mercredi 22 mai 2024

Donald Alarie

Tous ces gens que l’on croise

Montréal, Pleine lune, coll. « Plume », 2024, 136 p., 21,95 $.

« Vivre n’est pas une science exacte »

Que de gens nous croisons dans une vie! Déjà, dans la plus tendre enfance, cette dame qui nous regarde, envieuse, en route vers son boulot, alors que notre tricycle nous mène à l’aventure. Ce monsieur en bleus de travail, portant fièrement sa boîte à lunch au bout du bras comme un trophée du travail accompli pour nourrir et faire étudier ses douze enfants avec qui tu joues dans l’insouciance de l’âge.

Parmi tous ces gens rencontrés, l’écrivain Donald Alarie nous en présente une trentaine, semblables à celles et ceux aperçus sans vraiment les voir. Cet aveuglement involontaire laisse parfois des traces qu’on découvrira, parfois de façon inopinée, comme cela survient dans certains récits de Tous ces gens que l’on croise, son nouveau recueil de nouvelles brèves.

 

Cette apparence d’indifférence à l’endroit de nos semblables est rarement le fait d’une quelconque misanthropie, mais du besoin d’un silence intérieur quand on parcourt les rues d’une ville de province, ici vraisemblablement Joliette où M. Alarie a enseigné et où j’ai moi-même grandi. Pourquoi une municipalité de cette dimension, sinon parce qu’elle n’a généralement pas perdu son fond d’humanisme comme c’est souvent le cas de plus grandes agglomérations.

Alors que la majorité des histoires courtes que l’auteur nous fait partager sont le lot de femmes et d’hommes plus âgés que jeunes, il n’est pas surprenant que certains détails les concernant, de leur physique à leur psychisme, aient un côté suranné, ce que j’ai d’ailleurs souligné pour un précédent ouvrage de l’auteur, Puis nous nous sommes perdus (Pleine lune, 2017).

Il y a aussi quelques personnages plus jeunes que la trame du récit fait vieillir en une ou deux pages, l’essentiel étant la différence de leur personnalité comme dans « Frère et sœur ». Cependant, la plupart des récits mettent en scène des aînés, certaines et certains des retraités qui meublent leur quotidien d’activités qui leur ont permis, au temps de la vie active, de ventiler leurs obligations personnelles ou professionnelles. Ces passions jadis essentielles sont désormais privilégiées à toute autre activité, comme si certains voulaient rattraper un temps perdu dont ils ignoraient l’existence.

Les lectures, les expositions, les concerts ou les voyages peuvent maintenant être planifiés à plus long terme et, parfois, préparés pour en tirer le meilleur profit qui soit, car, oui, ils peuvent être parmi les derniers qu’ils allaient faire.

Il y a aussi d’imprévisibles surprises comme de rencontrer une âme sœur avec qui partager ce que la vie leur a permis d’être. Cette femme distinguée croisée fréquemment qui semble parfois toute vive, parfois totalement absente, l’avocate réputée qu’elle fut perdant plus en plus le sens de la réalité, ce qui inquiète ses enfants.

Les gens de plus de soixante-cinq ans sont un terreau fertile pour Donald Alarie. Par exemple, dans « La liseuse », il y a cet homme qui depuis « près de cinquante ans, … ne se déplaçait jamais sans un livre dans sa poche, souvent deux… Sans une liasse de mots dans sa poche, il se serait senti démuni. » Un jour, ce lecteur boulimique fait l’acquisition d’une liseuse, ce support technologique permettant d’avoir à sa disposition presque autant de livres qu’on le souhaite, le poids en moins. Il présente son nouvel appareil à son entourage et les réactions que cela provoque illustrent la relation entre ces personnes âgées et les technologies. Quant à lui, « Il avait maintenant le sentiment de se déplacer avec un peu plus d’assurance, en sachant qu’il avait en poche une dizaine de livres, parfois plus. Il ne se sentirait plus jamais seul avec tous ces auteurs près de lui. C’était comme une famille! »

Une jeune poète est approchée par un photographe d’expérience qui lui demande d’écrire quelques vers pour accompagner chacune des photos qu’il a décidé d’exposer. S’il connaît bien l’écrivaine, il « ne savait pas qu’elle était, en quelque sorte, en panne depuis la parution de son dernier recueil quinze mois auparavant. » Hélas, au bout de six mois, la poète déclara forfait, au grand dam de son commanditaire. « Trouverait-il un autre écrivain qui aborderait la chose de manière différente? Il se dit que le temps lui apporterait une réponse. Les chemins de la création sont pleins de surprises, de joies et de déceptions. Il le savait pourtant depuis longtemps. »

J’ai mentionné et répété que des personnages racontés ont de l’âge. Il en va ainsi de Paul, au cœur de « Jusqu’à quand? ». La maladie l’a frappé et cela a brisé le rythme de vie qu’il s’était donné depuis qu’il vivait seul. Ne pouvant plus arpenter dans le quartier comme il en avait l’habitude, il lui reste la fenêtre d’où observer les allées et les venues du voisinage. « Voilà. C’est sa vie. Jusqu’à quand? C’est ce que Paul se demande souvent, assis devant la fenêtre de sa chambre. »

Un dernier récit qui a retenu mon attention : « Les enviait-on? » « Elle vivait seule depuis son divorce survenu dix ans plus tôt. Elle avait décidé qu’il n’y aurait plus d’homme dans sa vie… Lui, de son côté, vivait seul également, depuis la disparition de sa conjointe survenue douze ans auparavant… Et pour lui aussi, il n’était pas question de refaire sa vie, comme on dit. » Ils se sont croisés dans un café où ils avaient leurs habitudes. Un jour, l’endroit étant bondé, ils durent partager la seule table disponible. « Ils échangèrent un bref sourire. C’était le début de leur relation. » Trois semaines plus tard, il l’invite à prendre un café chez lui, ce qu’elle accepte non sans que cela la bouleverse. « Était-ce lors de la cinquième ou de la sixième rencontre chez lui qu’il eut l’audace de la prendre dans ses bras avant qu’elle ne le quitte?... Toujours est-il que par la suite, tout se précipita. Ils n’auraient jamais pensé vivre une telle passion amoureuse à leur âge. » La seule inquiétude qu’ils eurent fut cette question : « qui de nous deux partira le premier? »

Donald Alarie a ce talent, souvent démontré dans ses ouvrages, de créer des univers aussi intenses que minuscules, des univers qui permettent aux lectrices et aux lecteurs de voyager rapidement dans des mondes inconnus, d’en tirer l’image qui leur convient, l’expérience d’un geste, plus sérieux qu’anodin, ou même une réflexion originale. Tous ces gens que l’on croise ajoute de nouvelles dimensions à ces fictions-réalités pour notre plus grand plaisir.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire