mercredi 8 mai 2024

Stéphane Garneau

Le choix de se taire : pour contrer le bruit incessant de la machine à opinions

Montréal, XYZ, coll. « Réparation », 2024, 112 p., 19,95 $.

« Le bruit de la machine à opinion » 

Deux sujets sont devenus autant d’excuses pour colmater les maux de la société : la pandémie et les médias sociaux. L’épidémie nous a rappelé sévèrement que nous ne sommes que des humains qui n’ont pas réponse à tout, toujours, rapidement. En tirera-t-on quelques leçons collectives? C’est à voir. Entretemps, il nous faut cesser d’en faire un prétexte pour tous les maux de la terre.

Il en va autrement des réseaux sociaux et de leurs avatars. Le journaliste Stéphane Garneau s’est penché sur ce sujet dans un essai intitulé Le choix de se taire : pour contrer le bruit incessant de la machine à opinion.

Son projet est clair : « À une époque où l’infoanxiété causée par la surabondance de nouvelles et d’opinions dans notre univers multiplateforme est de plus en plus manifeste, ne serait-il pas judicieux à l’occasion, pour préserver son hygiène mentale et surtout celle des autres, de réserver son opinion en se demandant si l’expression publique de ce qui pourrait être évoqué autour de la machine à café au bureau – ou pas du tout – contribue réellement à enrichir la conversation… Avec cet essai de réparation, j’aimerais revaloriser le dialogue intérieur, le recul, la réflexion et la discrétion au profit d’une conversation publique plus intelligible. »

Vaste programme, néanmoins incontournable si on veut ralentir – je n’ai pas l’imprudence d’écrire cesser – la pollution qui émerge de l’ensemble des informations, vraies ou fausses, et des opinions proposées par des néogourous sociétaux, appelés influenceurs/influenceuses.

Que dire de la contamination provoquée par les bruits ordinaires des villes ou même des campagnes du 21e siècle : véhicules en tout genre, musique montant de la rue ou des appartements, vociférations surgissant des piétons comme s’ils construisaient ou démolissaient un vide absolu.

« Pour parler du silence et du choix de se taire, je vais aussi m’intéresser au bruit. » Cela va de soi, surtout si on considère sa conclusion qui résume les grands axes de réflexion vers laquelle l’essayiste nous guide tout en nous suggérant des pistes pour qu’on puisse, à notre tour, remettre en question un certain verbiage inutile dans l’espace public. Pensons aux conversations téléphoniques d’un locuteur dans les allées d’un super marché hésitant entre tel produit et tel autre.

Du côté du silence, cette si rare denrée, l’auteur y consacre la première des trois sections de l’ouvrage. Il en étudie la complexité sous sept aspects, certains complémentaires. Que nous dit l’injonction « une minute de silence, s’il vous plaît »? N’est-ce pas là l’appel à un respect collectif face à un événement qui laisse peu ou pas d’autres choix? Se souvient-on du « silence pandémique », ce spectre qui a rôdé sur la planète en emmurant les humains et leurs animaux domestiques, tout en laissant à la nature et aux animaux sauvages une liberté qui leur était devenu si rare, sinon jamais? « Le travail à distance, l’amélioration du réseau de transports publics et la diminution du nombre de voitures sur les routes permettraient de réduire l’impact sur la biodiversité et notre empreinte carbone, et les entreprises pourraient économiser de l’argent. »

Le « silence est un luxe » que les biens nantis peuvent s’offrir. Néanmoins, le silence est une des conditions sine qua non du pouvoir de la créativité dont les activités peuvent difficilement se passer. Hemingway fait remarquer que « l’écriture, à son meilleur, est une activité solitaire… [L’écrivain] grandit en stature publique à mesure qu’il se débarrasse de sa solitude et souvent son travail se détériore. » Selon G. Hempton, spécialiste états-unien de la bioacoustique, « L’expérience d’espaces sans pollution sonore est aujourd’hui en voie de disparition, sans même qu’on s’en rende compte. »

Et « marcher en silence »? L’écrivain constate que dans « la marche, le malaise engendré par l’absence de stimulation extérieure cède généralement la place à une diminution du stress en phase avec l’attention que vous devez accorder à vos mouvements. » En prime, la marche silencieuse « favorise la réflexion et l’écriture », une pratique qui m’est familière entre la lecture d’un livre et le premier jet de sa recension.

Il y a aussi « le silence amoureux » qui, telle la communion du corps, des cœurs et des esprits, se développe petit à petit et devient la manifestation express de moments de plénitude amoureuse. C’est peut-être la forme la plus complexe du silence qui ne cache rien et dit plus que tout autre discours.

