mercredi 29 mai 2024

Dany Laferrière

Un certain art de vivre

Montréal, Boréal, 2024, 144 p., 22,95 $.

La maison, l’école, la vie, et puis

Après une trentaine de romans nous faisant voyager au pays de l’enfance sous le règne Da, cette grand-mère adorée –prénommée comme d’autres aïeules de ce pays antillais –, Dany Laferrière a emprunté un chemin de traverse pour réfléchir sur quelques sujets qui lui sont essentiels, dont le racisme. Puis, troquant sa plume, son crayon ou son clavier – qui sait? – pour les outils du peintre, il en a surpris plus d’un en imposant un nouveau mode d’expression et de création : le dessin et les couleurs naïves comme ces artistes haïtiens qu’il aime tant.

Ce furent Autoportrait de Paris avec chat (2018), Vers d’autres rives (2019) et L’exil vaut le voyage (2020). Il y eut aussi Dans la splendeur de la nuit (2022) dont je terminais ainsi la recension : « Dany Laferrière nous surprend à nouveau en transformant son discours littéraire aussi bien que son discours pictural tout en couleur. Littérature d’expérimentation? Peut-il en être autrement quand on veut transcender son art en créant une œuvre et la pérenniser grâce à une atmosphère d’éternité. ». Que dire de l’incontournable Sur la route de Bashō (2022) fait de mots et de couleurs éparses, un univers unique parce qu’il est propre à l’Académicien et à personne d’autre?

Pour Un certain art de vivre, l’écrivain a remisé les feutres et les couleurs, et redonné aux mots des teintes nouvelles comme s’ils étaient des aquarelles flottant au-dessus de vingt façons, distinctes ou non, d’appréhender l’existence : l’art de vivre à l’horizontale, l’art du déclin, l’art des choses décousues, l’art de vivre à Bornéo, l’art de la répétition, l’art des couleurs, l’art de la chronique, l’art de s’angoisser, l’art de rebrousser chemin, l’art de se vendre en détail, l’art de partir en sifflotant, l’art de quitter la fête, l’art de vivre dans un monde oublié, l’art de nager dans l’encrier, l’art du retour, l’art de cuisiner pour soi, l’art d’être nu dans une baignoire rose, l’art de pisser parmi les fleurs, l’art d’être Borges et, il va de soi, l’art de vivre.

Chacun de ces arrêts sur image est fait de six pages, chacune comptant trois paragraphes dont certains à la façon haïku – cette forme japonaise de poésie, dont Bashō est considéré un des pères, mais à la façon « de poètes français [utilisant] parfois le terme pour désigner des poèmes qui se signalent par leur brièveté. Il y a [alors] peu de cas où la forme elle-même est respectée… » – ou façon prose évoquant plus que décrivant cet « art de », cette façon de faire ou de rêver. Bref, le qui, quand, comment, pourquoi de l’art de lire autant que d’écrire que pratique l’écrivain Laferrière.

Si on tient absolument à étiqueter Un certain art de vivre d’un génératif littéraire, je suggère celui de recueil d’aphorismes, ces « brèves maximes ou sentences qui expriment un précepte, résument une théorie ou font état d’une série d’observations », se rapportant aux thèmes de chacune des sections qui, lorsqu’on s’y arrête le moindrement, sont autant de façons de s’approprier un certain art de vivre.

Qu’en est-il de ces thèmes, sinon qu’ils sont des objets de l’esprit qu’un alchimiste au long parcours observe à l’aide d’un sextant, « cet instrument de navigation à réflexion, comprenant un dispositif de visée et un sixième de cercle gradué, dont on se sert pour mesurer la hauteur des astres », ce bel objet scrutant l’horizon des imaginaires, tous plus réels que fictifs. Mais, Laferrière n’est-il pas aussi un marin poussé hors de son île pour explorer l’univers du dire et du faire dire?

L’écrivain lance ainsi son navire-livre : « Enfant, lisant l’Odyssée, j’étais triste de voir Ulysse partir, mais toujours heureux de découvrir avec lui de nouvelles contrées, de nouvelles mythologies, de nouveaux visages. » (13) Il ignorait alors qu’il allait suivre cette voyagerie et qu’un jour il allait découvrir « sous forme de réflexions fulgurantes, de haïkus langoureux, de descriptions hâtives d’un lieu, d’une situation ou d’un état d’esprit ce qui s’était passé dans ma vie durant ce dernier demi-siècle. Lecteur horizontal, j’ai choisi de lire dans ma baignoire ou dans mon lit sans perdre espoir que Hoki frappe à ma porte. »

Qui est cette femme? Pour le savoir, il faut éveiller notre mémoire et l’amener dans les pages d’Eroshima (1987), le second roman de l’écrivain paru en 1987. Composé de seize séquences, où Hoki apparaît à la première intitulée « Le zoo kama soutra ». Une version révisée de cette même séquence est devenue Fête chez Hoki, « récit de la brève mais intense relation de l’écrivain-narrateur avec Hoki, une photographe de mode japonaise adepte du kamasoutra qui l’accueille chez elle, à New York. »

Revenons aux aphorismes. Je ne vais pas les citer tous, mais quelques-uns parmi ces maximes qui ont retenu mon attention, tantôt pour les liens qu’elle m’amenait à faire avec l’auteur et son œuvre, tantôt par pur plaisir de chroniqueur.

