Dany Laferrière
Un certain art de vivre
Montréal, Boréal, 2024, 144 p.,
22,95 $.
La maison, l’école, la vie, et puis
Après une trentaine de romans nous faisant voyager au pays de l’enfance sous le règne Da, cette grand-mère adorée –prénommée comme d’autres aïeules de ce pays antillais –, Dany Laferrière a emprunté un chemin de traverse pour réfléchir sur quelques sujets qui lui sont essentiels, dont le racisme. Puis, troquant sa plume, son crayon ou son clavier – qui sait? – pour les outils du peintre, il en a surpris plus d’un en imposant un nouveau mode d’expression et de création : le dessin et les couleurs naïves comme ces artistes haïtiens qu’il aime tant.
Ce furent Autoportrait de
Paris avec chat (2018), Vers d’autres rives (2019) et L’exil vaut
le voyage (2020). Il y eut aussi Dans la splendeur de la nuit (2022)
dont je terminais ainsi la recension : « Dany Laferrière nous
surprend à nouveau en transformant son discours littéraire aussi bien que son
discours pictural tout en couleur. Littérature d’expérimentation? Peut-il en être
autrement quand on veut transcender son art en créant une œuvre et la
pérenniser grâce à une atmosphère d’éternité. ». Que dire de l’incontournable
Sur la route de Bashō (2022) fait de mots et de couleurs éparses, un univers
unique parce qu’il est propre à l’Académicien et à personne d’autre?
Pour Un certain art de vivre, l’écrivain a remisé les feutres et les couleurs, et redonné aux mots des teintes nouvelles comme s’ils étaient des aquarelles flottant au-dessus de vingt façons, distinctes ou non, d’appréhender l’existence : l’art de vivre à l’horizontale, l’art du déclin, l’art des choses décousues, l’art de vivre à Bornéo, l’art de la répétition, l’art des couleurs, l’art de la chronique, l’art de s’angoisser, l’art de rebrousser chemin, l’art de se vendre en détail, l’art de partir en sifflotant, l’art de quitter la fête, l’art de vivre dans un monde oublié, l’art de nager dans l’encrier, l’art du retour, l’art de cuisiner pour soi, l’art d’être nu dans une baignoire rose, l’art de pisser parmi les fleurs, l’art d’être Borges et, il va de soi, l’art de vivre.
Chacun de ces arrêts sur image est fait de six pages, chacune comptant
trois paragraphes dont certains à la façon haïku – cette forme japonaise de
poésie, dont Bashō est considéré un des pères, mais à la façon « de
poètes français [utilisant] parfois le terme pour désigner des poèmes qui se
signalent par leur brièveté. Il y a [alors] peu de cas où la forme elle-même
est respectée… » – ou façon prose
évoquant plus que décrivant cet « art de », cette façon de faire ou
de rêver. Bref, le qui, quand, comment, pourquoi de l’art de lire autant
que d’écrire que pratique l’écrivain Laferrière.
Si on tient absolument à étiqueter
Un certain art de vivre d’un génératif littéraire, je suggère celui de recueil
d’aphorismes, ces « brèves maximes ou sentences qui expriment un précepte,
résument une théorie ou font état d’une série d’observations », se
rapportant aux thèmes de chacune des sections qui, lorsqu’on s’y arrête le
moindrement, sont autant de façons de s’approprier un certain art de vivre.
Qu’en est-il de ces thèmes, sinon
qu’ils sont des objets de l’esprit qu’un alchimiste au long parcours observe à
l’aide d’un sextant, « cet instrument de navigation à réflexion,
comprenant un dispositif de visée et un sixième de cercle gradué, dont on se
sert pour mesurer la hauteur des astres », ce bel objet scrutant l’horizon
des imaginaires, tous plus réels que fictifs. Mais, Laferrière n’est-il pas
aussi un marin poussé hors de son île pour explorer l’univers du dire et du
faire dire?