Quant au « silence salvateur », la psychanalyse considère que « le silence est une fonction cognitive, c’est l’environnement sonore dont nous avons besoin pour penser. Une fonction clinicienne : le silence soigne. Son absence a des effets délétères démontrés. Il y a un fardeau sonore qui cause des méfaits physiologiques, psychologiques, neurologiques, somatiques… Ceux qui bénéficient du silence ont moins de troubles comportementaux, de stress et d’anxiété. »

Le bruit! On comprend que jadis les chevaux se cabraient à la pétarade des premiers véhicules à moteur. C’est aussi la réaction de riverains à qui on impose les sons d’un concert lointain. Encore, faut-il distinguer vacarme, tapage, distorsion, cacophonie qui « sont des déclencheurs d’anxiété. » Garneau a raison d’écrire que « notre évaluation et notre tolérance au bruit dépendent du contexte. » La musique que l’on choisit nous fait du bien. « La musique nous permet également de voyager dans le temps. Elle réveille des souvenirs… on se retrouve instantanément ému par des images et des sensations, vestiges d’une autre époque. »

« Le son des villes, le bruit des champs » n’est pas un paradoxe, mais l’image sonore idyllique que certains urbains se font. Erreur! Chaque milieu où vivent des humains est ambivalent du côté des sons. Un voisin d’un complexe immobilier mal isolé écoutera tôt le matin ou tard le soir une musique qui lui plaît, mais qui n’est qu’agacement pour ses colocataires. De même que la paix campagnarde n’empêche pas la machinerie agricole comme l’odeur du purin.

Alors, « Ville ou campagne? Avantages et inconvénients ». L’essayiste suggère certaines précautions à prendre avant de choisir de devenir campagnard si on est citadin, et vice versa. « Selon les chiffres [récents] de la Banque mondiale, d’ici 30 ans, le nombre actuel de citadins aura doublé et pratiquement sept personnes sur dix dans le monde vivront en milieu urbain. » N’empêche, le bruit ou tout autre son qui peut y est associé a une influence directe sur notre santé physique et mentale. « Au Québec, on estime les coûts de cette surdose de bruit à 680 millions de dollars par année… On inclut dans ce calcul les coûts des soins de santé pour les personnes incommodées et la baisse de valeur foncière des maisons construites près d’un aéroport ou d’un parc industriel. »

Une dernière observation relative au bruit : « télétravail et concentration ». Le télétravail fut la grande découverte de la pandémie aux yeux de certains. Ils n’y ont vu que des aspects positifs : un peu de travail, une brassée de linge, mettre un plat à mijoter, un peu de travail, appel du bureau, un appel du conjoint… On a oublié que des « millions d’années d’évolution ont conditionné notre cerveau pour qu’il réponde aux bruits en augmentant notre rythme cardiaque et notre pression sanguine, concentrant de l’énergie dans nos organes vitaux et accroissant notre force musculaire. »

A-t-on « le choix de se taire » ou n’est-il pas mieux de tourner sa langue sept fois avant de s’exprimer? « À une époque où l’infoanxiété causée par la surabondance de nouvelles et d’opinions dans notre univers multiplateforme est un enjeu de santé publique, ne serait-il pas judicieux à l’occasion, pour préserver son hygiène mentale et surtout celles des autres, de réserver son opinion en se demandant si l’expression publique de ce qui pourrait être évoqué autour de la machine à café – ou pas du tout – contribue réellement à enrichir la conversation publique. »

Le propos du troisième chapitre de l’essai – « le choix de se taire » – doit être entendu, car nous traversons un véritable changement du climat du discours public qui dit tout et son contraire. Il y a un mélange de genre qui confond information et rumeur, cette dernière, grâce à la chambre à écho que sont les médias sociaux, tient alors lieu de vérité. Jadis, certains disaient : « C’est vrai, c’est écrit dans le journal. » On oublie alors l’esprit critique.

Stéphane Garneau met les réseaux sociaux en perspective et observe les dérives – des fausses nouvelles aux menaces directes – devenues coutumières. Il décrit sa manière d’être devant les facebooks de ce monde et ses habitudes quant à leur usage. Ces seules pages justifient de lire tout l’essai, car elles traduisent un mode d’emploi du discours public dans le contexte des pas si nouvelles technologies de l’information. Le choix de se taire devient alors une pratique salutaire.

En guise de conclusion, l’essayiste propose trois scénarios d’un discours public relatif. Le premier est tiré de « L’art de se taire, principalement en matière de religion », un livre de l’abbé Dinouart (1716-1786) qui dicte « 14 principes nécessaires pour se taire. » L’auteur a retenu neuf de ces règles, la première étant : « Il ne faut parler que si cela vaut mieux que le silence. » Le second scénario – « Les médias sociaux et les quais de la Seine au XIXe siècle – est une métaphore filée qui illustre l’attitude du réseauteur observateur actuel à l’image d’un personnage inventé se promenant jadis sur les quais de la Seine scrutant l’allure de ses semblables sans commenter, comme le font de nombreux usagers de Facebook, de X, etc. Enfin, « Plaidoyer pour la bienveillance » se résume ainsi : « Les crises politiques, climatiques et sanitaires, l’inflation, les guerres et les menaces aux libertés sont bien réelles. Mais la place que nous leur accordons est responsable d’un climat anxiogène qui nuit à l’esprit critique. »

Enfin, il faut être conscient que les algorithmes n’en ont pas fini avec celles et ceux qui jouent aux funambules avec ces « suites finies de règles et d’opérations élémentaires sur un nombre fini de données qui permet de résoudre une classe de problèmes » sur les applications tirées de l’IA. Même terrés au septième palier sous terre, ils nous rejoindront. Alors, pourquoi ne pas se taire – sauf pour la parentèle et quelques amis-es – et aiguiser notre esprit critique pour apprécier ce qui nous entoure.

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