Pourquoi ne pas débuter ce florilège par ceux évoquant Da? « L’impression que la galerie / où se trouvait assise ma grand-mère / était suspendue dans l’espace. / Et que la cafetière, toujours à ses pieds / devenait cette lampe magique / d’où sortait le génie du conte tropical. » « L’image de cette grand-mère buvant avec à ses pieds son petit-fils observant les fourmis pourrait être l’une des plus durables d’une vie passée à barboter dans l’encrier. »

Puis, l’écrivain retrouve ici et là l’homme Laferrière. « Je suis du pays de mon lecteur. / Quand un Japonais me lit / je deviens japonais. / Et quand Hoki se maquille / je me glisse dans la baignoire / tout habillé avec un verre de vin rouge » interpelle directement la couverture du livre. « Je me rends compte que je n’ai pas écrit / ces livres pour décrire ce paysage / mais pour continuer à en faire partie. » « J’ai toujours pensé que c’était le livre / qui franchissait les siècles / pour parvenir à nous / jusqu’à ce que je comprenne que / c’est le lecteur qui fait le déplacement. » « Et c’est, à mon avis, le seul sens / à donner à sa vie / trouver son bonheur sans ajouter / à la douleur du monde. »

Vous croyez que Dany Laferrière a oublié le Québec depuis qu’il a un pied à terre et un peu de ses méninges à Paris? Nenni, il se souvient même de Miron, lui aussi un en-allé du Square Philips : « Prenez deux poèmes par jour / un le matin et un autre le soir. / Trouver un ver qui vous plaît / et ruminez- le jusqu’à ce qu’il / s’incruste dans votre chair. »

Et l’écrivain Dany L.? « Je n’ai jamais dissocié la lecture de l’écriture / car, si on lit pour quitter le lieu où on se / trouve, on fait de même en écrivant. / Si on ne quittait pas sa peau de temps en temps / on deviendrait fou d’être toujours le même. »

La tombée de rideau de ces "arts de" est ainsi faite : « Au début, je croyais que / mes livres venaient de moi / pour découvrir enfin / que je viens de mes livres. »

Que dire de plus, sinon qu’il y a à travers les apophtegmes d’Un certain art de vivre une sorte de bilan personnel et professionnel aussi intime que modeste, car n’en faut-il pas à un écrivain pour s’afficher devant un lectorat toujours avide du plus dire que du mieux dire? Aux impatientes et impatients de lire ce recueil, je suggère d’aller sur la toile et d’y trouver « L’art de relire » un texte que l’écrivain a lu à l’émission « Dessine-moi un matin » (IciPremière) du 30 mars dernier.

Toujours non rassasiés? Je vous suggère de vous offrir Autobiographie américaine qui propose pas moins de dix ouvrages de l’écrivain académicien et dont il est question un peu plus bas.

Dany Laferrière

Autobiographie américaine

Paris, Bouquins éditions, coll. « La collection », 2024, 1298 p., 49,95 $.

 « L’œuvre autobiographique de Dany Laferrière, rassemblée dans ce volume, montre qu’il personnifie une démarche singulière, qu’a déterminée son attitude envers la vie. Et c’est cette attitude qui fait que tant de lecteurs aiment mettre leurs pas dans les siens. "Un matin de février 1984, il y a quarante ans de cela, je me suis réveillé dans le grand froid montréalais, avec cette idée étrange qu’on ne devrait pas écrire plus d’un livre. Le manuscrit que j’avais fatigué toute la nuit dernière s’était assoupi près de la fenêtre de ma modeste chambre, au milieu des restes du repas de la veille. De mon lit, je l’observais avec un mélange de suspicion et de tendresse. J’attendais trop peut-être de ce premier roman écrit pourtant dans la misère et la liberté. D’abord qu’il me sorte de l’usine, ensuite qu’il me rende célèbre. Venant d’un pays qui a connu l’esclavage et la dictature, et ayant longuement vécu dans des villes comme Montréal, Miami ou New York, avant de parcourir São Paulo, Mexico, San Juan ou Buenos Aires, je me sentais comme un arbre qui marche dans sa forêt. J’ai fouillé dans l’histoire pour découvrir que cette Amérique continentale était le rêve de Bolívar dont la devise se résumait à "Un continent, un pays". Tant de cultures diverses que les écrivains de ce continent ou de ce pays allaient m’apprendre. J’ai donc décidé d’entreprendre une longue balade littéraire, en commençant par cette Caraïbe où j’ai pris naissance, et où je suis tombé, un jour de pluie, sur le recueil du poète haïtien René Philoctète Ces îles qui marchent. Je note dans mon calepin noir ce vers rimbaldien : "Je suis venu vers toi, nu, et sans bagages". C’est donc les mains libres et la tête légère que j’ai entrepris cet interminable voyage dans cette Amérique bigarrée et survoltée." D. L.

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