L’écrivain lance ainsi son navire-livre :
« Enfant, lisant l’Odyssée, j’étais triste de voir Ulysse partir,
mais toujours heureux de découvrir avec lui de nouvelles contrées, de nouvelles
mythologies, de nouveaux visages. » (13) Il ignorait alors qu’il allait
suivre cette voyagerie et qu’un jour il allait découvrir « sous forme de
réflexions fulgurantes, de haïkus langoureux, de descriptions hâtives d’un
lieu, d’une situation ou d’un état d’esprit ce qui s’était passé dans ma vie
durant ce dernier demi-siècle. Lecteur horizontal, j’ai choisi de lire dans ma
baignoire ou dans mon lit sans perdre espoir que Hoki frappe à ma porte. »
Qui est cette femme? Pour le savoir,
il faut éveiller notre mémoire et l’amener dans les pages d’Eroshima
(1987), le second roman de l’écrivain paru en 1987. Composé de seize séquences,
où Hoki apparaît à la première intitulée « Le zoo kama soutra ». Une
version révisée de cette même séquence est devenue Fête chez Hoki,
« récit de la brève mais intense relation de l’écrivain-narrateur avec
Hoki, une photographe de mode japonaise adepte du kamasoutra qui l’accueille
chez elle, à New York. »
Revenons aux aphorismes. Je ne
vais pas les citer tous, mais quelques-uns parmi ces maximes qui ont retenu mon
attention, tantôt pour les liens qu’elle m’amenait à faire avec l’auteur et son
œuvre, tantôt par pur plaisir de chroniqueur.
Pourquoi ne pas débuter ce
florilège par ceux évoquant Da? « L’impression que la galerie / où
se trouvait assise ma grand-mère / était suspendue dans l’espace. / Et
que la cafetière, toujours à ses pieds / devenait cette lampe
magique / d’où sortait le génie du conte tropical. » « L’image
de cette grand-mère buvant avec à ses pieds son petit-fils observant les
fourmis pourrait être l’une des plus durables d’une vie passée à barboter dans
l’encrier. »
Puis, l’écrivain retrouve ici et
là l’homme Laferrière. « Je suis du pays de mon lecteur. / Quand
un Japonais me lit / je deviens japonais. / Et quand Hoki
se maquille / je me glisse dans la baignoire / tout habillé
avec un verre de vin rouge » interpelle directement la couverture du
livre. « Je me rends compte que je n’ai pas écrit / ces livres
pour décrire ce paysage / mais pour continuer à en faire
partie. » « J’ai toujours pensé que c’était le livre / qui
franchissait les siècles / pour parvenir à nous / jusqu’à
ce que je comprenne que / c’est le lecteur qui fait le
déplacement. » « Et c’est, à mon avis, le seul sens / à
donner à sa vie / trouver son bonheur sans ajouter / à la
douleur du monde. »
Vous croyez que Dany Laferrière a
oublié le Québec depuis qu’il a un pied à terre et un peu de ses méninges à
Paris? Nenni, il se souvient même de Miron, lui aussi un en-allé du Square
Philips : « Prenez deux poèmes par jour / un le matin et un
autre le soir. / Trouver un ver qui vous plaît / et
ruminez- le jusqu’à ce qu’il / s’incruste dans votre chair. »
Et l’écrivain Dany L.? « Je
n’ai jamais dissocié la lecture de l’écriture / car, si on lit pour
quitter le lieu où on se / trouve, on fait de même en
écrivant. / Si on ne quittait pas sa peau de temps en
temps / on deviendrait fou d’être toujours le même. »
La tombée de rideau de ces
"arts de" est ainsi faite : « Au début, je croyais
que / mes livres venaient de moi / pour découvrir
enfin / que je viens de mes livres. »
Que dire de plus, sinon qu’il y a
à travers les apophtegmes d’Un certain art de vivre une sorte de bilan
personnel et professionnel aussi intime que modeste, car n’en faut-il pas à un
écrivain pour s’afficher devant un lectorat toujours avide du plus dire que du
mieux dire? Aux impatientes et impatients de lire ce recueil, je suggère d’aller
sur la toile et d’y trouver « L’art de relire » un texte que l’écrivain
a lu à l’émission « Dessine-moi un matin » (IciPremière) du 30 mars
dernier.
Toujours non rassasiés? Je vous
suggère de vous offrir Autobiographie américaine qui propose pas moins
de dix ouvrages de l’écrivain académicien et dont il est question un peu plus
bas.
Dany Laferrière
Autobiographie américaine
Paris, Bouquins éditions, coll.
« La collection », 2024, 1298 p., 49,95 $.
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