur, Adib, est le seul du clan déjà revenu au Liban pour y étudier, ce qui fut un échec que personne n’a compris. Enfin, il y a Ikram, celle dont le drame existentiel est au cœur de l'histoire.
Les premiers mois au pays du cèdre sont comme des vacances, sauf pour Ikram, 20 ans, pour qui il est difficile de comprendre un pays où les femmes du milieu artistique sont très mal vues, surtout après qu’elle se soit découvert une passion pour le théâtre, en avoir étudié les rudiments et entrepris une carrière à la scène et à la télé.
Adib, l’aîné, est toujours aux prises avec ses vieux démons qui le poussent à s’isoler du monde. Il lui faut du temps avant de se prendre en main et que son médecin lui prescrive un remède expérimental, le lithium. Le hasard de la vie fait le reste, mettant sur sa route son meilleur ami d’autrefois et que celui-ci l’embauche.
La situation est toute autre pour Faïzah. Revenue la première, elle s’est vite rappelé les codes de vie des Libanaises, dont les sacro-saintes règles régissant le travail en dehors du giron familial, et les relations homme-femme. Pour elle, la seule façon de contourner ces lois, c’est de mentir comme le font tant d’autres. C’est aussi taire sa vie quotidienne, évitant des questions embarrassantes et des réponses captieuses.
À la longue, le mode de vie de Faïzah devient insupportable, surtout après le retour du père de famille qui met du temps avant de se remettre au travail et en vient à investir le maigre pécule ramené du Québec dans une entreprise vouée à l’échec. Il n'y a qu'une issue pour Faïzah : le mariage. Mais, elle n’est plus vierge et il lui faut inventer une histoire, car aucun Libanais n’acceptera son état. La vérité est parfois plus cruelle que le mensonge, ce qu’elle apprend à ses dépens. Elle épouse alors un homme qui accepte sa condition sans la juger, même si elle ne l’aime pas; son statut de femme mariée lui permet de régler ses dettes et celles de sa famille avant de disparaître.
Pour Daoud et Ikram, c’est moins simple. Tous deux choisissent de quitter le Liban, lui afin de continuer ses études, elle pour fuir un climat de vie malsain. Daoud étant un homme, la famille comprend sa décision. C’est autre chose pour Ikram et son entêtement à poursuivre sa carrière de comédienne, surtout que ses parents l’avaient encouragée dans ce sens au Québec. Même en tolérant les engagements de leur fille pour jouer au théâtre ou travailler à la radio locale, il leur est impossible de lui laisser toute la liberté qu’elle souhaite.
La narration à relais utilisée par Abla Farhoud confère au roman une remarquable dynamique, soulignant l’évolution et les péripéties de la trame. Le récit confirme, entre autres, l’hypothèse que des événements, vécus par les membres d’une même famille, sont perçus différemment selon la personnalité de chacun. Ainsi, le retour au Liban convient aux parents, aux plus jeunes sœurs et à l’aîné qui y retrouve la stabilité émotive. Mais, il n’en va pas de même pour Faïzah qui joue à qui perd gagne avec les règles des relations homme-femme. Quant à Ikram, les quatre années que dure le retour au bercail sont un enfer, du temps perdu qui lui laisse un goût amer.

Immigré, oui, sans oublier que le temps passé dans le pays d’origine aura marqué à l’encre indélébile les principes de sa culture. Comment peut-il en être autrement quand les parents transmettent leurs valeurs fondamentales à leur progéniture, même en les adaptant à celles de la terre d’accueil?

1 commentaire:

  1. Très beau texte Jean-François. Je pense parler de ce roman fort intéressant très bientôt.

    RépondreEffacer