mercredi 15 mai 2024

François Gravel

Prendre la mort comme elle vient

Montréal, Druide, coll. « Reliefs », 2024, 256 p., 24,95 $.

Rêveries d’un François en promeneur solitaire

Que d’intimité dans ce titre que je réserve à quelques écrivaines et écrivains dont je crois connaître les œuvres. François Gravel fait partie de cette courte liste, car j’ai recensé la majorité de son impressionnante bibliographie, de la littérature jeunesse à celle s’adressant à leurs aînés. C’est avec une certaine fébrilité que j’ai retrouvé sa plume semblable à ces crayons à la pointe si fine qu’ils peuvent construire un monde imaginaire en moins de deux. Oui, oui, ces artistes ont surtout le talent de transformer ces formes et ces couleurs en une œuvre artistique. C’est justement ce que fait l’écrivain Gravel dans les pages de Prendre la mort comme elle vient.

Ses deux précédents ouvrages – À vos ordres, colonel Parkinson (Québec Amérique, 2019) et Le deuxième verre (Druide, 2022) – tiraient leur essence d’expériences personnelles de l’auteur, en observant et en analysant les tremblements d’abord observés par le médecin anglais en 1817, ainsi que l’alcoolisme congénital.

Son nouvel opus est constitué de trente-six miniatures représentant autant de flashes mémoriels, tous gravitant autour de la date de péremption de l’être humain, sans l’anticiper plus qu’il ne faut, en économisant son énergie à des activités constructives ou ludiques.

C’est là une des qualités premières de Prendre la mort comme elle vient : être à la fois sérieux et divertissant, une pointe d’ironie s’échappant lorsque le propos anticipe trop en évoquant un futur improbable, à moins qu’il vive plus vieux que Mathusalem. Si on me demandait de mettre un chapeau littéraire au livre, j’écrirais qu’il est une miscellanée accueillant des histoires vraies, sinon probables. Je pourrais également utiliser le terme d’éphémérides – un ouvrage relatant des événements qui se sont produits le même jour de l’année à différentes époques – mais ce serait usurpé l’usage qu’en fait l’écrivain qui l’emploie comme titre d’un récit.

Pourquoi ai-je paraphrasé le titre d’un ouvrage de J.-J. Rousseau (1712-1778) en tête de cette chronique? L’écrivain Gravel souligne aimer marcher dans la nature, dans le secteur de l’Île où son amoureuse et lui séjournent l’été. Ces randonnées sont propices à la réflexion et laissent parfois s’agiter l’esprit de la création, loin de la domesticité et de ses obligations. De là, l’idée de rêveries dans la solitude comme un exercice d’hygiène de la pensée d’où jaillissent librement des associations de mots, de souvenirs épars ou d’images libres de droits.

La nature intrinsèque d’une miscellanée permet d’entrer directement dans le dire de l’auteur. Ainsi, l’écrivain se rappelle ce que son éducation judéo-chrétienne lui a appris de la mort, de l’inutilité du corps qui peut bien aller pourrir dans un cimetière ou brûlé dans un crematorium, alors que l’âme monte aux portes du ciel où le grand Saint-Pierre va la recevoir. On comprend que les services du saint homme sont toujours en grande demande et que, comme les services de santé au pays, il faut attendre. C’est pourquoi le narrateur Gravel préfère passer son tour cette fois et mourir plus tard.

J’exagère à peine le propos du premier tableau, "Le tunnel", qui amorce un périple tel le bilan d’une vie bien remplie qui n’est pas prête à fermer les livres en passant l’arme à gauche. Justement, au sujet des synonymes du mot mort, ils font l’objet de la 15e miniature, "Lexique". « Il est facile [écrit-il] d’éviter les répétitions quand on écrit à propos du sexe et de l’argent : on dispose alors d’un vaste choix de synonymes, d’euphémismes et d’expressions pittoresques. Il en va de même pour le verbe mourir… Il faut cependant savoir dans quel contexte les utiliser. »

Je ne peux pas retenir ici chacune des trente-six situations narratives. Je vais tout de même en retenir quelques autres. Que dire de "Dyschronie", un mot que l’auteur m’apprend qui définit « un trouble de la perception et du jugement temporels qui affecte la représentation de la chronologie et l'évaluation de la durée »; bref, « une difficulté à appréhender toute notion de temps. » Il arrive ainsi que le jeune enfant ne rentre pas dîner comme on lui a demandé parce que trop absorbé par le jeu auquel il s’adonne. Pour le narrateur, il lui arrive de faire un saut dans le temps et de s’imaginer à 10 ans, alors qu’il a six ou sept fois cet âge. Cette perspective lui fait revivre un bon ou même un mauvais moment d’autrefois ou même de rayer de sa mémoire son âge véritable. Ici cependant, ce jeu du hasard et du temps ramène à l’ultime instant où nous passons de la vie au trépas, ce moment que nous voulons bien retarder.

Deux des récits ont pour thème la chanson. "Dernières chansons" rappelle que « … contrairement aux livres, dont on ne fait habituellement qu’une seule lecture, on réécoute les chansons des dizaines de fois, jusqu’à s’en imprégner. » (79) Le palmarès de l’écrivain compte les Léo Ferré, Jacques Brel, Barbara et, surtout Brassens dont il dit : « Il aborde toujours le sujet avec un sourire en coin, ce qui est peut-être la seule façon d’en parler sérieusement. » Le sétois Brassens, enterré au cimetière de la ville situé sur le mont Saint-Clair à côté de Paul Valéry, voit la Méditerranée tout proche : « Vous envierez un peu l’éternel estivant / Qui fait du pédalo sur la vague en rêvant / Qui passe sa mort en vacances. »

L’autre référence à la chanson s’intitule "Last songs". Il allait de soi que l’écrivain fasse référence à Leonard Cohen, John Lennon et Kate McGarrigle, tous trois ayant écrit, composé et interprété une chanson prémonitoire. « You Want It Darker ». Note à l’auteur : Cohen n’a pas eu le choix de faire un dernier disque et une dernière tournée, car la gestionnaire de ses avoirs a vidé ses comptes – « (Just Like) Starting Over » et « Proserpina ».

Que dire des pages d’"Ostende 2.0", sinon qu’elles rappellent un ouvrage du romancier paru 1994 dont il fait brièvement revivre les personnages – Pierre-Paul, Jacques et Jean-François – en rappelant l’essentiel de leur périple dans le roman et en les faisant revivre maintenant, à 72 ans, autour d’un repas amical où la conversation s’anime « lorsqu’ils parlent enfin de leurs enfants et de leurs petits-enfants, qui, chacun à leur façon, essaient de changer le monde pour le rendre meilleur. »

Le rideau tombe sur Prendre la mort comme elle vient de façon originale. En effet, on y lit six citations d’écrivains différents, chacun évoquant la fin de la vie. Je retiens l’ironie du bédéiste belge Philippe Geluck : « Plus longtemps on est en vie et moins longtemps on sera mort. »

Malgré son titre, aucun des flashes mémoriels ne dégouline de tristesse. Au contraire, ils sont pleins de vie et ils font éclore mille souvenirs. En refermant ce recueil, ce sont les paroles du regretté Sylvain Lelièvre, lui aussi professeur de cégep, qui m’ont semblé résumer le mieux le propos : « Moi j’aime les choses inutiles / Les bonheurs tranquilles / Qui ne coûtent rien… / Tous ces petits riens / Qui rendent la vie moins futile / J’aime les choses inutiles / Qui nous font du bien ».

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